Le désastre de 1940

Dossiers secrets de la France contemporaine IV, 1 La répétition générale
Essai historique de Claude Paillat.

A l’ancienne.

Pour les gouvernements français des années 1930, l’inéluctabilité de la guerre est loin d’être un fait accepté par tous. La France n’est-elle pas encore considérée par tous comme la plus puissante force militaire d’Europe ? N’a-t-elle pas à la tête de ses armées des généraux qui furent les vainqueurs de 1918 ? N’est-elle pas riche d’un réseau d’alliances qui cercle une Allemagne qui certes, a déjà pu alléger le carcan de Versailles grâce à son action diplomatique mais est un pays encore marqué par les très fortes polarisations politiques de la République de Weimar ? Le printemps 1940 n’est pourtant pas imprévisible. De nombreux observateurs, au plus haut niveau, voient bien les conséquences des coups de poker hitlériens et les encouragements qui constituent les non-réponses françaises. Les services de renseignement, les ambassades, les pays amis font remonter quantités de renseignements de première main. Mais en mai 1940, la surprise est quand même là …

Le premier chapitre démarre fort avec la simulation de l’Etat-Major qui, dès 1937, conclut à l’impossibilité pour la France de venir en aide à la Tchécoslovaquie si celle-ci est attaquée par l’Allemagne. Pire, toujours selon les perspectives explorées lors de cet exercice, l’Armée ne serait pas en mesure de prendre pied sur la rive droite du Rhin. Ces conclusions sont confirmées par le haut commandement allemand qui a lui aussi simulé ces opérations la même année et dont le rapport est fourni par les sources du Service de Renseignement militaire. Ces mêmes services (chapitre deux) sont déjà à l’œuvre pour comprendre et percer Enigma (comme les services polonais et tchécoslovaques, comme décrit dans les carnets du Général Rivet). Toutes les informations ne doivent d’ailleurs pas être acquises de manière secrète : la Wehrmacht, dans une grande opération PsyOps, montre ses chars et ses avions (troisième chapitre) aux visiteurs français invités. Les conceptions tactiques de Guderian (sur les divisions blindées) ne sont pas plus cachées.

On l’a dit, la France anime un réseau d’alliances en Europe. La seconde partie du livre les passe en revue. On commence avec la Pologne, alliée par toujours facile, soutenue financièrement et matériellement (alors que l’équipement de l’armée française est déjà insuffisant). La Tchécoslovaquie, création française de 1919, est handicapée par le conflit avec la Pologne à propos de la ville de Teschen. Comment dès lors obtenir de l’aide de Varsovie ? L’armée tchécoslovaque, amoindrie par la diversité ethnique du pays (Slovaques, Sudètes, Hongrois), n’est bien sûr pas en état de résister efficacement à une poussée allemande. Le chapitre suivant considère la Grande-Bretagne, qui comme à son habitude recherche l’équilibre des forces sur le continent, en plus de la germanophilie des élites. Très en retard sur l’armement, son armée est ridiculement petite et inapte à un engagement. L’Italie est encore en 1937 du côté de la France (septième chapitre) et Mussolini n’a que mépris pour Hitler. Mais l’affaire de Tchécoslovaquie va rapprocher le Duce de l’Allemagne, de même que l’Etat-Major envisage une intervention en Espagne. Le chapitre suivant revient au Nord et détaille l’état d’esprit belge, entre revendications flamandes et déclaration de neutralité en 1936 (qui empêche tout positionnement préventif de troupes françaises au plus près du Rhin pour ne pas rééditer 1914). L’année 1937 s’achève sur les premières opérations de propagande contre la Tchécoslovaquie et la réorganisation du haut-commandement allemand qui place Hitler seul à la direction des opérations.

L’année 1938 est celle qui voit démarrer l’expansion nazie. Avec l’annexion de l’Autriche (conséquence inéluctable du Traité de Versailles, chapitre dix), la Tchécoslovaquie devient la prochaine cible. Mais là encore, peu de conséquences stratégiques en France. Une simulation donne même une espérance de vie de quinze jours à l’aviation française en cas de guerre (chapitre suivant).

C. Paillat profite ensuite du douzième chapitre pour faire le portrait du général Gamelin, général en chef depuis 1935. Ancien adjoint de Weygand, il a 66 ans en 1938 …

D’autres simulations sont faites par l’Etat-Major, dont une qui a pour scénario une forte attaque blindée vers Sedan (p. 192) … Mais ce n’est guère plus reluisant du côté de l’aviation, où la production d’avions moderne n’atteint que 10% de la production allemande. Le tout sans concertation tactique avec l’armée de terre, en plein dans le douhetisme. Cinq chapitres sont ensuite consacrés à Munich, entre un négociateur anglais favorable à l’Allemagne, les préparatifs de cette dernière, les réticences dans une partie de la Wehrmacht, la constatation par Prague de sa solitude (p. 272), la propagande anti-française qui s’organise et le nouveau constat des insuffisances de la mobilisation et de la défense passive en France.

Pour l’auteur, l’année 1939 est celle qui voit émerger une technocratie qui continuera à être aux affaires jusque dans les années 1960 (vingtième chapitre). Cette émergence est la conséquence de blocages sociaux, de l’aveuglement face à une Allemagne qui certes, met son économie en surchauffe, mais produit pour conquérir. La solution peut-elle se trouver aux Etats-Unis ? Dans l’immédiat, cela est peu probable (chapitre suivant). Les Etats-Unis sont neutres (avec une législation qui empêche l’exportation), veulent un paiement comptant et n’ont pas le matériel sur les étagères … Et le besoin est là, avec l’envahissement par l’Allemagne de ce qui reste de la Tchécoslovaquie en mars. La Pologne reçoit un premier ultimatum tandis que Hitler et Mussolini mettent sur pied une alliance, le « Pacte d’acier ». L’Angleterre ouvre les yeux, donne sa garantie à la Pologne, mais comme la France, sait qu’elle ne pourra honorer cette promesse …

Si le style est monstrueusement journalistique (il y a beaucoup trop de points d’exclamation), ce livre va dans les détails (ce qui peut parfois être un peu trop) avec une très grande constance malgré un appareil critique minimal. Il y vraiment peu de notes au vu de la masse d’informations dont certaines basées sur des témoignages recueillis par l’auteur. Certaines tournures sont datées (il est paru en 1983), comme avec le « nègre-blanc » de la p. 125 ou les autostrades de la p. 198.  Les photos sont très nombreuses, près de 150. Nous sommes venus à lui à cause de la relation des simulations, exercices sur cartes et autres kriegspiel de l’Etat-Major dont à notre sens on ne parle pas assez dans les ouvrages sur la Seconde Guerre Mondiale et qui semblent décisifs quant au diagnostic des faiblesses françaises (les p. 319-320 sont terribles). Nous ne fûmes pas déçus. Ce livre est surtout un rappel de ce qu’était l’Europe sans système d’alliance fixe, comme c’était le cas pendant la Guerre Froide (mais sans l’automaticité de 1914). Le système devant encercler l’Allemagne n’était vraiment pas au point, avec des alliés qui se tirent dans les pattes constamment.

L’auteur ne ménage pas ses critiques contre la politique gouvernementale des années 1930 et Gamelin est particulièrement gâté de ce côté-là dans le chapitre qui lui est entièrement dévoué. Pour l’auteur, la pusillanimité de Gamelin serait due à la crainte qu’il aurait eu pour sa carrière (p. 320). Il nous semble que cet argument est inopérant. Qu’elle carrière espère encore un généralissime de 68 ans, certes reconnu par tous comme un esprit brillant ? Il est déjà au sommet ! Là encore, la p. 319 qui parle de la note du 12 octobre 1938 (listant les correctifs à apporter à la défense du territoire) est affolante. En octobre 1938, après trois ans de commandement suprême, le général Gamelin se rend compte que la Ligne Maginot ne couvre pas la Belgique, ni le Jura, ni les Alpes. Et ce n’est qu’une énormité de la note qui en comporte une palanquée si l’on suit l’auteur. Alors que tout le Deuxième Bureau de l’Etat-Major sait en 1938 que la guerre rattrapera la France dans un an tout au plus, aucune mesure, budgétaire, de temps de travail ou opérative (doctrine d’emploi des chars par exemple), n’est prise par le gouvernement. La France n’est pas passée entre les gouttes …

(on sent bien la rage à peine contenue du témoin dans ce livre … 7,5/8)

 

 

The Spy and the Traitor

Biographie de Oleg Gordievsky par Ben McIntyre.

Toujours seul.

Qu’il y a-t-il de mieux pour un service de renseignement que de recruter quelqu’un de haut placé dans un service adverse et de pouvoir bénéficier de ses apports pendant de nombreuses années ? C’est ce qu’avait réussi à faire le Komintern et le NKVD dans les années 1930 et 1940 avec Kim Philby. Mais ce dernier avait été recruté avant son entrée au MI6. Alors qu’Oleg Gordievsky, officier du premier directorat principal du KGB (renseignement extérieur), a lui été recruté alors qu’il était déjà en poste à Copenhague. De 1974 à 1985, il renseigne le MI6 sur l’espionnage soviétique au Royaume-Uni et en Scandinavie et ensuite, une fois officier supérieur, sur les vues du Soviet Suprême au travers de ses demandes de renseignements. En 1985, le MI6 se retrouve donc à avoir pour agent le chef de poste du KGB de l’ambassade soviétique à Londres (résident) … Mais si en Occident un agent double risque des années de prison, en URSS, c’est la mort assurée.

O. Gordievsky est né dans une famille de tchékistes, et son frère l’a précédé au premier directorat principal du KGB. Après de brillantes études, il intègre le KGB en 1963. Mais n’étant pas marié, il n’obtient pas de poste à l’étranger et est affecté au soutien des illégaux (agents sans couverture diplomatique) à Moscou. Il fait un mariage de raison avec une collègue, Elena Akopian, en 1965 (p. 23) et en 1966, il peut enfin prendre un poste à Copenhague pour être officier traitant d’illégaux. Gordievsky se plaît vraiment beaucoup au Danemark mais sa fonction n’est pas inconnue du contre-espionnage danois. En 1968, il est secoué par les événements de Prague et commence à se poser de plus en plus de questions sur le bien-fondé de son travail. Les Danois tentent le coup du « pot de miel » en envoyant un jeune homme le séduire. Ils avaient conclu faussement à l’homosexualité cachée de Gordievsky. En 1970, il retourne en URSS, à sa grande tristesse. Grace à un concours de circonstances, il revient à Copenhague en octobre 1972, toujours avec sa femme (même si leur mariage est déjà au point mort, p.44). Les Danois l’ont laissé revenir, avec une idée derrière la tête, et ils ont mis le MI6 dans le coup. Avec un peu de délais, Gordievsky entre au service de sa Gracieuse Majesté (p. 58), par idéologie, et renseigne les Britanniques sur les agents soviétiques en Scandinavie dont il a connaissances et les opérations en cours. Mais pour rendre les choses plus compliquées et dangereuses, il commence une relation avec une jeune soviétique travaillant pour l’OMS, Leila Aliyeva. Mais non seulement le KGB n’aime pas les aventures extraconjugales mais il aime encore moins les divorces … En 1979, il rentre à nouveau en URSS, divorce et se remarie avec Leila. Comme prévu, sa carrière en subit le contrecoup.

Mais il est de nouveau en selle trois ans plus tard, avec la possibilité d’aller travailler à Londres. Gordievsky débarque donc à Londres en juin 1982 avec sa femme et ses deux enfants. La collaboration interrompue en URSS peut reprendre, avec notamment la préparation de la rencontre Thatcher-Gorbatchev ou les manœuvres Able Archer 1983 qui sans ses renseignements auraient pu tourner à la guerre nucléaire. Jusqu’en 1985. En mai de cette année, il est rappelé à Moscou alors qu’il venait d’être nommé chef de poste. La chasse à la taupe avait été lancée quelques semaines auparavant, mais les preuves manquaient encore. Gordievsky est interrogé, son appartement est sur écoute, il est même drogué au sérum de vérité mais aucune confession n’est faite. Signe que rien n’est perdu, il n’est ni emprisonné à la Loubianka, ni torturé. Mais au premier faux pas, ce sera la balle dans la nuque. V. Vetrov, l’agent « Farewell » de la DST et lieutenant-colonel du KGB, avait déjà été exécuté en janvier. Il réussit à contacter le MI6 à Moscou qui lance une opération d’exfiltration préparée de longue date. Le 19 juillet (p. 274), il passe en Finlande dans le coffre d’une voiture de l’ambassade britannique après avoir été récupéré à une aire d’autoroute. Sa famille reste en URSS. Sa femme ignorait tout de ses activités. Ils ne se retrouverons que six ans plus tard, trois mois avant la fin de l’URSS.

Il est très difficile de reposer ce livre avant de l’avoir lu en entier. Il est extrêmement bien construit en plus d’être fantastiquement documenté. L’architecture du livre peut apparaitre comme déséquilibrée (la troisième partie du livre ne concerne que le rappel à Moscou en 1985 et l’exfiltration) mais elle rend compte de l’exploit réalisé. On parle de s’échapper d’un pays où la surveillance est constante, avec un domicile sous écoute et sous surveillance vidéo dans une emprise du KGB, où le passage de frontière est extrêmement long et surveillé (même pour des voitures diplomatiques), avec en plus le fait que les Soviétiques ont un droit de poursuite en Finlande, pays neutre. Tout ceci en étant bien sûr personnellement filé. Le facteur qui a fait la différence, c’est que le fugitif était un agent formé. Ainsi, on a le déroulé de l’opération d’exfiltration presque heure par heure.

Si une grosse place est ainsi octroyée à l’exfiltration, cela n’amoindrit pas les autres parties. On n’apprend bien évidemment pas en détail les renseignements que Gordievsky donne au MI6 lors de leurs rendez-vous, mais il est question des agents en Scandinavie avec leur histoire, aux agents et aux contacts en Grande-Bretagne (milieux parlementaires, syndicats). Le KGB n’arrive clairement plus à recruter comme dans les années 1930 le Komintern ou le NKVD pouvait le faire. Idéologiquement, le stalinisme, la répression à Budapest, le Mur de Berlin et le Coup de Prague ont fait de gros dégâts. La rémunération entre bien plus souvent en ligne de compte que la volonté de défendre la patrie du socialisme … En parallèle de la double-vie de Gordievsky, B. McIntyre sait aussi habilement mettre en parallèle celles d’autres acteurs, au nombre desquels les taupes soviétiques (ou qui aspirent à le devenir) sont au premier rang : Stig Bergling, Arne Treholt, Aldrich Ames ou encore Michael Bettaney. Le KGB londonien n’a jamais cru les renseignements que voulait donner M. Bettaney et A. Ames, employé par le FBI, a envoyé à la mort de nombreux agents pour pouvoir payer le train de vie de son épouse …

Le rôle de Gordievsky dans la conduite de la politique internationale du Royaume-Uni est aussi expliqué en détail, avec les conseils qu’il a pu donner à Thatcher quand elle a rencontré Gorbatchev (p. 199) mais aussi comment agir de manière idoine aux obsèques d’Andropoff.  C’est lui qui démontre aux dirigeants britanniques et à leurs alliés que les dirigeants soviétiques croient en leur propre propagande en 1983 (p. 184).

Il y a bien sûr, du côté du référencement des sources, les limites dues au sujet mais la bibliographie reste impressionnante et en accord avec les connaissances très larges démontrées dans cet ouvrage. Les deux encarts photographiques sont un parfait complément au texte, avec des clichés personnels ou en provenance d’archives de services de renseignement. Si le lecteur est autant accroché, c’est bien évidemment que les 340 pages de textes sont très bien écrites, avec un peu d’humour léger et un niveau de langue élevé (et un vocabulaire parfois complexe). Le recrutement d’un agent peut ainsi être un ballet amoureux (p. 57).

Arrivé à la fin du livre, le titre bénéficie d’un autre éclairage : il n’est pas question de deux personnes différentes mais bien d’une seule et même personne, selon qu’on la considère depuis Moscou ou depuis Londres. Gordievsky est toujours sous le coup d’une condamnation à mort par contumace, il n’y a pas eu d’amnistie après 1991 et ce qui a pu arriver à d’autres anciens agents du KGB en Grande-Bretagne n’incite pas à ouvrir sa porte à des inconnus.

(un député écossais du Labour ne peut pas être recruté par le KGB p. 156 car personne ne le comprend avec son accent édimbourgeois … 8,5)