L’avènement de la démocratie II : La crise du libéralisme 1880-1914

Essai de philosophie et d’histoire politique de Marcel Gauchet.

Les nuages s’amoncèlent.

Il faut qu’il y ait quelque chose de pourri au royaume du libre-échange pour que les marchands en soient arrivés à confier le soin de leur prospérité à la soldatesque. p. 265

Gros changement de rythme avec le second tome de la série. Si le premier volume considérait quatre siècles d’évolution, celui-ci réduit son éclairage à une trentaine d’années, à cheval sur le XIXe et le XXe siècle (ce qui est plutôt la fin du « long XIXe siècle » qui avait démarré en 1789). Après plusieurs épisodes révolutionnaires en Europe et aux Amériques, le libéralisme s’est imposé dans de nombreux Etats européens au milieu du XIXe siècle. Malgré ses succès politiques et économiques, il est lui aussi atteint par la crise dans un contexte d’interconnexion au niveau mondial jamais égalé avant que la Première Guerre Mondiale ne vienne tout remettre en question. C’est ce qu’analyse M. Gauchet dans ce livre de 370 pages à la très grande densité.

L’auteur ouvre le bal avec F. Nietzsche, le destructeur d’idoles. Ses écrits sont ici analysés sous l’angle de la clairvoyance de celui qui dès les années 1870 voit arriver la crise des années 1900 et qui parmi les premiers pousse la Religion de l’Histoire sur la voie de la création d’un dépassement voulu de l’Homme (le Surhomme, détaché du libéralisme et du socialisme trop chrétiens p. 47). Le second chapitre continue la progression chronologique avec les causes et les effets de l’émergence de la social-démocratie. La libéralisme, de part son individualisation, engendre la création de nouveaux groupements (un parti ouvrier, des syndicats) qui ont pour but de rétablir un équilibre des forces parce que le libéralisme ne peut assurer l’égalité de tous. La société se détache de l’État grâce au libéralisme, condition d’un marché libre (p. 102). Progressivement, pour M. Gauchet, on passe de l’Ordre à l’Organisation. Le chapitre suivant revient sur la question du devenir, très présent dans le premier tome. La crise du progrès vient en partie de la prise de conscience que la société moderne entraîne la mort du passé vivant (autrement dit la tradition, p. 135). Parallèlement naît la prévision dont H.G. Wells est la figure la plus brillante, tant pour ses écrits de fiction que ses essais (p. 151-153).

La quatrième chapitre quitte les œuvres de l’esprit pour explorer en profondeur la trahison des parlements. Qui est représenté par les représentants ? Les candidats se professionnalisent, mais les unités de vues ne sont pas évidentes dans une société parcourues par les regroupements divers (sans contrôle, dilution du pouvoir, intérêt général introuvable, absence ressentie de limites aux préoccupations de l’État, p. 183-195). De solution, le parlement comme mode de gouvernement passe à problème. A cela il faut ajouter l’essor de l’administration conséquence de la prise en compte des nouveaux besoins de la société et de la mondialisation qui prend la forme d’impérialisme ayant pour but d’approcher l’égalité interne au prix des inégalités à l’extérieur (sixième chapitre). Mais c’est aussi une sorte de poursuite de l’universel … Le dernier chapitre enfin est consacré à la résurgence du droit naturel avec la naissance du concept de Droits de l’Homme qui va de paire avec la prise en compte non plus seulement du père de famille mais des femmes et des enfants (p. 344). L’ouvrage s’achève sur une conclusion récapitulant les trois crises du libéralisme de la fin du XIXe siècle, suivie des notes.

Avec un livre d’une telle densité, le train ne repasse pas. Pas de circonvolutions, pas de temps à perdre, M. Gauchet embarque le lecteur dans une marche forcée à travers les crises du libéralisme, qui est aussi un temps de changements profonds des modes de vie. Si grâce au chemin de fer et au télégraphe l’État peut atteindre chaque citoyen en France à la fin du XIXe siècle, les changements technologiques marquent aussi l’irrémédiabilité du passé : les partis monarchistes, si puissants encore en 1871, disparaissent entre 1885 et la fin des années 1890 (p. 141). Tout comme l’anarchisme, vaincu par l’apparition progressive d’un Etat protecteur des individus (l’association de individus libres ne pouvant seul faire naître une société p. 351). L’auteur, toujours pertinent, se dépasse quand il aborde le terrain de l’impérialisme. Le marxisme devra beaucoup de son succès au XXe siècle à l’anti-impérialisme (p. 268).

Livre exigeant, mais qui sait rendre l’investissement que l’on peut y mettre.

(il n’y a plus d’empire, parce qu’il n’y a plus de lieu pour la barbarie p. 282-286 … 7,5)

Bloodlands

Essai historique sur les crimes de masse perpétrés entre Berlin et Moscou de 1933 à 1948 par Timothy Snyder.

Les corbeaux sur les plaines.

Hitler meant to undo all the work of Stalin. Socialism in one country would be supplanted by socialism for the German race. p. 163

En France il y eut Oradour pour symboliser l’éradication de tout un village par la Wehrmacht, les fosses ardéatines en Italie. Mais ce qui est exceptionnel à l’Ouest de l’Europe, et qui plus est en temps de guerre, est de la plus grande banalité dans ce qui est aujourd’hui la Pologne, les pays baltes, l’Ukraine et la Biélorussie entre 1941 et 1945. Mais l’anéantissement de villages ou l’exécution d’une balle dans la nuque de centaines de personnes ne se produit pas qu’en même temps (et non aux marges) que les combats qui opposent les armées soviétiques aux armées allemandes, ils sont parties intégrantes de politiques poursuivies par l’Allemagne nazie et l’URSS, avec des intensité diverses et des cibles semblables ou différentes, entre 1932 et 1948. Le malheur de ces « terres de sang » qui voient le meurtre de 14 millions de personnes (hors victimes de guerre) ? La double occupation, voire la triple, par les deux totalitarismes européens les plus meurtriers du XXe siècle.

Le livre ouvre sur l’Ukraine affamée du début des années 1930 (il y a bien sûr une introduction avant cela). Lénine, pour pouvoir exporter la révolution hors de Russie, avait fait la NEP, conséquence des distributions de terres aux paysans. Mais Staline considère que la pause dans l’avancée de l’URSS vers le communisme a assez duré. Pour le bâtir dans un seul pays (c’est tout ce qu’il reste), il faut plus d’ouvriers (les porteurs de l’Histoire) et donc il faut enfin industrialiser ce dernier élève de la classe européenne. Pour cela, il faut acheter des machines à l’étranger, donc avoir des devises, donc exporter. Qu’exporter, si ce n’est des produits agricoles en grandes quantités et le plus vite possible ? Pour y arriver, la collectivisation des moyens de production agricole est évidemment le meilleur moyen. Ordre est donné de le faire au plus vite, en réquisitionnant tout. L’Ukraine, plus gros producteur agricole d’URSS et bénéficiaire de la politique des nationalités de Lénine, est aux premières loges des demandes du Kremlin et de la concurrence des communistes locaux pour dépasser ces demandes. Et comme en plus la météorologie s’en mêle et fait chuter le rendement … La famine, instrument de contrainte du Politburo de Moscou, ravage les campagnes ukrainiennes et cause 3,3 millions de morts. A cela il faut ajouter les exécutions par le NKVD (la dékoulakisation définie par le stalinisme en parallèle p. 79), les condamnations au goulag ou les déportations vers la Sibérie ou le Kazakhstan où rien n’attend les déportés. Quand le goulag est plein, on exécute (p. 104).

Puis en 1937-1938, la répression reprend après quatre ans d’accalmie. J. Staline a complètement la main sur le Politburo du PCUS et commence une série de procès à grand spectacle pour purger le Parti. La répression ne se limite pas aux cercles dirigeants et aux administrations mais atteint des populations entières. Inquiet d’une possible alliance militaire nippo-polonaise, il est procédé à la déportation de Coréens résidents en URSS vers le Kazakhstan comme à l’élimination de citoyens soviétique ethniquement polonais (plus de 100 000 victimes) pour saper un éventuel soutien à une attaque, malgré le pacte de non-agression signé en 1932 et l’incapacité pour la Pologne d’être un danger pour ses voisins dans les années 1930. De son côté l’Allemagne, nazie depuis 1933, use peu du crime de masse. Les camps de concentration n’ont pas cet objectif et les exécutions sont en dessous des trois centaines avant 1939.

Mais la politique allemande change en 1939 et si c’est l’URSS qui extermine en masse avant 1939, l’Allemagne se met au niveau en 1939. L’invasion de la Pologne est marquée, dès le premier jour, par des exécutions de prisonniers de guerre et de civils, bientôt suivis par des tueries de masse visant les Juifs (d’abord sous couvert de lutte contre les partisans, comme certains soldats polonais, puis nommément). Les élites polonaises sont particulièrement ciblées dans ce qui doit être un territoire prêt à être colonisé. Quand les Soviétiques entrent eux aussi en Pologne pour rejoindre leur côté de la ligne Molotov-Ribbentrop, le NKVD est lui engagé dans l’élimination de toute personne susceptible d’opposer une résistance ou de la diriger. D’où, comme avec les Allemands, des massacres d’officiers (mais avec une organisation bien plus professionnelle, fruit de deux décennies d’expérience p. 77-78) comme c’est le cas à Katyn, mais pas que. De chaque côté de la ligne Molotov-Ribbentrop, les populations sont surveillées, classées et les éléments indésirables sont éliminés, déportés ou regroupés (des ghettos pour les Juifs où ils sont affamés et exploités).

L’étape suivante commence en juin 1941. L’invasion allemande de l’URSS (enfin, des territoires que l’URSS venait d’acquérir pour commencer) lance véritablement l’extermination systématique des Juifs à l’aide d’unités dédiées sur toute la ligne de front, aidées par des supplétifs locaux, volontaires ou non. Mais les armées allemandes n’atteignent pas Moscou, ni ne font tomber Léningrad, ni n’atteignent le Caucase. En 1942, l’échec est visible. Et plutôt que de continuer à faire mourir de faim des prisonniers de guerre soviétique (il en meure chaque jour plus que de prisonniers américains et britanniques pendant toute la guerre p. 181-182), et de prévoir l’élimination par la faim ou déportation du tiers des Slaves habitant la région, l’Allemagne se voit contrainte de faire travailler ces populations pour remplacer sa force de travail qui est au front. Mais pas les Juifs. Eux continuent de mourir en masse, puisque leur élimination est le dernier objectif atteignable par les Nazis. Si ceux qui se trouvent à l’Est de la ligne Molotov-Ribbentrop sont tués majoritairement par balle, ceux à l’Ouest de ladite ligne sont envoyés dans des usines de la mort (gardés par d’anciens prisonniers de guerre soviétiques ayant survécu) pour y être asphyxiés à l’aide de gaz d’échappement puis à l’aide de monoxyde de carbone produit à partir de granulés (comme le furent les handicapés en Allemagne entre 1939 et 1941, avec les mêmes « médecins », les massacres hors d’Allemagne permettant ceux dedans, p. 256-257). Auschwitz est le dernier créé de ces camps d’extermination, mais aussi le plus connu parce que ses survivants ont été les plus nombreux (et de nombreuses victimes provenant de l’Ouest, alors qu’aucun de ces camps n’est découvert par une armée occidentale). Ceux du camp de Treblinka dépassent à peine la centaine.

En parallèle de la mise à mort industrielle, la guerre de partisans et la contre insurrection font aussi de nombreuses victimes, surtout par l’impossible neutralité entre forces allemandes, supplétifs locaux, Armée de l’Intérieur polonaise, partisans soviétiques (dirigés ou non par Moscou, qui par ailleurs se moque complètement des victimes civiles p. 238-239) et nationalistes ukrainiens. Rejoindre un groupe ou un autre est une affaire de chance, le plus souvent une question de survie. Système nazi et système soviétique se confondent en Biélorussie, ce n’est plus que de l’exploitation violente. Le bilan pour la Biélorussie à la fin de la guerre, c’est 50 % de la population déportée ou liquidée (p. 249-251). Et il y a des soulèvements, celui du ghetto de Varsovie (de avril à mai 1943, soutenu modérément par la résistance polonaise) et celle de Varsovie (entre août et octobre 1944) alors que les troupes soviétiques sont proches de la ville. Ils sont réprimés très durement, avec à chaque fois des dizaines de milliers de victimes, surtout non combattantes.

La fin de la guerre ne signifie pas la fin des exactions. La puissance soviétique remodèle à sa façon ses conquêtes, en éliminant des individus ayant fait preuve de trop d’autonomie et en simplifiant l’enchevêtrement ethnique local. Les Allemands sont expulsés vers l’Ouest (pas toujours avec douceur), mais ce ne sont pas les seuls à devoir se trouver sans ménagement un autre toit. Les Polonais de l’Est sont envoyés dans l’Ouest, puisque c’est toute la Pologne qui est décalée. Mais des Polonais sont aussi chassés d’Ukraine, par les nationalistes ukrainiens comme les communistes (chacun d’eux souhaite un Etat-nation homogène mais pas la même direction). Avec la paix venue, la spécificité juive passe cependant mal en URSS et un antisémitisme officiel stalinien se fait jour, qui pourtant ne mène pas aux crimes de masse de la Grande Terreur (p. 350-351).

La dernière partie est une mise en perspective de tout ce qui précède. De simples comparaisons permettent ainsi d’approcher une compréhension des tourments que connurent ces territoires et la signification politique des morts, hier comme aujourd’hui. (p. 385) Un Juif né en Pologne, citoyen soviétique depuis quelques mois quand il est exécuté, est-il un mort soviétique ?

L’index est précédé de 80 pages de bibliographie et de notes.

Le livre, à la grande différence de Black Earth du même auteur, ne démarre pas par les soubassements philosophiques ou théoriques d’un phénomène, mais directement par la famine orchestrée par l’URSS en Ukraine. Le lecteur est ainsi, sans préparation, littéralement jeté dans une piscine d’eau froide. Rien ne lui est épargné, tant les statistiques que les témoignages de victimes ou d’exécuteurs. De ce point de vue, le Livre noir du communisme, avec ses millions de victimes supplémentaires, était bien plus facile à lire du fait de sa déréalisation. Ici il n’est pas question des camps de concentration en Allemagne où l’on a des films faits par les troupes étatsuniennes, mais bien de meurtres de masse, cachés ou non. Devant tant de faits peu plaisants, devant la répétition des atrocités, le talent d’écriture de T. Snyder est éclatant et permet de ne pas reposer le livre aussi facilement que si cela avait l’intérêt d’une liste de courses. Et si quelqu’un croyait encore à la Wehrmacht innocente de tout crime, ce croyance ne dépasse pas la p. 172. Il est difficile de trouver un défaut à ce livre. Il y a des cartes, une très bonne contextualisation, un bon mélange entre faits et analyse et une conclusion qui offre de bonnes perspectives tant historiographiques que politiques, y compris des plus actuelles. Un classique.

In fine, le but de l’auteur est de ne pas se faire dicter l’histoire des terres de sang par Hitler et Staline (p. XVIII).

(une journée de la fin 1941 fait plus de victimes que tous les pogroms russes impériaux additionnés p. 227 … 8,5)

All resistance to fascism was by definition led by communists ; if it was not led by communists, then it was not resistance p. 355.

We Need to Talk About Putin

How the West Gets Him Wrong.
Essai de politologie russe de Mark Galeotti.

Une tête qui invite à la rigolade.

Même après 25 années au pouvoir, Vladimir Poutine est encore assez peu connu dans le reste de l’Europe et en Occident. Pourtant certains ont tenté, avant 2022, de dresser son portrait. M. Eltchaninoff s’y était par exemple essayé en 2015, après V. Fédorovski une année plus tôt (dans le monde francophone). M. Galeotti n’est lui ni ancien diplomate soviétique ni agrégé de philosophie. Il est historien, spécialiste en premier lieu de la criminalité dans l’URSS finissante, avant de d’élargir son champ de compétences, d’occuper plusieurs postes dans l’enseignement supérieur et la recherche dans divers pays et de conseiller le gouvernement britannique. Il a aussi des activités de journaliste, d’auteur pour l’éditeur Osprey (bien connu des amateurs d’histoire militaire) et pour les jeux de rôle HeroQuest et Cyberpunk 2020.

Le cas qui nous intéresse ici ne fait pas partie de ses plus hauts faits d’arme scientifiques. C’est un livre écrit rapidement qui veut surtout faire comprendre à un public intéressé mais de loin pas spécialiste (et qui ne veut pas le devenir) qui est V. Poutine, peu après l’annexion de la Crimée et d’une partie de l’Est ukrainien en 2014-2015. Pour ce faire, pas de notes infrapaginales (l’auteur s’en excuse) et une structure simple en onze chapitres qui détaillent l’affirmation du titre. Aussi après avoir fait un sort au mythe du joueur d’échec (des règles fixes, un début de partie à égalité) qui se révèle être un judoka (opportuniste), M. Galeotti s’attaque au passé tchékiste du président russe, qui a principalement fait la chasse à l’opposant, loin de l’aristocratie des « rezidentura », les poste du Premier Directorat Principal du KGB à l’étranger capitaliste. Au chapitre suivant, l’auteur discute la volonté de V. Poutine de faire ressusciter l’URSS ou l’empire. Ni l’un ni l’autre ne sont l’objectif, par manque d’idéologie ou de volonté de remettre un Romanov sur le trône. La restauration du rang de la Russie, c’est autre chose. Pour cela, il y a d’étranges choix faits dans l’histoire russe, comme la Seconde Guerre Mondiale sans le communisme (p. 47-48). Le but premier, c’est de retrouver l’intérêt des Etats-Unis. Redevenir la grande puissance de la Guerre Froide mais sans être l’URSS. Ce qui donne plein de politiciens souhaitant être comme Poutine, mais pas faire de leur pays une autre Russie (p. 52), un pays qui a perdu son empire, comme la Grande-Bretagne et la France.

La quatrième correction que souhaite apporter M. Galeotti concerne la relation de V. Poutine à l’argent, qui n’est plus du tout celle des années 1990. Aujourd’hui, du fait de sa position, les millions rentrent tous seuls. Mais ils seraient en grand danger sans la présidence. La retraite alors serait un moment dangereux, se mettre à la merci du successeur … Autre point de discussion en Occident est le rapport de V. Poutine à l’eurasisme, ou toute autre philosophie politique. Sur ce point, l’auteur est en désaccord avec T. Snyder, qui pense justement que I. Ilyine est une source majeure d’inspiration pour V. Poutine (dans The Road to Unfreedom). Pour M.Galeotti, la Russie ce n’est pas le Mordor, pas la Corée du Nord avec des balalaïkas (p. 76) et son supposé conservatisme social s’arrête à la compétence. E. Nabioulllina dirige la banque centrale russe depuis 2013 … Autre trait saillant chez V. Poutine, c’est son aversion au risque. Peu de réactions impulsives, des nominations à des postes importants d’hommes de confiance (des gardes du corps, au moins trois), et des actions au succès garanti pour ne jamais apparaître comme perdant. Jusqu’en 2022, c’était pas si mal et sa popularité (septième chapitre) était très haute. Enfin du moins c’est ce que les sondages relatent, mais comme il n’y a aucun concurrent …

Pour ses proches, V. Poutine est d’une grande fidélité. Des amis peuvent être en difficultés, il y a de grandes chances que le Kremlin agisse. Les autres auront moins de chance, voir s’ils ont trahi, auront de gros problèmes. Un adversaire ça va, il pourra continuer sa vie, un traître non, comme le signale le chapitre suivant. Les deux derniers chapitres traitent de l’avenir, tel qu’il se présente en 2019. Tout d’abord, la conscience du peuple russe que tout ne se décide pas au Kremlin et ensuite la question de l’abandon du pouvoir. En 2019, l’auteur n’exclue pas la possibilité après 2024. Cette même année, le même Galeotti, dans ses entretiens radiophoniques ou ses conférences, ne voit pas comment cela pourrait être possible avec la guerre en Ukraine.

Court et direct, le livre atteint son but sans aucun problème. Le texte est truffé de cet humour anglais toujours appréciable, même si le tout est très oral. Conséquence de cette oralité, il y a parfois de l’argot un brin obscur. Cela n’a pas du être un très long processus d’écriture, sans doute juste un résumé des questions que l’on doit poser à l’auteur à chaque conférence grand public. De loin pas une biographie ni même le récit d’une carrière politique, mais qui a l’avantage de traiter de choses on ne peut plus actuelles. Pour qui ne cherche qu’une mise au point plaisante et informée, c’est un excellent livre.

(comment la candidature de Sotchi pour les JO a émergé, tout un poème p. 136 …8)

Le mythe du grand silence

Auschwitz, les Français, la mémoire
Essai d’histoire culturelle de François Azouvi.

Découvrir ce que l’on sait déjà, le retour.

Jamais l’Histoire n’avait tant ressemblé à l’Ancien Testament ! Albert Béguin, le 24 août 1945 dans Témoignage Chrétien, cité p. 54

Nous avons, il semble, pris la trilogie par le milieu en lisant Français, on ne vous a rien caché. La Résistance, Vichy, notre mémoire de F. Azouvi. Si rien ne manquait à la lecture de ce livre pour permettre sa compréhension, l’auteur avait changé d’avis sur le « Syndrome de Vichy » après l’écriture du Mythe du Grand Silence. Il reste que les deux sujets ne sont pas liés que chronologiquement, ils sont aussi liés dans la manière dont ils sont perçus à partir des années 1970 : la « découverte » de ce qui était connu de quasi tous mais où ces mêmes personnes veulent se persuader que c’est un scandale nouveau. Ce nouveau paradigme, français et occidental, qui voit la victime supplanter le héros entre 1945 et les années 1970, se met en place de manière très progressive et, bien sûr, avec de multiples facteurs.

F. Azouvi commence donc son analyse en 1944 avec la manière dont l’opinion publique apprend de manière libre, avec la reparution des journaux, la génocide des Juifs. Entre l’été 1944 et le début de l’année 1945, de nombreux articles parlent du sujet dans des journaux tant nationaux que locaux, confessionnels ou militants. Les déportés font clairement partie des « catégories d’absents » (W. d’Ormesson cité p. 25) et les photos de charnier ne sont pas absentes. Assez rapidement, une production littéraire apparaît, basée sur ce qui est su à la fin de la guerre. La souffrance spécifique des Juifs est donc connue des Français, mais elle prend place au sein d’un paysage de résistants fusillés et déportés et de victimes des combats. Il y a la volonté chez certains auteurs (y compris le grand rabbin de France p. 69) d’héroïser le déporté juif pour le placer au même niveau que le résistant déporté pour ses actes et pas pour ce qu’il est. Cette approche « franco-judaïque », être victime parce que Français, est aussi une manière de ne pas donner rétrospectivement raison aux Nazis (p. 41). D’autres enfin, plutôt catholiques, tentent de christologiser les victimes de l’Holocauste (le terme qui justement marque cette « annexion » chrétienne). Au sortir de la guerre, les élites intellectuelles françaises ne peuvent ignorer le sort des Juifs français et européens, un événement qui intègre les manuels scolaires dès la fin des années 40 (p. 64).

Le second chapitre explore l’entrée du génocide dans le monde de la fiction, tant romanesque que filmée. Les témoignages, nombreux dans les années 40, se raréfient dans les années 1950. De nombreux romans paraissent en France, essayant de rendre l’expérience concentrationnaire, vécue ou nom. Le Prix Goncourt récompense des romans qui abordent le génocide de près ou de loin en 1953, 1955, 1956, 1957 et 1959 (p. 121) ! Déjà en 1952 était publié un roman se plaçant du côté du bourreau avec Robert Merle: La mort est mon métier. Paru en 1950, le Journal d’Anne Frank est adapté au théâtre en 1957 et au cinéma en 1960. Les chiffres de vente du livre sont très important. Dès décembre 1945, le cinéma s’empare du sujet et une étape de plus est franchie en 1948, quand sort le film polonais La Dernière Etape, filmé à Auschwitz même. La décennie 1950 ne voit pas cette production s’assécher, tout comme la suivante.

La seconde partie du livre est consacrée par F. Azouvi à la place du génocide dans l’espace public. Au début des années 60 , deux évènements occupent l’espace public : le procès d’A. Eichmann à Jérusalem en 1961 (un consensus) et le succès polémique de la pièce de théâtre Le Vicaire (de R. Hochhuth) à partir de 1963. Le scandale du Vicaire, qui attaque frontalement Pie XII et son action durant la Deuxième Guerre Mondiale, prend justement place pendant le Concile Vatican II, moment de redéfinition des liens entre le catholicisme et le judaïsme. En fin de processus (en 1965), l’accusation de déicide à l’encontre des Juifs est retiré du Canon et disparaît de la liturgie pascale. Le lien entre le projet de réforme et le génocide est clairement fait par le cardinal Béa en 1963 (p. 196). En 1963 aussi, en même temps que sous l’influence de H. Arendt se trouve interrogée la « passivité » et la « collaboration »des Juifs, le génocide se trouve une métonymie : Auschwitz (p. 209).

Enfin, dans une dernière partie, F. Azouvi détaille à partir des années 1970 le changement de pied gouvernemental vis à vis du génocide, en même temps que s’impose la thèse du refoulé psychanalytique (p. 377, en France comme aux Etats-Unis) et que le génocide perd son horizon d’universalité (p. 329). En 1972 est révélé que le président Pompidou (en total décalage avec l’opinion publique p. 296) a gracié Paul Touvier, ancien milicien, en même temps qu’il demandait l’extradition de Klaus Barbie (ancien chef de la Gestapo à Lyon) à la Bolivie. Ce changement de pied se matérialise dans une politique judiciaire, bien dynamisée (souvent contre son gré) par S. Wiesenthal et les époux Klarsfeld. Le « consensus antitotalitaire » est fort, il y a une demande de compte générationnelle (pour qui sont-ils morts ? Pour Dieu, la France, rien ? p. 220), mais la libéralisation des médias permet aussi l’arrivée à lumière non seulement du révisionnisme mais aussi du négationnisme (p.317).

En 1987 a enfin lieu le procès Barbie. Celui qui a torturé J. Moulin est jugé pour la déportation des enfants d’Izieux. Pour l’auteur c’est la fin d’un processus de reconnaissance et de mémorisation du génocide en France (p. 382). L’Église catholique a fait acte de repentance en 1986, la même année où le maire de Paris J. Chrirac parle déjà de la responsabilité de la France au Vél d’Hiv’, annonçant le discours de 1995. En 1989, une plainte est déposée contre René Bousquet (ancien secrétaire général de la police de Vichy), un intime du président F. Mitterrand, que ce dernier ne peut plus protéger.

L’épilogue, enfin, aborde le devoir de mémoire et ses difficultés (Ricoeur et Todorov, Auschwitz comme tentation d’innocence p. 333) mais aussi l’attraction victimaire, chez les descendants ou d’autres groupes, mais également suscitant la mythomanie (fausse confession parue en 1995, p. 400).

Ouvrage très dense, documenté de manière très large, ce livre bénéficie en plus de l’usage d’une langue claire et légère. Ne s’interdisant pas des structures de chapitres complexes, il se lit avec un grand plaisir de lecture qui touche quand même à la dévoration. Mais sans se départir de sa scientificité, l’auteur laisse paraître un agacement face au phénomène de redécouverte, alors qu’à tout moment les informations sont là, distillées d’une infinie de façons, pour qui les cherche et enseignées de manière très précoce. Il y a bien sûr certains faits saillants, que nous ne pouvons tous citer ici, qui montrent que la réinvention de l’eau tiède est assez répandue. En 1947 par exemple est publié le premier livre consacré à la Résistance juive, distinguant ainsi héros et victimes, dans une claire échelle de valeurs (p. 69). Mais aussi qu’en 1953 est construit le premier monument commémoratif à Paris, avant Yad Vashem à Jérusalem. Un livre d’histoire des mentalités comme il y en a peu, un indispensable pour ceux qui veulent interroger les liens entre Histoire et Mémoire.

(les années 1970, c’est la mémoire chacun chez soi p. 329 … 8,5)

Le drame de 1940

Mémoires d’André Beaufre sur 1940.

Balades impromptues.

La jeunesse n’a pas toutes les qualités, mais l’expérience est un fardeau dont il est difficile de se dégager pour raisonner vraiment juste. (p. 88)

André Beaufre est un cas à part parmi les quatre généraux qui ont le plus contribué à mettre au point la doctrine de dissuasion nucléaire française. Si en mai-juin 1940, les « Quatre généraux de l’Apocalypse », Lucien Poirier (à Saint-Cyr), Pierre-Marie Gallois (à l’état-major de la 5e région aérienne à Alger) et Charles Ailleret (officier dans l’artillerie) sont déjà militaires, A. Beaufre est le seul à être au Grand Quartier Général. Il est aux premières loges pour suivre ce qui est peut-être la plus grande surprise géostratégique du XXe siècle.

Mais avant de conter ce qu’il a vu au printemps 1940, l’auteur veut décrire son parcours. Ses jeunes années parisiennes, la fin de la Première Guerre Mondiale (Prologue), son passage à Saint-Cyr à partir de 1921 où tout transpire le dernier conflit. Il y croise pour la première fois un ancien combattant qui y est son professeur d’histoire, le capitaine De Gaulle. Il choisit ensuite comme affectation le 5e Régiment de Tirailleurs à Alger. Au cours d’une mission de routine au Maroc débute la Guerre du Rif. Son baptême du feu a lieu en mai 1925 (p. 68) et il est sérieusement blessé. A l’hôpital de Rabat, il rencontre Lyautey. C’est aussi l’occasion de réflexions sur ce que fut la dernière guerre coloniale et A. Beaufre ne voit clairement pas la colonisation comme un échec (p.80-86). « Des remords non, beaucoup de regrets … » (p. 86). En 1929, avec une croix de guerre et trois citations, on lui refuse la possibilité de présenter l’Ecole de Guerre. En 1930, il est admis. Il y trouve l’enseignement très conformiste, arrêté à 1918, même si en 1932 on lui parle (déjà) de la bombe atomique. Breveté, il est envoyé en Tunisie mais est bientôt muté à l’Etat-Major à Paris. Là il découvre une machine à la pensée libre, mais aux chefs décevants. La modernisation se fait à pas comptés et le chef d’Etat-Major interdit toute diffusion d’idées sur la mécanisation et la motorisation. Passent les années, l’auteur est en charge de la réorganisation de l’Armée d’Afrique. Arrive l’été 1939, quand on propose à A. Beaufre d’accompagner la mission militaire franco-britannique en URSS en qualité d’interprète. C’est l’occasion de dresser un état des lieux de la situation en 1939, pour mettre en relief le poids de la victoire de 1918 et les avantages de la défaite pour les Allemands : pas de généraux victorieux à contenter, pas de fossilisation de la doctrine, pas de matériel déjà dépassé à faire durer, mais surtout comme en France après 1871, un esprit de revanche.

La mission conjointe franco-britannique à Moscou a pour objectif de recréer une tenaille contre l’Allemagne comme en 1914. La Petite Entente a échoué avec l’abandon de la Tchécoslovaquie en 1938. Mais pour être efficace, un soutien soviétique doit pouvoir agir contre les Allemands, ce qui emporte d’avoir des troupes soviétiques traversant des territoires polonais. Refus catégorique de ces derniers, et la mission militaire franco-britannique qui ne s’était pas assuré de ce « détail » avant (c’est cependant de niveau gouvernemental) tente de gagner du temps. A. Beaufre fait le voyage vers Varsovie pour tenter un infléchissement. En passant par Riga et rendant visite au chef d’état-major letton, il dit : « J’avais l’impression de rendre visite à des condamnés à mort … » (p. 223). Ribbentrop allait arriver à Moscou … Le 23 août, le pacte est conclut, une semaine plus tard débute l’invasion de la Pologne depuis l’Ouest et quinze jours plus tard, les Soviétiques viennent prendre leur part du gâteau. Sitôt la signature du pacte connue, la mission était repartie aussi vite que possible, et l’on ne peut pas dire que le futur général ait gardé un souvenir enchanté de son séjour soviétique (p. 245). Quand il arrive à Paris, la mobilisation a commencé.

Puis il ne se passe rien. Une attaque pour soulager les Polonais ? Non. Tout au plus un petit mouvement vers Sarrebruck (comme en 1870 note Beaufre). La production de matériel de guerre n’augmente pas et chaque groupe de pression veut démobiliser qui les fils de veuves, qui ses ouvriers etc. En janvier 1940, A. Beaufre suit le général Doumenc, avec qui il était allé en URSS, au QG Nord-Est. Aide de camp du major général, il voit passer tout ce qui lui est adressé. Il ne peut que constater le déséquilibre des forces, l’absence de solidarité militaire avec la Belgique, une armée « démodée, engourdie et bureaucratique », un commandement non éprouvé, un moral moyen et des citoyens ignorant la gravité de l’heure (p. 297). L’auteur raconte le cauchemar, mais aussi ce qui aurait pu produire un ressaisissement. Ce qui est sûr, il ne l’attendait pas de Gamelin et Weygand arrive bien trop tard, mais avec énergie (p. 314). Dans le repli du QG, l’auteur assiste à la prise de contact entre Churchill et De Gaulle à Briare (p. 341). Dans l’épilogue, enfin, A. Beaufre condense sa pensée sur les évènements (l’inaction à l’extérieur dès 1936) et les hommes, dominés comme les pays par le Destin, s’ils n’ont pas pu prévoir les périls à temps et les conjurer.

Le livre fait évidemment penser à Marc Bloch. Les deux témoignages sont complémentaires, indéniablement, même si A. Beaufre rédige son texte bien plus tard. Il ne peut donc être exempt d’une certaine téléologie. Lui ne voit pas les conséquences du non armement du personnel du service des essences, mais il constate le divorce complet entre la politique extérieure et les armées. Et le réquisitoire final (p. 252), 25 années après les faits, est encore violent, avec un énervement bien palpable. Est-il trop dur avec le refus polonais de l’été 1939 (il y a louvoiement polonais dans les années 30, y compris prise de territoire tchécoslovaque en 1938) ? L’auteur ne dit pas qu’ils ont eu raison, comme les faits le démontrent ensuite. A. Beaufre a une vision très gaullienne (et sans doute teintée de ses observations des années 1960) de l’URSS, pour qui c’est toujours la Russie et ses objectifs impérialistes traditionnels, sous le masque du bolchevisme.

Du point de vue formel, c’est un peu moins bien. Les notes de l’éditeur (auteur reconnu lui-même, dans un autre registre, et dont la présentation remplit bien son œuvre) nous ont semblées mal calibrées pour le public visé, qui ne peut être que déjà informé. Beaucoup des notes infrapaginales nous sont apparues inutiles, d’autres nous paraissaient manquantes. Une même, à la p. 140, nous semble fausse (K. Haushofer comme inventeur du concept politique d’espace vital à la place de F. Ratzel, sur ce point voir Black Earth de T. Snyder). Les noms propres auraient pu être vérifiés (par exemple Trondheim p. 290) et les coulures noires dues à l’impression ne sont pas du plus bel effet … Le livre se dévore et le regard porté par le général sur le lieutenant est intéressant, entre nostalgie du Maroc et conscience que les guerres de décolonisation ont rendu la vie morale des jeunes officiers beaucoup moins simple que ne fut la sienne.

(ce chassé-croisé nationalistes/pacifistes de 1936 est très bien décrit p. 117 …7)

The Road to Unfreedom

Russia, Europe, America
Essai d’histoire du temps présent par Timothy Snyder. Existe en francais sous le titre La route pour la servitude : Russie – Europe – Amérique

Toutes les routes mènent à la troisième Rome ?

It makes a difference whether young people go to the streets to defend a future or arrive in tanks to suppress one. (p. 155)

The simplest way to make others weaker is to make them more like Russia. (p. 252)

L’œuvre de T. Snyder comprend deux versants. Le premier est historique, centré sur les années 1920 à 1950 en Europe centrale et orientale. Le second a pour objet le XXIe siècle politique, avec une zone géographique étendue à l’Europe occidentale et aux Etats-Unis. Ce livre fait partie de la seconde catégorie (qui a l’avantage de ne pas parler constamment de meurtres de masse).

Le plan du livre est d’une grande intelligence. L’introduction démarre avec l’année 2010 à Vienne, au moment de la naissance du fils de l’auteur, la veille du jour du crash de l’avion du président polonais à Smolensk. A ce moment là, comme déjà l’auteur se le disait avec son ami Toni Judt dans leur livre commun en 2009, le capitalisme semblait inaltérable et la démocratie inévitable. Mais les années 2010 allait remettre très sérieusement cette idée en cause. Le premier chapitre, intitulé « individualisme et totalitarianisme (2011) », raconte la découverte par les sphères gouvernementales russes d’Ivan Iline, un fasciste russe expulsé d’URSS et mort dans les années 1950 en Suisse. Adepte d’une sorte de fascisme chrétien (mais rejetant Dieu p. 21 …), il veut préparer la fin du bolchevisme mais pas pour faire de la Russie (éternelle, virginale et toujours victime de l’Ouest), une démocratie faiblichonne mais bien pour qu’elle sauve le monde sous la conduite d’un rédempteur infaillible qui apparaîtrait d’un coup d’un seul.

Le deuxième chapitre nous fait avancer d’une année, pour une analyse du tournant que fut 2012 en Russie, avec l’alternative du titre : succession ou échec. En 2012, après un mandat en tant que président, Medevedev rend sa place à Poutine. Quelques milliers de Russes manifestent contre la fraude électorale manifeste (qualifiés de déviants par le Kremlin p. 51-52) et Poutine fait passer la Russie dans la situation où il n’y a plus de principe de succession à la tête de l’État : lui pour l’éternité. Et comme l’on ne veut plus vraiment parler de l’avenir (tout tracé), on regarde en Russie vers le passé, en particulier 39-45. Enfin non, justement pas 39-45 avec le pacte et l’invasion de la Pologne, mais plutôt 41-45. Retrouver l’empire perdu en 1991 …

Le chapitre suivant nous porte donc en 2013, quand se pose en Ukraine la question d’un rapprochement avec l’Union Européenne, cet ensemble intégré d’anciens empires, auquel Poutine ne voulait plus adhérer en 2010 mais qu’il souhaitait agréger à la Russie (p. 80). Le projet russe concurrent, c’est l’Union eurasiatique (une idée déjà vieille de plusieurs décennies, née en URSS). Et comme l’Union Europénne et les Etats-Unis sont maintenant perçus comme des dangers, il faut agir contre eux dans le champ informationnel (RT) et en finançant des partis donc le succès pourrait servir.

Comme l’on pouvait s’y attendre, 2014 voit l’Ukraine occuper une bonne partie du chapitre. L’auteur a été très proche des manifestations de Maidan. L’accord avec l’Union Europénne n’étant pas signé, des semaines de manifestations et de répression sanglante se concluent par la fuite du président ukrainien Yanoukovitch mais aussi par l’invasion de la Crimée par le Russie, suivi de la fausse guerre civile au Donbass en 2015. Il fallait neutraliser ce mauvais exemple de changement et d’indépendance aux portes de la Russie.

Mais les opérations russes dans le champ informationnel ne se sont pas limitées à l’Europe. Un conseiller de Yanoukovitch, qui avait emporté avec lui ses techniques depuis les Etats-Unis y retourne pour des mettre au service de Trump en 2015. D’un oligarque à l’autre ajoute même T. Snyder, de manière un peu forcée (p. 123). Y voyant un intérêt et connaissant le personnage depuis de nombreuses années, les services russes vont donner quelques coups de pouce à celui qui est in fine le candidat républicain à la Maison Blanche. En plus de fonds, la divulgation de courriels dérobés aux démocrates et la diffusion de rumeurs auprès d’un public sélectionné (dans un pays où le niveau des inégalités se rapproche dangereusement du niveau russe) font aussi partie de l’arsenal déployé.

Toujours plaisant à lire, parfois même légèrement amusant, l’auteur réussit à montrer le changement qui a affecté la Russie en six années (même si certains signes avant-coureurs pouvaient déjà se voir en 2006) en replaçant les évènement dans une trame politique de l’inévitabilité (fukuyamaoïde) / politique de l’éternité mais aussi en prenant en compte l’état de la société étatsunienne (drogues, inégalités reparties à la hausse dans les années 1990, réduction des possibilités de voter dans certaines régions etc.) et le besoin des médias en amusement livré à échéances régulières. Si certains passages sont absolument brillants (dont bien sûr ce qui se passe dans sa zone d’intérêt premier, mais aussi sur le schizofascisme p. 150), il est des affirmations simplistes quand on est plus dans une thématique d’Europe occidentale. La grande passion et les grands espoirs que nourrit l’auteur pour l’Union Européenne peuvent lui faire perdre de vue qu’il peut exister d’autres raisons à des politiques que ceux qu’il nomme (les motifs allemands à rejoindre la CECA p. 72-73 par exemple). Pareil pour l’enrichissement des nations européennes via les colonies (p. 75) ou dans son analyse du positionnement politique du Front National en France.

Un regard désespérant sur la stase russe alimentée par un fascisme mystique, sans porte de sortie visible. Et encore, le livre s’arrête en 2016 …

(Yanoukovitch est le premier président à chercher refuge dans le pays qui envahit le sien …7,5)

Padre Pio

Miracoli e politica nell’Italia del Novecento.
Essai historique sur Padre Pio et son temps par Sergio Luzzatto. Traduit en français sous le titre Padre Pio. Miracles et politique à l’âge laïc.

Saint et martyre ?

Son image est partout en Italie, dans des cafés, sur des camions, mais aussi partout dans le monde où se trouvent des Italiens. Il est l’équivalent du t-shirt du Che. Padre Pio est cette figure barbue portant des mitaines faisant partie du paysage normal pour les Italiens, adeptes ou non, croyants ou non. En premier lieu, c’est un moine capuçin canonisé (en 2004) que des gens encore vivants aujourd’hui ont pu voir et à qui ils ont pu parler, puisqu’il est mort en 1968. Dans tout le répertoire des saints, c’est une particularité. Son autre particularité, c’est de porter des stigmates, comme François d’Assise au XIIe siècle mais, cas unique, en étant prêtre. A ce titre, il devient un Autre Christ. Pour la Sainte Eglise Romaine, ce devrait être le ravissement. Eh bien, non …

Padre Pio, dans son couvent du Gargano, est supposé avoir reçu les stigmates le 20 septembre 1918. Par un effet convergent de la Contre-Réforme tridentine, de scientisme post Première Guerre Mondiale et de conservatisme antidémocratique, le Vatican de manière générale ne voit pas d’un bon œil l’émergence d’un saint vivant, à la réputation de producteur de miracles et stigmatisé et qui draine lettres (700 par jour en 1919 p. 57), foules et offrandes (même si la hiérarchie ecclésiale n’est pas univoque).

Pour ne pas prêter le flanc aux sceptiques de tous ordres, l’Église catholique est en effet devenue méfiante devant le miracle depuis le XVIe siècle (pour ne pas se retrouver à nouveau avec des saints lévriers ou devoir gérer une imposture dévoilée). De plus, dans un environnement saturé en gueules cassées (stigmatisés du modernisme p. 7) mais aussi devant l’automutilation de combattants, l’apparition d’un stigmatisé répond peut-être à un besoin de sacralité identificatoire mais rend aussi certains médecins mandatés très suspicieux. Chez ces derniers ont soupçonne l’usage de moyens chimique, et cela va chez le Père Gemelli (futur premier recteur de l’université catholique de Milan tout de même et qui donnera son nom à l’hôpital universitaire catholique de Rome où sont soignés les papes) jusqu’à détecter des maladies mentales chez Padre Pio. Enfin, dans une Eglise italienne qui pleure encore la prise de Rome en 1870 et qui ne voit pas forcément un problème dans la montée en puissance squadriste contre le bolchevisme, la piété incontrôlable qui touche toutes les classes sociales dans ce Mezzogiorno reculé et arriéré qui se transforme en culte d’un moine à peine formé théologiquement n’est pas la bienvenue. L’Église va retrouver son magistère moral et son influence sur les classes dirigeantes en Italie et ce qui peut être un terrible imposteur peut tout mettre par terre. Les stigmates sont des signes de Dieu au XIIe siècle, des preuves au XXe, avec des réactions forcément différentes (p. 11), même si, à partir de 1926 en Italie, l’Autre Christ c’est Mussolini (p. 192).

S. Luzzatto présente dans ce livre l’irruption de la sainteté publique et éclatante dans une Italie qui vient de passer au travers d’une Première Guerre Mondiale dévastatrice et au résultat qui ne pouvait être que décevant. Il montre certes les effets sur la piété populaire de Padre Pio mais surtout les conséquences politiques, dans l’Église et en dehors. Il est ainsi entouré de notables locaux, fascistes de la première heure pour certains, d’affairistes (dont un qui régnera en grande partie sur le marché noir de la France occupée), de fils et filles spirituels qui agiront dans le but de son acceptation par le Saint Siège et pour accroître sa renommée. Si la période allant de 1919 à la veille de la guerre est surtout marquée par la répression, Pie XII est plus conciliant. L’après 1945 voit tout de même la captation de fonds américains pour la construction d’un hôpital proche de son couvent … Mais les papes suivants restent méfiants (résumé p. 385), sans pour autant retourner à la répression (quasi interdiction des activités pastorales) et aux volontés d’exiler Padre Pio loin de sa base (le gouvernement italien s’y oppose toujours pour des raisons d’ordre public avant 1945).

S. Luzzatto n’est visiblement pas un adepte de Padre Pio (mais il est aussi peu probable qu’il soit catholique …), et ce livre est très loin de l’hagiographie. La lecture commence presque avec le plagiat par le Padre du témoignage d’une autre stigmatisée pisane (p. 30-31) ! L’auteur est aussi plus que sceptique en ce qui concerne la réalité des stigmates, preuve à l’appui, sans cependant pouvoir être 100 % sûr. Les miracles sont à peine évoqués, assez souvent le texte est à deux doigts de la raillerie ou ils servent d’introduction à un bon mot (p. 292). Mais l’auteur est équanime, parce qu’il n’est pas avare ni dans la description des profiteurs de Padre Pio ni de tout ce que tentent ses ennemis (le père Gemelli ne s’avouera jamais vaincu, même dans les années 60). Il est tout de même question de la damnatio memoriae d’un vivant (p. 174) !

Le texte en italien est exigeant. D’une très haute qualité littéraire et avec ses petites touches caustiques, il demande un petit temps d’adaptation. S. Luzzatto a toutes les armes pour guider le lecteur dans les temps troublés italiens qui font suite au premier conflit mondial et aux luttes qui y prennent place, y compris dans ce petit village des Pouilles qu’est San Giovanni Rotondo avec sa société principalement analphabète, son histoire propre et les échos encore en 1920 des violences du Plébiscite de 1860 (p. 105). Mais il faut aussi avoir quelques bases en réducisme, en biennio rosso et en post-fascisme des années 60 (un milieu qui voit beaucoup d’hagiographes de Padre Pio, p. 382-383) où la nostalgie pour Mussolini rencontre la passion pour Padre Pio, doublé par un grand besoin de miracles dans ce tourbillon de changements en Italie … Le problème viendrait plus des reproductions de photographies dans le texte qui ne sont pas légendées. Certes elles sont étroitement en relation avec le propos mais ce n’est pas toujours évident. Il n’y a pas plus de bibliographie générale dans ce volume qu’il n’y a de table des illustrations.

Un livre capital pour comprendre l’Italie contemporaine à l’ère du média de masse et après.

(Padre Pio serait apparu à des aviateurs de la RAF, p. 292, pour les dissuader de bombarder le Gargano …8,5)

S’adapter pour vaincre

Comment les armées évoluent
Essai historique sur l’innovation et les armées par Michel Goya.

Beaucoup de facteurs.

Dans la dialectique de l’affrontement, les acteurs peuvent prendre conscience de défauts, de manques qu’ils ont, tant au niveau matériel qu’au niveau de leurs pratiques (doctrines, tactiques, etc). Ils ont alors parfois l’idée de s’améliorer, de s’adapter à la situation, ce qui peut en retour déclencher un processus d’adaptation chez l’adversaire et ainsi de suite. C’est ce processus que veut distinguer M. Goya dans ce livre en prenant appuis sur sept cas concrets, étalés sur deux siècles.

Le premier de ces cas est l’armée prussienne, cueillie à froid par la rencontre avec les armées de la Révolution et de l’Empire. Pour remédier à son problème de nombre, elle met en place un système de réserves qui lui permettent d’aligner beaucoup plus de régiments quand elle reprend le combat et participe à la bataille de Leipzig (1813) ou lors des Cent Jours. Son effort organisationnel se double de la mise en place d’un état-major suprême permanent, une première mondiale (alors que les autres puissances montent une structure de commandement à chaque nouveau conflit), associé à un institut de formation supérieur, la Kriegsakademie. L’effet se voit entre 1864 et 1870, entre la guerre du Schleswig, la guerre contre les Habsbourg et la guerre contre la France, où la Prusse établit sa domination dans l’espace germanique puis en Europe, appuyé sur un matériel qui fait changer du tout au tout les tactiques héritées du XVIIIe siècle. Pour la IIIe République, la défaite n’est pas encore étrange, mais bien intellectuelle.

La France est justement le cas suivant de l’auteur, avec un chapitre sur ce qui est sa grande spécialité : l’innovation lors de la Grande Guerre. Passé la redécouverte que la puissance de feu annihile toute idée de manœuvre en terrain découvert, l’armée française doit gérer la stagnation du front, conséquence de l’enterrement. S’ensuivent de très nombreux processus d’apprentissage (la guerre de tranchée, ou plutôt son retour) mais aussi d’innovations techniques, tactiques et doctrinales qui doivent permettre de dépasser le blocage. Faire plus n’a pas marché (un plus gros assaut), il faut donc faire différemment : le tank, l’avion, le camion mais aussi l’équipement de l’infanterie en armes collectives, une logistique repensée avec les besoins fous en munitions et la nécessité de pouvoir déplacer des troupes en quantité et rapidement là où il n’y a pas de voies de chemin de fer.

Dans le troisième chapitre, on assiste au premier changement de milieu du livre avec les évolutions de la Royale Navy entre 1880 et 1945, entre le premiers cuirassés à propulsion motorisée, les Dreadnoughts et le lent déclin qui fait suite à la Première Guerre Mondiale, entre concurrence internationale à peine masquée par les accords de limitation de flotte et ratage du tournant de l’aéronavale dans les années 1930. En réalité, la Grande-Bretagne combat en 1940 avec la flotte de 1920 et tout ce qui a été construit pendant la Deuxième Guerre Mondiale n’existe plus en 1962, parce qu’économiquement insoutenable (p. 146).

Parallèlement, la Grande Bretagne devait aussi équiper sa nouvelle armée née en 1918, la Royal Air Force. Cette dernière, dans un grand élan douhetiste, devait bombarder l’Allemagne pour forcer sa population à demander l’arrêt des hostilités. La tâche est confiée au Bomber Command, tandis que les Etats-Unis déploient la 8e et la 15e Air Force avec le même objectif. De jour (les étatsuniens) comme de nuit (les britanniques), deux millions et demi de tonnes de bombes sont lancées sur l’Allemagne entre 1939 et 1945. C’est l’équivalent de 300 bombes A. Les dégâts de tous ordres sont considérables, mais les assaillants eux-mêmes perdent 40 000 bombardiers et 100 000 aviateurs.

Le chapitre suivant détaille les changements qu’induit l’arrivée de la bombe atomique, créée dans un contexte de guerre et dont l’utilisation se fait dans un contexte de grands bombardements meurtriers au Japon. Mais sitôt après la première utilisation, la théorie rattrape la pratique. Cinq ans après, elle n’est pas utilisée en Corée et le niveau gouvernemental ne laisse pas le militaire libre de faire ce qu’il veut. Il y a un peu l’inverse dans le sixième chapitre ou le gouvernement laisse faire le militaire, voire même l’abandonne : en Algérie. Mais ici, pas question d’usage d’armes atomiques. Il faut revenir à la guerre au milieu des populations, alors que presque tout l’entraînement tourne autour du futur choc avec les troupes soviétiques. Il faut donc s’adapter, comme prendre acte que les hors-la-loi attaquent les militaires, que l’aviation à réaction ne sert à rien et que l’hélicoptère a autant de noblesse que le saut opérationnel.

M. Goya s’attaque ensuite aux évolutions de l’US Army entre 1945 et 2003, entre une réduction de 90 % une fois la guerre finie et l’apparition d’un nouvel ennemi stratégique et la guerre en Iraq. Une fois l’emballement nucléaire dépassé, la confrontation avec la guerre insurrectionnelle est traumatisant, d’autant plus qu’il n’y a finalement très peu de combattants, trop de services de soutien et d’état-majors (un colonel pour 163 personnels en 1968 au Viêt-Nam p. 329) et trop de rotations pour accumuler de l’expérience. Préparée pour l’AirLandBattle contre le Pacte de Varsovie, l’US Army se retrouve à devoir négocier avec des chefs de villages afghans …

Comme à chaque fois, avec M. Goya, on en a plus que pour son argent. Voilà 370 pages de texte bien dense, mais toujours agréable à lire. L’appareil critique a été réduit mais les lecteurs intéressés trouveront néanmoins plein de choses dans les notes. Sur la forme, un bon mélange entre l’érudition et la volonté de chercher un public large mais un minimum informé. Une relecture plus attentive encore de l’éditeur aurait pu éviter quelques maladresses résiduelles. Pour ce qui est du contenu, la partie sur la Première Guerre Mondiale sort du lot, parce qu’elle est clairement la spécialité de l’auteur (comme on a déjà pu le voir dans ses autres ouvrages chroniqués dans ces lignes). Nous pourrions discuter de la biographie de von Moltke (p. 32) ou de l’éventuelle surestimation de la Gestapo (p. 193), mais ce ne sont là que des vétilles, surtout s’il l’on met en regard la réflexion sur ce qu’aurait apporté la bombe atomique à la France en 1939 (p. 198), les équivalences de coût du V2 (p. 179) ou l’excellent résumé des contraires tactiques à réconcilier à la fin du XIXe siècle (p. 40) ou encore le passage sur la terrible erreur de diagnostic civil et militaire faite en 1954 en Algérie (p. 262).

Dans l’attente de l’analyse du conflit russo-ukrainien par M. Goya une fois ce dernier fini …

(au Viêt-Nam les combats sont trop rapides pour que les appuis puissent intervenir p. 330 … 8)

Les quatre guerres de Poutine

Recueil de chroniques sur la Russie entre 2015 et 2018 de Serguei Medvedev.

Sic. Saignement oculaire.

Les dernières initiatives des législateurs russes s’inscrivent dans la droite ligne idéologique de la tradition politique nationale où l’histoire est servante du pouvoir, une ressource de plus à la disposition de l’État, au côté du blé, des fourrures, du pétrole et d’une population résignée. Comme on dit, le passé de la Russie est imprévisible. p. 283

Il est difficile de savoir qui lit ou peut lire en Russie les chroniques de S. Medvedev qui sont rassemblées dans ce livre (et peut-être initialement parues dans le média en ligne Radio Svoboda). Par contre on sait que l’auteur n’écrit plus depuis la Russie. Parce que au vu des propos peu amènes, il est fort à parier que S. Medvedev n’y habite plus à l’heure actuelle, vu qu’il est encore libre. Mais il y vivait encore en 2018 quand ce livre est paru pour la première fois et a pu observer son pays après la conquête de la Crimée. Historien spécialiste de l’époque post-soviétique, S. Medevedev est très bien placé tant par son expérience personnelle que par ses connaissances pour décrire la trajectoire de la Russie depuis la fin de l’URSS.

Et cette trajectoire est définie par quatre axes qui forment une partie importante de la politique de V. Poutine depuis au moins quinze ans (le discours fondateur de 2007 à Munich a acquis une autre résonance encore depuis février 2022) : le premier est territorial, le second se situe dans l’ordre du symbolique, le troisième est biopolitique (au sens de M. Foucault) et enfin le dernier se concentre sur le champ mémoriel, celui où même le passé n’est plus sûr.

Avec ce livre, S. Medevedev décrit une Russie toujours malade de l’URSS, un pays qui n’arrive pas à tourner la page des années 1980. Son personnel politique actuel en vient en ligne directe il faut dire. Mais c’est aussi une Russie qui n’a pas accepté la fin des colonies. Ce qui a aidé la France, en comparaison, pour passer le cap au début des années 1960, c’est qu’elle n’était pas une puissance nucléaire forte de milliers de têtes en compétition directe avec les Etats-Unis. Et donc depuis, une bonne partie de la population et de la classe politique russe vit dans le souvenir, une obsession qui pousse même à se comparer défavorablement à l’une d’elles, l’Ukraine, ce qu’aucune ancienne grande puissance colonisatrice n’avait jamais fait (p. 338). La politique territoriale est étroitement lié au champ symbolique, puisqu’il faut ajouter des terres à l’empire tout en montrant son exceptionnalisme au monde. Sur ce point, le culte de la Victoire contre le nazisme (excellente description p. 129) joue un rôle de premier plan, notamment dans la qualification de l’ennemi. En vérité, qui n’est pas aligné sur la Russie est forcément héritier du nazisme. Une réécriture de l’histoire est forcément nécessaire dans cette optique, couplée à une recherche obsessionnelle de l’exemple étatsunien sur lequel se baser : pourquoi les Américains et pas nous (p. 75, p. 79 sur la conduite de la guerre technocentrée en Syrie) ?

La biopolitique quant à elle se retrouve sous plusieurs aspects dans les chroniques de S. Medevedev. Le premier est la tentative de redressement démographique de la Russie, avec son corollaire de discrimination à l’encontre des homosexuels. Mais font aussi partie du panel l’utilisation des athlètes (le dopage d’État et sa découverte) et la représentation corporelle du président Poutine. L’auteur y voit un signe de l’état de la Russie : il faut démontrer sa vigueur et l’inquiétude se fait jour en cas d’absence du président (ou d’absence de communication). Comme au Moyen-Age, le corps est nécessaire au fonctionnement de l’État mais c’est aussi une ressource, comme le montre très clairement la guerre en Ukraine et la mobilisation partielle. Avec le passé comme horizon, la politique mémorielle est centrale. Le révisionnisme règne en maître, mais l’inertie aussi (p. 294, avec le botox du président). Ainsi, le goulag n’existe presque plus, la Grande Purge se réduit à des blagues … La fin du libre, d’une grande qualité littéraire comme beaucoup des chroniques, est emblématique : un officier révolutionnaire décembriste de 1825 revient en décembre 2015 à Moscou pour être arrêté par la police anti-émeute et être renvoyé en Sibérie …

Très plaisant à lire, le livre souffre cependant d’une traduction pas toujours parfaite même si les notes de l’éditrice sont d’un grand secours pour expliquer les allusions à la politique intérieure russe où à l’histoire que distille l’auteur. Le style est très mordant et c’en est jouissif et pas au détriment d’informations étayées, même si l’auteur ne peut pas être non plus dans la parfaite objectivité. En creux et de manière involontaire, il montre aussi certains éléments culturels russes qui peuvent exercer un appel sur le public français, comme par exemple la question linguistique (p. 175-179).

Y a-t-il quelque chose à retrancher en 2023 de ce que S. Medvedev a observé entre 2015 et 2018 ?

(en 2015, la charia orthodoxe à Donetsk p. 51 dans une comparaison juste et folle … 8,5)

La Grande Illusion

Comment la France a perdu la paix 1914-1920
Essai d’histoire diplomatique de Georges-Henri Soutou.

Presque aucun gagnant.

La crise européenne de juillet 1914 ne prend pas fin comme ses devancières du Coup d’Agadir (en 1911) ou des guerres balkaniques des années 1912-1913. Les conseils de prudence ou de modération dans les deux grandes alliances du continent (Triplice et Triple Entente) au cours de ces crises se sont transformés en soutiens, par peur que la retenue mène à la dissolution de l’alliance et à un isolement dangereux. Et dans la situation où le premier pays qui arrive à générer des forces par la mobilisation et à les acheminer le plus rapidement à ses frontières acquiert un avantage tactique déterminant, l’atermoiement est un danger bien trop grand.

En juillet 1914, la Serbie repousse l’ultimatum austro-hongrois (plus précisément le seul point attentatoire sa souveraineté) et la Russie fait monter la pression en faveur des Serbes. La France ayant besoin de la Russie pour occuper l’Allemagne à l’Est, elle s’oppose au mieux mollement aux initiatives russes. Schéma identique en Allemagne en soutien de la double monarchie. Les troisièmes membres (Royaume-Uni et Italie) des deux alliances sont plus réservés. Les Britanniques ne prennent définitivement position qu’avec l’invasion de la Belgique neutre par l’Allemagne et l’Italie négocie son changement de camp en 1915.

Le Concert des Nations du Congrès de Vienne n’existe plus et la logique d’alliance née de la guerre industrielle prend le pas, mais ce ralliement de l’Italie à la Triple Entente, comme l’entrée en guerre des Etats-Unis en 1917, démontre que la diplomatie reste un levier même après le début des combats.

Se plaçant du côté français, le livre analyse les aspects diplomatiques de la Première Guerre Mondiale jusqu’en 1920 en débutant avec l’état des lieux des années 1910, entre des objectifs d’encerclement de l’Allemagne (l’opinion majoritaire dans les cercles gouvernementaux français) et des tentatives de rapprochement avec l’ancien ennemi. La question de la Belgique, cruciale en cas de guerre, est aussi débattue. L’été 1914 est un chapitre en soit entre chèque en blanc français aux Russes (p. 56), la mobilisation secrète en Russie et les regrets ensuite. Le chapitre suivant décrit les relations aux pays neutres qui prennent en importance une fois acté que la guerre prendra plus que quelques mois, mais aussi à la coordination nécessaire entre Alliés, notamment en ce qui concerne les buts de guerre (progressivement élaborés jusqu’en février 1917, et ce n’est pas toujours le ministre qui décide p. 126). Ces mêmes buts de guerre sont ensuite détaillés : la question de l’unité allemande, les nationalités à libérer (mais sans Anschluss p. 324!), un nouveau système international et les buts de guerre économiques. En 1917 prennent aussi place des négociations secrètes dans un contexte de guerre sous-marine et de révolution en Russie, passant souvent par la Suisse, mais qui n’aboutissent pas (sixième chapitre).

Vient ensuite 1918 et les avancées alliées vont réactualiser la question des nationalités (pas toujours en suivant les principes wilsoniens). Les armistices ne sont pas de simples pauses dans les combats mais engagent déjà l’avenir. Hélas les traités de paix de 1919 et 1920 ne concrétiseront de loin pas tous les objectifs français. La rive gauche du Rhin n’est pas sous domination française, pas plus que la Belgique et ni la Sarre ni le Luxembourg ne sont rattachés à la République. En Europe centrale, Paris réussit néanmoins à enserrer l’Allemagne dans un réseau d’alliés aptes en théorie à se défendre (Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Roumanie et Pologne, mais qui ont aussi leurs frontières historiques p. 360 comme sources de tensions). Mais surtout, devant les réticences des Alliés à aider économiquement à la reconstruction de la France et à garantir sa sécurité (les Etats-Unis ne ratifient pas le Traité de Versailles, p. 337-338), il faut penser à devoir revoir l’Allemagne comme un partenaire économique, pas forcément majeur mais néanmoins utile (sans parler du danger communiste). En fin de compte, le Concert des Nations de 1815 est revenu mais dans une forme beaucoup plus faible (pas de négociations avec les vaincus, wilsonisme déstabilisant mais un Traité de Versailles très dynamique dans ses effets). Les millions de morts de la guerre vont grandement peser sur les deux décennies qui suivent. La démocratie libérale qui était sensé avoir gagné en 1918 allait prendre de plein fouet la crise de 1929.

L’auteur ne se cache pas longtemps : il prend le contre-pied de ce que J. Keegan a pu faire. On ne sera pas ici au ras des tranchées ou dans ce que renifle le fantassin mais au niveau où les choses se décident. Le taxi de V. Zelensky a son importance, surtout qu’il ne l’a pas pris. Les chapitres sont assez autonomes, avec quelques rappels, dont certains sont même des reproductions à l’identique de paragraphes entiers. Sont-ce là les traces d’un cours qui a existé avant le livre et qui pourrait aussi expliquer certaines interventions plus personnelles de l’auteur (p. 67 ou p. 156 par exemple) ? Il y a à l’opposé peu de notes infrapaginales et quelques cartes, les sources et la bibliographie étant à l’évidence très indicatives : là encore, une question de format voulu par l’éditeur.

Le tout se lit avec une grande aisance, malgré les évolutions historiques parfois très ramassées et compliquées. On y retrouve tout ce qui fait le style de l’auteur, avec un discours acéré, une vive volonté de précision et une idée pédagogique de la formule choc. Surtout il combat avec succès l’idée que l’on peut se faire (et que nous nous sommes aussi faite) en ne suivant que les opérations militaires, passant de la Marne à la Somme et aux Dardanelles sans avoir aussi conscience de la stratégie de la France et des Alliés et dans ce cas, de l’action diplomatique. Il y a Union Sacrée, mais J. Caillaux, député et ancien président du Conseil, est emprisonné en janvier 1918 parce qu’il souhaitait une paix négociée. Les combats ne cessent pas, mais il y a des timides tractations (avec très peu de chances de succès dès le départ) dans le but d’arrêter le massacre. Le gouvernement annule l’offensive Nivelle en 1917 avant que Poincaré, président de la République, ne cherche à la rétablir (p. 215). Tout cela a été écrasé par le mythe tout entier tendu vers la Victoire (et elle seule) après la Guerre mais G.-H. Soutou rappelle que la politique n’a pas disparu pendant la Première Guerre Mondiale.

(en 1916 avec la conscription britannique et les difficultés russes, la guerre passe d’une affaire essentiellement franco-russe à une affaire franco-britannique p. 77 … 8,5)