Archaeology of Sanctuaries and Ritual in Etruria

Actes d’un colloque d’étruscologie tenu en 2008 à Chicago dirigés par Nancy Thomson de Grummond et Ingrid Edlund-Berry.

De suite, cela a l’air un brin sec …

L’intérêt pour les sanctuaires étrusques, présent presque depuis les débuts de la discipline mais limité en nombre (le Lac des Idoles, sur le Mont Falterona dans les Apennins, est fouillé dès 1838) s’est doublé d’un intérêt bien plus récent pour les rituels (la religion vécue) qui pouvaient y prendre place. Il y a à la fois la volonté de dépasser le classique « on ne sait pas ce que c’est, mais c’est sûrement rituel », mais aussi la prise de conscience de plus en plus répandue dans les cercles de spécialistes que les Etrusques ne sont pas le réceptacle passif (ou malcomprenant) de la pensée et des pratiques grecques ou orientales. Il y a sans doute sortie de la vision péjorative des Etrusques qu’avait Winckelmann. Enfin, il y a la couche ethnologique, très présente en Amérique du Nord dans l’archéologie, qui s’ajoute à ces facteurs. Mais surtout, l’évolution des techniques de fouilles permet aujourd’hui des analyses qui n’étaient pas possible avant, du fait de la non-reconnaissance des artefacts ou des installations.

Passée l’introduction, les quatre premiers articles s’attachent à mettre en lumière certains aspects de quatre sanctuaires distincts : le sanctuaire du Champ de Foire à Orvieto (Campo della Fiera), celui de l’Ara della Regina à Tarquinia, Poggio Colla (dans la vallée du Mugello) et enfin Cetamura in Chianti (pays siennois). L’article sur le sanctuaire du Champ de Foire se veut une sorte de rapport d’étape, démontrant l’utilisation de cette zone au pied de la ville de l’époque archaïque jusqu’à celle de Constantin, y compris après 264 avant J.-C. quand la population est censée avoir été déportée à Bolsena après la prise de la ville par les Romains. Mais l’article échoue aussi (comme jusqu’à présent tous ceux que nous avons pu lire sur ce site) à nous convaincre que ce sanctuaire, certes d’importance, est le sanctuaire fédéral des Etrusques, le Fanum Voltumnae tant recherché. Certes il est situé sur le territoire d’Orvieto comme le laisse penser Tite-Live (sans précision cependant), près d’un important nœud routier. Mais rien pour l’instant ne nous semble permettre une telle attribution (richesse des offrandes que devrait être celle d’un sanctuaire de tout premier plan, inscription, bâtiments, offrande ou représentation spécifique etc.), autre que l’envie de le trouver.

L’article sur le sanctuaire tarquinien est une présentation actualisée, avec une meilleure compréhension des phases successives du complexe. Cependant, la partie sur le « coffre » qui forme la base (désaxée) de l’autel devant le temple principal et qui serait lié au culte du fondateur Tarchon est très intéressante. Le chapitre sur le sanctuaire de Poggio Colla se concentre sur les pratiques rituelles sur le site (en usage du VIIe au IIe siècle avant notre ère), comme par exemple le placement à l’envers d’éléments architecturaux, dans une sorte de « défondation », ayant probablement eu lieu lors de la fin de l’usage du temple archaïque.

Le sanctuaire de Cetamura a, quant à lui, comme particularité d’être fréquenté par des artisans dont les ateliers sont à proximité (comme présenté de manière synthétique dans l’article). Les offrandes sont en rapport, avec l’accent mis sur des clous. L’auteur détaille onze traces de rituels, dont l’un dans le four d’un potier, tentant une classification selon la taxonomie des rituels de M. Bonghi Jovino (propitiation, fondation, célébration, destruction).

Les trois articles suivants sont plus synthétiques et thématiques. Le premier d’entre eux a pour thème les statues de culte, avec une approche très axée sur la méthode et insistant sur la difficulté de définir la fonction cultuelle des statues retrouvées, autrement qu’en voulant absolument calquer le modèle grec et en voulant ignorer un possible aniconisme généralisé. L’iconographie étrusque semble cependant être très attentive à la représentation de statues touchées ou des actes de désacralisations.  Suit un article sur les terres cuites votives à Véies et à Tarquinia, notant des différences qui auraient pour cause le sexe des visiteurs mais aussi des différences très marquées dans les types d’offrandes. Le dernier article, enfin, pose quelques jalons dans l’étude de l’utilisation du vin en contexte rituel (la multiplication des analyses de contenants va augmenter le corpus dans les années à venir), tout en posant comme acquis son utilisation en milieu funéraire (d’où aussi une certaine ambiguïté).

La conclusion est suivie d’une bibliographie générale sur les sanctuaires étrusques, qui est appelée elle aussi à prendre de l’importance dans les décennies à venir.

Ce livre frustre un peu par sa petitesse (et à son prix inversement proportionnel …). Mais peut-être le lecteur attendait-il l’actualisation de l’ouvrage synthétique de G. Colonna paru en 1985 (Santuari d’Etruria) … Ce n’est définitivement pas le cas mais cela reste une belle fenêtre ouverte sur le sujet, avec une grande variété d’exemples (géographiquement, temporellement, typologiquement), qui s’adresse seulement à des spécialistes.

(l’étude de la base inscrite dite de Kanuta à Orvieto c’est tout de même quelque chose … 7)

Les monades urbaines

Roman de science-fiction de Robert Silverberg.

Quel est le rapport de cette couverture avec la choucroute ?

Mille étages, 3 000 m de hauteur, 885 000 habitants. Après l’effondrement, l’essentiel des habitants de la Terre s’est rassemblé dans ce type de bâtiments imposants appelés monades, laissant l’agriculture à quelques petites communes fortement robotisées qui alimentent ces mêmes monades. Des points de civilisation dans des déserts entretenus par des robots jardiniers, où personne ne va n’y ne désire aller. Grace à cette organisation, l’Humanité compte 75 milliards d’habitants sur Terre au XXIVe siècle. Pour faire tenir autant de personnes en un espace restreint, une organisation socio-spatiale est impérative. Chaque tour est donc divisée en plusieurs villes de manière verticale, peuplées selon les occupations des habitants. Au sommet, dans Louisville pour ce qui concerne la monade 116 qui est le cadre du roman, vit l’élite dirigeante de la tour.

Soi-disant débarrassée des tabous d’avant l’ère urbmonadale, la monade est dominée par la religion de la reproduction, entre liberté sexuelle obligatoire et drogues. Etrangement, le mariage existe toujours. Et quand la population devient trop importante, une partie de cette dernière est envoyée peupler une nouvelle monade.

C’est dans cet environnement que prennent place plusieurs arcs narratifs, avec des personnages liés entre eux d’une manière ou de l’autre. On suit ainsi (dans de nombreuses saynètes) Charles Mattern le socio-computeur, le musicien Dillon Chrimes, l’ambitieux administrateur Siegmund Kluver et sa magnifique femme Mamelon, les jumeaux Micael et Micaela Statler ou encore l’historien Jason Quevedo. La fiction d’un bonheur intemporel qui serait celui de la monade ne survit pas aux toutes premières pages du roman, quand Charles Mattern reçoit un visiteur venu de Vénus pour étudier la société urbmonadale. Déjà le doute s’insinue dans l’esprit du socio-computeur. Mais qui fait acte de rébellion dans un espace fermé (sans extériorité, c’est à dire une monade au sens de Leibniz) est éliminé séance tenante …

Ce roman est à juste titre un grand classique de la science-fiction urbaine. Il doit beaucoup à son époque de production (première publication en 1971), avec son approche littéralement très « sex, drugs and rock n’roll ». R. Silverberg accole même Mick Jagger à Bach et Wagner (p. 104). Il est critique à la fois de la surpopulation (explicite p. 267 et son corollaire la sururbanisation) qui ne peut que déboucher sur un système au mieux dirigiste, au pire totalitaire (p. 137, reconditionnement mental p. 80) couplé à un certain jeunisme (les soixante-huitards ?) que voit peut-être poindre l’auteur. A la page 182, il est même question de parler politique dans un monde qui en semble dépourvu, parce qu’il s’est privé de temps (un contre-exemple p. 187 ?). R. Silverberg intègre aussi dans son monde le problème de la gestion des sols arables, à un moment où le Club de Rome n’a même pas encore publié son rapport sur les limites de la croissance (1972). En allant plus loin dans cette direction, faut-il voir aussi dans ce roman une aversion pour le littéralisme évangélique (croissez et multipliez) ?

La critique antitotalitaire nous semble cependant rester au premier plan. Malgré la monade, malgré la pression sociale de tous les instants, le bonheur est lui-même obligatoire et l’Homme reste l’Homme : il n’y a pas eu de modification génétique après l’effondrement et la construction des monades, comme le montrent aussi les habitants des communes agricoles. La part animale de l’Homme, tout comme sa curiosité, n’ont pas été effacés par la satisfaction assurée de tous les besoins primaires. Les habitants doivent donc survivre, « se déguiser un peu mieux » (p. 177).

Ces thèmes, que l’on peut estimer trop nombreux pour un seul roman, sont admirablement agencés par R. Silverberg pour donner naissance à cette dystopie. Avec très peu de temps morts, une très belle économie de moyens, des articulations fines et des dialogues efficaces, l’auteur est parvenu à donner naissance à un monde où affleure l’explosion.

Ce roman est resté le classique qu’il était déjà au moment de la première publication française en 1974.

(mais pourquoi s’appelle-t-il Siegmund ? …8,5)

La pensée captive

Essai sur les logocraties populaires
Essai d’histoire des mentalités de Czesław Miłosz.

Elle en a vu des vertes et des pas mûres cette colombe.

Mes paroles sont aussi une protestation. Je conteste à la doctrine le droit de justifier les crimes commis en son nom. Je conteste à l’homme contemporain, qui oublie combien il est misérable en comparaison de ce que l’homme peut être, le droit de juger selon sa propre mesure le passé et l’avenir. p. 20

Le matériel humain paraît avoir un trait particulier : il n’aime pas qu’on le réduise à n’être que du matériel humain. p. 303

Pour celui qui voulait en savoir plus sur l’URSS et la réalité de son empire avant 1956 et le rapport secret du XXe Congrès du PCUS, il y avait tout de même de nombreuses sources. Kravtchenko, déjà en 1947, plus tous ceux qui revenaient après des années de camp de prisonniers. C. Miłosz appartient à ce mouvement éditorial mais avec des différences bien marquées : il n’est pas un dissident parce qu’il n’a jamais été communiste et il ne témoigne pas du système concentrationnaire soviétique mais s’intéresse à la manière dont vivent spirituellement les intellectuels dans les toutes nouvelles démocraties populaires, sous la coupe de Moscou mais pas intégrées à l’URSS.

Après une préface de K. Jaspers et un double avant-propos, l’auteur ouvre son livre par les conditions qui favorisent l’acceptation du totalitarisme : le vide spirituel, l’absurde, la nécessité, le succès, la culpabilité. Pour l’auteur toujours, l’intellectuel est par nature plus sensible que d’autres aux attraits de la pensée totalitaire et l’artiste trouve enfin une place dans la société (p. 30). Le second chapitre est centré sur la vision de l’Ouest qu’ont les intellectuels des démocraties populaires à la fin des années 1940. Et déjà en 1953, tout est changé …

Puis le chapitre suivant décrit le jeu d’acteur auquel est astreint tout intellectuel, à des degrés divers, dans les démocraties populaires. Appelé « Ketman » par l’auteur, c’est une sorte de taqiyya persane (dissimulation, de l’arabe kitman) qu’il a trouvé chez Gobineau (p. 87).

Suivent quatre portraits d’écrivains que l’auteur a connu, aux destins contrastés. Le premier était un auteur proche de l’extrême droite qui peu après 1945 adhère au communisme. C. Miłosz sent que c’est ce qu’il aurait pu devenir, une compromission après l’autre, graduellement. Le second est mu par la haine du monde qui se retrouve structuré par le matérialisme dialectique stalinien. Le troisième est devenu un hiérarque du régime et règne sur les carrières après être revenu dans les fourgons du gouvernement de Lublin. Le dernier portrait est celui d’un écrivain alcoolique chez qui tout est fantaisie. Pas vraiment le genre d’auteur prédisposé au réalisme socialiste, et inversement.

L’avant-dernier chapitre se veut plus général et disserte sur l’absence unanime de considération de l’Etat dans les démocraties populaires en 1950, où les soutiens sincères des autorités officielles sont bien rares, y compris parmi les ouvriers que le régime est censé choyer. Ce dernier doit donc dominer les esprits comme condition de sa survie. Il faut installer une Nouvelle Foi et cette entreprise est rendue plus facile par l’effondrement du christianisme (causé par la technique, p. 267), qui est pourtant le dernier refuge de la résistance.

Le dernier chapitre est consacré aux Baltes, que l’auteur né à Vilnius connaît un peu. Il compare l’invasion des pays baltes par les forces soviétiques à celle des Espagnols au Mexique (p. 285). Se battant contre l’absorption et la digestion par l’URSS, la situation des Baltes fait peur aux habitants des démocraties populaires qui y voient leur destin. C’est sur le constat des obligations de l’état de poète, de voir et de décrire, que s’achève ce livre.

Le constat que propose ce livre, avec beaucoup d’éléments personnels, est d’une clairvoyance très impressionnante pour 1953 (une révolution sans dynamisme révolutionnaire p. 212-214), à la fois sur les conditions historiques mais aussi quant aux choix qui sont laissés aux écrivains (fuite, soumission, adhésion, résistance, évasion) et par extension aux intellectuels et aux artistes dans les démocraties populaires. Si l’on excepte le fait que l’auteur pense que l’URSS était à un doigt de la défaite durant le Seconde Guerre Mondiale (p. 168-169), il ne nous apparait pas d’analyse historique qui soit fondamentalement fausse dans ce livre. Certaines idées sont même frappantes : avec l’arrivée des Soviétiques, le capital a été remplacé par la peur, la peur de manquer a été remplacée par la peur nue (p. 298). Et cette peur ne peut pas disparaître, parce que sans elle pas d’orthodoxie, et s’il y a hétérodoxie, il y aura alors révolte (p. 299).

Comme on peut l’attendre d’un Prix Nobel de littérature, c’est bien écrit, avec des ambiances très différentes selon les chapitres (les derniers sont les plus caustiques) et des passages d’anthologie (p. 214 par exemple). Le sujet est grave mais l’humour n’est pas absent. Un livre qui se dévore.

Des millions de gens dans des espaces dévastés quittaient juste un totalitarisme pour entrer dans un autre …

(« D. n’était jamais sérieux. Être sérieux, comme on sait, constitue l’exigence fondamentale du réalisme soviétique » p. 239 … 8)