Cochrane vs Cthulhu

Roman d’horreur cosmique uchronique de Gilberto Villarroel.

Sans les tigres.

Le roman lovecraftien ne se sent pas obligé de se cantonner au XXe et XXIe siècles (quelques exemples ont été vus dans ces lignes), il peut aussi aller chatouiller le XIXe siècle. Cela est même indiqué, dans un but littéraire, dans des espaces qui se revendiquent au sortir des Lumières de suivre les chemins de la Raison, de les confronter aux horreurs cosmiques. L’Homme devenu mesure se retrouve face aux éternités pour lesquelles l’humanité est moins que négligeable. Avec Gilberto Villarroel, le lecteur évite même l’ère victorienne pour être coupé du monde pendant les Cent Jours dans un Fort Boyard achevé bien plus tôt que dans la réalité (en 1815 au lieu de 1866, pour des travaux débutés en 1803).

Au maintenant très connu Fort Boyard (vous entendez la musique?), l’auteur associe un noble écossais, officier de marine, inventeur et aventurier ayant participé aux indépendances sud-américaines : Thomas Cochrane, dixième comte de Dundonald, qui gagne justement à être connu.

Ce dernier se trouve être fait prisonnier avec l’équipage de son canot par la garnison du fort, commandée par le capitaine Eonet des Dragons de la Garde Impériale, alors qu’ils étaient dans la rade des Basques. Habilement, Cochrane s’échappe de sa cellule, libère ses marins mais son évasion échoue parce que est arrivé sans être annoncé le commissaire Durand, second du ministre Fouché, en mission secrète et accompagné de deux sommités qui doivent déchiffrer une étrange inscription retrouvée sur le banc de sable lors de la construction du fort. Son escorte de grenadiers maîtrise les Anglais. La situation dans le fort change. Durand y donne maintenant les ordres et les éléments commencent à se déchaîner autour du fort qui perd le contact visuel avec les autres forts défendant les approches de l’arsenal de Rochefort. Fort Boyard sort progressivement du monde régi par la géométrie euclidienne …

L’idée de base est intéressante et son insertion dans la chronologie impériale est faite avec maestria, en utilisant avec efficacité l’attaque anglaise dite des brûlots contre des vaisseaux français devant Rochefort en 1809 (par le Cochrane historique), qui a pour conséquence une accélération de la construction du fort et son entrée en service. Mais la richesse de la vie dudit Cochrane est aussi mise à contribution, avec son séjour en prison, le scandale financier où son oncle trempe, son élection au Parlement ou encore ses inventions. Avec une telle matière romanesque … Conséquemment, le personnage de Cochrane est doté d’une belle épaisseur, à laquelle les autres personnages principaux sont haussés (mais ceux-ci sont sans historicité).

Les dialogues sont bien montés, les éléments principaux d’un roman lovecraftien sont bien là mais sans excès et comme de juste, il ne faut pas s’attacher à tous les personnages. Tous les canons lovecraftiens ne sont pas respectés, mais cela ne conduit pas pour autant à un amoindrissement de la qualité. Seule anicroche, mais sans doute pour les besoins de l’intrigue, le décalage d’Austerlitz à 1809 (p. 20). Là, ça pique un peu beaucoup … Mais la fin est bien !

(le Pacifique c’est pas si loin finalement … 7,5)

Les quatre guerres de Poutine

Recueil de chroniques sur la Russie entre 2015 et 2018 de Serguei Medvedev.

Sic. Saignement oculaire.

Les dernières initiatives des législateurs russes s’inscrivent dans la droite ligne idéologique de la tradition politique nationale où l’histoire est servante du pouvoir, une ressource de plus à la disposition de l’État, au côté du blé, des fourrures, du pétrole et d’une population résignée. Comme on dit, le passé de la Russie est imprévisible. p. 283

Il est difficile de savoir qui lit ou peut lire en Russie les chroniques de S. Medvedev qui sont rassemblées dans ce livre (et peut-être initialement parues dans le média en ligne Radio Svoboda). Par contre on sait que l’auteur n’écrit plus depuis la Russie. Parce que au vu des propos peu amènes, il est fort à parier que S. Medvedev n’y habite plus à l’heure actuelle, vu qu’il est encore libre. Mais il y vivait encore en 2018 quand ce livre est paru pour la première fois et a pu observer son pays après la conquête de la Crimée. Historien spécialiste de l’époque post-soviétique, S. Medevedev est très bien placé tant par son expérience personnelle que par ses connaissances pour décrire la trajectoire de la Russie depuis la fin de l’URSS.

Et cette trajectoire est définie par quatre axes qui forment une partie importante de la politique de V. Poutine depuis au moins quinze ans (le discours fondateur de 2007 à Munich a acquis une autre résonance encore depuis février 2022) : le premier est territorial, le second se situe dans l’ordre du symbolique, le troisième est biopolitique (au sens de M. Foucault) et enfin le dernier se concentre sur le champ mémoriel, celui où même le passé n’est plus sûr.

Avec ce livre, S. Medevedev décrit une Russie toujours malade de l’URSS, un pays qui n’arrive pas à tourner la page des années 1980. Son personnel politique actuel en vient en ligne directe il faut dire. Mais c’est aussi une Russie qui n’a pas accepté la fin des colonies. Ce qui a aidé la France, en comparaison, pour passer le cap au début des années 1960, c’est qu’elle n’était pas une puissance nucléaire forte de milliers de têtes en compétition directe avec les Etats-Unis. Et donc depuis, une bonne partie de la population et de la classe politique russe vit dans le souvenir, une obsession qui pousse même à se comparer défavorablement à l’une d’elles, l’Ukraine, ce qu’aucune ancienne grande puissance colonisatrice n’avait jamais fait (p. 338). La politique territoriale est étroitement lié au champ symbolique, puisqu’il faut ajouter des terres à l’empire tout en montrant son exceptionnalisme au monde. Sur ce point, le culte de la Victoire contre le nazisme (excellente description p. 129) joue un rôle de premier plan, notamment dans la qualification de l’ennemi. En vérité, qui n’est pas aligné sur la Russie est forcément héritier du nazisme. Une réécriture de l’histoire est forcément nécessaire dans cette optique, couplée à une recherche obsessionnelle de l’exemple étatsunien sur lequel se baser : pourquoi les Américains et pas nous (p. 75, p. 79 sur la conduite de la guerre technocentrée en Syrie) ?

La biopolitique quant à elle se retrouve sous plusieurs aspects dans les chroniques de S. Medevedev. Le premier est la tentative de redressement démographique de la Russie, avec son corollaire de discrimination à l’encontre des homosexuels. Mais font aussi partie du panel l’utilisation des athlètes (le dopage d’État et sa découverte) et la représentation corporelle du président Poutine. L’auteur y voit un signe de l’état de la Russie : il faut démontrer sa vigueur et l’inquiétude se fait jour en cas d’absence du président (ou d’absence de communication). Comme au Moyen-Age, le corps est nécessaire au fonctionnement de l’État mais c’est aussi une ressource, comme le montre très clairement la guerre en Ukraine et la mobilisation partielle. Avec le passé comme horizon, la politique mémorielle est centrale. Le révisionnisme règne en maître, mais l’inertie aussi (p. 294, avec le botox du président). Ainsi, le goulag n’existe presque plus, la Grande Purge se réduit à des blagues … La fin du libre, d’une grande qualité littéraire comme beaucoup des chroniques, est emblématique : un officier révolutionnaire décembriste de 1825 revient en décembre 2015 à Moscou pour être arrêté par la police anti-émeute et être renvoyé en Sibérie …

Très plaisant à lire, le livre souffre cependant d’une traduction pas toujours parfaite même si les notes de l’éditrice sont d’un grand secours pour expliquer les allusions à la politique intérieure russe où à l’histoire que distille l’auteur. Le style est très mordant et c’en est jouissif et pas au détriment d’informations étayées, même si l’auteur ne peut pas être non plus dans la parfaite objectivité. En creux et de manière involontaire, il montre aussi certains éléments culturels russes qui peuvent exercer un appel sur le public français, comme par exemple la question linguistique (p. 175-179).

Y a-t-il quelque chose à retrancher en 2023 de ce que S. Medvedev a observé entre 2015 et 2018 ?

(en 2015, la charia orthodoxe à Donetsk p. 51 dans une comparaison juste et folle … 8,5)

Les ambitions inavouées

Ce que préparent les grandes puissances
Essai de relations internationales par Thomas Gomart.

Tout n’est pas inavoué !

T. Gomart veut ici réaliser un portrait en creux, celui des défis de la France, en détaillant les contraintes que cette dernière doit prendre en compte. Dans le cas présent, mais bien évidemment sans exclusive, ce sont ici neuf pays qui selon l’auteur vont participer au modelage du futur du pays. Ces neuf pays sont agencés en trois types.

La Terre rassemble la Russie, la Chine et l’Allemagne. Actualité oblige, la Russie est considérée en premier lieu sous le spectre de la guerre en Ukraine. La désillusion des années 1990 a conduit au retour de la compétition avec les Etats-Unis, mais ces derniers sont passés à autre chose. Pour revenir à la parité perdue, il faut reprendre la main sur l’URSS et ses dépendances. Comme d’autres, la France ne voulait pas le voir (aussi par intérêt) et rien ne dit qu’un insuccès en Ukraine éteindrait cette soif d’empire. La Chine, malgré l’expansion vertigineuse de sa marine, reste une puissance terrestre, préoccupée par l’Inde mais aussi soucieuse de ses intérêts sibériens. A la différence de la Russie, son influence en Afrique est bien plus large mais sa direction politique pourrait, par effet du culte grandissant de la personnalité de Xi Jinping, se rigidifier. T. Gomart table néanmoins à l’horizon 2050 sur une poursuite de l’ascension ou une stagnation qui va non seulement avoir des effets dans l’Océan Indien et le Pacifique mais aussi en Europe même. L’Allemagne quant à elle prend de plein fouet l’irruption de la guerre en février 2022.

La Mer est ici le point commun des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de l’Inde. Les Etats-Unis sont au cœur du dispositif sécuritaire de notre pays mais ne doit pas pour autant oublier que les intérêts des Etats-Unis peuvent être très différents de ceux de la France dans le Pacifique comme dans le domaine industriel. Ils sont en terme de projection de puissance très en avance sur leurs concurrents et le resterons encore longtemps. Le Royaume-Uni, partenaire le plus proche géographiquement mais surtout en terme de puissance et d’objectifs, traverse une passe difficile née du Brexit et cherche la stabilité tant politique qu’économique. Dans le cadre d’une vision à l’échelle du monde, le pays veut réduire encore son armée à l’horizon 2030 mais renforcer sa marine et son vaste réseau de bases. Très en pointe dans le soutien à Kiev, T. Gomart voit aussi le Royaume-Uni comme un aiguillon pour les investissements navals de la France. L’Inde, enfin, complète ce second triptyque. Acquéreur de Rafales, puissance nucléaire bientôt la plus peuplée de la planète mais pas membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, l’Inde multiplie ses partenaires pour ne pas se lier tout en voulant se placer au centre des flux de marchandises. Parallèlement, la concurrence avec la Chine s’aiguise et le fondamentalisme hindou peut conduire à de graves troubles internes. Mais pour T. Gomart, l’Inde est pour la France la possibilité de ne pas s’enfermer dans la rivalité sino-étatsunienne.

Et enfin le Ciel accueille sous lui la Turquie, l’Arabie saoudite et l’Iran. La Turquie continue sur sa lancée néo-ottomane, son président ayant pu convaincre ce qui reste des militaires kémalistes de la justesse de ses vues avec ses projets d’extension de la sphère d’influence touranienne aux frontières (Syrie) comme outremer (Libye), tout en se plaçant en marge de l’OTAN (mais sans en sortir). Mais l’activité diplomatico-militaire se double d’un politique religieuse (formation d’imams, construction de mosquées), et pas uniquement à destination d’une diaspora nombreuse dans l’Union Européenne. Si la France veut rester active dans le dossier ukrainien mais aussi dans les développements au Caucase, sans parler de la Méditerranée orientale, l’auteur voit ici pour la France la nécessité de se préparer à plusieurs types de conflictualités, au moins tant que R. T. Erdogan sera au pouvoir.

Autre puissance idéologique, le royaume d’Arabie saoudite a connu en 2017 le second saut générationnel de son histoire en voyant la nomination d’un prince héritier de 32 ans qui a pris le contrôle des leviers du pouvoir. Auréolé d’une image de modernisateur, Mohamed Ben Salman ne délaisse pas pour autant les canaux de l’influence religieuse sur tous les continents, assise sur la légitimité des lieux saints et des revenus pétroliers. La politique extérieure saoudite est même devenue beaucoup plus active avec la guerre au Yémen avec toujours pour objectif de limiter la puissance iranienne et l’influence des Frères Musulmans. Pétrole dans un sens, armes dans l’autre, mais maintenant aussi une influence grandissante en France par les investissements économiques et le prosélytisme religieux dans le but de se préparer à une confrontation contre l’Iran. L’Iran est justement le dernier pays abordé dans ce livre. Il est évident que si l’Iran se dotait d’armes nucléaires, la France en sentirait les conséquences sur divers plans. Elle avait déjà eu à maille à partir avec l’expansionnisme régional à coloration chiite de la jeune république islamique dans les années 1980, et comme l’attentat déjoué de 2018 l’a montré, il n’y a eu aucun renoncement à agir avec violence sur le territoire national. Cinq Français servent encore d’otages en Iran à l’heure actuelle mais l’espoir d’une ouverture du pays reste, entre diplomatie et révoltes contre l’appareil militaro-religieux où les Pasdarans ont pris un ascendant certains.

A la présentation des ambitions de chaque pays s’ajoute dans chaque chapitre un thème secondaire, comme par exemple celui de l’énergie avec le Royaume-Uni, ce qui permet de s’échapper d’une logique trop étatique. Les perspectives sont historiques et les simplifications sont dues à la rapidité du propos, nécessaire pour faire entrer le tout dans 290 pages de texte. Il règne donc un esprit « note de synthèse » mais le style est par moment trop télégraphique, heurtant les transitions ou ne prenant pas le temps de discuter des citations. Cependant cette approche permet aussi une approche pratique, avec des préconisations pour la France à la fin de chaque chapitre, bien qu’un peu courtes. Il y a peu de notes mais la bibliographie indicative est très fournie. On regrettera la rareté des cartes, au demeurant pas extrêmement lisibles. L’auteur est très présent dans son propos, citant beaucoup d’expériences personnelles (le livre commence même ainsi).

Ce livre ne révolutionnera pas le genre mais il est une bonne actualisation de l’environnement géostratégique de la France, avec une présentation très équilibrée de chaque pays.

(non, V. Poutine n’a pas forgé la Nation ukrainienne p. 281 … 7)