Black Earth

The Holocaust as History and Warning
Essai d’histoire de l’Holocauste par Timothy Snyder. En francais sous le titre Terre noire : L’Holocauste, et pourquoi il peut se répéter.

Le livre est plus noir que la couverture.

Le sujet a bénéficié de beaucoup d’attention de la part des spécialistes et pourtant il est toujours autant nécessaire de pouvoir lire des ouvrages qui font le lien entre toutes les études. Mais T. Snyder ne se contente pas de la collation des différentes sources et analyses et offre au lecteur des perspectives peu communes, tant au niveau de la chronologie que de la compréhension générale de ce phénomène central du XXe siècle.

Pour commencer par le commencement, l’introduction s’occupe la source de l’Holocauste : la pensée hitlérienne. Celle-ci ne cache nullement son orientation, sans pour autant prendre parti sur les moyens : l’Allemagne doit se débarrasser des Juifs qui l’empêchent par leur présence et les idées qu’ils véhiculent d’attendre le rang qui lui est promis comme race dans l’éternel combat pour la survie et le bien-être, à savoir le premier. Puisque l’homme est un animal (comme l’a montré le darwinisme), il faut faire coïncider la science et la politique (p. 5). Le premier chapitre poursuit l’exploration du contexte idéologique en mettant en avant le parallèle fait entre l’Allemagne et les Etats-Unis (possible avec la mondialisation du début du XXe siècle), un pays au niveau de vie fabuleux, ayant l’espace pour sa population et qui a su se débarrasser presque complètement des « êtres inférieurs » qui occupaient ce même espace : les Indiens. Pour son espace vital nécessaire, son biotope (Lebensraum), la race allemande n’aurait alors, compte tenu de la domination anglo-saxonne des mers, que comme solution de coloniser l’Est européen (avec en exemple aussi les expériences colonisatrices allemandes en Afrique, de loin pas douces). La conquête doit donc se faire jusqu’à l’Oural (en détruisant l’URSS « judéobolchévique »), en redirigeant la nourriture produite sur place vers l’Allemagne (le blocus allié de la Première Guerre Mondiale a fait des dizaines de milliers de morts) et donc en affamant les populations locales (comme en 1916 déjà, p. 17). De ce point de vue, A. Hitler est à la fois colonialiste et anticolonialiste (p. 8).

Posé le contexte idéologique, T. Snyder passe ensuite au contexte géopolitique et analyse en détail les différentes phases dans les relations à trois entre Berlin, Moscou et Varsovie dans les années 1930. La Pologne a essayé dans ces années de maintenir une position de neutralité entre ses deux voisins aux visées révisionnistes (plus de 100 000 citoyens soviétiques ethniquement polonais sont éliminés avant la guerre p. 57). Plus étonnamment, elle soutenait aussi avant la guerre le sionisme combattant et terroriste de V. Jabotinsky (camps d’entrainement p. 64) tout en souhaitant se rapprocher de la Grande-Bretagne (pourtant la victime de ces mêmes terroristes en Palestine p. 67). En fin de compte, ce sont l’URSS et les Nazis qui s’entendirent pour se partager la Pologne …

Le quatrième chapitre du livre marque le début de l’argument principal de l’auteur : c’est la fin des Etats en Europe centrale et orientale qui permet l’Holocauste. T. Snyder démontre clairement à notre sens la gradation par l’expérience qui lie ces deux phénomènes. L’Autriche, la Tchécoslovaquie, la Pologne, à chaque fois c’est une étape de plus dans la répression, à chaque fois de plus en plus longtemps. En Pologne, l’Etat détruit n’est à dessein pas remplacé par un autre Etat (l’Autriche est intégrée au Reich assez rapidement) et donc les éliminations (de Juifs et de personnes jugées comme dangereuses par les Nazis) qui ont duré des jours en Autriche durent le temps de la guerre, d’abord à l’Ouest du pays puis à l’Est avec l’opération Barbarossa, dans un territoire déjà parcouru par les assassinats ciblés (mais de masse) et les déportations (les pays doublement occupés comme les dénomme l’auteur). En Pologne, mais aussi en Biélorussie et en Ukraine, il n’y a plus de légalité et il n’y a plus que la survie qui compte (et l’enrichissement rapide), au prix de l’extermination de la minorité juive (avec participations locales à divers titres). Des pogroms sont suscités (mais pas toujours avec succès selon les lieux et le contexte sociopolitique local p. 160), les polices locales sont restructurées et leurs missions réorientées. Néanmoins, comme le démontre l’auteur, si le résultat pour les communautés juives locales (mais aussi les handicapés et d’autres personnes considérées comme indignes de vivre) est le même, les processus empruntent des voies différentes selon les pays, conséquences de leurs histoires récentes. L’auteur se penche pour se faire aussi sur les trois pays baltes (le judéobolchévisme comme mythe rédempteur pour les collaborateurs des Soviets dans les pays baltes en 1941, p. 164 et p. 187) et donne de nombreux détails sur la répression et la déportation des Juifs par les Soviétiques (dans le cadre de la lutte contre le capitalisme, dans une sorte de réforme agraire par la dénonciation et la déportation p. 132).

Après les premiers mois de l’occupation nazie à l’Est, tout est déjà presque achevé et la survie des Juifs dans les territoires colonisés est devenue presque impossible tant le risque de dénonciation est omniprésent et le danger très réel pour ceux qui protègent ou ne dénoncent pas (une seule peine, la mort). C’est ce que l’auteur appelle le paradoxe d’Auschwitz : quand le camp d’extermination ouvre, sont qui y sont destinés (pas ceux qui y sont transportés) et vivent en Europe de l’Ouest ont plus de chances de survivre à la guerre que ceux qui vivent encore dans sa proximité. Et ce pour une seule raison : ils sont encore protégés par des Etats. Et pourtant c’est ce camp d’extermination qui devient le symbole de l’Holocauste, principalement parce que le but était aussi d’y faire travailler des gens (dans un choix stratégique entre le travail des déportés ou le transfert des calories qu’ils consomment vers l’Allemagne, p. 201) et qu’il y a des survivants (en plus grand nombre que pour les tueries au bord de fosses, aux rescapés infinitésimaux comme ceux entrés dans les camps d’extermination de Sobibor, Treblinka, Chelmno ou Belzec). Ce sont la bureaucratie, la citoyenneté et les besoins de la politique étrangère des Etats non détruits de l’Ouest de l’Europe qui sauvent beaucoup des Juifs du sort qui leur est réservé à Auschwitz.

Une fois ces bases posées, T. Snyder va plus profondément, en prenant plusieurs exemples en commençant par les Etats alliés aux Nazis que sont la Slovaquie, la Croatie ou la Roumanie (où les politiques d’extermination ont libre cours), l’Italie (où l’Holocauste ne démarre qu’après la chute de B. Mussolini en 1943), la France ou encore le Danemark (qui organise plus ou moins la fuite de ses sujets juifs vers la Suède neutre).

La dernière partie de ce conséquent livre de 640 pages est consacré aux gens qui sauvent des Juifs en Europe orientale, malgré les énormes risques. L’auteur les classe en plusieurs catégories. La première est celle des « sauveurs gris », en général des soldats, qui sauvent certains juifs mais en exécutent d’autres selon le lieu (y compris dans les Einsatzgruppen qui tuent par balle hommes, femmes et enfants par milliers en une journée). La seconde catégorie est celle des hommes ou femmes d’église (qui peuvent bénéficier du soutien de leurs ouailles) et des groupes de résistance et de partisans locaux, qui ont chacun pour eux d’appartenir à des organisations constituées dans un environnement sans Etat (Armée polonaise de l’Intérieur, partisans soviétiques, plus rarement encore nationalistes ukrainiens) et qui peuvent éventuellement recruter. La catégorie suivante est qualifiée de Justes par l’auteur et ceux-ci sauvent par intérêt personnel (d’ordre sentimentalo-sexuel ou économique par exemple) ou par simple humanité (la bonté en ces temps p. 313 et l’irrationalité du sauvetage p. 318). Une fin de livre appropriée sans doute.

Mais ce n’est pas réellement la fin … La conclusion met l’accent sur la non-unicité du génocide des Juifs en tant que phénomène historique et humain et sur le fait qu’un tel mécanisme pourrait bien resurgir si une crise frumentaire mondiale venait à surgir et que des responsables venaient à être désignés. Les années 2010 n’ont pas été sans problèmes de ce genre, comme en Egypte ou en Syrie par exemple. En Syrie, c’est sans nul doute une cause de la guerre civile. Et l’Etat peut paraître solide, il n’en est pas moins une patiente construction dont l’absence fait disparaître tout droit. Il reste des gens qui rêvent de ce genre de choses prévient l’auteur.

Au-delà des cartes dans le texte, ce volume est complété par d’abondantes notes (au système sans numérotation assez moyen), une bibliographie bien entendue très ample et un index étoffé.

Le point le plus le plus important du livre est de rappeler que les Nazis ont pour objectif de remplacer l’Etat par la race, mais que cet objectif n’est pas d’abord atteint en Allemagne mais bien à l’Est. L’Etat est clairement l’obstacle au plan des Nazis de se débarrasser des « éléments non-naturels » en Europe. Le lien direct entre l’échec de l’Opération Barbarossa et la Solution finale est de plus très clairement expliqué (et les unités de la Wehrmacht sont très vites autonomes pour ce qui est d’éliminer des gens p. 190). Le livre a aussi pour objectif de lutter contre une mémorialisation de l’Holocauste, où il n’y a plus qu’Auschwitz, et il y réussit assez bien (alors que le grand public soit censé découvrir la « Shoah par balles » à intervalles réguliers). Pour T. Snyder, l’histoire dans sa complexité et sa variété doit encore être présente dans la sphère publique non spécialisée. La différence entre le communisme et le nazisme est aussi patente dans cette étude : les exécuteurs soviétiques sont organisés, efficaces et seul le NKVD est chargé des basses œuvres, tandis que les Nazis sont dans l’improvisation et la massification des tueurs (chacun y est appelé, p. 123). C’est dans ce sens qu’il faut comprendre H. Arendt.

C’est un livre très rude mais agréable à lire au sens esthétique (par exemple p. 170 ou p. 285 sur l’Holocauste qui pave le chemin à l’occupation soviétique), avec des cartes nombreuses et très utiles (malgré l’erreur sur celle de la p. 197 concernant une Alsace non intégrée au Reich). La partie sur la France est peut-être un peu simpliste ou fait confiance au lecteur pour se rappeler qu’il y deux zones en France, une libre et une occupée, jusqu’en novembre 1942 (p. 246). L’auteur semble aussi laisser entendre, de manière fausse ou très incomplète, que ce sont les colonisateurs qui ont inventé les ethnies en Afrique, comme p. 329 dans le cas des Tutsis et des Hutus au Ruanda. Très concentré sur l’Europe centrale et orientale, ce livre est néanmoins un indispensable sur l’horreur meurtrière à grande échelle qui ravage la moitié d’un continent pendant de très longues années.

(les Polonais ne se nomment pas une Nation martyre sans aucun fondement … 8,5)

The City & the City

Roman policier et de fantasy urbaine de China Miéville.

Hémiplégie.

[…] Cachés comme des livres dans une bibliothèque. p. 298

Après une lecture de Perdido Street Station qui nous avait laissé admiratif et marqué, nous souhaitions connaître plus avant l’œuvre de C. Miéville. Notre choix a porté sur The City & the City, mais cette fois-ci en version originale pour pouvoir apprécier autrement l’auteur et se faire une idée des difficultés de la traduction.

Dans un parc, une jeune femme est retrouvée morte, mutilée. L’inspecteur Tyador Borlú, de la police de Besźel, est chargé de l’enquête. Très vite, il apparaît que si le corps a été retrouvé à Besźel, le meurtre a été commis à Ul Qoma. Ces deux villes-Etat sont très proches l’une de l’autre, situées en Europe balkanique, mais si Besźel évoque Bucarest ou plus encore la Prague du début du XXe siècle (toponymes, patronymes, nom des institutions), Ul Qoma peut se voir comme une ville d’Asie centrale, type Kazakhstan (religions, régime politique, patronymes, dénomination de la police). L’inspecteur Borlú doit mener l’enquête à bien (pour un court temps croit-il au début …), mais est bien vite empêtré dans les affres de la coopération internationale …

Il est un peu compliqué de parler de ce livre, puisque son attrait principal, son étrangeté mais aussi son tour de force, se déploie dans les premières trente ou quarante pages du livre. Ces pages sont par ailleurs assez compliquées, entre néologismes, argot et le parler heurté du narrateur/inspecteur (en anglais aussi …). Mais cela nous a permis de voir les énormes difficultés que la traduction a dû rencontrer et de se faire une idée très positive du style de l’auteur en version originale, même s’il a du s’astreindre à se couler dans le moule du roman policier. Le livre ne se finit pas comme un Agatha Christie et tient très peu du roman noir. Il ne cherche pas non plus à coller au style nordique. Même s’il est moins foisonnant que dans Perdido, le monde inventé par l’auteur fait plus que bien se tenir, s’insérant avec une terrible efficacité dans l’Europe du XXIe siècle sans pour autant permettre à la technique de tout résoudre.

Tout est-il parfait ? Non, mais la petite baisse de tension se passe finalement assez vite et la seule imperfection que nous pensions avoir trouvé dans le scénario se révèle en fait très fondée (la caméra de contrôle de la p. 133). L’auteur s’amuse, et le lecteur avec, de ses remarques ironiques sur les archéologues trop proches de la philosophie (p. 106) ou comment le nom du philosophe S. Žižek est habilement maltraité (p. 110).

Un très grand plaisir à lire, une belle réflexion sur l’aveuglement, et une enquête très plaisante que le narrateur n’oublie pas de mener malgré les embûches. Et une idée de base du roman d’une incroyable force.

(ah ce petit moment subtil en rapport avec l’œuvre de G. Meyrink p. 290 … 8)

Sparte

Histoire politique et sociale de la cité de Sparte jusqu’à la conquête romaine par Edmond Levy.

Une assiette pas toujours aussi bien remplie.

Encore un ouvrage, certains diront même un classique, que nous aurions dû lire bien avant … Ce manuel a pour but de dégager autant de vérités que faire se peut au sujet de Sparte, la cité qui plus encore qu’Athènes, dominé l’espace grec antique et qui fut le point de départs de beaucoup de mythes, tant anciens que modernes (son égalitarisme, sa frugalité, etc.) qui ont donné corps à un « mirage spartiate ».

L’auteur commence son propos avec un rappel méthodologique jamais inutile, portant principalement sur le danger de l’hypercritique des sources (conduisant à l’a-historisme). Pour E. Levy, il y a une présomption de vérité des sources (p. 8) et c’est au critique d’apporter la preuve de l’invalidité, partielle ou totale. Comme il ne peut y avoir de vérité  absolue et éternelle en Histoire, de siège assuré pour l’historien, l’auteur déclare ne pas hésiter à entrer dans les détails dans ses démonstrations. Et tout au long de l’ouvrage, il se tiendra à cet axiome avec une maestria consommée.

Sans surprise, le premier chapitre est celui de la naissance de Sparte. A une Sparte achéenne (celle d’Homère) succède une Sparte dorienne après le retour des Héraclides (l’archéologie accrédite l’idée d’invasion au XIIe siècle avant J.-C. , p. 16). Une fois la plaine de Sparte conquise et les cinq bourgades originelles ainsi unifiées, Sparte se lance à la conquête de la vallée de l’Eurotas, puis au VIIIe siècle de la Messénie voisine. Au VIIe siècle, l’Etat laconien est formé, rassemblant l’espace lacédémono-messénien et les cités dites périèques (laconiennes mais pas spartiates). A partir du Vie siècle, Sparte étend encore plus loin son influence dans le Péloponnèse en construisant un système d’alliances appelé Ligue du Péloponnèse par les historiens modernes. De l’époque archaïque date aussi la mise en place du régime spartiate (avec ses deux rois, ses éphores, sa gérousie et son assemblée) et son idéologie, révolutionnaire si l’on considère les voisins de Sparte, qui assigne les qualités aristocratiques à tous les citoyens (comme cela est visible chez le poète Tyrtée) : être Spartiate c’est devoir être le meilleur, mais collectivement, pour la cité (p. 36-45).

E.Levy s’intéresse ensuite à la structure sociale spartiate, en commençant par les trois composantes principales de la cité stricto sensu. A tout seigneur tout honneur, l’on débute avec les Spartiate, leur éducation (agôgè, pédérastie et kryptie), le repas commun des sissyties et comment ces dernières fonctionnent, le lot de terre (kléros, fondement de la prétendue égalité spartiate), la place de la femme et la vie religieuse (marquée par son archaïsme). Pour E. Levy, les observateurs antiques ont à partir de ce tableau beaucoup vu une cité bien ordonnée, où l’on enseigne dès l’enfance l’obéissance aux magistrats et l’honneur, dans une communion sans cesse renouvelée au travers des chants et du vote par cris. Mais on peut aussi y voir une société où la surveillance de tous par tous, au code vestimentaire strict, conduit les citoyens à se cacher pout thésauriser. Société de conformisme, conservatrice et collectiviste, mais dans laquelle il faut constamment se distinguer (p. 112).

La seconde partie de la société, ce sont les Hilotes. Esclaves appartenant à la cité, attachés à la terre, ils sont principalement en charge de la production agricole et ne sont ni cessibles à l’extérieur ni affranchissables (p. 118), sauf par la cité. Maltraités de différentes manières, ils sont aussi redoutés par les Spartiates (qui au Ve siècle craignent des révoltes). La dernière partie de l’Etat laconien est constitué des Périèques. Ceux-ci habitent des cités dépendantes, issues vraisemblablement de colonisations, de conquêtes et d’associations, au nombre supérieur à 80. Les Périèques ont la nationalité lacédémonienne mais n’en ont pas la citoyenneté, où alors de seconde catégorie (mais possèdent néanmoins leurs terres). Il est fort vraisemblable que leurs cités soient majoritairement organisées sur un modèle oligarchique (au vu des volontés de Sparte pour les cités de la Ligue du Péloponnèse). Ils fournissent des hoplites ou de l’infanterie de marine et peuvent être envoyés combattre sans la présence de troupes spartiates avec eux. Toujours supérieurs numériquement aux Spartiates, ils leurs sont fidèles jusqu’aux années 370-369 (invasion thébaine, p. 154) parce qu’ils partagent avec eux de nombreuses valeurs et profitent d’être dans l’ensemble dominant la Grèce à de nombreuses reprises.

Enfin, E. Levy passe en revue les catégories marginales de la population lacédémonienne qui n’entrent pas dans les trois catégories qu’il a amplement décrites auparavant. Les Brasidéens et les Néodamodes sont issus d’affranchissements massifs pour services militaires rendus, les mothakés (libres dans la clientèle d’un noble), mothônés (anciens Hilotes), trophimoi (enfants d’aristocrates étrangers pro-spartiates) sont des individus ayant bénéficié de l’éducation spartiate sans être des Spartiates et qui bénéficient à l’issue de leur formation de la condition d’homme libre mais de condition souvent inférieure (p. 155-159).

Les bases ainsi posées, l’auteur s’attaque à la description de l’organisation politique de la cité de Sparte à l’époque classique (troisième chapitre). Les rois, au nombre de deux, provenant de deux dynasties distinctes, sont désignés par hérédité. Ils ont une fonction religieuse très importante et ils ont en charge la conduite des opérations de guerre, mais sous le contrôle des éphores. La royauté subit une profonde crise au Ve siècle, avec de nombreux procès intentés contre eux et l’importance de plus en plus grande de la fonction de navarque (amiral, p. 183). Les éphores sont peut-être à Sparte ceux qui ont le plus grand pouvoir. Elus annuellement, ce sont eux qui décident des plus grandes affaires, de l’ordre public, des mœurs (en une sorte de gouvernement décidant à la majorité). Ils surveillent ainsi toutes les catégories de la population, rois y compris. Leur pouvoir coercitif est sans appel, et est de leur ressort la majorité des affaires judiciaires. Ils préparent les débats de l’assemblée, la préside et font appliquer ses décisions. La gérousie quant à elle recrute ses 28 membres parmi les vieillards de plus de 60 ans (donc plus astreint au service armé), qui sont élus à vie. Ils sont un conseil à pouvoir juridique et de conseil, qui permet une stabilité entre les deux pôles que sont les rois et les éphores. Enfin, dernière composante du système politique spartiate, l’assemblée vote les lois après débat (du moins pour ceux qui ont le droit d’y prendre la parole, p. 216).

Le chapitre suivant analyse les relations entre Sparte et le monde extérieur du milieu du VIe siècle à 362. Ces contacts se font en premier au travers de la Ligue du Péloponnèse, qui d’alliance inégale entre Sparte et différentes cités se transforme petit à petit en alliance dotée d’un conseil à partir de 505, ce qui n’évita pas les conflits internes. Sparte a bien entendu des relations avec les Perses, que ce soit conflictuelles ou bénéficiant de leur appuis contre Athènes. Avec cette dernière, les relations ne sont pas toujours tendues. Athènes est même un moment membre de la Ligue. Après la bataille de Platées (480, opposant les Perses à une alliance panhéllénique), l’opposition est souvent frontale, voire tourne à la guerre (entre 431 et 404 par exemple). En 404, Sparte peut imposer une constitution oligarchique à Athènes. Mais d’autres puissances se développent au IVe siècle, parmi elles les Thébains réussissent en 370 à envahir le territoire spartiate, avant que la Macédoine de Philippes II ne mette tout le monde d’accord en 338.

Le IVe siècle est une période de lente érosion de son pouvoir pour Sparte (chapitre suivant). Suite à l’invasion thébaine de 370, Sparte perd la Messénie, soit la moitié de son territoire. Sparte n’est cependant pas anéantie, surtout pour ne pas laisser un vide trop grand. Mais Sparte doit affronter des crises internes, avec au premier rang de celles-ci, une inégalité de plus en plus grande et une réduction continue du nombre de ses citoyens de plein droit (p. 263, p. 269). A cela s’ajoute une crise morale, due à la victoire de 404. Ces difficulté conduisent à une succession de révolutions, qui vont chaque fois plus loin que la précédente, au point que la dernière, conduite par Nabis au début du IIe siècle, élimine le dernier roi et libère des Hilotes en grand nombre après avoir à nouveau redistribué les terres. En 146, les Romains arrivés à la faveur des interminables conflits qui agitent le Péloponnèse au début du IIe siècle, sont maître de la Grèce.

La conclusion, qui rappelle la singularité de Sparte, Etat constitué de plusieurs cités, précède des cartes, une brève chronologie, une bibliographie indicative et un index.

Ce livre (de 320 pages) s’adresse à un lecteur qui a déjà une bonne idée de l’histoire grecque aux époques classiques et hellénistiques. Il n’y trouvera rien concernant l’art laconien, ce dont s’excuse l’auteur en introduction. Les commentaires de documents sont clairs et apportent beaucoup aux explications que donnent E. Levy. Ce dernier ne cache pas au lecteur les autres lectures possibles de ces documents, comme il mentionne très souvent les avis auxquels il s’oppose, ou qu’au contraire, il suit. Les conclusions à la fin de chaque chapitre, voire de parties de chapitre, résument très clairement les idées exposées avec une très grande clarté précédemment.  Le tout se lit avec aisance, avec un appétit (de Delphes) qui vient en mangeant. Un peu plus de cartes, réparties à des endroits stratégiques du texte, aurait été une grande aide cependant.

Un excellent manuel universitaire, assez isolé dans la production francophone, qui ravira son lecteur.

(les Dioscures que l’on transporte sous forme d’amphores, c’est particulier p. 107 … 8,5)

When the Facts Change

Recueil d’articles de Tony Judt, édité par Jennifer Homans.

Du direct, du tranché, de l’engagé mais pas de l’enragé.

Tony Judt, que ceux qui parcourent ces lignes doivent commencer à bien connaître, n’a pas écrit que des livres ou des articles scientifiques mais a été un contributeur régulier dans des journaux ou des revues comme le Financial Times, le New York Times ou la New York Review of Books. Certains articles ne furent même jamais publiés. Ce livre rassemble 28 de ses articles, qu’ils soient des articles d’opinions, des recensions de livres, des esquisses de livres ou des nécrologies.

Mais avant ces articles, Jennifer Homans, la veuve de T. Judt (et dédicataire de Postwar) s’est chargée de l’introduction, mélangeant le personnel avec les idées et les obsessions de son défunt mari  (p. 4). J. Homans détaille aussi les méthodes de travail de T. Judt, les aspects pratiques de sa relation compliquée au judaïsme.

Le premier article du recueil est une recension du livre L’Age des extrêmes de Eric Hobsbawm et le ton est donné très vite : avec T. Judt, pas d’eau tiède. La recension est très critique. Le second article a pour sujet l’Europe (paru en 1996), où l’avenir ne lui a pas donné raison. On y trouve une petite erreur sur les capitales de l’Union Européenne (p. 38) mais l’auteur y est assez visionnaire sur le retour de la Nation (p. 40) comme refuge des perdants du capitalisme (les notions de perdants et de gagnants se retrouvent à plusieurs reprises dans le recueil). Le troisième article est cité dans le livre que T. Judt a écrit à la toute fin de sa vie avec Timothy Snyder (Thinking the Twentieth Century) et est une recension d’un livre de Norman Davies (Europe). C’est un démontage en règle, mais en grand style. Il lui reproche, entre autres, son goût de la provocation (p. 55) et sa trop grande proximité avec son sujet d’étude premier, la Pologne, qui lui bouche la vue et l’égare méthodologiquement (p. 61). T. Judt en profite aussi pour éreinter les recenseurs permissifs (et néanmoins collègues, p. 62).

Le chapitre suivant reproduit la recension publiée en 1997 de deux livres sur la Guerre Froide. Les choses y sont plus à son goût que dans l’article précédent, sans pour autant être parfaites. C’est l’occasion pour lui d’enseigner au lecteur les tenants et les aboutissants de la Guerre Froide mais aussi comment fonctionnait le Cominform tout en rappelant qu’il existait chez les soviétologues occidentaux plusieurs écoles de pensées (p. 77) : celle du miroir (les Soviétiques agissent comme les Etatsuniens), la tsariste (l’URSS est la Russie et son communisme est accessoire) et la bolchévique (où les termes employés par le Kremlin sont aussi ceux de sa vision du monde). Le dernier article, enfin, de cette partie est à nouveau une double recension portant sur des ouvrages ayant pour thème l’Europe centrale. Il est très critique sur Inventing Ruritenia de Vesna Goldsworthy (l’auteur ne comprendrait pas l’ironie de ses sources p. 93) mais l’ouvrage de Derek Sayer The Coasts of Bohemia est pour T. Judt bien plus digne d’intérêt et de louanges (mais pas sans contradictions p. 98)

La partie suivante est dominée par le conflit israélo-palestinien. Si le premier article de 2002 est encore optimiste par moments, le second (paru en 2003) est d’une tonalité plus sombre. C’est une critique de la « feuille de route » négociée entre 2003 à Genève dans le premier (The Road to Nowhere) et le second finit sur l’évocation d’un Etat binational, qualifié d’utopique mais de solution encore la moins mauvaise (p. 123). T. Judt y est particulièrement critique de la classe politique israélienne (p. 116-117). Le chapitre VIII qui fait suite à ces deux articles concerne aussi Israël mais est une courte réponse à un article écrit par deux universitaires étatsuniens dans un journal britannique. C’est une charge détaillée contre ceux qui confondent la critique de la politique israélienne et l’antisémitisme.

L’article suivant interroge le rapport en Histoire et Mémoire, le surinvestissement émotionnel, l’usage de la Shoah par Israël comme argument à l’international et l’usage intempestif du mot « mal » (p. 136) comme l’avait prophétisé Hannah Arendt dès 1945 (p. 129). L’auteur écrit aussi sur le thème des implantations israélienne en Cisjordanie dans le dixième chapitre (« l’ivresse » p. 144), sur le rôle néfaste selon lui de la diaspora juive dans le conflit israélo-palestinien à l’appui des écrits de Shlomo Sand (onzième chapitre), répond à six critiques ou défenses après l’arraisonnement de la « Flottille de la Paix » en 2010 (douzième chapitre) et enfin dans le dernier chapitre de la partie, se demande de manière très argumentée ce qu’il faut maintenant faire au Levant, en dialoguant avec les extrémistes pour sauvegarder les modérés, avec pour objectif un Etat multiconfessionnel et multiculturel. Ce dernier article n’avait jamais été publié, est encore dans sa forme de travail et cela explique les petites erreurs qui y figurent (p. 162-163, la contradiction invalidante de l’équivalence Shoah/Naqba et la faute de latin).

La partie suivante s’intéresse aux suites de l’attentat contre les tours jumelles de New-York en 2001. Son premier article fait une relecture de La Peste de A. Camus à l’aune de cette nouvelle donne politique, et il est suivi par la recension du livre de Joseph Nye (le théoricien du soft-power), The Paradox of American Power. Cet article fait ensuite place (dans le seizième chapitre, en prenant le prétexte de la recension de The War over Iraq de Lawrence Kaplan et William Kristol) à un article sur l’europhobie étatsunienne, où T. Judt exprime des positions qui auraient pu aussi créer la polémique en France (antisémitisme musulman, p. 208), avec quelques envolées saisissantes (p. 215 par exemple). Fait suite un article sur l’antiaméricanisme (sur la base de nombreux livres en français), où l’auteur démontre une très grande connaissance du climat intellectuel français du début du XXIe siècle. Les trois articles suivants restent concentrés sur les affaires internationales, avec souvent pour point de départ des livres récemment parus (sur le néo-conservatisme et l’ONU, mais il est néanmoins incomplet sur le Ruanda p. 235). Le troisième de ces articles annonce Thinking the Twentieth Century, en se demandant ce que l’on a retenu du XXe siècle, avec de nouveau l’opposition entre Histoire et Mémoire. T. Judt y rejette la Mémoire qui se construit au détriment de l’Histoire, avec la prolifération des mémoires particulières et la concurrence des souffrances passées.

L’avant-dernière partie quant à elle commence avec deux articles consacrés au rail et à son influence sur la société. Les trains et tout ce qui les entourent étaient la grande passion de T.Judt, pour qui le train était la société (p. 301). Ces deux articles étaient les esquisses d’un livre à venir et qui ne vit pas le jour. Le 23e chapitre de ce recueil va plus en profondeur dans la compréhension de la société actuelle en prenant le prétexte d’une chronique du livre Supercapitalism de Robert Reich (et qui annonce son livre Ill Fares the Land). Comme dans le chapitre suivant, l’auteur y affirme la nécessité de la démocratie sociale, tout en étant très défavorable aux partenariats public-privé (qualifié d’affermage, p. 311) mais en soulignant aussi qu’un Etat-providence a aussi besoin d’un peuple homogène (sans lequel il n’y a pas de solidarité, p. 319-320) et qu’il est de trop nombreuses personnes qui ont oublié les raisons de l’existence de l’Etat-providence inconditionnel (p. 324). Il craint un retour d’un âge des insécurités, après l’âge de stabilité qui était né en 1945 (p. 335), insistant sur le coût que peuvent engendrer les humiliations (p. 334). Cette partie est complétée par un article à deux voix, associant Daniel Judt à son père, dans un dialogue entre deux générations sur la question de l’engagement et dominé par l’évènement de la marée noire dans le Golfe du Mexique en avril 2010. Si le texte du jeune D. Judt, 16 ans, n’a pas été remanié, il est rudement bien écrit !

La dernière partie de ce recueil rassemble trois nécrologies, écrites par T. Judt entre 1997 et 2009. Elles sont consacrées à François Furet (le spécialiste de la Grande Révolution), Amos Elon  (spécialiste du judaïsme allemand) et Leszek Kołakowski (philosophe et historien du marxisme).

Une liste par ordre chronologique de tous les articles publiés de T. Judt ainsi qu’un index complètent ce volume.

De nouveau, un livre très plaisant de T. Judt reprenant des articles divers mais qui d’une certaine façon, sont expliqués par le dernier article de l’avant dernière partie, écrit avec son fils Daniel. Il y a un besoin de s’engager chez T. Judt (voir même une obligation sartrienne de s’engager, ce qui fait de lui le plus français des intellectuels anglo-saxons), ce que montre déjà dans son adolescence son épisode sioniste. Et il s’engage, à la manière d’un intellectuel, en se demandant d’abord quoi faire. Le treizième chapitre ne s’intitule-t-il pas « What is to be done? » ? Mais cet engagement se fait sans mauvaise foi, sans outrance, sans provocation inutile, en cherchant le dialogue sur des bases réfléchies et où la réflexion et l’expérience se sentent. Mais on sent aussi cette volonté d’apprendre des choses au lecteur, d’autant plus qu’à la différence d’un livre, il n’y a pas ici d’élection par le lecteur, qu’il faut donc convaincre. Mais pour parvenir à cette conviction, l’auteur ne met pas pour autant un mouchoir sur ses idées et ses opinions (qui lui sont plus loisibles d’exprimer sous cette forme). C’est un livre pour les fans, mais ceux qui ne connaissent pas encore T. Judt auront ici un premier contact de très grande qualité et acquerront à coup sûr l’envie de poursuivre avec d’autres livres de ce qui fut l’un des plus grands historiens de sa génération et un excellent observateur de l’Europe.

(Camus a toujours été son préféré, comme le montre le quinzième chapitre …8)

Thinking the Twentieth Century

Conversation entre les historiens Tony Judt et Timothy Snyder.

Voilà qui est clair !

Un mois après avoir signé la conclusion de ce livre de conversation, en août 2010, Tony Judt décédait. Conscient de la maladie et mais l’esprit toujours clair, ce livre est son second testament historique, empruntant au premier (The Memory Chalet) son côté personnel et autobiographique mais ajoutant grâce à T. Snyder une foule de réflexions historiques et historiographiques.

Le livre aborde une foule de sujets et pèche un peu en terme de structures, puisqu’il est issu de conversations et que celles-ci sont à peine remaniées. Chaque chapitre ouvre sur une partie autobiographique de T. Judt, où les questions de relance de T. Snyder ont été gommées. Puis, à partir de cette première partie, les deux historiens discutent de manière libre, passant d’un sujet à l’autre, parfois même assez rapidement.

L’introduction écrite par T. Snyder  est courte, mais il transpire quand même une grande tristesse, que l’on ne retrouve pas dans la conclusion du premier concerné, son co-auteur. Elle explique comment ce livre a été écrit, ainsi que sa filiation (p. XI), tout en insistant sur la pluralité des identités (p. XIV).

Dans le premier chapitre, T. Judt conte l’histoire de ses grands-parents et parents (et nous rappelle que le monde juif n’est pas fait tout d’unité, p. 7). Avec T. Snyder il est ensuite question de la place du judaïsme dans les empires européens (les méconnaissances partagées, p. 17-18 mais aussi la catastrophe que fut la démocratie post-impériale pour les Juifs p. 19), de la place de Vienne dans l’histoire du XXe siècle (avec l’influence du cosmopolitisme des grandes villes face à la ségrégation des campagnes ou la question des identités avant et après 1918 dans cette même zone, p. 30), la singularité de la Pologne, la place des victimes de l’Holocauste dans leurs pays d’origine, F. Hayek, mais aussi Arendt, Heidegger ou Marx. Le chapitre se termine avec la question de la concurrence des souffrances (p. 41-42 et p. 44-45, l’Allemagne normalise son histoire).

Le second chapitre est celui où Tony Judt raconte comment il est devenu Anglais : au travers de l’école.  Mais la partie autobiographique est ici très courte, et nos deux compères discutent de Weimar, de l’Angleterre dans la crise des années 20, de ses intellectuels qui se connaissent quasiment tous, de l’exotisme, des Cinq de Cambridge (selon T. Judt, ils ont bénéficié de la justice de classe, p. 60-63), l’attrait britannique pour le fascisme (surtout italien), W. Churchill (p. 68-70), B. Disraeli et le catholicisme au Royaume-Uni.

Le chapitre suivant démarre avec l’évocation de la tradition marxiste et socialiste qui existe dans la famille Judt (et de temps en temps sioniste aussi), mais opposée au communisme soviétique. Il compare le printemps 1968 de Cambridge à celui de Paris. Il met aussi en valeur l’importance pour leur réception de l’interprétation par Engels des écrits de Marx (p. 86-87) tout comme la place du Bund en Russie (p. 88), et rappelle la foi communiste des compagnons de route, qui ne voient que les victimes ne la même condition qu’eux (on est pour l’omelette quand ce sont les autres qui sont les œufs, p. 97-102). Le chapitre s’achève sur la question des intellectuels fascistes et leur relation au national-socialisme.

Le quatrième chapitre est celui où T. Judt analyse son lien au sionisme. En 1963, il effectue son premier séjour en kibboutz, subjugué par la recrutrice. Mais sa mère voit vite le danger pour ses études, et ce danger, T. Judt en prend conscience aussi quand il est accepté à Cambridge (à l’automne 1965) et que lors de son premier séjour en kibboutz après son acceptation, les kibboutzim le lui reprochent. Ils surent qu’il était perdu pour la cause (p. 111) … La rupture est consommée lors de la guerre des Six-Jours, où il sert comme interprète et qu’il découvre alors l’autre Israël, très éloigné de ses aspirations socialistes (p. 117). Mais T. Judt fait aussi la description de son Cambridge, mettant l’accent sur la chance qu’il a eu de vivre à un moment méritocratique (p. 111-115). Tout naturellement, la discussion porte d’abord sur le sionisme avant de dériver  assez longuement vers le judaïsme étatsunien.

Le chapitre suivant a pour objet la fin des études de T. Judt et son début de carrière. Il montre assez clairement que s’il est né à Londres, l’historien est en fait un intellectuel français (p. 143 et p. 149-150). Ecrivant une thèse sur le socialisme français dans les années 20, il se relocalise à Normale Sup’ et rencontre A. Kriegel, B. Souvarine et le fils de Léon Blum. Enseignant ensuite à Cambridge, il enseigne ensuite en semestre aux Etats-Unis en 1975-1976 mais ce n’est pas pour autant qu’il s’éloigne de la France. Mais l’amour le reconduit de l’autre côté de l’Atlantique et il enseigne à Berkeley à la fin des années 70. Il s’y plait assez peu (les « studies », p. 154-155) et retourne en Angleterre, à Oxford cette fois-ci (p. 158). Avec T. Snyder, T. Judt revient sur le sujet des intellectuels fascistes puis le fascisme en lui-même (qui fleurit aussi parce que les sociaux-démocrates n’ont pas de programme économique, p. 169), dont les expériences roumaines. Le PCF fait aussi partie du voyage (p. 178), et à sa suite le Front Populaire et la guerre d’Espagne. Il y a p. 170 une très intéressante comparaison entre keynésianisme et fascisme (et il n’y a pas que des différences !), suivie p. 172 d’une comparaison entre fascisme et communisme. Sa mise en parallèle du profil sociologique du Parti Radical avec le fascisme (p. 175) mais aussi son explication de l’incompréhension des contemporains face aux procès de Moscou (p. 192-194) sont assez ébouriffants.

Et donc le récit de la vie de Tony Judt se poursuit au Royaume-Uni, alors que M. Thatcher vient d’arriver au pouvoir (sixième chapitre). Mais c’est aussi le moment où l’auteur entre en contact avec l’Europe orientale. La discussion va plus avant en revenant du côté des Fronts Populaires, premier modèle des démocraties populaires (p. 213) et s’attaque à la question de la désillusion communiste avant et après la Seconde Guerre Mondiale (p. 225) et réembraye sur les intellectuels d’Europe centrale et orientale, avec leurs destinées et leurs stratégies pour être audibles (avec des phénomènes de générations quant aux langues parlées p. 239-240 et la fausse image virginale des dissidents p. 242-243). Le septième chapitre est celui de l’union de ses deux champs d’étude en un livre, Postwar. T. Judt raconte comment l’idée lui vient en 1989 (mais la rédaction ne commencera que bien plus tard, couplé avec la création d’un institut, p. 256). C’est aussi l’époque de son troisième mariage et du début de sa carrière de polémiste. T. Snyder dirige la discussion vers l’historiographie et ce que T. Judt pense de l’histoire et comment elle doit être écrite. Pour T. Judt, l’historien a une responsabilité civique, d’abord en luttant contre un enseignement trop thématisé (p. 266 et p. 281) et en gardant à l’esprit que cultiver la mémoire est plus facile que de faire de l’histoire (p. 276-278).

L’avant-dernier chapitre se concentre sur le T. Judt éditorialiste. Lui-même se qualifie de moraliste, comme Camus ou Montaigne (p. 286). Mais très vite, T. Snyder intervient et tous deux discutent de la vérité (et le mensonge p. 316), du libéralisme, à nouveau de l’identité, de la démocratie (pas le début du processus, p. 305), des experts médiatiques qu’il a croisés en grand nombre quand il a pris position contre la guerre en Irak en 2003 (p. 312-314).

Le dernier chapitre enfin a pour sujet la social démocratie et toutes ses inventions, après avoir tout d’abord évoqué les trains comme créateurs de sociabilité. T. Judt, un véritable passionné dans sa jeunesse (il en parle dans le Memory Chalet), voulait écrire un livre sur les trains … L’auteur fait aussi une distinction très claire entre la planification soviétique et la planification en Europe occidentale. Cette dernière n’a pas pris la première pour modèle (p. 349-351). Dans ce dernier chapitre, il est donc aussi amené, logiquement, à examiner de la place de l’Etat, pour lui le grand débat du XXe siècle (p. 386).

L’épilogue (qui précède une bibliographie des ouvrages évoqués et un index) est signé par T. Judt. Il y est question de la peur qui a fait une remarquée réapparition dans un monde que lui s’apprête à quitter. Il n’y a pas de pathos dans cette partie (ou éventuellement à la toute fin une petite émotion), à la différence de l’introduction mais avant tout un grand merci au co-auteur de lui avoir proposé ce dernier défi, le couronnement (à défaut d’être le plus scintillant joyau) de sa carrière d’historien où il y a bien peu de regrets.

 C’est donc un livre foisonnant, aux sujets multiples et jamais ennuyeux. Il nécessite par contre beaucoup de connaissances, tant en histoire générale du XXe siècle que celle des intellectuels européens de ce même siècle. Et si le lecteur s’y entend en plus dans toutes les affaires du marxisme, c’est encore mieux. Mais cela limite le lectorat …

Le rythme de la discussion est très bien rendu (et a nécessité un énorme travail éditorial) et les passages entre les deux parties dans chaque chapitre sont très bien gérés. Les redites de The Memory Chalet sont plus que supportables et permettent surtout de très bien lancer les thèmes de discussion. Le ton de T. Judt est égal à ceux employés dans ces autres livres, tout en agilité, en finesse, en surprises. Et il sait toujours autant avoir des avis très tranchés, comme par exemple p. 224, quand il dit que la redécouverte du jeune Marx permet de substituer aux cols-bleus d’autres publics « révolutionnaires » comme les femmes ou les homosexuels. Et le lecteur n’est jamais à l’abri d’un coup de tonnerre dans un ciel serein et qu’il découvre que le multiplicateur keynésien … n’est pas de M. Keynes (p. 342) !

 De cette lecture très plaisante, nous ne ressortirons qu’un seul regret : que T. Judt n’ait eu le temps d’écrire l’histoire des trains qu’il envisageait, lui le fanatique ferroviaire (un trainspotter ?) qu’il fut dans sa jeunesse (p. 331).

(les Etats-Unis, le pays le moins globalisé du monde, p. 320, un point de vue qui se défend …8,5)