I Puritani

Livret de Carlo Pepoli et musique de Vincenzo Bellini.
Production de l’Opéra de Francfort-sur-le-Main.

Qui va piano ne va pas toujours sano !

A Plymouth, au XVIIe siècle, Elvira va se marier avec Arturo Talbot, au grand déplaisir de Riccardo qui avait pourtant obtenu la main d’Elvira de son père. Mais alors que s’apprête la noce, Arturo, un partisan des Stuart, reconnaît au sein de l’assemblée Henriette, la reine d’Angleterre prisonnière des Puritains. Cette dernière supplie Arturo de la sauver d’une mort certaine. C’est ce que fait ce dernier, en partant avec la reine et laissant sa promise sur le carreau. Elvira est gagnée par la folie et Riccardo, qui espérait rafler la mise, en est pour ses frais. Mais Riccardo veut faire juger Arturo pour trahison, dont la sentence ne peut être que la mort s’il est retrouvé. Trois mois après sa fuite, Arturo revient dans le jardin d’Elvira. Il chante et Elvira le retrouve grâce à sa chanson d’amour. Tout serait pour le mieux si les hommes d’armes du Parlement ne les avaient pas retrouvés et encerclés. Arturo est sous le coup d’une sentence de mort, Elvira fait une rechute devant la crainte d’une nouvelle séparation et fait feu sur Arturo (artifice de mise en scène pas présent dans le livret d’origine).  Arrive un héraut de Cromwell avec l’amnistie générale.

Pour le plateau, on est dans le sobre. Deux rangées d’arches, concaves, forment la toile de fond des trois actes (qui font penser un petit peu au Globe Theater de Londres). Tout au plus, un escalier disparaît entre deux actes. Au centre du plateau, une ouverture rectangulaire reste ouverture pendant tout l’œuvre, parfois surmontée d’un piano à queue (qui peut servir de lit). Ce n’est pas toujours sans danger par ailleurs. Un écran translucide est placé entre le plateau et le public (la folie d’Elvira ?), donnant un ton sépia aux évolutions scéniques mais surtout servant pour de la projection vidéo (qui peut parfois agacer). Cet écran ne se lève qu’à la toute fin, au moment de la mise en abyme du salut au public à l’arrière-scène. Le jeu de lumière produit de beaux effets (dont un remarquable second effet sépia). Un rôle muet a été rajouté par la mise en scène, sous la forme d’une danseuse habillée en noir. Elle est présente quand Elvira est en scène (sa mélancolie ?), mais n’apporte pas grand-chose la pièce, tout comme les modifications apportées au livret. Les costumes ont un côté XIXe siècle pour les rôles principaux (en rapport avec sa création en 1835 ?), mais le chœur est doté d’éléments rappelant le XVII siècle.

Pour ce qui est de la musique, il faut quand même dire qu’avec ses nombreuses longueurs, on est encore un peu au XVIIIe siècle. On dit vraiment beaucoup plus de choses en autant de temps chez Wagner par exemple. C’est du bel-canto donc c’est bourré d’arabesques, mais cela ne distrait pas de la mélodie et l’émotion n’est pas chassée par la technique. Tout est par ailleurs très très bien chanté, mais on ne peut pas dire que c’est hélas une production dont on se souviendra encore dans des décennies …

(ces images de volcan, c’était pas spécialement fin …6,5)

Faire des sciences avec Star Wars

 

Essai sur la Guerre des Etoiles vu du côté de la physique par Roland Lehoucq.

Avec de gros morceaux d’énergie dedans !

La puissance que produit le générateur principal [de l‘Etoile Noire] pour accumuler une telle énergie en quelques jours est tout simplement phénoménale : plusieurs centaines de milliers de fois supérieure à celle rayonnée par le Soleil tout entier … Plutôt pas mal pour un Empire qui va se faire rétamer par des oursons deux épisodes plus tard …  p. 37

Des bruits dans l’espace et des gens qui survivent à des minute passées dans le vide, la série de la  Guerre des Etoiles nous avait déjà habitué à des arrangements avec les lois de la physique. Mais qu’importe, puisque faire le relevé de ces incohérences n’est pas du tout l’objet de ce livre de l’astrophysicien et auteur de SF R. Lehoucq. Lui prend le problème par l’autre bout, en décrivant les prérequis au fonctionnement du monde inventé par G. Lucas.

Alors tout le monde n’y passe pas (même si l’on considère le rabougri « canon » qu’a souhaité conserver Disney comme base), mais l’auteur fait le choix de thèmes emblématiques pour donner naissance à un livre de 70 pages.

A tout seigneur tout honneur, R. Lehoucq commence avec la Force, vue comme un champ d’énergie. Mais si c’est un champ d’énergie comme peut le suggérer la télékinésie dont sont capables les Jedis, ce champs doit avoir une origine, une source d’énergie. Sont-ce les êtres vivants ? La matière noire ? Pourquoi pas puisque le vide intersidéral est lui-même chargé en énergie, certes très très faible mais pas nulle (p. 13). L’hypothèse des midichloriens (la tentative de scientifisation de l’épisode I) est-elle aussi étudiée. Si l’on suit ce qui se fait dans ce film, ce peuvent être des symbiotes présents dans le sang.

Délaissant l’origine de l’énergie de la Force, l’auteur veut ensuite savoir quelle est la puissance développée ou employée par un Jedi. Ainsi, sur Dagobah, Yoda utiliserait 100 kW (la puissance d’une voiture) pour soulever le X-Wing et Luke 1 kW pour soulever D2R2 (p. 21). Soit deux fois plus qu’un cycliste en plein effort ! Quant à ce que peut produire Palpatine, c’est très très loin au-dessus. On parle en centaines de mégawatts, soit ce qui est nécessaire à un TGV Duplex !

Autre attribut du Jedi, le sabre laser pose une série de problème qu’il faudrait résoudre pour pouvoir en fabriquer un sur Terre. Il faudrait d’abord pouvoir limiter le laser à une longueur utilisable (et qui ne traverse pas tout le vaisseau en étant activé) mais surtout trouver comment alimenter l’arme. Pour estimer la puissance nécessaire, R. Lehoucq se base sur le temps que met Qui-Gon Jinn pour faire fondre la porte blindée de l’épisode I (p. 27). Dans cet exemple, il faudrait une centrale nucléaire. Mais la puissance nécessaire n’est pas la difficulté la plus grande. Une centrale nucléaire, cela existe déjà. Le problème, c’est la durée. Et, accessoirement, la chaleur dégagée de l’ordre de 10 000°. La Force est là encore nécessaire. Mais quid de Finn alors, qui n’est pas un Jedi ? Enfin, un sabre laser nécessite d’être vu. Les vaisseaux doivent donc être très poussiéreux pour que l’on puisse voir le faisceau …

R. Lehoucq envisage ensuite le plasma pour remplacer le laser, avec d’autres inconvénients, comme des guides micromagnétiques assez sensibles (p. 31).

Le chapitre suivant monte en gamme dans les armes pour s’intéresser l’Etoile de la Mort. Sa taille est facile à déduire, mais la question de son alimentation nécessite un détour vers la théorie des trous noirs, producteurs d’énergie (p. 41) et les questions de gravité. A partir de la rapidité de la dispersion des débris d’Alderande, l’auteur arrive à la constatation qu’il faut l’énergie équivalente à celle rayonnée par 100 000 soleils (p. 37, ou 500 000 p. 42). Mais peut-on produire cette énergie avec de l’antimatière ? Avec un trou noir en rotation, ce serait peut-être possible, comme on peut le lire p. 44 avec un trou noir, petit et costaud, mais surtout monstrueusement massif et tournant sur lui-même 320 millions de fois par seconde …

La partie du livre s’intéresse aux véhicules plus communs utilisé dans cet univers. Il est à noter que le moteur à ion nous est déjà connu, il a été utilisé à partir de 1998 (p. 47). La vitesse luminique est forcément au programme, avec la possibilité de tunnels de creuser des tunnels dits de Krasnikov, dans un espace tordu (p. 49-50). Puis l’auteur se penche sur la lévitation du landspeeder de Luke sur Tatooine (il faut juste créer un champ gravitationnel avec une matière de la densité d’une étoile à neutron p. 54) et sur le design déficient des AT-AT sur Hoth. Mais on quitte très vite les véhicules pour être instruit sur l’exoplanétologie. Les deux soleils de Tatooine, Hoth et ses animaux au sang chaud, Naboo avec ses tunnels et son bouclier, les anneaux de Géonosis (qui devraient être très récents, de l’ordre de quelques semaines p. 65), la possibilité d’avoir une planète uniquement océanique comme Kamino et enfin, les problèmes que rencontre la planète Mustafar et son activité volcanique (comparée au satellite Io p. 68).

Dans la conclusion, et après constat fait de la maîtrise énergique très avancée qui a cours dans l’univers de la Guerre des Etoiles, R. Lehoucq replace ce monde fictionnel dans la théorie des trois types de civilisations de N. Kardashev (p. 70), allant de la civilisation ayant canalisé l’énergie planétaire (Type I), à celle maîtrisant celle produite par son système (Type II) pour arriver au dernier stade, profitant du rayonnement de millions d’étoiles. Pour l’auteur, l’Empire est au seuil de la phase III …

Ah, c’est si dommage que ce livre ne soit pas plus gros. On apprend tellement de choses, cela se finit bien trop vite. R. Lehoucq réussit à marier la pédagogie, appuyée sur des explications claires et des exemples de la vie quotidienne, à la précision et a l’humour. En bon scientifique, l’auteur renseigne aussi le lecteur sur les découvreurs des théories qu’il emploie. Mais il n’y a hélas pas d’illustrations, ce qui aurait grandement aidé, dans l’explication de l’énergie tirée du trou noir par exemple ou pour l’ergosphère de la p. 44. Mais si R. Lehoucq s’aventure hors de son domaine de prédilection, alors de petites distorsions dans la Force peuvent apparaître : il croit voire p. 55 des éléphantes à la bataille de Cannes entre Carthaginois et Romains en 216 av. J.-C. (ils sont déjà tous morts) et on peut toujours exécuter par électrocution aux Etats-Unis (p. 21). Petite remarque de forme, les dates de naissance des scientifiques toujours vivants cités dans ce texte ne prennent pas toujours la même forme.

Le livre est, on l’a vu, un grand plaisir à lire. Pour ceux qui, comme nous, le trouvent bien court, il y a les conférences filmées de l’auteur pour aller encore plus loin, très très loin.

(devenir Jedi par transfusion sanguine, en voilà un idée intéressante p. 18 … 8)

La disparition de Joseph Mengele

Roman historique d’Olivier Guez.

Une longue disparition.

Joseph Mengele est devenu un personnage mythique, éloigné du personnage historique à force d’œuvres de fictions et de rumeurs (maintenant éteintes mais encore bien vivaces dans les années 80). C’est du mythe que veut s’éloigner O. Guez en se concentrant dans ce roman (cela reste un roman) sur la vie quotidienne du médecin SS d’Auschwitz le plus connu.

Le roman commence quand J. Mengele, fils d’un industriel de la ville bavaroise de Günzburg, arrive en Argentine en 1948. En 1945, il avait été pour une courte durée prisonnier des Etats-Uniens, puis valet de ferme pour se cacher pendant deux ans. Quand il arrive dans l’Argentine péroniste (celle qui était cliente de l’industrie d’armement de l’Allemagne nazie) son intégration se fait grâce aux migrants allemands arrivés depuis la fin du XIXe siècle mais surtout grâce à tous les anciens Nazis ou assimilés qui y ont trouvé un havre : Ante Pavelic, Adolf Eichmann, Klaus Barbie, etc. D’abord avec une identité d’emprunt puis sous sa véritable identité, J. Mengele se fait à sa nouvelle vie. Il est soutenu par sa famille resté en Allemagne. Il retourne même pour de courts séjours en Europe. En 1956, il obtient des documents d’identité allemands à son nom, peut investir au nom de la famille et se remarier avec la veuve de son frère, Martha.

Mais en 1959, changement d’atmosphère en Allemagne fédérale, Un mandat d’arrêt est lancé et Mengele part pour le Paraguay, et obtient rapidement la nationalité paraguayenne, empêchant ainsi toute extradition. L’enlèvement de Eichmann en Argentine le conduit à retourner dans la clandestinité et à se cacher au Brésil. Mais les recherches du Mossad s’arrêtent peu de temps après, ses maigres ressources étant requises par l’aggravation du climat sécuritaire au Moyen Orient. Des volontés privées, comme S. Wiesenthal, continuent de le chercher mais surtout empêche son nom de retourner à l’oubli des années 50. La fin des années 60 est la période de la redécouverte pour les opinions des camps d’extermination (jusqu’à ce moment, l’attention s’était plus portée sur les camps de concentration où avaient été internés les résistants). Au Brésil, Mengele se cache dans une ferme avant de déménager dans un petit appartement d’un quartier pauvre. C’est là que son fils lui rend visite en 1977. Il meurt d’un arrêt cardiaque en 1979, toujours aidé par sa famille.

Ce qui frappe en premier lieu dans ce roman, c’est la place que doit se faire le récit non historique. La documentation de l’auteur, détaillée en fin de volume, est tellement imposante que O. Guez a dû se contraindre à utiliser tous les interstices possibles pour laisser un peu de place au romancier. Et ces interstices, ce sont les pensées de Mengele, sa relation avec les femmes, avec son neveu, son fils ou encore ceux qui le logent. L’auteur veut aussi jouer avec une intertextualité floue, citant des ouvrages existants (p. 120) et imaginaires (semble-t-il p. 112).

Tout ce qui a à faire à l’Argentine des années 40 (chaque personnage rencontré dans ce livre, s’il est ancien nazi, est accompagné du nombre de ses victimes), à l’Allemagne des années 50 ou 60 est donc rendu de manière historique (très grinçant), tout comme le revirement stratégique du Mossad au mitan des années 60 (l’abandon de la traque des Nazis pour un recentrement sur le Moyen-Orient p. 158). Ce mélange est aussi assumé dans les réflexions annexes de l’auteur, que ce soit en égratignant Simon Wiesenthal (un mythomane p. 177) ou sur les liens entre l’essor des films de la série James Bond et comment Mengele est érigé en super-méchant doté de nombreuses légendes (p. 174-179).

Tout du long, O. Guez se défend donc d’être un historien (il se trompe sur la traduction du terme militaire allemand d’adjutant p. 48 et p. 89). C’est l’homme qui l’intéresse, comment il vit sa relation avec une famille éloignée mais qui ne cesse de le soutenir et surtout comment la solitude le gagne au fil des années, avec une paranoïa qui ne va pas en s’amenuisant. La figure du fils est ici très intéressante, puisqu’on lui a menti toute sa vie sur son père, qu’il rencontre ce dernier au Brésil, que cela se passe mal mais qu’il ne lui retirera jamais son soutien. Derrière l’histoire, les hommes. Et les plus grands criminels restent des êtres humains, avec leurs attentes, leurs regrets mal placés, leur conception de la justice et leurs contradictions. Et l’homme Mengele est peint ici au plus près, physiquement et mentalement (ce que l’auteur propose de voir dans la tête de Mengele sonne toujours juste), dans une langue à la fois journalistique et alerte. Et malgré le peu de sympathie que l’on peut avoir pour le personnage principal (O. Guez rappelle aussi que ses chefs ne furent pas inquiétés après 1945), il parvient à faire naître de la pitié chez le lecteur, quand Mengele paie les conséquences de sa fuite.

C’est la leçon du livre, son apport au célèbre mot de Hannah Arendt.

(petit jeu de mots pour les germanistes p. 114 avec ces cruches de filles Krug …8)

 

No society

La fin de la classe moyenne occidentale
Essai de géographie polémique de Christophe Guilluy.

No future !

Dans la suite de ces précédents livres, le géographe Christophe Guilluy continue dans cet ouvrage la description géographique d’une société qu’il voit comme au bord de la rupture. Mais ici, on élargit encore l’image. Il n’est plus question de quartiers en déshérence et de campagnes s’enfonçant dans la pauvreté, ni des classes supérieures comme dans les deux précédents ouvrages de l’auteur mais de la classe moyenne. La classe moyenne pour C. Guilluy (qu’il ne définit pas avec autant de précision que Louis Chauvel comme on l’a vu ici), c’est le pivot de la démocratie et la part de la société qui a le plus profité des Trente Glorieuses et de la démocratisation de l’après 1945. Il souhaite démontrer que la classe moyenne s’effondre, se désagrège, grignotée par la précarisation, tandis que les classes supérieures se sont mondialisées et séparées sur reste de la société.

La phrase d’ouverture atteint son objectif : le choc. En reprenant Margaret Thatcher déclarant en 1987 « There is no society », C. Guilluy veut montrer que la sécession des classes supérieures n’est pas une idée du XXIe siècle, tandis que le Premier Ministre britannique voyait plus la nécessité de limiter la redistribution. Mais par la même occasion, il signifie au lecteur que les sociétés sont mortelles, elles aussi avant d’annoncer sa conclusion, moins pessimiste que l’on pourrait le croire après cette première phrase.

Le premier chapitre résume d’une certaine manières la thèse de l’auteur sur les espaces périphériques, français en premier lieu, mais qui peut aussi désigner des territoires en Allemagne ou aux Etats-Unis (p. 33). C. Guilluy décrit aussi la montée du populisme, fruit de la non prise en compte par les élites des intérêts de la majorité que constitue les classes moyennes (occultation ou minimisation p.39). La prise de conscience de ce désintérêt vient de ce que la crise de l’emploi ouvrier, en Lorraine ou dans le Nord par exemple, commencée dans les années 60, a fini par atteindre la classe moyenne : dépeuplement des petites villes rurales, crise commerciale (disparition des commerces en centres-villes), évaporation des services publiques, raréfaction des grands pourvoyeurs d’emplois publiques (caserne, hôpitaux etc.), précarisation. De fait, la classe moyenne occidentale est la seule à ne pas profiter de la croissance mondiale (p. 51).

A l’insécurité économique s’ajoute une insécurité culturelle : la classe moyenne n’est plus la référence culturelle (p. 78). Elles ne sont plus le pôle d’attraction pour les immigrés, surtout parce que personne ne veut intégrer l’équipe des perdants (p. 80-82). Pour l’auteur, il est ainsi paradoxal de se plaindre de la communautarisation quand on a patiemment détruit les conditions de l’intégration en ostracisant le groupe social qui l’assure (ici, Canal + est très nommément visé p. 87). Pour l’auteur, on assiste à une racisation des minorités comme des « petits Blancs », conduisant vers une a-société.

La seconde partie du livre décrit le processus de repli de la bourgeoisie, qui ne se sent plus d’obligations envers le reste de la société. Cette mise a distance sous couvert d’ouverture et « d’antifascisme d’opérette » (p. 125), rêvée par de nombreuses bourgeoisies dans les siècles précédents, a pu se réaliser sans violence (p. 103). C. Guilluy analyse ensuite l’élection de E. Macron comme l’alliance des bourgeoisies de gauche et de droite, en plus des retraités (qui sont ceux qui sont les plus proches de voter ailleurs la prochaine fois), malgré les paradoxes. L’auteur défend son concept de France périphérique (pas synonyme de périphéries) et cite plusieurs fois Christopher Lasch (l’auteur de La révolte des élites). Déjà observable à Londres au moment du Brexit ou à Barcelone, il y a dans les métropoles gentrifiées la tentation de s’ériger en cité-Etat (mais les parallèles de l’auteur avec l’Antiquité sont ici malhabiles, la cité grecque, par exemple, ne se sépare pas de sa campagne). C. Guilluy poursuit ensuite sa démonstration en mettant en relief ce qui pour lui caractérise l’amenuisement de la recherche du bien commun. Et pour l’auteur cela commence avec la mise en état d’impuissance des services publics, une relativisation générale, avec un chaos tranquille, sans révolution grâce à une fuite en avant économique et sociétale caractérisée par l’égoïsme (p. 157).

Dans la troisième et dernière partie, C. Guilluy s’écarte de son sujet de départ pour développer son idée de soft power des classes populaires. Et ce soft power, c’est le populisme ou « la volonté de sortir de la démocratie sans le peuple » (p. 177, citation de J. Julliard). L’auteur avance même que c’est par ce biais la fin de l’hégémonie culturelle du monde d’en haut (dans une comparaison malvenue avec le Heartland géopolitique de H. McKinder p. 187) qui occupe la place laissée vacante par l’amenuisement de la classe moyenne occidentale. Les demandes populistes (parmi lesquelles les frontières te le protectionnisme), plébiscitées par les classes populaires, ont pour but de préserver le collectif (p. 195). Pour l’auteur, cela va à l’encontre du déni des cultures (qui réifie les humains, transportables partout).

Le livre s’achève sur un plaidoyer pour l’intégration. Plus exactement, pour la réintégration des élites dans la société et à reprendre le chemin de l’Histoire, sans un retour à la mendicité pour les classes populaires (p. 231). Il est possible que la métropolisation soit elle-même déjà en crise.

Ce livre, qui navigue on l’a vu entre les sujets (ou plus positivement, veut apporter une conclusion à un cycle) semble avoir été écrit un peu hâtivement. La lecture en est laborieuse, avec des endroits où l’auteur délaye même carrément (p. 39). C’est dommage, puisque l’auteur donne une vision géographique des sociétés occidentales (et française en particulier), une manière d’aborder les choses qui ne se voit pas beaucoup dans l’édition grand public ou les médias. Il y a donc des cartes en cahier central, qui auraient pu être cependant plus grandes. La fougue fait aussi perdre de vue à C. Guilluy certains ordres de grandeur, en qualifiant d’oripeaux les 20% de F. Fillon en 1017 (p. 106). C’est oublier les 19% de J. Chirac en 2002. Il a ensuite été élu.

Mais les critiques que l’on peut formuler sur la forme, assez lourdes, sont rejointes par des erreurs sur le fond, dues à des raccourcis faciles. C’est le cas avec A. Smith p. 122 où l’auteur prétend que la théorie dite du ruissellement est une actualisation de la main invisible du marché. On a déjà vu plus haut que la situation des cités antiques lui était étrangère.

Riche en données, cet ouvrage aurait gagné à bénéficier d’une forme plus aboutie, peut-être moins proche de l’oralité. Il reprend des pistes déjà explorées par l’auteur, qu’il voit confirmées par les élections des années 2016 et 2017 en Occident. Mais est-ce que le mouvement dit des Gilets Jaunes, dans sa diversité, infirme ses thèses ?

(contre le happyendisme p. 37 ! … 6,5)