Méthodes de la science politique

Manuel de méthodologie des sciences politiques de Ramona Coman, Amandine Crespy, Frédéric Louault, Jean-Frédéric Morin, Jean-Benoît Pilet et Emilie van Haute.

Des bulles mais peu de boulettes.

A qui est lecteur de journaux sont souvent présentées des études d’opinion ou des études de fond sur des sujets politiques. Mais les journalistes n’expliquent jamais assez comment ces mêmes études ont été conduites, sans parler de ceux qui les ont commandées. Ce livre permet de jeter un coup d’œil dans la cuisine, pour se faire une idée de comment se fait aujourd’hui ce genre de travaux. S’il s’adresse à l’étudiant en premier lieu, il est pour le béotien une manière très complète de comprendre comment les différences budgétaires, en temps comme en argent, peuvent donner des résultats très différents.

Chaque chapitre (hormis le premier, voir ci-après) présente donc une méthode, ses avantages et ses inconvénients, accompagnée de un ou plusieurs cas concrets, en général des études récentes. A la fin de chaque chapitre, un tableau récapitule la méthode à l’attention de l’étudiant, avec une bibliographie (très très anglophone, comme pour les ouvrages cités en notes).

Le premier chapitre n’est pas, de manière étonnante, pas méthodologique mais explore les fondations épistémologiques des sciences politiques actuelles en distinguant d’abord la méthodologie de l’épistémologie et de l’ontologie. Ce premier chapitre s’intéresse ensuite au post-positivisme, que les auteurs qualifient de courant dominant, en détaillant les postulats du positivisme (ou posture compréhensive p. 18). Le constructivisme est ensuite analysé, dans ses différentes branches (entre compréhension et militantisme), nécessitant un minimum de concentration de la part du lecteur devant les exigences des parties théoriques.

Le chapitre suivant considère les grandes options méthodologiques en commençant par les différentes logiques de raisonnement (induction, déduction, abduction), le choix de l’échelle d’analyse (micro, méso, macro), la sélection des cas et leur comparabilité et si l’étude doit être transversale ou longitudinale.

Suit un chapitre sur les stratégies de recherche, qui se construit en plusieurs étapes (choix de la question, problématique, état de l’art, choix du cadre théorique, formulation des hypothèses, sélection des cas ou du terrain et opérationnalisation des hypothèses, choix des méthodes de collecte). Puis les auteurs abordent dans le quatrième chapitre la première méthode, celle de l’enquête qui amène à la constitution d’une base de données ou qui se fait à partir de bases de données déjà existantes. Le choix de la population et de la méthode d’échantillonnage est bien sûr déterminant, tout autant que la forme du questionnaire. La question du coût de l’enquête intervient dans la manière de recueillir des réponses, l’entretien répété en face à face étant bien entendu plus coûteux que de demander à des gens de remplir un questionnaire sur une page internet (mais le taux de réponse est lui aussi très variable selon la méthode p. 74). La partie sur l’analyse des résultats aurait peut-être mérité plus de détails.

Le cinquième chapitre décrit quant à lui les méthodes dites expérimentales, qui se veulent proches des sciences de la nature, généralement en comparant deux groupes, un groupe témoin et un groupe auquel 2on administre un traitement2 (p. 91). Les différents types d’expérience sont décrites, puis les auteurs s’interrogent sur les critères de validité de l’expérience, les enjeux éthiques et épistémologiques A notre sens, il y a un très grand danger, s’il l’on suit les définitions données, de créer sa propre réalité, et donc de n’avoir qu’un intérêt très relatif. Mais cela marche sans doute mieux dans une dictature.

Le chapitre sur les entretiens prend la suite, avec l’énoncé de grands principes et de stratégies de recherche. L’entretien se répare, tant pour le contexte (les réponses peuvent être différentes s’il y des témoins) que pour la conduite de l’entretien (gestion du temps, ascendant de la personne interrogée par exemple p. 119). Mais recueillir des discours, c’est bien, les analyser, c’est mieux (septième chapitre). On peut à la fois étudier le contenu (à l’aide de programmes dédiés) mais on peut aussi se pencher sur la cadre. Il faut préalablement délimiter un corpus, établir une grille d’analyse, coder le discours et interpréter.

La méthode de traçage de processus est présentée dans le huitième chapitre. Cette méthode vise à découvrir comment x produit des effets sur y, en interrogeant les liens de causalité, de manière qualitative. D’une certaine façon, il y la volonté de mettre au jour l’invisibilité des processus (p. 176), mais les auteurs eux-mêmes soulignent les problèmes de rigueur de la méthode qui emplie des notions par trop polysémiques (p. 161).

Enfin, la dernière méthode exposée dans ce livre est la méthode dite d’observation empirique. Elle emprunte beaucoup à l’ethnographie, avec les mêmes limites que pour cette dernière. Les différents degrés d’immersion sont décrits, avec la préparation nécessaire à l’utilisation d’une telle méthode et la difficulté des prises de note. Enfin, la conclusion de l’ouvrage donne à voir un tableau synthétique des méthodes, leur positionnement épistémologique et leur niveau d’emploi, avant de laisser la place à un utile glossaire.

Cet exposé des différentes méthodes qui ont court dans les sciences politiques ne se lit hélas pas avec légèreté. La faute en incombe à l’usage de l’écriture dite inclusive qui alourdit monstrueusement le propos. Mais la langue n’est pas que attaquée par le point médian, elle l’est aussi par ces accents circonflexes qui manquent aux mots « coût » et « maîtrise » (exemples non exhaustifs p. 34, p. 109, p. 121) ou d’inopportunes « mises à jour » qui doivent tenir lieu de découvertes (p. 110). Une relecture déficiente a aussi laissé passer les « réformes électoraux » (sic, p. 64).

Les chapitres en eux-mêmes sont assez inégaux. Il faut par exemple quatre pages au cinquième chapitre pour que l’on sache enfin de quoi il en retourne et certaines notes pourraient parfois donner une idée de quoi il s’agit (p. 90). Mais la critique la plus vive que l’on peut faire à l’encontre de ce livre qui s’adresse à des étudiants, c’est le tripatouillage de citation de la p. 183. Ce manque de rigueur, pour dommageable qu’il est, ne rend pas caduc les très nombreux, nécessaires et utiles conseils que donne ce livre à l’étudiant en sciences politiques (et l’envers du décor des enquêtes pour le citoyen), mais c’est se tirer une balle dans le pied.

(qu’est-ce que sont des archives complices p. 170 ? un focus groupe p. 138 ?… 6)

Le Black Mountain College

Essai d’histoire de l’art de Alan Speller.

Un graphiste peu embarassê.

En 1933, John Rice, fraîchement licencié de Rollins College, fonde en Caroline du Nord le collège universitaire de Black Mountain College. Souhaitant une approche interdisciplinaire des études supérieures, éloignée de la pédagogie alors en vigueur presque partout dans l’enseignement supérieur étatsunien, J. Rice voulait enseigner les arts en parallèle des autres matières dans un but d’élévation démocratique. Inspiré des méthodes quakers de gestion quotidienne et de prises de décisions, le collège ne délivre par contre pas de diplôme (et ne le peut d’ailleurs pas pour des raisons réglementaires). Profitant de la fermeture du Bauhaus en Allemagne en avril-juin 1933, le collège peut en faire venir plusieurs enseignants, au premier rang desquels les époux Albers. Le plasticien Josef Albers prend même la direction de l’enseignement artistique, avant de diriger le collège après le départ de J. Rice en 1940 et ce jusqu’en 1951. Mais la création des Instituts d’été, qui attirent de nombreux artistes et d’étudiants temporaires à partir de 1944, vont permettre aux arts sous toutes leurs formes de prendre le dessus sur le reste de l’offre de formation. Il n’était pas question de former des artistes au début du projet, mais les enseignants n’en sont plus si sûrs après la Seconde Guerre Mondiale.

Mais la liberté, l’absence de diplôme et des coûts d’inscription élevés font que le nombre d’étudiants inscrits à l‘année reste faible, rendant la situation financière du collège instable dès le départ. Pendant les 24 années d’existence de l’institution, c’est un problème jamais solutionné. D’autant que si les enseignants sont peu voire pas du tout payés, il reste des frais. Pour les réduire, le collège décide de quitter son emplacement premier, d’acheter un terrain dans les environs, et d’y construire divers bâtiments au bord d’un lac. W. Gropius, sollicité, dessine les plans. Mais son projet doit être abandonné à cause des coûts. Etudiants et enseignants participent à la construction.

Toujours faible financièrement, luttant continuellement mais pas toujours efficacement pour sa survie, le collège met fin à ses activités en 1957, principalement à cause de dissensions internes devenues trop fortes. Mais en 24 ans, il a permis à 3000 étudiants de se former de manière résolument novatrice, mais surtout il a conduit de nombreux artistes, enseignants ou invités de se rencontrer. Si les anciens du Bauhaus sont très présents au début du projet, l’américanisation des enseignants et des invités est rapide et on voit apparaître de nombreux artistes qui redéfinirons le paysage de l’art contemporains de l’après 1945 aux Etats-Unis.

Le musicien et compositeur John Cage et le danseur chorégraphe Merce Cunningham y rencontrent par exemple les époux de Kooning et Robert Rauschenberg (peinture). Avec les étudiants, ils montent des concerts, des pièces de théâtre ou des dômes géodésiques, voire créent le tout premier happening de l’histoire en 1952. Le Black Mountain College permet ainsi un dialogue entre les artistes, pouvant déboucher sur un dialogue entre les arts. Mais en plus de ce dialogue, le lecteur en apprend de bonnes sur Fernand Léger qui vient dans les douches des filles (note 58 p. 162), Cage et ses strip-pokers (p. 133) …

Sur la forme, l’introduction est bien développée mais la conclusion ressemble stylistiquement beaucoup à une conclusion de maîtrise. On peut aussi regretter qu’il n’y ait pas d’équivalence entre les dollars de 1930 et des euros courants (par exemple p.148). L’auteur regrette aussi, malgré lui, d’avoir succombé lui aussi au « mythe Black Mountain » (p. 147).

Une très intéressante découverte, sur un lieu qui a manqué son objectif principal mais dont les effets secondaires ont fait bouger les lignes dans l’art.

(ils ont pensé ouvrir une mine de mica pour financer le collège p. 78 …7)

Caravage

L’œuvre complet.
Essai d’histoire de l’art de Sebastian Schütze.

Être avec le Maître.

Après de trop nombreuses années d’attente, nous avons enfin ouvert, l’envie aux lèvres et le cœur prêt à être abreuvé, ce livre de Sebastian Schütze (Université de Vienne) décrivant l’œuvre complet de Caravage. Et nous ne fûmes pas déçu.

Déjà, parce que la qualité des photographies est en relation avec le poids de ce livre grand format. Ensuite, parce que ce livre est le fruit de connaissances très approfondies, non seulement dans le domaine de la peinture italienne de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe, mais dans tout ce qui tourne autour : marché de l’art en Europe (aujourd’hui et à l’époque moderne), production musicale et littéraire, théologie, histoire de l’Eglise etc.

S. Schütze conduit le lecteur au travers de la carrière météoritique du grand peintre lombard (et des presque 300 pages du livre), de ses premières œuvres au sein de l’atelier du Cavalier d’Arpin à Rome (après un apprentissage chez Simone Peterzano dans sa ville natale de Milan), jusqu’à sa mort à Porto Ercole sur le Monte Argentino à l’âge de 38 ans.

Né en 1571 à Milan, sa carrière se lance en 1593 avec un autoportrait en Bacchus.  Et il a vite fait de se faire remarquer par d’influents mécènes romains, parmi lesquels le cardinal Del Monte et on lui confie des commandes publiques. Mais Caravage ne vit pas une vie rangée et une bagarre qui finit avec la mort d’un adversaire l’oblige à fuir Rome en 1606. D’abord réfugié dans le Latium, protégé par les Colonna, il gagne ensuite Naples. Sur place, sa gloire l’a précédé et des commandes lui sont faites. Dans l’objectif d’obtenir le pardon du pape et de pouvoir retourner à Rome, Caravage part pour Malte où il est fait chevalier de l’Ordre de St. Jean. Mais tout ne se passe pas aussi bien que prévu et Caravage quitte La Valette pour la Sicile, où là encore on s’empresse pour lui proposer des contrats. Mais l’objectif, c’est toujours la Ville … Ayant appris que le pape pourrait lui avoir accordé son pardon, il embarque pour la côte romaine. Il meurt de maladie sur le Mont Argentario, après avoir retrouvé les toiles qu’il avait dû laisser derrière lui dans sa hâte. A la différence d’artistes majeurs, personne ne s’occupe de son legs et aucun de ses anciens mécènes ne commande une biographie. Il disparaît même en grande partie des radars de l’histoire de l’art, ses toiles étant souvent attribuées à des caravagesques, ceux qu’il a inspiré à travers toute l’Europe.

Ayant passé en revue la production de Caravage, l’auteur aborde dans un dernier chapitre son rayonnement, en insistant sur le fait que le maître n’avait pas vraiment d’atelier et que ceux qu’il a inspiré se sont forgés seuls une idée de sa peinture. Le catalogue des œuvres, les certaines et les attribuées (selon l’auteur toujours), clôt ce volume avec chaque fois un commentaire court mais efficace et une reproduction en format vignette (pour les autres chapitres, il y a évidemment pléthores d’illustrations de très grande qualité).  Une bibliographie très fournie et un index contenteront aisément les assoiffés de renseignements complémentaires. La dernière image est un détail du dernier David et Goliath peint par Caravage : la tête coupée de Goliath, un autoportrait du maître, vraisemblablement un cadeau pénitentiel devant aplanir les difficultés de son retour à Rome.

La qualité, du texte comme des images, est bien sûr au rendez-vous, malgré quelques inattendues coquilles que l’on ne s’attend à retrouver dans une telle édition. L’auteur est sans conteste un spécialiste, et il attend un minimum de connaissances de son lecteur. Mais la lecture d’un tel livre est difficile à interrompre, tellement défilent devant les yeux un chef d’œuvre après l’autre. Et quand on sait qu’en plus tout n’a pas survécu …

(ah s’il avait eu la longévité d’un Titien … 8,5)