Pourquoi Poutine est notre allié ?

Anatomie d’une passion française
Essai de géopolitique d’Olivier Schmitt.

Rouge, comme la nostalgie.

La collection Enquête d’ailleurs continue son petit bonhomme de chemin, toujours dans un ton engagé et enlevé et dans un texte ramassé qui fait le choix de ne pas s’alourdir avec un appareil critique mais qui, par contre, ne fait pas une croix sur le sérieux de la recherche et l’érudition. Le dernier né de la collection, confié aux bons soins d’Olivier Schmitt (qui enseigne au Danemark) ne fait pas exception.

En quatre chapitres (l’introduction présente l’ouvrage en démarrant par un questionnaire assez amusant et définit le lectorat ciblé par le livre, p. 21-22), l’auteur fait un tour d’horizon de la question en apportant quatre réponses qu’il décortique, pour finir par conclure à leur inexactitude ou leur fausseté. Sa première réponse est : « parce que c’est un vrai dirigeant ». O. Schmitt explore la question du sauveur en politique (figure assez aimée dans la politique française) tout en détaillant la carrière de V. Poutine dans l’ombre de B. Eltsine et sa supposée lutte contre les oligarques des années 90, 2000 et 2010. La seconde réponse est que nous partagerions avec la Russie des valeurs communes. Pour l’auteur, la Russie n’est pas seulement l’héritière d’une conception impériale de la politique qui lui a été apportée par Byzance mais a aussi connu une révolution conservatrice (conduite par des propagandistes doués, 47) tout en renouant avec une vision de l’histoire qui peut rappeler les années Staline et Brejnev (la réhabilitation du pacte Molotov-Ribbentrop, p. 57). Le chapitre est conclu par l’utilisation par le Kremlin des soit-disantes humiliations russes (fin de l’URSS, OTAN, Kosovo/Irak/Libye et corruption eltsinienne dont auraient profité les Occidentaux).

La troisième réponse discute le concept d’intérêt national, en faisant tout d’abord l’historiographie de la géopolitique. Pour l’auteur, la géopolitique structuraliste, celle où la géographie dicte tout et où la volonté des peuples n’est rien, a tout faux depuis le début (p. 70, p. 72). O. Schmitt détaille aussi les sources d’inspirations qui accréditent l’idée que l’intérêt national français serait proche du russe (p. 75-79), ce que l’auteur réfute en réduisant à une préférence politique ce que des auteurs susmentionnés (que O. Schmitt classe à l’extrême droite ou à l’extrême gauche) définissent  comme objectifs. Ce chapitre s’achève sur le dispositif de propagande mis en place par la Russie en direction de l’Occident (p. 82-86). Le dernier chapitre, enfin, apporte une réponse à la question de l’équivalence entre la Russie et les Etats-Unis. Pour établir cette équivalence, l’auteur analyse la notion d’anti-impérialisme (tourné contre l’impérialisme étatsunien) dont V. Poutine reprend le flambeau avec la mort du vénézuélien Hugo Chavez (p. 97), avant de passer à l’étude de l’anti-américanisme. Ce sentiment n’est de loin pas nouveau  dans le paysage politique français (p. 102) et est très voisin de l’anti-impérialisme précédemment étudié. Se développe ainsi une sorte d’équivalence morale, autorisant la Russie à tout faire puisque les Etats-Unis se seraient tout permis (p. 110). Pour l’auteur, les pro-Poutine en viennent alors à défendre un impérialisme (p. 101) au nom de l’anti-impérialisme …

La conclusion complète les 115 pages de texte de ce livre et ouvre sur la forte propension française aux raisonnements binaires mais aussi sur l’hostilité de la Russie, certes dans une position d’infériorité militaire face à l’OTAN et mise en échec par la dissuasion nucléaire, mais qui pour O. Schmitt n’en est pas moins réelle. Une bibliographie, elle aussi ramassée mais néanmoins touffue est à retrouver en fin de volume.

Quand nous disions le ton est engagé, c’est aussi le cas de l’auteur. Ce dernier ne cache nullement l’inspiration libérale (dans la lignée de Raymond Aron) qui le porte, en réexpliquant ce courant politique toujours aussi incompris en France et qui plus est, attaqué par ceux qui souhaitent un rapprochement avec la Russie. C’est très explicite, un plaidoyer même, entre les p. 15 et 21 et R. Aron est à nouveau cité p. 91 et p. 116.  Mais il faut aussi concéder que cela a le bénéfice de la clarté, et que l’on sait d’où l’auteur parle. De même cela participe à l’éclairage qu’O. Schmitt porte sur sa propre discipline dans le second chapitre  où il s’élève contre le déterminisme géographique qui a présidé à la naissance de la géopolitique. Dans ce même second chapitre consacré aux valeurs, le thème reste cependant en minorité mais ce n’est sans doute pas le plus simple à écrire, surtout avec un format aussi contraint. Autre victime collatérale du format, la nuance qui aurait dû présider à la présentation de l’état des relations entre l’individualisme et la société (p. 14). Quand l’auteur parle de V. Poutine comme un sauveur de substitution pour la France (p. 28) ou de la construction de son image publique sur le mode « bon tsar contre méchants boyards », il est non seulement très clair mais use d’arguments assez rares tout en étant pédagogique. Citer du gangsta-rap français (p. 40). C’est inhabituel dans ce genre de sujets …

On a par contre plus de mal à suivre l’auteur dans son commentaire de Raoul Girardet (p. 27), surtout avec sa comparaison de Napoléon à Sainte-Hélène avec l’archétype salvateur que serait Moïse. Il nous manque ici sûrement des éléments à chercher du côté de la source. De petites erreurs typographiques peuvent aussi conduire à des erreurs de compréhension (p. 85 par exemple où il manque des majuscules). Enfin, on peut reprocher à O. Schmitt d’être imprécis, voir trop généreux, avec le terme « génocide » (p. 109), mais on ne lui reprochera pas quelques bons mots, comme sur les théoriciens marxistes par exemple (p. 90).

Ce livre se lit très vite, non parce qu’il est petit, mais parce qu’il est très informatif, bien construit et incisif, malgré quelques défauts mineurs. On ne veut donc pas s’arrêter avant la fin !

(toujours important de citer le directeur de la collection où on se fait publier p. 112 …7,5)

La cité sans aiguilles

Roman de fantasy de Marc Torres.

Pourtant, pas de Jacob.

Mais on ne contemple jamais la mer, juste l’abîme de ses propres doutes, et le Capitaine n’insista pas. p. 35

La cité sans aiguilles appelle. Elle appelle à elle le Guerrier, l’Horloger et l’Ecrivain. Ils ne se connaissent pas, ont des vies différentes et viennent de contrées différentes. Et ils ne savent pas non plus où se trouve cette cité qu’ils doivent rejoindre. Quant au pourquoi … Les histoires racontent que là-bas règne le Roi Blanc et qu’il aima la belle Elvira. Une fois qu’ils se seront rencontrés, le Guerrier, l’Ecrivain et l’Horloger se raconteront leur histoire et chemineront ensemble, en transportant leurs blessures mais aussi leurs espoirs. La cité est-elle le but de leur voyage ?

La réponse se trouve bien entendu à la fin de ce roman de 230 pages, qui a pour caractéristique première d’appartenir au genre de la fantasy que de manière lâche. La magie ne se voit pas, mais elle affleure sous la surface et de temps à autre effectue une petite résurgence. Le monde lui-même est très proche du notre, avec un Orient visiblement asiatique et la mention de l’Afrique (p. 25),  sans que l’on puisse dire pour autant où se situe l’action. Toujours est-il que l’on y combat à l’épée. On a donc pas une énième copie tolkinienne (clairement pas de volonté de la part de M. Torres de créer un monde complet, voire même exactement l’inverse) mais un roman de fantasy (pas si classique donc) qui se fait le support de questionnements sur les thèmes du Temps, de l’apprentissage, des signes/des mots et de l’amour fou. Mais ce n’est pas que M. Torres refuse tout lien avec les racines du genre : le personnage de Guillaume est tout de même très merlinoïde (et il y a donc un Arthur quelque part …). Pour lier le tout, M. Torres use d’un discours assez philosophique, qui prend une forme très aphoristique. Il est possible de voir une ou deux piques anti-chrétiennes (p. 174, où le Verbe n’est pas le créateur du monde), mais sans possibilité d’en être sûr.

Les trois héros ne sont désignés que par des fonctions, mais cela ne leur est pas propre et ce n’est pas non plus le cas de tous les personnages du roman. Aussi nous ne pensons pas que ce soient des archétypes, du moins pas à l’intention du lecteur (parfois pris à témoin, p. 57). Ce même lecteur doit cependant se méfier : il est l’objet de jeux de la part de l’auteur (p. 94 par exemple), de fausses pistes tant scénaristiques que langagières. Cela déclenche de petites relectures, mais surtout pas mal de sourires.

L’auteur montre aussi ses grandes capacités d’écriture dans la construction du roman. Les  flashbacks des chapitres six et sept sont particulièrement bien amenés, tout comme les changements de narrateurs et les dialogues. La fin n’est pas d’une originalité folle, sans pour autant être plan-plan. Si le niveau de langue n’atteint pas les sommets d’Alain Damasio, c’est tout de même très ciselé et conséquemment, très plaisant à lire. Sans être la première production de M. Torres, pour un premier roman, c’est une réussite éclatante.

Avec La cité sans aiguilles, on ne les voit donc pas tourner !

(tiens, un nocher aveugle p. 143 … 8)