Troja ist überall

Der Siegeszug der Archäologie
Essai de vulgarisation archéologique sous la direction de Hans Hillrichs.

Elle est surtout à Moscou.

Le titre du livre nous avait tout de même bien égaré. Non qu’il soit faux, puisque l’on parle bel et bien de Troie dans ce livre, mais ce n’est pas le seul sujet du livre. Issu d’une série télévisée sur les sites archéologiques emblématiques, ce livre permet à la fois la découverte de sites archéologiques légendaires sur trois continents ainsi que la figure de leurs découvreurs mais aussi l’évolution des techniques de l’archéologie depuis la fin du XVIIIe siècle. Six sites, avec leurs aires civilisationnelles, sont concernés :  Pompéi, Saqqarah, Palenque, Troie, Machu Picchu et Harappa.

Richement illustré, ce livre débute avec une très courte introduction qui présente les six chapitres. Puis vient Pompéi, ou la transformation d’une catastrophe en une énorme chance pour l’archéologie. Site redécouvert au XVIe siècle, son « exploitation » ne démarre qu’à la fin du XVIIIe siècle. Encore aujourd’hui, la ville est loin d’être entièrement fouillée mais heureusement, les techniques ont grandement évolué et lointaine est l’époque où on l’on minait plus Pompéi pour ses trésors que l’on en faisait une étude raisonnée.

Le second chapitre passe en Egypte et conte les vies de deux égyptologues du milieu du XIXe siècle, Auguste Mariette et Heinrich Brugsch. La découverte du Serapeum de Saqqarah est au centre de l’article avec la fondation du Service égyptien des Antiquités qui met fin au pillage des artefacts de l’Egypte ancienne par les puissances européennes. Plus triste, le livre rappelle que la crue du Nil qui a submergé le premier musée cairote des antiquités égyptiennes a détruit les notes de fouilles de A. Mariette, dont une très grande majorité de choses jamais publiées.

La chapitre suivant nous transporte en Amérique du Nord, auprès des Mayas. Si certaines choses sont documentées au XVIe siècle, elles tombent dans l’oubli des remises de bibliothèques pour ne réapparaître qu’au XXe siècle. L’archéologie mésoaméricaine ne bénéficie pas uniquement du déchiffrement des hiéroglyphes mayas, elle tire aussi d’autres avantages de la modernité grâce à l’aviation (C. Lindbergh photographie depuis les airs la ville d’El Mirador en 1930) et à la plongée subaquatique (dès 1904 un plongeur grec explore le cénote sacré de Chichen Itza, p. 172).

Puis enfin, dans le chapitre suivant, Troie. On suit bien évidemment Heinrich Schliemann, ce passionné qui a non seulement fouillé Troie mais aussi Mycènes. Mais on apprend aussi que les fouilles troyennes ne prennent pas fin avec H. Schliemann. En 1988, la physionomie de la ville du Bronze ancien change radicalement, avec la découverte de la ville basse : la ville haute, la forteresse fouillée par Schliemann, fait 20 000 m2 tandis que la ville basse avoisine les 180 000 m2. La ville était bel et bien un centre commercial de grande importance, avec peut-être 12 000 habitants (p. 228).

Dans le cinquième chapitre, le lecteur accompagne Hiram Bingham III dans sa découverte du Machu Picchu en 1911.  Le fils de missionnaires hawaïens parvient à être envoyé au Pérou pour y explorer la vallée de l’Urubamba (le but de cet enseignant de Yale était de gravir le sommet du Coropuna, en passant). La découverte de la cette résidence royale perchée à 600 m mètres au-dessus du fleuve ne compte pas pourtant parmi les découvertes les plus importantes de l’expédition pour la presse, pas plus que pour son découvreur scientifique (la découverte de Vilcabamba, la dernière capitale inca, fait bien plus de bruit). Il l’identifie même comme le lieu mythique de l’origine des Incas (p. 287), une théorie qu’il ne reniera jamais.

Le dernier chapitre s’intéresse à la ville de Harappa, le site le moins connu de tous ceux déjà évoqués dans ce livre. La ville se situe dans la vallée de l’Indus, dans l’actuel Pakistan. En 1924, c’est le directeur du Service des antiquités du Raj qui fait l’annonce de la découverte d’une ville de briques qui fleurit au milieu du troisième millénaire avant J.-C., puis d’une civilisation toute entière dans la vallée de l’Indus. Les recherches subséquentes feront perdre son caractère irénique à cette culture, mais pas les preuves d’un très haut niveau de gestion de l’eau et du bâti. Reste à savoir, comme le souhaitent ardemment les nationalistes locaux, si cette culture possédait une écriture, ce qui ne semble pas assuré et disputé encore aujourd’hui. Une très petite conclusion, les biographies des auteurs, une bibliographie indicative et un index concluent cet ouvrage.

Si l’importance des sites pour l’histoire générale de l’archéologie est justement soulignée, on a tout de même eu à exprimer quelques regards interrogatifs. Cet antinéronisme irréfléchi qui se perpétue au XXIe siècle est tout à fait déplacé (p. 63), sans parler de la confusion évidente de voir Sylla agir sous le principat (p. 38). La présentation historique est incomplète, mais dans ce cas, il est plus difficile de faire œuvre d’exhaustivité. Et de là à qualifier les Grecs du XIIIe siècle avant J.-C. de grande puissance (p. 200) … Le livre est très richement illustré, notamment avec des photos du tournage de la série documentaire, ce qui ne manque pas d’intérêt. Mais toutes ces illustrations ne sont pas de qualité, certaines (p. 344 ou encore p. 346) étant vraiment en dessous de tout. Très inégal. On retiendra surtout du livre sa présentation très plaisante d’archéologues d’importance à la vie bien remplie (Mortimer Wheeler, en plus d’être archéologue et conservateur, a eu le temps de devenir général de brigade aérienne avant d’être actif en Inde) et plus encore la partie sur Harappa, Mohenjo-Daro et la civilisation de l’Indus, une terra incognita.

(Hiram Bingham III, découvreur scientifique du Machu Picchu, n’était semble-t-il pas un homme délicieux … 6,5)

A History of Ancient Egypt II : From the Great Pyramid to the Fall of the Middle Kingdom

Manuel d’histoire de l’Egypte ancienne par John Romer.

Chatoyant toujours.

Le premier volume nous avait enthousiasmé en 2013 (ici), aussi c’est avec une joie anticipée que nous avons lu le second volume (initialement prévu en deux tomes, le série en contiendra finalement trois). La première partie concernait la période allant des premiers agriculteurs de la vallée du Nil à la construction de la pyramide de Khéops (IVe dynastie, environ 2600 a.C.) et cette partie permet un grand bond jusque vers 1780 a.C., à la fin du Moyen Empire (XIIe dynastie) et au début de la seconde Période Intermédiaire. La particularité de ce volume, et qui a nous a semblé plus forte que dans le premier volume, est qu’il mêle très intimement l’histoire et l’historiographie. J. Romer est par exemple très critique de ceux qui voient l’histoire comme une science, en étant très négatif sur le positivisme du XIXe siècle qu’il voit comme un précurseur direct du nazisme (p. xiv, p. 49, p. 56 par exemple). Mais cette méthode permet aussi de comprendre comment se sont dégagées progressivement nos connaissances sur l’Egypte ancienne, et c’est d’un très grand intérêt parce que c’est très bien fait (malgré quelques très rares longs détours).

La préface présente le livre et sert à mettre les choses au point concernant les noms propres (pas de grécisation, Khufu et pas Khéops) et comment on fait de l’histoire dans ces temps à l’écrit très rare et aux représentations graphiques pas toujours évidentes et d’évidence pas encore canoniques.

L’ouvrage est ensuite divisé en huit parties. La première décrit la transformation de la cour royale sous l’influence de l’écriture. Ainsi, aucune des grandes pyramides royales de Gizeh ne contient de texte. On ne peut pourtant pas dire qu’elles n’ont pas bénéficiées d’une attention soutenue de la part de la cour royale : sur le siècle qui sépare la première pyramide de Snefrou de celle de Kephren, il a fallu poser en moyenne 240 blocs de roche par jour (p. 3) ! Mais après la IV dynastie, en même temps que les pyramides baissent en taille, les tombes des courtisans se complexifient et s’embellissent. C’est là qu’apparaissent les premiers textes de ce qui deviendra le fameux Livre des Morts, que l’on retrouve sept décennies plus tard dans les pyramides (vers 2380 a.C.).

La seconde partie raconte comment et dans quel contexte J.-F. Champollion a réussi à proposer une lecture phonétique des hiéroglyphes. Influencé par quelques prédécesseurs et aidé par les travaux de l’Expédition d’Egypte, les propositions de Champollion n’ont pas rencontré que de l’enthousiasme et de la reconnaissance (p. 27-28). En premier lieu, par sa lecture, il remettait en cause les chronologies établies, et en premier lieu celle de l’Eglise (p. 42). Professionnellement grillé, Champollion part pour Turin où il peut traduire la liste des pharaons de Manetho, une avancée utilisée encore aujourd’hui en égyptologie avec son concept de dynasties. Deux décennies plus tard, les concepts d’Ancien, Moyen et Nouvel Empire sont forgés par C. Bunsen (qui avait assisté au déchiffrement à haute voix des obélisques de Rome par Champollion), avec les deux périodes de latence qui seront dénommées « périodes intermédiaires » dans les années 1920. Une troisième période intermédiaire Entre la fin du Nouvel Empire et la domination perse fait consensus dans les années 1960 (p. 48-50).

La troisième partie revient à la IVe dynastie en s’intéressant en particulier aux statues du sphinx et de Kephren et le faucon, avant de passer aux temples funéraires de Mykérinos, la place des reines dans le système de pouvoir, et l’introduction d’une notion différente du temps une fois que le plateau de Gizeh ne sert plus de nécropole royale à la fin de l’Ancien Empire. La quatrième partie continue donc la description de cet Empire qui maintenant sa résidence à Abousir. On y construit là encore des pyramides et des temples pour les pharaons de la Ve dynastie, ainsi que de nouveau à Saqqarah. J : Romer détaille aussi l’économie de l’offrande qui caractérise l’Egypte pharaonique, avec des surplus agricoles qui servent aux offrandes au roi, aux dieux et aux morts. Lieux importants pour le fonctionnement de ce système (p. 128), les temples solaires abritent des magasins mais surtout des abattoirs (deux temples de ce type ont été étudiés p. 123) devant alimenter les différentes parties de l’Etat (plus d’administration = moins de pyramide p. 146). Pour l’auteur, il n’y a pas d’impôts mais plutôt un système de dîme, sans pour autant qu’il faille voir cette dernière comme mesurée avec précision ni susceptible d’être complétée par des prélèvements supplémentaires locaux en cas de voyage du pharaon (comme il peut y avoir des levées pour les projets royaux, dont les 40 à 50 000 travailleurs mobilisés les premières années pour la pyramide de Kheops, p. 135). Cette parie aborde aussi le thème de la cour royale et du palais (en briques crues, ce qui facilite son itinérance) dans un pays qui ne compte pas de villes (p. 144). Memphis n’est pas une ville à cette période (en plus de ne pas être sur l’emplacement de l’actuelle commune qui porte ce nom), c’est une région en lien étroit avec tout le pays (chapitre 14) et les ressources qu’il contient, dont le cuivre indispensable à la construction en dur et à la production plastique, de plus en plus utilisé (p. 152). Ce chapitre conduit inévitablement à considérer les cultes royaux, dans un royaume considéré comme constitué par les choses visibles et les choses invisibles (p. 175 et p. 420).

La diffusion de plus en plus importante de l’écriture (tout en restant limitée à quelques milliers de personnes) permet de pouvoir retracer quelques parcours de vie de courtisans de l’Ancien Empire (cinquième partie), au travers de lettres royales recopiées dans les tombes de vizirs (chargés de missions royales localement ou pour tout le royaume) ou sur des papyrus recouvrés lors de fouilles. Les missions de ces vizirs sont discutées par l’auteur, surtout en tant qu’envoyés vers le Sud, à travers le Sahara, le Sinaï, le Levant ou le pays de Punt. Les côtes de la Mer Rouge voient la création de plusieurs ports (l’un l’est pour acheminer le cuivre sinaïte nécessaire à la construction de la pyramide de Kheops p. 269) où sont transportés des bateaux construit sur les bords du Nil avec du bois importé du Levant (les bateaux sont même dits de Byblos).  J. Romer revient aussi dans cette partie sur les traces écrites dans pyramides les plus récentes de Saqqarah (avec une très grande place laissée à l’historiographie, très éclairant, formant presque un second récit).

Puis tout cesse. Plus aucune pyramide n’est construite. Certains temples et même des pyramides sont mis à sac. Commence la Première période Intermédiaire, entre environ 2200 et 2140 a.C. (sixième partie). Il semble qu’une baisse des crues du Nil ait déréglé toute l’organisation économique centralisée du royaume, avec un fort raccourcissement des circuits économiques et l’apparition de nouveaux villages sur des emplacements encore vierges. Des aristocrates se maintiennent cependant dans leurs terres, sans pour autant que l’on puisse dire qu’il y ait eu une concurrence féroce et violente entre eux (p. 307). Mais la fin de l’Ancien Empire accélère le développement de pratiques funéraires nouvelles (p. 310-311) avec l’apparition de statues en bois dans les tombes et des premiers masques mortuaires peints.

Puis, vers 2140, sortie de nulle part, une nouvelle dynastie (la XIe) apparaît qui parvient assez vite à réunifier le pays et à relancer une cour royale avec tout ce qui faisait sa fonction pendant l’Ancien Empire (septième partie). Ce dernier est une référence culturelle permanente. Thebes devient la résidence royale et le culte de Osiris est réformé tandis qu’est institué celui d’Amon-Rê (p. 339-344). Les tombes royales prennent la forme de longs temples, à l’entrée de ce qui va être la Vallée des Rois. La nouvelle cour thébaine (tout comme leurs successeurs de la XIIe Dynastie à Itj-towy) entreprend des expéditions pour s’approvisionner en matériaux nécessaires au culte : cuivre du Sinaï, encens du Sahara, merveilles de Punt, pierres précieuses du désert et alabastre de Moyenne Egypte. Le coût de ces expéditions est aussi élevé que la construction de grands monuments (p. 397-406). On peut aussi grâce aux inscriptions des tombes mieux définir les relations avec les voisins de Nubie et du Levant. Pour stabiliser le commerce avec la Nubie, une série de dix-sept forteresses est construite (p. 438).

La huitième partie explore l’établissement royal de Itj-towy (pas flamboyant p. 457) et ceux qui travaillent pour l’Etat au sein de différents établissements, tous dépourvus de place publique (p. 488). Un épilogue livre enfin quelques réflexions sur la culture de ce que l’auteur qualifie d’âge d’or tout en conseillant de ne pas se baser sur les histoires parfois fantastiques que la littérature égyptienne nous a transmis pour en tirer des enseignements d’histoire politique (p. 515-520) et à ne pas encore une fois transposer le XIXe siècle européen sur les antiques rives du Nil. La fin du Moyen Empire est-elle pleine de mystères, et la cause de la baisse de la hauteur des crues semble être exclue. Une chronologie royale, des indications bibliographiques rangées par chapitres et un index complètent ce livre.

Notre attente n’a pas été déçue, et si le l’ouvrage peut paraître gros (535 pages de texte), il se lit avec délectation. L’auteur s’y connaît en superbes descriptions (exemple p. 281) et le lecteur sent bien qu’il en a encore sous le pied en termes de renseignements mais qu’il ne veut pas trop charger la barque (solaire ?) et ainsi garder la très grande lisibilité qui caractérise cette série. Le livre est de plus très richement illustré à l’aide de cartes, de dessins, de croquis et de photographies (en couleur dans les deux cahiers centraux). C’est, comme le premier volume, l’aboutissement d’une vie de recherche et J. Romer a l’extrême bonté d’en faire profiter le lecteur (qui n’a pas besoin d’être un spécialiste).

Une synthèse d’une grande pertinence et puisant aux avancées les plus récentes, écrite avec une passion communicative.

(Pharaon, c’est un rural p. 162 …8 ,5)

Thinking the Twentieth Century

Conversation entre les historiens Tony Judt et Timothy Snyder.

Voilà qui est clair !

Un mois après avoir signé la conclusion de ce livre de conversation, en août 2010, Tony Judt décédait. Conscient de la maladie et mais l’esprit toujours clair, ce livre est son second testament historique, empruntant au premier (The Memory Chalet) son côté personnel et autobiographique mais ajoutant grâce à T. Snyder une foule de réflexions historiques et historiographiques.

Le livre aborde une foule de sujets et pèche un peu en terme de structures, puisqu’il est issu de conversations et que celles-ci sont à peine remaniées. Chaque chapitre ouvre sur une partie autobiographique de T. Judt, où les questions de relance de T. Snyder ont été gommées. Puis, à partir de cette première partie, les deux historiens discutent de manière libre, passant d’un sujet à l’autre, parfois même assez rapidement.

L’introduction écrite par T. Snyder  est courte, mais il transpire quand même une grande tristesse, que l’on ne retrouve pas dans la conclusion du premier concerné, son co-auteur. Elle explique comment ce livre a été écrit, ainsi que sa filiation (p. XI), tout en insistant sur la pluralité des identités (p. XIV).

Dans le premier chapitre, T. Judt conte l’histoire de ses grands-parents et parents (et nous rappelle que le monde juif n’est pas fait tout d’unité, p. 7). Avec T. Snyder il est ensuite question de la place du judaïsme dans les empires européens (les méconnaissances partagées, p. 17-18 mais aussi la catastrophe que fut la démocratie post-impériale pour les Juifs p. 19), de la place de Vienne dans l’histoire du XXe siècle (avec l’influence du cosmopolitisme des grandes villes face à la ségrégation des campagnes ou la question des identités avant et après 1918 dans cette même zone, p. 30), la singularité de la Pologne, la place des victimes de l’Holocauste dans leurs pays d’origine, F. Hayek, mais aussi Arendt, Heidegger ou Marx. Le chapitre se termine avec la question de la concurrence des souffrances (p. 41-42 et p. 44-45, l’Allemagne normalise son histoire).

Le second chapitre est celui où Tony Judt raconte comment il est devenu Anglais : au travers de l’école.  Mais la partie autobiographique est ici très courte, et nos deux compères discutent de Weimar, de l’Angleterre dans la crise des années 20, de ses intellectuels qui se connaissent quasiment tous, de l’exotisme, des Cinq de Cambridge (selon T. Judt, ils ont bénéficié de la justice de classe, p. 60-63), l’attrait britannique pour le fascisme (surtout italien), W. Churchill (p. 68-70), B. Disraeli et le catholicisme au Royaume-Uni.

Le chapitre suivant démarre avec l’évocation de la tradition marxiste et socialiste qui existe dans la famille Judt (et de temps en temps sioniste aussi), mais opposée au communisme soviétique. Il compare le printemps 1968 de Cambridge à celui de Paris. Il met aussi en valeur l’importance pour leur réception de l’interprétation par Engels des écrits de Marx (p. 86-87) tout comme la place du Bund en Russie (p. 88), et rappelle la foi communiste des compagnons de route, qui ne voient que les victimes ne la même condition qu’eux (on est pour l’omelette quand ce sont les autres qui sont les œufs, p. 97-102). Le chapitre s’achève sur la question des intellectuels fascistes et leur relation au national-socialisme.

Le quatrième chapitre est celui où T. Judt analyse son lien au sionisme. En 1963, il effectue son premier séjour en kibboutz, subjugué par la recrutrice. Mais sa mère voit vite le danger pour ses études, et ce danger, T. Judt en prend conscience aussi quand il est accepté à Cambridge (à l’automne 1965) et que lors de son premier séjour en kibboutz après son acceptation, les kibboutzim le lui reprochent. Ils surent qu’il était perdu pour la cause (p. 111) … La rupture est consommée lors de la guerre des Six-Jours, où il sert comme interprète et qu’il découvre alors l’autre Israël, très éloigné de ses aspirations socialistes (p. 117). Mais T. Judt fait aussi la description de son Cambridge, mettant l’accent sur la chance qu’il a eu de vivre à un moment méritocratique (p. 111-115). Tout naturellement, la discussion porte d’abord sur le sionisme avant de dériver  assez longuement vers le judaïsme étatsunien.

Le chapitre suivant a pour objet la fin des études de T. Judt et son début de carrière. Il montre assez clairement que s’il est né à Londres, l’historien est en fait un intellectuel français (p. 143 et p. 149-150). Ecrivant une thèse sur le socialisme français dans les années 20, il se relocalise à Normale Sup’ et rencontre A. Kriegel, B. Souvarine et le fils de Léon Blum. Enseignant ensuite à Cambridge, il enseigne ensuite en semestre aux Etats-Unis en 1975-1976 mais ce n’est pas pour autant qu’il s’éloigne de la France. Mais l’amour le reconduit de l’autre côté de l’Atlantique et il enseigne à Berkeley à la fin des années 70. Il s’y plait assez peu (les « studies », p. 154-155) et retourne en Angleterre, à Oxford cette fois-ci (p. 158). Avec T. Snyder, T. Judt revient sur le sujet des intellectuels fascistes puis le fascisme en lui-même (qui fleurit aussi parce que les sociaux-démocrates n’ont pas de programme économique, p. 169), dont les expériences roumaines. Le PCF fait aussi partie du voyage (p. 178), et à sa suite le Front Populaire et la guerre d’Espagne. Il y a p. 170 une très intéressante comparaison entre keynésianisme et fascisme (et il n’y a pas que des différences !), suivie p. 172 d’une comparaison entre fascisme et communisme. Sa mise en parallèle du profil sociologique du Parti Radical avec le fascisme (p. 175) mais aussi son explication de l’incompréhension des contemporains face aux procès de Moscou (p. 192-194) sont assez ébouriffants.

Et donc le récit de la vie de Tony Judt se poursuit au Royaume-Uni, alors que M. Thatcher vient d’arriver au pouvoir (sixième chapitre). Mais c’est aussi le moment où l’auteur entre en contact avec l’Europe orientale. La discussion va plus avant en revenant du côté des Fronts Populaires, premier modèle des démocraties populaires (p. 213) et s’attaque à la question de la désillusion communiste avant et après la Seconde Guerre Mondiale (p. 225) et réembraye sur les intellectuels d’Europe centrale et orientale, avec leurs destinées et leurs stratégies pour être audibles (avec des phénomènes de générations quant aux langues parlées p. 239-240 et la fausse image virginale des dissidents p. 242-243). Le septième chapitre est celui de l’union de ses deux champs d’étude en un livre, Postwar. T. Judt raconte comment l’idée lui vient en 1989 (mais la rédaction ne commencera que bien plus tard, couplé avec la création d’un institut, p. 256). C’est aussi l’époque de son troisième mariage et du début de sa carrière de polémiste. T. Snyder dirige la discussion vers l’historiographie et ce que T. Judt pense de l’histoire et comment elle doit être écrite. Pour T. Judt, l’historien a une responsabilité civique, d’abord en luttant contre un enseignement trop thématisé (p. 266 et p. 281) et en gardant à l’esprit que cultiver la mémoire est plus facile que de faire de l’histoire (p. 276-278).

L’avant-dernier chapitre se concentre sur le T. Judt éditorialiste. Lui-même se qualifie de moraliste, comme Camus ou Montaigne (p. 286). Mais très vite, T. Snyder intervient et tous deux discutent de la vérité (et le mensonge p. 316), du libéralisme, à nouveau de l’identité, de la démocratie (pas le début du processus, p. 305), des experts médiatiques qu’il a croisés en grand nombre quand il a pris position contre la guerre en Irak en 2003 (p. 312-314).

Le dernier chapitre enfin a pour sujet la social démocratie et toutes ses inventions, après avoir tout d’abord évoqué les trains comme créateurs de sociabilité. T. Judt, un véritable passionné dans sa jeunesse (il en parle dans le Memory Chalet), voulait écrire un livre sur les trains … L’auteur fait aussi une distinction très claire entre la planification soviétique et la planification en Europe occidentale. Cette dernière n’a pas pris la première pour modèle (p. 349-351). Dans ce dernier chapitre, il est donc aussi amené, logiquement, à examiner de la place de l’Etat, pour lui le grand débat du XXe siècle (p. 386).

L’épilogue (qui précède une bibliographie des ouvrages évoqués et un index) est signé par T. Judt. Il y est question de la peur qui a fait une remarquée réapparition dans un monde que lui s’apprête à quitter. Il n’y a pas de pathos dans cette partie (ou éventuellement à la toute fin une petite émotion), à la différence de l’introduction mais avant tout un grand merci au co-auteur de lui avoir proposé ce dernier défi, le couronnement (à défaut d’être le plus scintillant joyau) de sa carrière d’historien où il y a bien peu de regrets.

 C’est donc un livre foisonnant, aux sujets multiples et jamais ennuyeux. Il nécessite par contre beaucoup de connaissances, tant en histoire générale du XXe siècle que celle des intellectuels européens de ce même siècle. Et si le lecteur s’y entend en plus dans toutes les affaires du marxisme, c’est encore mieux. Mais cela limite le lectorat …

Le rythme de la discussion est très bien rendu (et a nécessité un énorme travail éditorial) et les passages entre les deux parties dans chaque chapitre sont très bien gérés. Les redites de The Memory Chalet sont plus que supportables et permettent surtout de très bien lancer les thèmes de discussion. Le ton de T. Judt est égal à ceux employés dans ces autres livres, tout en agilité, en finesse, en surprises. Et il sait toujours autant avoir des avis très tranchés, comme par exemple p. 224, quand il dit que la redécouverte du jeune Marx permet de substituer aux cols-bleus d’autres publics « révolutionnaires » comme les femmes ou les homosexuels. Et le lecteur n’est jamais à l’abri d’un coup de tonnerre dans un ciel serein et qu’il découvre que le multiplicateur keynésien … n’est pas de M. Keynes (p. 342) !

 De cette lecture très plaisante, nous ne ressortirons qu’un seul regret : que T. Judt n’ait eu le temps d’écrire l’histoire des trains qu’il envisageait, lui le fanatique ferroviaire (un trainspotter ?) qu’il fut dans sa jeunesse (p. 331).

(les Etats-Unis, le pays le moins globalisé du monde, p. 320, un point de vue qui se défend …8,5)

Antike im Labor

Kleopatra, Ötzi und die modernen Naturwissenschaften
Essai sur les techniques auxiliaires de l’archéologie par Stephan Berry.

Imhotep ! Imhotep !
Imhotep ! Imhotep !

Aujourd’hui, avec quelques rapides analyses d’ADN et un peu de mesures de C14, on peut répondre à toutes les questions que font surgir les recherches archéologiques. Ah, si c’était si simple … Parce que la mesure du C14 résiduel n’est pas forcément de beaucoup d’intérêt (marge d’incertitude trop grosse ou artefact trop ancien) et que l’ADN découvert sur l’os étudié n’est pas forcément celui dudit os, la technique issue des avancées des sciences naturelles a de nombreuses limites qu’il faut aussi connaître. Ces techniques, leurs utilisations dans des cas concrets mais aussi leurs limites sont l’objet de ce livre écrit en 2012 par Stephan Berry (docteur en biochimie).

Le livre s’ouvre sur un hommage à Pline l’Ancien, préfet de la flotte, érudit et encyclopédiste mort dans l’éruption du Vésuve en 79 ap. J.-C. On retrouvera cet auteur fondamental tout au long de cet ouvrage. Il en est même, avec d’autres auteurs antiques qui se sont intéressés aux choses de la Nature, l’une des scansions. La seconde rythmique est donnée par les encadrés qui parsèment les chapitres et qui ont pour but de préciser des notions telles que la génétique humaine ou la spectrographie de masse.

Le premier chapitre (sur les huit que compte l’ouvrage) explore ce qu’il est possible de faire à l’aide de techniques variées dans le domaine de la nourriture. Comment on peut reconstituer le contenu des amphores ou des lampes à huile grâce à la porosité de la céramique ou comment grâce à la génétique, on peut remonter aux céréales anciennes (et à leur géographie) sont deux des questions auxquelles l’auteur permet au lecteur d’apprendre des quantités de choses avec un maximum de clarté. La domestication des animaux et le régime alimentaire (grâce au contenu des momies par exemple) sont aussi les objets de ce chapitre. S. Berry signale la réutilisation ou l’adaptation de recettes antiques dans le domaine brassicole (p. 28).

Le chapitre suivant passe de la génétique des plantes à celle des humains, avec pour points saillant l’origine des indo-européens après la fin de la dernière glaciation (p. 35), en liaison avec la question de la langue. Il est fait mention des travaux portant sur l’origine des Etrusques (en utilisant la répartition par haplogroupes), tout en précisant que s’ils sont un élément à prendre en compte, ils ne peuvent à eux-seuls donner une solution définitive. La paléogénétique a aussi été utilisé dans l’étude de la plus célèbre momie non-égyptienne, Ötzi. Elle démontre (p. 49) qu’il n’appartient à aucun sous-groupe aujourd’hui encore existant du point de vue de son ADN mitochondrial …

Le troisième chapitre s’éloigne des humains pour considérer leur habitat et ce que l’analyse chimique des restes d’habitats peuvent apprendre à l’archéologue. Il est ainsi question des pierres des pyramides du plateau de Gizeh, des briques du camp légionnaire de Mayence mais aussi des avancées permises par les satellites (quand elles sont vérifiées par des fouilles surtout, p. 65). A l’image satellitaire, il faut aussi ajouter le radar, le géoradar et la magnétométrie qui permettent de reconstituer le paysage antique (Tyr, Alexandrie) même s’ils ne permettent pas par contre de coller des étiquettes sur les structures ainsi découvertes.

S. Berry s’attarde ensuite sur l’archéométallurgie et aux artefacts produits par le feu, où là encore l’analyse chimique peut être riche d’enseignements, comme par exemple pour ce qui est de débusquer les fausses statuettes de Tanagra (déjà fabriquées quand ces dernières étaient recherchées à la fin du XIXe siècle). Dans la collection berlinoise, il y a tout de même 20% de faux … Il est bien entendu aussi question de monnaies (p. 84-88).

Le sixième chapitre, dont le titre renvoie à Tintin, est centré sur la pharmacologie et la toxicologie. Il y est question de ce que les momies égyptiennes contiennent, comme produits de momification comme les autres, plus inattendus, comme la nicotine (alors que le tabac est un produit américain). L’auteur avance quelques explications, assez logiques (p. 97). La possibilité de la contamination moderne est ici la leçon à retenir (p. 96-97), avec le fait que l’on teste vraiment toute les nouveautés en matière d’imagerie médicale sur les momies. Dans ce même chapitre, il est aussi abordé la méthode de fabrication des papyrus ainsi que l’origine des produits de teinture (p. 106-109).

L’avant-dernier chapitre revient du côté du corps humain avec quelques considérations sur les maladies dans l’Antiquité. La peste (véritable ou supposée) y tient le premier rôle, avec un éclairage particulier sur la peste à Athènes qui emporta Périclès. Le passages des maladies des animaux à l’homme, tout comme les parasites, font partie du chapitre avant que l’auteur ne reviennent à Ötzi et aux analyses de son corps pour déterminer les causes de sa mort (Toutankhamon sert de point de comparaison) et son propos passe ensuite à la saisonnalité de la mort (à différentes époques), avec comme conclusion la dangerosité de vivre en ville, où trop de promiscuité conduit à une très grande mortalité juvénile dans la famille de l’empereur Auguste (p. 126).

Le dernier chapitre, qui contient la conclusion, est la suite logique du septième chapitre en passant à l’influence du milieu sur l’homme. Comme l’Homme n’a pas attendu le XXe siècle pour modifier son environnement, il est beaucoup de choses à dire. La tannerie créé des rejets, mais le travail de la mine aussi. En Jordanie, les animaux du Wadi Faynan ont encore aujourd’hui plus de cuivre dans leur sang que la normale, alors que l’exploitation du cuivre dans la vallée s’est arrêtée il y a 1500 ans (p. 133) … La vulcanologie et la climatologie sont les deux derniers thèmes abordés par S. Berry, toujours dans une optique antiquisante.

La première chose qui change, et de manière agréable, dans ce livre par rapport à d’autres ouvrages de vulgarisation ou pédagogiques, c’est que l’auteur cite les chercheurs et les inventeurs, tant archéologues que physiciens ou chimistes.  A cela s’ajoute une volonté pédagogique toujours renouvelée, parfois aidée d’un peu d’humour (p. 27, p. 72) qui fait de ce livre un plaisir à lire et qui permet l’assimilation de la quantité d’informations que nous livre l’auteur. Chaque technologie y est décrite, avec des exemples d’application mais surtout en expliquant quelles sont ses limites (on ne peut pas utiliser la technique du C14 pour des artefacts trop anciens ou trop jeunes, ou que la marge d’erreur peut annihiler son apport espéré). C’est donc un essai sur les techniques et sciences auxiliaires de l’archéologie, mais qui pour autant n’est de loin pas déconnecté de l’historiographie de l’archéologie (importante remarque sur le mésolithique, mal compris, p. 34) même s’il peut paraître un peu en retard sur la « nouvelle mode » de Google Earth en 2012 (p. 63). L’érudition de l’auteur est visible à chaque page (et plus encore à la p. 90 sur la cannelle) et fait oublier les petites redites (p. 95).

Un tableau très intéressant des possibilités actuelles des sciences et techniques en faveur de l’archéologie, pour le professionnel comme l’amateur éclairé.

(la thermoluminescence des céramiques, à jamais ma préférée … 8)