A la recherche d’une mythologie indo-européenne

Recueil d’articles sur la mythologie indo-européenne et son versant romain par Dominique Briquel.

Bien plus excitant que la couverture !

Comme D. Briquel le rappelle souvent, il n’y a pas de mythologie romaine comme il y a, par exemple, une mythologie grecque. Chez ces habitants du Nord-Latium (et peut-être même chez tous les Latins), la mythologie, d’où d’ordinaire les simples mortels sont exclus, s’est légendarisée et a pris divers traits dans l’histoire ancienne de l’Urbs. Les schémas mythologiques indo-européens se retrouvent, pour ainsi dire, non chez Hésiode mais chez Thucydide. Ne s’étant pas arrêté à la figure de Romulus et ses actions, l’auteur s’interroge depuis six décennies sur ce que les Romains ont conservé du fond commun mythologique indo-européen et ce livre en présente un aspect en reproduisant 21 articles (dont certains inédits) écrits entre 1976 et 2021. Reprenant la méthode dumézilienne, il n’hésite pas pour autant à amender le grand comparatiste qu’il a personnellement connu.

Ces articles se répartissent en trois thèmes, à chaque fois précédés d’une présentation. Le premier est celui du combat des dieux, commandant la mise en place du monde et son devenir. Il y est bien entendu question du Ragnarök (comparé au Mahabharata et au mythe de Prométhée) mais aussi de la place qu’occupe le sanctuaire de Saturne en lien avec le sanctuaire de Jupiter sur le Capitole ainsi que les adversaires de Zeus lors de sa montée sur le trône des dieux. On peut aussi lire les premières ébauches de thèmes qui deviendront des livres par la suite : la naissance de la république romaine comme avènement d’un monde parfait, mais aussi la prise de Rome par les Gaulois (390 a.C. selon la tradition) comme retranscription de la bataille finale des dieux.

Le second thème est celui du feu dans l’eau, apanage royal et signe de son pouvoir. D. Briquel y compare comment sont contés la prise de Babylone par Cyrus le Grand et la conquête de Veies (en 396 a.C. selon la tradition), ce qu’il faut comprendre de la punition de l’Hellespont par Xerxès au prisme du feu dans l’eau mais aussi comment il faut voir les Vieux de la Mer et Poséidon dans une optique indo-européenne. Un autre article détaille le lien qui unit le roi de Rome Tarquin l’Ancien à Vulcain (un dieu pas uniquement lié à Romulus donc), avant de commenter le devenir des biens des Tarquins après leur exil avec la création de la république. Pour clore cette partie, l’auteur se penche sur une possible influence indo-européenne dans la Bible avec le combat de Jacob contre Dieu et le passage du fleuve Yabboq (Genèse 32, 23-32).

Le dernier thème s’intéresse à diverses divinités et héros, dans le but de clarifier la personnalité de Quirinus (le troisième membre de la triade précapitoline avec Jupiter et Mars et dieu de la troisième fonction patronant les citoyens) mais aussi de Hermès, dieu paradoxal et pas toujours aimable mais qui n’endosse pas pour autant le destin de Loki, autre figure divine/démoniaque truqueuse. D. Briquel porte aussi la lumière dans la fin de l’ouvrage sur certaines caractéristiques calendaires à Rome et leurs significations avant de passer à l’étude de deux visions du féminin à Rome, celle associant la matrone idéale Lucrèce et Junon faisant face à celle liant la jeune Clélie et Diane. Enfin, le volume s’achève en livrant au lecteur quelques remarques comparatives sur le mythe de Hercule et Cacus, situé sur le site de la future Rome. Avec une bibliographie très robuste s’achève ce recueil de 460 pages de texte qui avait commencé avec une courte préface de John Scheid et une introduction.

Pour nous qui avons une connaissance très limitée des textes de l’Inde védique, il y a toujours à découvrir dans les comparaisons de D. Briquel. Mais dans ce livre, ces découvertes ont aussi concerné la place de Prométhée, dont les actions en tant que participant à une bataille divine au côté de Zeus nous avait échappé. Il y a bien évidemment des redites, mais que nous avons remarqué uniquement parce que nous lisons en un temps resserré plusieurs articles unis par une thématique mais qui ont été écrits à des années ou des décennies d’écart. Les trop nombreuses erreurs typographiques ont par contre un peu moins d’excuses, surtout au vu du prix du livre.

Plusieurs points saillent dans ce contenu dense, plaisant à lire et bien entendu plus que solidement documenté. Le premier est dans la première partie l’importance du passage entre la monarchie dite varunienne et celle mitréenne, entre Cronos et Zeus ou Saturne et Jupiter (p. 75 par exemple), c’est-à-dire le passage de la force brute et aveugle à la souveraineté aidée de la Loi, qui comme les mythes de premier sacrifice (parfois en lien avec un mythe de razzia de bovidés) marquent le début de la civilisation. Le second est l’article sur Xerxès, une explication que nous aurions aimé connaître plus tôt. Ces aspects de maîtrise des eaux comme marque du souverain (et pas uniquement le souverain perse ou en Perse) sont pourtant fondamentaux dans la compréhension de nombreux épisodes de l’histoire grecque (mais aussi romaine ou même germanique comme l’explore le présent livre). Le parallèle entre l’Or du Rhin de la légende germanique et le blé des Tarquins nous a aussi surpris (et marqué). Moins surprenantes, les pages sur la Diane « hors cité », le Rex nemorensis (p. 413-413) mais aussi les trois types de feu (connus pour l’Inde mais moins facilement identifiables à Rome, p. 452-453) et le paradoxe qu’est Hermès nous ont aussi particulièrement plus.

Encore de bons moments comparatistes, où l’on peut suivre au long cours la pensée d’un grand savant.

(l’Or du Rhin, c’est une question de pouvoir, pas d’avarice …8,5)

Romulus, jumeau et roi

Réalités d’une légende
Essai de mythographie comparée de Dominique Briquel.

Un mec sympa.

« Que Romulus ait [commis] le meurtre [de son frère], plusieurs [le] nient par impudence ou [le] révoquent en doute par honte, ou [le] dissimulent par douleur. » Augustin d’Hippone, Cité de Dieu, 3, 6.

Quelle mouche très particulière a bien pu piquer les Romains pour se choisir un héros fondateur fratricide de son jumeau et tué par ses compatriotes en raison de sa tyrannie ? Mais sont-ils vraiment les seuls à avoir fait ce choix ou sont-ils, comme les autres indo-européens, les dépositaires d’un ensemble de motifs mythologiques (mythèmes) qui prend dans le centre de l’Italie cette forme particulière ? Rassemblant ici des décennies de recherches sur la question, D. Briquel passe au tamis de la trifonctionnalité indo-européenne (roi/guerrier/producteur, telle que définie par G. Dumézil mais sans pour autant le suivre en tous points) la légende romuléenne dans un livre qui fait voyager de Upsal à Erevan, de Jérusalem à Bombay, pour finalement revenir à Rome.

Comme toute biographie, on commence avec l’enfance du chef. Les Romains de la fin du premier millénaire, vivant dans une Méditerranée occidentale romanisée, voient naturellement Romulus comme le fils du dieu Mars. Les éléments les plus anciens de la tradition, avant l’annalistique du IIe siècle a. C., évoquent eux un dieu masculin du foyer. Le fondateur de la ville de Préneste dans le Latium a lui aussi le même type de géniteur (mais sans jumeau) mais c’est aussi le cas du roi Yima en Iran. Une fois la question des géniteurs éclairci, D. Briquel s’attèle à l’explication de la gémellité. Pour lui, Rémus et Romulus (selon leur rang de naissance) ne peuvent pas êtes assimilés aux Dioscures (p. 34-35), puisqu’ils sont tous les deux mortels mais surtout parce que si Castor décède, ce n’est pas de la main de son frère.

Une fois les jumeaux venus au monde, ils sont exposés dans un panier dans le Tibre. Plusieurs éléments sont alors employés qui, là encore, peuvent être retrouvés dans d’autres aires indo-européennes. La crue du Tibre qui amène le panier sur la berge peut être vue comme une manifestation du « feu dans l’eau », un mythème visible aussi en Inde et en Iran, avec une signification royale. Les arbres (le figuier Ruminal, c’est Yggdrasil), les animaux (les oiseaux auguraux p. 105) et les bergers jouent un rôle symbolique important dans les premières années des jumeaux, le plus souvent dans des séries ternaires à colorations fonctionnelles.

C’est parmi les bergers que les jumeaux vont progressivement se différencier. Le processus est achevé quand ils remettront leur grand-père Numitor sur le trône d’Albe La Longue : c’est Romulus qui conduit militairement les bergers dans Albe et Rémus qui mange les parties destinées aux dieux du sacrifice interrompu par l’attaque des brigands (qu’il a vaincus, et pas son frère !). Romulus est qualifié pour la vie citadine, Rémus n’est pas dans l’impiété mais son acte le destine à rester dans la sauvagerie des marges : il ne peut être le fondateur (p. 167-169). Récuse-t-il le désenchantement du monde ?

Le quatrième chapitre analyse la fondation de l’Urbs et le meurtre de Rémus, qui est dès l’origine un sujet d’interrogation pour les auteurs Romains, de critiques pour les auteurs paléochrétiens et de scandale pour les deux groupes. Pour ce qui est du conflit entre aîné et cadet, D. Briquel va par contre chercher une comparaison dans la Bible et les écrits intertestamentaires (p. 182), dans le changement civilisationnel qui sous-tend la rivalité entre Jacob et Esaü, les fils de Rebecca et Isaac. Esaü l’aîné est le chasseur, Jacob le pasteur. Ce dernier prend l’ascendant sur son aîné (par la ruse, une qualité commune avec Romulus, p. 195-198) et Esaü est tué quand il assaille la tour de Jacob.

Les actes du roi Romulus, le conditor, ne sort pas du schéma trifonctionnel. Sitôt Rome fondée, il se pose la question de sa complétude. Si elle veut un avenir, les hommes qui composent la cité doivent trouver des compagnes. Profitant de la célébration de jeux, les Romains enlèvent des femmes de plusieurs cités latines et des Sabines. Les Sabins en retour attaquent Rome et l’auraient emporté sans l’intervention de Jupiter. La cité est ainsi complète, marquant le début de la civilisation, non pour l’ensemble de l’humanité comme dans d’autres récits (mythe iranien) mais à l’échelle de la Ville (p. 277). Une fois le peuplement acquis, Romulus et Titus Tatius le Sabin règnent conjointement, pendant cinq années où rien ne se passe jusqu’au moment où Titus Tatius ne sanctionne pas le sacrilège de ses amis envers des ambassadeurs lavinates et est assassiné lors d’une cérémonie religieuse à Lavinum (l’une des métropoles de Rome, fondée par Enée). Romulus redevient seul roi de Rome. Ses trois triomphes sont cependant ternis par trois fautes colorées fonctionnellement. La déchéance est ainsi progressive, sa royauté (qui rassemble les trois fonctions) est dépouillée tiers par tiers, menant à une fin misérable.

Romulus, devenu un tyran insupportable, est assassiné par les sénateurs (et démembré) ou enlevé au ciel, selon les versions de la tradition (comparaison avec l’arménien Ara le Beau et avec Freyr/Frotho, avec le lien possible entre les deux version réglé p. 418-419). Il est divinisé sous le nom de Quirinus, le dieu des citoyen, la concorde est rétablie dans la cité et la prospérité n’est pas mise en danger. La particularité de Rome, c’est que son fondateur devient un dieu de la troisième fonction (p. 411). Ainsi s’achève la vie d’un héros, semblable à de nombreux héros (gémellité, exposition, apprentissage, révélation, règne) mais qui a la différence de beaucoup, ne marque pas le début de l’humanité mais se concentre sur l’Urbs seule.

Voici très grossièrement brossé le contenu de ce livre très dense qui analyse sous toutes les coutures la légende de Romulus, dans laquelle il ne faut rien chercher d’historique (moins baroque que les mythes grecs, pas plus réel). D. Briquel utilise la grille de lecture indo-européenne en premier lieu mais n’oublie pas pour autant la critique des textes. La mise en perspective de la vie de Romulus avec celle de Servius Tullius (le sixième roi), le refondateur qui agrandit l’espace sacré de la ville (pomérium), est très souvent utilisée. Malgré la masse d’informations, l’ouvrage reste très pédagogique (des rappels dans les chapitres) avec de nombreux tableaux récapitulatifs permettant de bien visualiser les comparaisons. Toutes ces qualités, tout ce que le lecteur y apprend (un exemple parmi d’autres, sur l’influence du théâtre sur l’annalistique p. 156) et le brio de la démonstration sont malheureusement ternis par des coquilles très nombreuses, y compris dans des noms propres (ou un problème de constance dans la translittération à une page d’écart p. 194-195) et dans la bibliographie. L’auteur n’est ici pas à mettre en cause mais c’est tout de même désagréable, surtout chez un éditeur de ce standing.

Il y a sûrement encore quantités de choses à dire sur les jumeaux fils de Vulcain (sur la postérité de Rémus par exemple) mais dans les limites que s’est posé D. Briquel dans ce livre, il ne peut en rester qu’extrêmement peu. Magistral.

(les « entourloupettes » de l’historien Fabius Pictor p. 111 …8,5/9)

Comment parler à un alien ?

Essai de linguistique appliquée à la science-fiction de Frédéric Landragin.

C’est le jour de la tentacule.

Que se passerait-il si des extraterrestres arrivaient demain sur Terre ? Comment communiquer avec eux, s’ils le veulent bien ? Ce livre n’a bien entendu pas la réponse à ces questions (cela dépend beaucoup desdits extraterrestres), mais liste tout de même une partie des éléments qui entrerons en jeu dans ce cas-là. Il s’aide pour cela de ce que la science-fiction a déjà pu mettre en œuvre, dans un roman ou un film, pour parvenir à communiquer avec des êtres inconnus.

L’introduction commence avec quelques notions de base, la plus importante étant la différence entre langue (système de communication) et langage (faculté de parler). Mais il est aussi question des quatre facettes du signe (p. 21) et des fonctions du langage. La linguistique est elle aussi décrite, avec ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas.

Puis l’auteur s’attache à montrer comment la SF a donné naissance à une sous-branche du genre appelée linguistique-fiction. Cette dernière utilise des théories de la linguistique pour bâtir des histoires, voir faire d’une notion un personnage. F. Landragin cite les exemples de L’Enchâssement de Ian Watson (publié en 1973 et qui place au centre de son récit la notion d’enchâssement des phrases), Les Langages de Pao de Jack Vance et de Babel 17 de Samuel Delany. Tout cela nous mène aux théories de Noam Chomsky et à la thèse dite Sapir-Whorf, avec toujours au centre l’articulation entre langue et perception de la réalité.

Le second chapitre se concentre sur l’origine et l’évolutions des langues naturelles (le français, le javanais, le patagon etc.). Il faut d’abord faire la différence entre l’oral et l’écrit, avec une plus grande facilité de description pour ce dernier. Leurs relations sont évoquées, de même que leurs évolutions. Il n’existe aucune évolution obligatoire qui ferait passer une langue d’un stade isolant à un stade agglutinant puis enfin à un stade flexionnel (p. 98).

Le troisième chapitre passe aux langues artificielles et imaginaires. Parmi les langues artificielles (qui ont un haut taux d’hapax dans leurs textes p. 135), la plus connue est sans aucun doute l’esperanto mais elle est loin d’être la seule (volapük, cablese, loglan etc). Parmi les nombreuses langues fictionnelles, on peut dénombrer le sindarin, le klingon, le mechanese. Il est évident que ces langues tout comme les néologismes sont un élément essentiel de l’émerveillement que ce doit de susciter une œuvre de SF.

Le chapitre suivant va plus loin dans la description des langues en détaillant certains éléments constitutifs que sont le lexique, la phonétique, la prosodie (pauses et accentuations à l’oral), la morphologie, la syntaxe, la sémantique, la pragmatique et la stylistique. Le panorama est très vaste mais tout est très bien décrit en s’appuyant toujours sur des exemples issus de la SF.

Une fois que tout ceci est bien en tête, on peut enfin rencontrer nos extraterrestres. Le contact est facilité si l’on a préalablement découvert des archives que l’on a pu exploiter (déchiffrer). Le contact lui-même peut s’effectuer à distance (communication lumineuse) ou en face-à-face. C’est là que la désignation prend une importance considérable avec les notions de « je » et « tu » (p. 211). Puis après, il faut avoir quelque chose à se dire …

La conclusion pose la question de l’avenir de la linguistique-fiction, avant de laisser place aux notes, à la bibliographie et à un index des notions.

L’exposé est, comme pressenti, très solide. Les exemples sont variés et la SF française du début du XXe siècle n’est pas oubliée. Le propos est très accessible, très clair. Certaines théories sont même très habilement résumées grâce à des onomatopées (l’origine des langues, p. 79-80) mais leur rejet en bloc nous paraît en revanche beaucoup plus hasardeux. Pour ce qui est de l’indo-européen apparaissant vers 6000 a. C. (p. 89) et les premières écritures vers 10 000 a.C. (p. 73), là encore nous doutons au vu des découvertes archéologiques récentes. Sur la prononciation contemporaine du français en France (p. 96), les conclusions sont très abusives. De même place sur un même plan de comparaison le Gom Jabbar et la cuve axolotl comme termes nécessitants obligatoirement une explication de l’auteur (dans Dune) nous semble fausse (puisque l’axolotl qui donne son nom à la cuve est un animal aux vertus justement régénératives). La racine latine de « dormitoir » (dans Les Monades urbaines de R. Silverberg, ici p. 140) n’est pas non plus vue par F. Landragin. Enfin, certains effets tombent à plat (p. 75), mais on ne peut pas gagner à tous les coups … Mais le passage sur l’importation de phonèmes en français (p. 155) et le nombre de noms différents pour désigner une coccinelle en Corse (24, p. 152) rattrapent aisément ces faibles désaccords.

(les recherches sur l’origine des langues et la langue universelle ont été proscrites à la fin du XIXe siècle en France et au Royaume -Uni  p.82 … trop de fantaisistes …7)

Tracing the Indo-Europeans

New evidence from archaeology and historical linguistics
Recueil d’articles de paléolinguistique et d’archéologie sous la direction de Birgit Annette Olsen, Thomas Olander et Kristian Kristiansen.

On y fait des yeux grands comme cela !

Les études indo-européennes sont en plein renouvellement après une éclipse de plusieurs décennies, due en premier lieu à ce que les Nazis avaient fait de ce champ d’études mais aussi grâce aux développements à très grande vitesse de la recherche génétique depuis quinze ans. A tel point que la linguistique et l’archéologie peuvent maintenant créer des points de contact autres que théoriques (la question de l’origine géographique des indo-européens étant débattue depuis le XIXe siècle).

Deux thèses sont en présence. La première postule que les Indo-européens (c’est-à-dire ceux qui parlent cette protolangue qui donnera naissance à diverses branches, elles-mêmes amenant aux langues que l’on connaît) sont les mêmes qui ont introduit l’agriculture en Europe à la fin du cinquième millénaire avant notre ère. C. Renfrew en est le représentant le plus connu, avec plusieurs actualisations de ses positionstout au long de sa carrière. La seconde théorie dissocie l’agriculture des Indo-européens, ces derniers formant une vague postérieure (avec des arguments se basant sur le vocabulaire lié au chariot par exemple). Les chercheurs qui ont participé à ce livre se rattachent à la seconde théorie.

L’introduction propose tout d’abord une rapide mise au point historiographique (dont l’étude sur le tueur de dragon dans la poésie indo-européenne de C. Watkins p. 3) avant de présenter les différents chapitres. Le second chapitre, très pédagogique, revient sur le concept de langues indo-européennes, les différentes branches, la question de l’origine et les différentes méthodes qui permettent d’avancer dans cette question épineuse afin, grâce à des comparaisons entre branches, d’établir une chronologie. Pour T. Olander dans cet article, il est clair que si l’agriculture arrive vers 7000-6500 av. J.-C. en Europe, les Indo-européens ne s’y étendent qu’à partir de 4500 au plus tôt (p. 28).

Le chapitre suivant se concentre sur le vocabulaire en comparant celui du proto-indo-européen avec le proto-ouralique (dont sont issues notamment les langues finno-ougriennes) et le nostratique (qui serait ce qui unit les familles de langues eurasiatiques, dont les deux premières). Article très technique, il permet de distinguer comment proto-indo-européens et proto-ouraliens voient la nature par exemple, le nombres de lexèmes y renvoyant étant bien plus nombreux en proto-ouralien (p. 54).

Le quatrième chapitre passe ensuite à la culture qui semble avoir servi de support dans la diffusion indo-européenne dans le nord de l’Europe, la culture de la Céramique à décor cordé, entre 3600 et 2400 a. C. S’il y a mouvement de populations (et il n’est évidemment pas besoin de hordes innombrables), il y a aussi acculturation des populations déjà présentes, en utilisant des réseaux et des voies de communication déjà en usage (p. 88).

Le chapitre suivant quitte le Nord pour l’Est et rend compte de fouilles dans ce qui semble être le point de départ des Indo-européens, au sein de la culture Yamnaya, dans l’actuelle Russie, à Krasnosamarskoïe. Pour les fouilleurs, il s’agit sur ce site des restes de rituels d’initiation de jeunes hommes où des chiens et des loups sont sacrifiés, préparés et consommés (au milieu de l’hiver). Grâce à des parallèles indo-européens (védiques, celtes etc., en plus de l’extrême rareté de la consommation de chien dans toutes les cultures européennes), les fouilleurs concluent qu’étaient constitués des groupes de jeunes gens partant pour l’aventure avant de revenir adultes et qui devaient être « comme des chiens » (p. 112). Entre 1900 et 1700 a.C., toute la région devaient y envoyer ses jeunes au vu du nombre d’animaux concernés.

Le septième chapitre est un peu plus inattendu puisqu’il se propose de démontrer que le yoga n’est pas qu’une exclusivité du sous-continent indien mais qu’il fut aussi pratiqué (avec sa mythologie solaire p. 124) dans le Nord de l’Europe au premier millénaire avant notre ère. L’auteur se base sur une série de figurines retrouvées à Grevensvaenge au Danemark (à la fin du XVIIIe siècle) mais aussi sur une interprétation alternative du fameux chaudron de Gundestrup. Les gestes et les postures font d’eux non plus des acrobates ou des joueurs évitant un taureau (comme chez les Minoens) mais des yogis, des « enfants de la lumière » (p. 139), liant corps et esprit grâce à des pratiques corporelles.

La section suivante revient du côté de la linguistique pure et dure avec des comparaisons portant sur les liens familiaux (cognats et agnats) dans les différentes branches indo-européennes. Les conclusions réaffirment, entre autres, la patrilinéarité et la patrilocalité des indo-européens, l’omniprésence du suffixe *-ter pour décrire les liens interfamiliaux, l’exogamie des mariages et l’importance de l’oncle maternel pour le fils (p. 159-160).

Le dernier chapitre fait un peu pièce rapportée, puisqu’il étudie l’usage des chevaux dans les funérailles de dirigeants, mais sur une aire géographique très large. Mettant l’emphase sur la notion anthropologique d’aristocratie (des ancêtres encore vivants p. 166) et leur lien primordial avec le cheval chez les Indo-Européens mais pas que (sauf apparemment chez les Hittites p. 174), l’auteur passe ensuite en revue quelques cas, insistant cependant sur le tombe royale 47 de Salamine de Chypre. Le lien de cet article avec tous les autres dans ce livre semble tout de même plus ténu.

L’ouvrage sait être aride par moments. Il faut par exemple connaître les abréviations des cultures néolithiques de l’Europe septentrionale et suivre très attentivement ce que les vocabulaires comparés ont à nous apprendre. Comme déjà remarqué à propos d’un autre livre (voir ici), les Danois semblent tellement immergés dans la culture scientifique anglo-saxonne que quand ils souhaitent prendre un exemple de langue pour décrire son ascendance, ce n’est pas le danois qui est utilisé mais l’anglais (p. 7). Mais les contributions sont toutes de très grande qualité, faites par des spécialistes reconnus, et de manière générale la lecture en est agréable en plus d’être très instructive. Il y a un aspect toujours émerveillant à voir comment des racines se transforment, comment les mots se combinent, comment ils survivent et ce que l’on peut ainsi apprendre des mots et des concepts qu’ils désignent en usant de comparaisons. La veuve (vidua en latin, vidhàvā en védique, widow en anglais) est ainsi celle qui « est allouée » au frère du décédé (p. 155) démontrant un usage répandu du lévirat. Si l’article sur le yoga intrigue un peu, l’article sur l’initiation hivernale est très convaincant.

Toujours embêtant, les citations dans le texte sans notes infrapaginales permettent des citations pas très traçables, mais ce livre est une série de plaisirs, avec des questions ouvertes par les auteurs qui trouveront, nous l’espérons, des réponses dans les temps qui viennent et qui enflamment les esprits par les perspectives évoquées.

(Cerbère est présent aussi chez les Amérindiens p. 104 … 8)

Exploring Celtic Origins

New Ways Forward in Archaeology, Linguistics, and Genetics
Essai d’archéologie celtique sous la direction de Barry Cunliffe et John Koch.

On ne pousse pas à la roue !

B. Cunliffe propose depuis quelques années, et livre après livres une thèse sur la construction du monde celtique et de sa langue qui concurrence la théorie traditionnelle, qui voit l’Europe centrale comme foyer civilisationnel principal (Hallstatt-La Tène). Pour l’auteur, l’Atlantique joue un rôle prépondérant dans le développement de la culture celtique, du Portugal jusqu’aux Orcades. La pluridisciplinarité n’est pas un vain mot dans le travail de B. Cunliffe et ce livre ne fait pas exception. Il marque une étape supplémentaire dans le développement de la théorie dite « Celtic from the West » et fait participer des archéologues, des linguistes et des généticiens.

Dans un premier article B. Cunliffe présente le contexte en rappelant le travail accompli depuis des siècles sur l’origine des celtes puis présentant brièvement comment l’hypothèse principale est venue à la vie (p. 13). L’éditeur postule ainsi plusieurs phases dans le développement de la langue celtique entre 5000 avant J.-C. et nos jours, entre séparation du protoceltique de l’indo-européen (5000 – 2700 a.C.), expansion (2700 – 1700 a.C.), consolidation (1700 – 900 a.C.) et enfin dislocation et isolation (900 a.C. – aujourd’hui, p. 14-15).

Le second article, signé du second éditeur, présente l’avancée des recherches dans le projet. Il centre son propos sur l’aspect linguistique, rappelant que si l’on parlait grec à Mycènes (le linéaire B, souvenez-vous), rien n’empêche que l’on parle celte avant Hallstatt (p. 21). J. Koch va ensuite plus dans le détail avec la Celtique ibérique, il est vrai souvent oubliée. Pour lui, une arrivée du celtique par le Nord des Pyrénées est impossible, tant archéologiquement que linguistiquement (p. 29) et en 1400 a.C., il n’y a déjà plus d’intercompréhension entre les langues indo-européennes (p. 21). Enfin, dans une dernière partie, J. Koch rappelle les différences de perceptions temporelles des trois disciplines du projet. Si les linguistes s’appuient encore sur des ouvrages du XIXe siècle, l’archéologie a beaucoup évolué dans les dernières décennies et en matière de génétique, des travaux vieux de dix ans font partie de l’historiographie (p. 33) …

Dans l’article suivant, J. Koch et F. Fernandez se concentrent sur les celtes d’Ibérie, en cherchant à concilier les Indo-Européens de l’Est et les Celtes de l’Ouest. Le nœud du problème peut, selon eux, être résolu par l’étude de la culture dite des gobelets tronconiques ou gobelets à entonnoir, en plus des études toponymiques, en lien avec l’influence phénicienne de Tartessos. L’article suivant continue sur la même voie en s’intéressant à la diffusion de cette culture du gobelet à entonnoir dans toute l’Europe, de l’Espagne á l’Irlande, sa rencontre avec la culture de la céramique rubanée. L’article donne aussi beaucoup de renseignements sur les changements à l’Âge du Bronze sur la façade atlantique (changement dans les pratiques funéraires, dépôts métalliques, activités festives, sacrifices d’objets comme les chaudrons).

P. Bray signe l’article suivant et plonge le lecteur dans les délices de l’archéometallurgie, par son versant chimique mais aussi ses implications sociolinguistiques. Après quelques lignes historiographiques et quelques principes méthodologiques, l’auteur aborde les effets de la massification des données dans son domaine. Certains projets retiennent son attention, avant d’aller plus avant dans une méthode de détection de la provenance d’un métal par l’analyse de ses impuretés (p. 133-135). Le Chalcolithique et les différentes phases de l’Âge du Bronze sont synthétiquement passés en revue, en accord avec la première partie du propos.

Le sixième chapitre (avec neuf auteurs …) permet au lecteur de toucher du doigt l’actualité de la recherche en biologie génétique avec une étude sur l’archéogénétique des origines celtes. Après un court moment historiographique, un portait génétique des îles britanniques est dressé, avec ses correspondances européennes (p. 158-159), distinguant entre apports masculins et féminins. Certaines phases de changements peuvent être ainsi distinguées, n’invalidant pas deux vagues migratoires en Europe, l’une néolithique et agricole, l’autre, plus tardive, indo-européenne, par deux voies différentes.

Le dernier chapitre résume de manière admirable le livre et explique la difficulté pour chacune des parties de ce projet de comprendre l’autre et de confronter ses découvertes.

Ce livre n’apporte pas de réponses définitives mais décrit les développements récents sur une question ancienne. Il permet non seulement de s’interroger sur les Celtes et les Indo-Européens, mais aussi, en creux sur les autres peuples non indo-européens qui ont habités ou habitent encore ce continent. Pour les auteurs, si les Basques ne sont pas inclus dans la Celtique c’est à cause des conditions de navigation dans le Golfe de Biscaye qui les font sauter comme étape sur le chemin du Nord. De même, entre autres questions, on peut voir les Etrusques comme un peuple néolithique préglaciaire (comme les Samis) ou comme le résultat de la migration néolithique non touchée par une seconde vague indo-européenne ou arrivés avec elle. Les développements contemporains de l’archéogénétique ringardisent les études du génome étrusque (ou supposé tel à Murlo) conduites il y a plus de vingt ans.

Ces mouvements de populations ne sont pas sans conséquences majeures. Ainsi la population du néolithique est remplacée à 90% par les arrivants indo-européens des steppes en Grande-Bretagne et en Irlande (p. 60, nuancé p. 180). Mais le mouvement des cuivres entre l’Espagne et le Royaume-Uni, la refonte des objets (sa rapidité et les objets concernés en premier p. 137-138), la remise en question d’un passage direct du cuivre au bronze (p. 140, avec la cassitérite p. 143) entre autres, tout cette passion jaillissant à jets continus peut faire oublier des passages très arides et trop détaillés pour un lecteur pas déjà très informé sur le sujet.

Vivement la prochaine étape !

(cette place insoupçonnée de l’arc dans la péninsule ibérique p. 55-59 … 7)