Introduction à la stratégie

Traité de stratégie par le général André Beaufre.

Il y a des intangibles.

On enterra l’idole sans s’apercevoir que les reproches qu’on lui adressait provenaient de ce qu’elle avait déjà été trahie. p. 24

La stratégie est un domaine où l’on aime bien, à intervalles réguliers, réinventer le fil à couper le beurre. On reprend de vieux concepts, un peu de marketing de soi et voilà comment relancer une carrière. Avec A. Beaufre, rien de tout cela. Tout d’abord, il fait partie de la toute première vague de théoriciens du fait nucléaire en France. Ensuite, il spécifie expressément ne rien inventer et ne surtout pas dégager de « lois stratégiques » et souhaite le développement d’une pensée stratégique. Praticien, il a vu à quoi ce que l’absence de réflexion stratégique peut conduire : il est au Grand Quartier Général en 1939, sert en Indochine, commande lors de l’opération de Suez et finit sa carrière à l’OTAN. Mis en retraite en 1962, il commence son œuvre théorique.

Le livre se découpe en quatre parties. La première présente la stratégie, avec ses buts et moyens, ses subdivisions et ses principes. La seconde partie s’intéresse à la stratégie classique, celle des opérations terrestres (lien bataille / théâtre). La partie suivante est celle de la stratégie atomique, une invention qui renouvelle totalement le champ. Les modalités sont détaillées (destruction préventive des armes, interception, protection physique et menaces de représailles), conduisant à la dissuasion et aux dissuasions complémentaires (l’arme atomique ne remplace pas les armées). L’auteur ajoute un petit historique de la stratégie atomique, entre le monopole étatsunien de 1945 et l’avance soviétique en matière de missile intercontinentaux qui est résorbée au début de la décennie 1960.

Enfin la dernière partie est celle de la stratégie indirecte et ses différents types de manœuvre, notamment dans le cas de la guerre révolutionnaire (on vise la lassitude de l’adversaire) ou de la manœuvre de l’artichaut (action brusquée devant déboucher en 48h sur le fait accompli, avant de recommencer quelques temps plus tard ). Quelques idées pour parer ses manœuvres complètent ce livre de 180 pages de texte, avant une note finale assez anti-hégelienne promouvant la prééminence des idées.

C’est court, concis et bien construit. Malgré l’expérience personnelle et tout ce qu’il a pu apprendre, le livre ne va pas très profondément dans les exemples. Au contraire, on est le plus souvent dans des allusions et des demi-mots (p. 122 par exemple). Fraîchement retraité, A. Beaufre n’a, semble-t-il, pas forcément envie de se fâcher avec d’anciens collègues ou de mettre en difficulté le gouvernement français. Il en sort quelques chose d’assez intemporel, qui réussit pleinement à illustrer l’idée de réflexion plus que de dégagement de règles immuables. Cette intemporalité s’efface un peu quand A. Beaufre déclare plusieurs fois sa foi dans les avancées futures de la sociologie (p. 71). Il pourrait avoir été déçu quelques années plus tard … De même « la cohérence des totalitarismes » (p. 23) est à interroger, mais il est dans le vrai quand il dit (en 1963 donc, p. 152) que l’URSS est le dernier empire colonial existant. Tout rapprochement avec une situation autre … A part il faut mettre la stratégie atomique, qui sera explorée avec bien plus de profondeur dans d’autres œuvres du général, mais dont une maxime reste : avec l’arme atomique , c’est la mort de la grande guerre et de la vraie paix (p. 143).

(sur la « guerre hybride », tout est déjà là en 1963 … 7,5)

Alamut (Laibach)

Symphonie historique en neuf mouvements, composée par Luka Jamnik, Idin Samimi Mofakham et Nima Atrkar Rowshan et créé en septembre 2023.

Culte de la personnalité.

Inspiré par le roman de V. Bartol, le groupe de musique électronique slovène Laibach propose en 2023 sa vision d’Alamut dans une production qui rassemble le groupe, l’orchestre symphonique de la radio-télévison slovène, le Human Voice Ensemble (de Téhéran), le Gallina Vocal Group, AccordiOna Disharmonic Cohort et le tout dirigé par Navid Gohari. Ce qui fait beaucoup de monde sur scène.

Pour ce nouveau projet (pas encore joué à Téhéran mais c’est le but), il ne fallait pas être venu pour la mélodie, une denrée rare dans cette symphonie alternant les nappes de son et les blasts avec un travail sur la modularité et la spatialisation tant des sons électroniques que des instruments de l’orchestre (et des accordéons de Chtulhu!). Un grand contraste est créé entre la musique et les parties chantées en persan de Human Voice Ensemble (qui achève l’oeuvre a capella), plus le chant guttural caractéristique de M. Fras (Laibach). La symphonie, longue de 1h40, est accompagnée par une projection vidéo de tout premier ordre (comme toujours avec Laibach), où les motifs d’architecture ordonnée et de désagrégation/délitement progressif jouent des rôles centraux. La vidéo souligne aussi la diversité des langues utilisées dans l’œuvre. Avoir une connaissance de l’oeuvre-source (fidèlement suivie, y compris dans son nihilisme final mâtiné d’optimisme) est un avantage conséquent pour suivre le propos et les citations.

Les moments dérangeants, voire douloureux du milieu (la guerre, avec sa recomposition d’un Guernica yougoslave présenté semble-t-il au concert du Musée Reina Sofia en 2017) le disputent à la plénitude astrale la seconde méditation, presque épiphanesque, après être passé par la lenteur et la fureur du rêve sous psychotrope. Quelques éléments se rapprochant de ce qui avait été fait avec Olaf Trygvasson de E. Grieg nous auraient fait plaisir aussi …

(à nouveau une réflexion sur le pouvoir chez Laibach qui embarque le spectateur …8)