Alamut

Roman historique de Vladimir Bartol.

Des fleurs dans le désert.

Au Nord de l’Iran, dans le massif de l’Elbourz, en 1092. Deux jeunes gens arrivent à Alamut, la forteresse des Ismaéliens nizârites. La première est Halima, jeune et splendide esclave vendue à Bukhara et qui se retrouve dans le harem paradisiaque d’Alamut en compagnie d’une vingtaine d’autres filles. Et puis il y a Avani Ibn Tahrir, petit-fils d’un martyr connu de l’ismaélisme et que son père envoie à la forteresse pour servir son maître, Hassan Ibn Saba. Ce à quoi est destiné Halima reste obscur pour le lecteur comme pour la jeune femme pendant assez longtemps, mais ce que devient Ibn Tahrir est assez vite clair : il devient un soldat de la forteresse, mais dans un genre particulier. L’entraînement ne se limite pas au maniement des armes et aux exercices physiques, il se complète par une formation médicale, poétique, mathématique mais surtout dogmatique. Le but, former des combattants d’élite, aux ordres directs d’Ibn Saba le nouveau Prophète. Mais pour que ces combattants se transforment en « couteaux humains », aptes à remplir toutes les missions au mépris de leur vie, il faut leur donner un avant-goût du paradis, un paradis qu’ils aspireront de toutes leurs forces à retrouver. Et c’est là que les trajectoires d’Ibn Tahrir et ses compagnons fedayins d’un côté, et d’Halima et les autres courtisanes de l’autre, vont se croiser.

Le roman s’appuie sur un fond historique très solide, qui est celui de la secte ismaélienne (branche du chiisme) des Hashashins, établie en une sorte de royaume indépendant entre le XIe et et le XIIIe siècles au Nord de l’Iran actuel. Militairement peu nombreuse, la communauté acquiert historiquement le respect de ses voisins chiites, sunnites (seldjoukides) et chrétiens (en Syrie) en pratiquant l’assassinat ciblé de princes et le roman prend place dans les deux premières années de l’établissement de la secte à la forteresse d’Alamut. Historiquement fondé, mais pas sans remaniement par l’auteur. On peut en effet plus que douter que Hassan Ibn Saba ait développé en tant que chef ismaélien une pensée aussi nihiliste après un parcours philosophique aussi complet. Cet aspect nous semble plus à rattacher à l’objectif du slovène V. Bartol de démontrer que la politisation de la religion amène à la terreur, que la moralité peut-être abolie ou que les adeptes peuvent avoir des doutes (et être idéologiquement plus sincères) mais suivent tout de même le maître. Dans le contexte de 1938 dénoncer l’aveuglement idéologique à tendance mystique peut vous attirer des ennemis venant d’endroits différents … Mais si l’on compare à des évènements historiques encore plus récents, dans les années 1980, ce n’est pas mieux dans la même zone géographique avec un vieux monsieur qui envoie lui aussi des jeunes gens fanatisés à la mort (par vagues cette fois-ci). Pour revenir à la fin des années 30, l’auteur est plus précis quand il fait dire à Hassan Ibn Saba qu’il souhaite créer un « homme nouveau » (p. 270), marqueur s’il en est de deux totalitarismes qui se veulent des modèles en Europe. Le roman nous a aussi fait penser à Dune, certes de part sa thématique (et certains termes, fatalement), mais aussi au travers de la figure de Minutcheher, le chef militaire d’Alamut, que l’on peut rapprocher de Stilgar réalisant que le charisme religieux animant des « enragés » met la compétence martiale au second plan (p. 407-408).

Il y a certains moments un peu mous vers le premier tiers du livre, la traduction des poèmes (élément central du personnage de Ibn Tahrir) ne leurs rend sûrement pas justice, mais le final est très enlevé en mêlant l’action à des éléments de contexte géopolitiques de manière très habile (même si on peut considérer comme un peu bâclée la dernière scène avec Ibn Tahrir), en ménageant des rebondissements pas téléphonés tout en cochant les cases de ce que doit être un roman sur les Assassins comprenant des scènes de harem.

Un roman solide, qui a encore des échos aujourd’hui en Slovénie comme en Iran, comme nous le verrons.

(c’est ce roman qui est à l’origine de la série vidéoludique à succès Assassin’s Creed … 7,5)

Le Trophée

Nouvelle de science-fiction de Christian Léourier.

Mais que s’est-il passé ?

Avant de présenter la collection Une Heure Lumière à la manière plaisante d’un dépliant d’agence de voyage un peu étrange (et après une introduction regrettant que cette même collection n’ait pas fait naître chez les auteurs francophones de SF un attrait pour le roman court après sept années d’existence), le hors-série 2023 de la collection propose au lecteur une fort intéressante nouvelle qui voit une initiation tribale prendre une autre tournure.

Ilann, un homme au sang mêlé et sans clan, participe à la très traditionnelle chasse au matt, cette bête musclée au rostre proéminent (sorte de croisement entre le rhinocéros et le gnou) dans le défilé de Skarth. Ilann réussit à abattre le matt sur lequel il avait réussi à grimper. Cependant il ne reçoit pas le symbole de sa victoire et de son nouveau statut parmi les Haelites. Au lieu de cela, pour pouvoir obtenir la cordelette écarlate de la part de la Mère, il doit emmener la dépouille de sa victime à la Colline Sacrée à l’aide d’un traîneau. Mais peut-être ne fera-t-il pas le voyage retour à vide …

Cette nouvelle est à classer dans la catégorie « science fiction subtile ». Pas de batailles à coup de lasers, pas de hackers dans des villes pluvieuses, juste un voyage comme on pourrait en faire dans une œuvre se déroulant dans un environnement pré-industriel (si l’on ne tient pas compte de la faune). Il y a juste quelques petites allusions, sur une Venue, des gens qui ont un rapport différent à la modernité, une tradition pas partagée par tous, des descendants laissés sur ce qui doit donc être une autre planète. Et en fin de compte cela crée une tension chez le lecteur qui donne son sel à cette nouvelle. Alors certes, c’est un peu la foire aux néologismes au tout début, mais le format étant ce qu’il est …

Encore un hors-série du Bélial qui éveille la curiosité !

(échec et matt ! …8)

La Maison des Jeux II : Le voleur

Roman fantastique de Claire North.

Que des fous !

La Maison des Jeux a ouvert ses portes ailleurs. Venise c’était bien, mais Bangkok, c’est pas mal aussi. En 1938, c’est le point de rencontre de nombreuses influences, proches comme lointaines. De fins observateurs voient déjà la guerre approcher, mais cela ne préoccupe pas Remy Burke quand il se réveille dans sa chambre, la bouche pâteuse et l’esprit embrumé par les restes d’alcool. Franco-britannique et joueur de la Haute Loge, un autre joueur lui rappelle qu’il a hier soir accepté de jouer une partie de cache-cache dans toute la Thaïlande. S’il gagne, il empochera vingt années de vie de son adversaire, Abhik Lee. Dans le cas contraire, il perdra tous ses souvenirs. Problème, il commence la partie comme chassé à midi ce jour même. Dans vingt minutes.

Nous nous demandions à la fin du premier tome comment allait se poursuivre la trilogie. Le fait de continuer à Bangkok avec un tout autre héros répond à une partie de nos questions. Certes le protagoniste central change et quelques éléments font référence au premier tome, mais il ne serait pas impossible de lire ce volume de manière indépendante. Ce n’est toutefois pas à conseiller.

Si ce second opus permet d’approfondir la connaissance de la Haute Loge, le changement de lieu de l’intrigue permet la découverte d’un environnement totalement différent et la claque descriptive est encore plus grande qu’avec Le Serpent. Tout y est : la géographie de la Thaïlande, sa population tant urbaine que rurale, sa politique et ses mœurs. Même si le lecteur accompagne comme dans le premier tome les narrateurs/arbitres omniscients de la partie, l’auteur parvient très bien à faire sentir les différents états psychologiques du héros et à camper (dans des styles différents) toute une galerie de personnages qui éveillent à chaque fois l’intérêt du lecteur. Et toujours avec une économie de mots remarquable, format du roman court oblige. Beaucoup de phrases simples aussi, mais sans excès, juste ce qu’il faut pour des descriptions ou des remarques qui claquent. Et puis cela semble faciliter les zeugmas, comme à la p. 34.

C. North fait aussi sentir l’imminence d’une conflagration tout en gardant, justement, beaucoup de cartes en main. Le prochain saut temporel sera-t-il aussi important qu’entre les deux premières parties ou souhaitera-t-elle tout résoudre lors de la Seconde Guerre Mondiale ? Voulons-nous parier ?

(nous espérons tout de même comprendre les titres à l’aboutissement de la trilogie …8,5)

La millième nuit

Roman de science-fiction de Alastair Reynolds.

Sans Capitaine Cousteau.

D’Abigail Gentian sont issus 999 clones qui se retrouvent tous les deux cent mille ans pendant mille jours et nuits sur une planète pour rêver les expériences des autres et ainsi mettre à jour leur informations. Lors de la millième nuit doit être révélé le meilleur rêve (ou fil) et son auteur est alors en charge d’organiser la prochaine rencontre. Campion, un membre de la lignée, remarque une incohérence dans un fil présenté. Associé à son amante Purslane, il entreprend de vérifier son intuition. Mais est-il ce faisant en train de se mettre en travers du plus grand projet galactique ayant existé, allant bien au-delà des rivalités internes au clan ?

Pour un soi-disant tenant de la Hard-SF, l’auteur conte son histoire avec beaucoup de poésie et en cela la couverture reflète très bien le contenu. Le côté Hard-SF est plus à voir dans les caractéristiques du monde : les vaisseaux spatiaux par exemple, s’ils peuvent être construits en partie avec des composants organiques, ne peuvent que s’approcher de la vitesse de la lumière. Aussi les voyages sont extraordinairement longs dans toute la galaxie. Les clones étant virtuellement immortels, ce n’est pas un problème pour eux, mais les informations qu’ils se transmettent sont déjà périmées (nous aussi nous voyons des lumières du passé quand nous regardons les étoiles). C’est ce problème de l’unité de la galaxie, d’un temps partagé, qui est au cœur de ce court roman en plus de celui de l’humanité multiforme. Deux thèmes qui sont aussi présents dans Dune.

L’histoire développe les personnages aussi bien que ce type de format le permet, et l’auteur montre à plusieurs reprises son tour de main et son expérience dans des situations où il ne va pas au plus simple, toujours en accordant une attention particulière aux descriptions sensorielles (le retour de l’esprit dans le corps de la p. 93 par exemple, « le sentiment d’être comprimé dans une bouteille trop petite »). Et puis il y a de jolis rebondissements !

Un excellent roman, tout à fait digne de la collection.

(tous clones, tous différents … 8)

L’Odyssée

Roman d’aventure par un collectif d’auteurs grecs, dont au moins un aveugle.

C’est ton destin.

Les suites sont moins bonnes, c’est une loi d’airain. Après avoir fait un premier long poème sur le thème de la bouderie, le même collectif HObonneMERE nous propose un second poème sur la vengeance. Mais avant que le héros puisse assouvir sa soif de sang et de cervelle éparpillée dans son palais, il lui faut revenir à la maison. Chose peu aisée, qui lui prend dix années, dont la majorité en captivité chez deux femmes, Circée et Calypso. Faire entrer un cheval en bois dans une citadelle ça va, prendre congé après une rencontre c’est plus difficile. Il faut noter qu’à Ithaque, Télémaque ne reste pas inactif et cherche des renseignements sur le sort de son père une fois qu’il est assez grand. Pour cela, il rend visite à deux anciens combattants de la guerre de Troie, Nestor à Pylos et Ménélas à Lacédémone, avec le soutien très actif d’Athéna qui le protège des projets meurtriers de ceux qui courtisent sa mère. Ulysse visite les Enfers, rencontre les Lotophages, perd son équipage petit à petit, mais arrive finalement chez les Phéaciens. Ces derniers, après avoir écouté le récit de ses aventures, lui font de somptueux cadeaux et le ramènent sur Ithaque. Mais instruit par le devin Tirésias en la Maison d’Hadès, il prend ses renseignements incognito (mais toujours avec l’aide constante d’Athéna), se fait passer pour un mendiant avant de finalement faire l’aumône dans son propre palais. Après quelques jours durant lesquels il doit faire appel à tout son self-control, Pénélope propose en fin, de guerre lasse, un concours dont elle épousera le vainqueur : bander l’arc d’Ulysse, puis faire passer une flèche au travers de douze haches. La promesse d’un final à la Tarantino. Qui ne sera pas la fin …

Deux salles deux ambiances chez Homère. L’Iliade, c’est beaucoup de combat dans une ambiance de film de sabres japonais. L’Odyssée fait plus dans les vacances au soleil qui tournent mal : accidents, bagages perdus, compagnons qui font des conneries et disparaissent, beuveries aux conséquences navrantes, locaux antipathiques ou apathiques, chanteurs en cheville avec des naufrageurs … Mais il y a aussi un double voyage, l’un vers sa demeure, l’autre vers la sortie de l’enfance, ce qui est justement à quoi à servi ce texte durant au moins un millénaire. Plusieurs points saillent après cette lecture, toujours dans l’édition de 1961 (Meunier/Sulliger, comme l’Iliade). Ulysse n’est pas toujours d’une folle gratitude (chant XIII, quand les Phéaciens l’ont ramené chez lui et qu’il les soupçonne de ne pas tout avoir débarqué ce qui lui a été donné) et qu’il n’hésite pas dans la justice expéditive : les servantes qui se sont acoquinées avec les prétendants en l’absence du maître sont immédiatement pendues et un berger torturé. Et il raconte des mensonges jusqu’au bout, y compris à son vieux père, avant de réaliser que cela ne sert à rien (ce qui est dramatiquement fort néanmoins). Enfin Pénélope est placée sur le plan de la sagesse au même niveau qu’Ulysse quand les deux se retrouvent. Du côté du texte, on reste dans une traduction datée mais qui a eu l’effet positif de nous apprendre des mots comme « au pourchas » (la poursuite, qui donne pourchasser) ou ce que sont des « ais » (planches). Le choix du mot haruspice pour devin remplit peut-être une fonction métrique dans le texte mais est très déplacé dans le contexte mycénien (p. 859). Mais il y a un rythme et une excellente montée en tension avec les prétendants, sans que tout soit joué ni facile pour Ulysse ou Télémaque. Sans Athéna aux yeux pers …

(Ulysse est déjà de retour à Ithaque à la moitié du livre, au chant XIII …8)

Neuro-science-fiction

Les cerveaux d’ailleurs et de demain
Essai sur le cerveau dans la science-fiction par Laurent Vercueil.

Beaucoup de matière (grise).

Le cerveau et ses fonctions cachées est un thème assez répandu dans la SF qui a, semble-t-il, connu un pic avec les années 1970 et l’action des psychotropes dans le déblocage de capacités insoupçonnées et surpuissantes. Mais les années 80 n’ont pas forcément délaissé cet organe (peu sexy) en le cybernétisant comme dans le cyberpunk. Les extraterrestres, entre Krang des Tortues Ninjas et les envahisseurs de Mars attaque, semblent aussi avoir besoin de ce genre d’accessoires. Toutes ces apparitions et utilisations sont rassemblées dans ce livre écrit par un neurologue grand lecteur de science-fiction.

La première partie prend pour thème le cerveau des extraterrestres en se basant sur la description de l’intelligence des envahisseurs de la Guerre des Mondes de H. G. Wells. En premier lieu, elle se doit d’être vaste. Il est donc question de la possibilité d’une boîte crânienne surdimensionnée pour des extraterrestres mais l’auteur aborde aussi les possibles types d’intelligence (il n’y a pas de définition universellement acceptée de ce qu’est l’intelligence p. 45) ou les intelligences multiples. Mais l’alien est aussi calme. Il a une maîtrise absolue de ses émotions, ce qui emporte des capacités métaboliques particulières. Par contre, cette maîtrise des émotions peut aussi résulter de dommages ou d’opérations du cerveau, conduisant à une plus faible réponse à certains stimulus. Ou alors ils ont des émotions et ne les prennent juste pas en compte. La dernières caractéristique de l’intelligence extraterrestre est l’impitoyabilité. L’alien peut-il éprouver de l’empathie ? Comment un humain peut-il en manquer ?

La seconde partie, plus grande en nombre de pages, s’intéresse à ce que peuvent faire les cerveaux dans la science fiction et quel est le regard que peuvent porter aujourd’hui les neurosciences sur ces fonctionnalités. Première possibilité abordée, l’extension de l’intelligence. Seconde possibilité, la multiplication des cerveaux. En troisième position vient la réduction ou la suppression du sommeil, permettant de consacrer le temps gagné à acquérir du savoir. Mais peut-être pouvons-nous exploiter les rêves aussi ?

Enfin, pour peut-être se libérer de l’enveloppe charnelle, pourrons-nous placer notre cerveau dans une cuve et atteindre ainsi l’immortalité. Mais cela ne signifie pas que notre mémoire ne pourra pas être modifiée … L. Vercueil veut aussi rappeler que le cerveau peut voyager dans le temps, que certains envisagent la greffe de tête (mais attention, le cerveau est plus ou moins à la remorque de l’expérience corporelle p. 233), ou, au moins, de pouvoir lire dans les pensées. Jusqu’à prédire l’avenir ? A chacune des actions potentielles du cerveau, rencontrée dans dans la SF, tant ancienne que récente, l’auteur apporte des réponses sur la faisabilité et partage avec le lecteur la possibilité que cela advienne un jour en spécifiant l’état actuel des connaissances.

Il y a dans ce livre l’alliance de deux hauts niveaux de connaissances, l’un en littérature de l’imaginaire et l’autre en neurologie. Et c’est aussi un peu ce qui est attendu du lecteur, pour qui la lecture ne sera pas toujours aisée. Certes il y a le glossaire (très utile mais pas très long), mais on ne sait pas qu’il existe avant d’y arriver. Du coup, c’est le grand saut dans la piscine d’eau glacée. Ou alors ce n’est pas à lire quand il est encore tôt pour le cerveau du lecteur. Mais en dehors de la difficulté, le lecteur est récompensé par une foule de considérations très intéressantes,où il apprendra surtout des choses sur notre cerveau, sur les types d’intelligences (même si l’auteur est partagé sur la question p. 48-50), sur le rôle des hémisphères du cerveau (p. 145, où le gauche invente un truc pour se sortir de l’embarras!) mais aussi sur la fonction de ralentisseur qu’ont eu les dinosaures dans notre propre développement par rapport à des extraterrestres (p. 54). On ne le suivra par contre pas sur le conspirationnisme reptilien qui serait apparu avec internet. La série V lui est pourtant bien antérieure ! Sur la caducité du concept de cerveau reptilien, L. Vercueil est par contre bien plus convaincant (p. 141-143, fonctions réparties et non hiérarchisées) et le passage sur la nécessité du sommeil est excellent (« le lit nous tend les draps » p. 153). En définitive, un peu d’humour accompagnant une excellente vulgarisation appuyée sur de la science-fiction de toutes époques (qui donne envie d’être lue), entrecoupé dans ses 270 pages de texte de très bonnes illustrations. Encore un très bon volume de la série Parallaxe.

(Kant a fait de la SF  p. 22 et Arthur Clark rappelle l’ahurissante responsabilité d’être seul dans l’univers p. 107 … 7)

La Traversée Infernale

Livre dont vous êtes le héros par Joe Dever.

Maman les petits bateaux.

Dans l’épisode précédent, Loup Solitaire parvenait à la capitale de Sommerlund qui allait être encerclée et prévenait le roi de la destruction du Monastère Kaï et de tous ses moines-guerriers. Mais pas de repos pour le héros, qui doit aller chercher l’aide des alliés de Durenor. Le signe convenu, c’est d’apporter le Sceau d’Hammardal au roi de Durenor. En retour, ce même roi va mobiliser son armée et sa flotte et confier au héros le Glaive de Sommer, seule arme à même d’éliminer un Seigneur des Ténèbres. Mais le temps est compté : la capitale ne peut sans doute tenir que 40 jours. Loup Solitaire doit donc prendre le bateau pour rejoindre au plus vite Port Bax, et de là, la capitale de Durenor. Bien évidemment, le plan est déjà à jeter une fois sorti du château royal, surtout parce que l’ennemi a des agents infiltrés partout et qu’il connaît les buts de la mission de Loup Solitaire …

Schéma différent dans ce second tome de la campagne : moins de combat, moins d’embranchements, un scénario globalement plus excitant. Comme dans le premier opus, le hasard peut sans échappatoire vous conduire à la mort. Mais le scénario, s’il est peut-être meilleur, n’est pas sans défauts non plus. La fin est ultra bâclée (le format à 350 paragraphes ?), certains choix qui pourraient s’avérer désastreux en cours de route n’ont aucune conséquence malgré la longue mise en place, d’autres peuvent juste vous empêcher de ne jamais finir l’aventure. Mais les ambiances sont bien rendues (la ville portuaire de Radagorn surtout) avec assez peu de mots et il y a de plaisants rebondissements, ce qui rend cette aventure prenante. L’influence Games Workshop de l’auteur se ressent bien dans le côté désespéré du monde et sa corruption sans fin, mais aussi dans quelques descriptions (celle de la flotte ennemie par exemple).

Si la progression qualitative se poursuit dans le troisième volet …

(un maître-mot, l’amoralité …7)

L’Iliade

Epopée par un collectif d’auteurs grecs, dont au moins un aveugle.

Pas dans le livre …

Atride ! quelle parole a fui la barrière de tes dents ? IV, 344

Gilles (à prononcer de manière germanique, ‘Chill) est un chef de bande de Myrmidons à qui un chef de bande plus puissant a repris un cadeau (parce qu’il avait dû contraint et forcé rendre le sien …). Donner c’est donner, reprendre c’est voler, se dit Gilles, et il en conçoit une très grande colère et veut ravoir sa fille aux jolies joues. En conséquence, lui et ses amis restent chez eux et ne participent plus aux algarades qui opposent les bandes de Danaens aux bandes troyennes. Mais comme Gilles est de loin le meilleur combattant (et bénéficiant d’appuis politiques au plus haut niveau politique olympique), lesdits Danaens se retrouvent vite en fâcheuses postures et presque expulsés de leur territoire en bord de mer (du côté d’Antalya). La méchante bouderie ne prend fin que quand son second est tué avec ses armes (cela arrive normalement plus tôt dans un bon scénario) et que le grand boss lui rend son cadeau. Et c’est le chef des bandes troyennes qui trinque à la fin.

Classique des classiques, fondement de la culture grecque et par là donc, méditerranéenne, l’Iliade est une lecture imposée à tout historien antiquisant. Et puis de temps en temps, une petite relecture … Le « de temps en temps » a été un brin long, il nous faut l’avouer. Mais le hasard nous a envoyé un petit rappel, avec la découverte fortuite en pleine rue, à l’étranger, d’un volume en papier bible d’une édition de 1961 réunissant l’Iliade et l’Odyssée. L’occasion de juger de la traduction dans une édition (M. Meunier à la traduction et J. Sulliger pour l’introduction) qui n’a pas été faite pour gagner de nouveaux lecteurs en leur fournissant des explications une fois dépassée une introduction de bon aloi, mais courte. La traduction en elle-même est parfois incompréhensible (Arès qualifié d’«évaporé ») mais elle n’est finalement pas plus mauvaise que d’autres, avec ses tournures déjà datées en 1961. La traduction de Leconte de l’Isle (1886) avec sa mise à distance par les noms propres (Aias, Hèktôr …) ne nous semble pas supérieure.

Quelques éléments nous ont cette fois-ci particulièrement marqué. Le premier est la forte particularité graphique et cinématographique des blessures. Il est même dit que le talon de la lance tremble au rythme des battements de cœur (XIII, 438) ! Le second est la scène du chant VI avec Andromaque, Hector et leur fils Astyanax, scène touchante et intemporelle où Hector enlève son casque pour embrasser son fils apeuré. Troisièmement, la brièveté du combat entre Achille et Hector (surtout si on le compare au passage sur les jeux funèbres de Patrocle). Patrocle aussi, quatrièmement, que l’on ne prend jamais pour Achille (à l’encontre de nos souvenirs) quand il porte ses armes.

Il y a une suite. Nous savons comment sont les suites.

(ah ce beau « fleureter » de la page 456 ! … 8)

Cochrane vs Cthulhu

Roman d’horreur cosmique uchronique de Gilberto Villarroel.

Sans les tigres.

Le roman lovecraftien ne se sent pas obligé de se cantonner au XXe et XXIe siècles (quelques exemples ont été vus dans ces lignes), il peut aussi aller chatouiller le XIXe siècle. Cela est même indiqué, dans un but littéraire, dans des espaces qui se revendiquent au sortir des Lumières de suivre les chemins de la Raison, de les confronter aux horreurs cosmiques. L’Homme devenu mesure se retrouve face aux éternités pour lesquelles l’humanité est moins que négligeable. Avec Gilberto Villarroel, le lecteur évite même l’ère victorienne pour être coupé du monde pendant les Cent Jours dans un Fort Boyard achevé bien plus tôt que dans la réalité (en 1815 au lieu de 1866, pour des travaux débutés en 1803).

Au maintenant très connu Fort Boyard (vous entendez la musique?), l’auteur associe un noble écossais, officier de marine, inventeur et aventurier ayant participé aux indépendances sud-américaines : Thomas Cochrane, dixième comte de Dundonald, qui gagne justement à être connu.

Ce dernier se trouve être fait prisonnier avec l’équipage de son canot par la garnison du fort, commandée par le capitaine Eonet des Dragons de la Garde Impériale, alors qu’ils étaient dans la rade des Basques. Habilement, Cochrane s’échappe de sa cellule, libère ses marins mais son évasion échoue parce que est arrivé sans être annoncé le commissaire Durand, second du ministre Fouché, en mission secrète et accompagné de deux sommités qui doivent déchiffrer une étrange inscription retrouvée sur le banc de sable lors de la construction du fort. Son escorte de grenadiers maîtrise les Anglais. La situation dans le fort change. Durand y donne maintenant les ordres et les éléments commencent à se déchaîner autour du fort qui perd le contact visuel avec les autres forts défendant les approches de l’arsenal de Rochefort. Fort Boyard sort progressivement du monde régi par la géométrie euclidienne …

L’idée de base est intéressante et son insertion dans la chronologie impériale est faite avec maestria, en utilisant avec efficacité l’attaque anglaise dite des brûlots contre des vaisseaux français devant Rochefort en 1809 (par le Cochrane historique), qui a pour conséquence une accélération de la construction du fort et son entrée en service. Mais la richesse de la vie dudit Cochrane est aussi mise à contribution, avec son séjour en prison, le scandale financier où son oncle trempe, son élection au Parlement ou encore ses inventions. Avec une telle matière romanesque … Conséquemment, le personnage de Cochrane est doté d’une belle épaisseur, à laquelle les autres personnages principaux sont haussés (mais ceux-ci sont sans historicité).

Les dialogues sont bien montés, les éléments principaux d’un roman lovecraftien sont bien là mais sans excès et comme de juste, il ne faut pas s’attacher à tous les personnages. Tous les canons lovecraftiens ne sont pas respectés, mais cela ne conduit pas pour autant à un amoindrissement de la qualité. Seule anicroche, mais sans doute pour les besoins de l’intrigue, le décalage d’Austerlitz à 1809 (p. 20). Là, ça pique un peu beaucoup … Mais la fin est bien !

(le Pacifique c’est pas si loin finalement … 7,5)

Le Cid

Tragi-comédie classique de Pierre Corneille.

Jeune, mais pas trop immaculé !

Là encore, un classique qui ne nous est pas tombé dessus durant la scolarité, que nous voulons lire depuis des années, qui attend son heure sur l’étagère. Et comme Phèdre était rudement bien … Vint le moment propice, l’inspiration et la main qui dit « pourquoi pas « !

Don Rodrigue doit venger l’honneur de son père Don Diègue, souffleté par le Comte de Gormas. Ce dernier est le père de Chimène, qui justement aime passionnément Don Rodrigue et qui lui rend bien. Don Rodrigue, dont « la valeur n’attend pas le nombre des années » tue le Comte. Pour sauver l’honneur familial (et le sien), il perd Chimène. Du moins le pense-t-il. Chimène n’en est pas sûre non plus … Surviennent quelques Mores voulant s’emparer de Séville. Avec quelques hommes (entre 500 et 3000, selon la police ou les manifestants), Don Rodrigue les repousse et fait prisonnier deux rois. Le roi de Castille ne peut plus condamner celui qui est devenu de sauveur du trône, nommé El Cid par ses adversaires. Don Rodrigue souhaite-t-il toujours mourir ? Chimène veut-elle toujours occire Don Rodrigue mais ensuite ne pas lui survivre ? Don Rodrigue n’a-t-il pas in fine fait ce que Chimène attendait de lui et pour cela l’aime encore plus ?

Ce qui est le plus impressionnant après la lecture de la pièce, ce n’est pas son style (Phèdre nous a semblé plus robuste, plus définitif par exemple) mais sa postérité. Il nous a semblé que la moitié de la production littéraire francophone qui lui fait suite doive quelque chose à cette pièce. Le fait que la Comédie Française ait joué la pièce plus de 1500 fois entre 1680 et 1970 y est sûrement pour quelque chose (cause et conséquence ?). Une scène sur deux, il y a un vers ou une action qui appartient au patrimoine de la langue française !

Le texte que nous avons eu entre les mains était accompagné d’un commentaire de Jean Serroy composé d’une introduction (les différentes versions de l’œuvre, de la tragi-comédie en 1637 à la tragédie de 1682, p. 24-29), de notes infrapaginales, d’une chronologie, d’un comparatif entre les versions du texte et d’une analyse des diverses productions et mises en scène sur plus de trois siècles. Toutes ces adjonctions sont du plus haut intérêt (la chronologie montre très bien les effets de génération ou encore les hiatus dans la production de Corneille), sauf peut-être le lexique, sûrement à destination d’un public collégien. Malheureusement, cet accompagnement date du début des années 1990 et le « moderne des années 70 » a lui aussi un peu terni. Une petite actualisation ne ferait donc pas de mal, la production d’une telle œuvre ne s’étant pas arrêtée.

Mais le grand plus de cette édition, c’est que le commentaire même de l’auteur fait suite à la pièce, en deux partie : un Avertissement et un Examen (que Corneille a écrit pour beaucoup de ses pièces). L’auteur y explique ses choix, les difficultés rencontrées lors de l’écriture (avec les préceptes d’Aristote mais aussi les règles classiques d’unité de temps, de lieu et d’action), les sources d’inspiration (jamais cachées par Corneille, accusé en son temps de plagiat) et ce que les premiers spectateurs n’auraient pas remarqué comme éventuelles « faiblesses scénaristiques ».

Il y a encore beaucoup à rattraper …

(une pièce sur le fil p. 34, à de nombreux points de vue … 8,5)