Le Prince Rouge

Les vies secrètes d’un archiduc de Habsbourg
Biographie de l’archiduc Guillaume de Habsbourg-Lorraine pat Thimothy Snyder.

Ils ne se marièrent pas.

La mission de sa vie, quand il n’était pas au bordel ou sur la plage, était de soustraire le peuple ukrainien souffrant à la domination des bolchéviks. p. 208

Chez les Habsbourg, il y en a de très connus, comme François-Joseph, Sissi, François-Ferdinand ou Otto, et il y a les autres. Guillaume n’appartient pas à la branche aînée qui a la mainmise sur l’Europe centrale depuis des siècles. Il y a très peu de chances qu’il soit amené à régner sur la monarchie danubienne (il est aussi aux environs de la 800e place pour le trône d’Angleterre). Il mérite néanmoins un peu plus de renommée. Toute l’affaire de sa vie ou presque, ce sera d’édifier un royaume d’Ukraine et d’y devenir roi. Mais pour cela, il faut d’abord qu’il y ait une Ukraine. Même à l’âge des nationalismes et avec des Ukrainiens habitants des terres d’empire, cela n’a rien d’une évidence. Entre des écueils des grandes puissances, les intérêts dynastiques, les intérêts familiaux, la politique locale et ses propres idées politiques, y aura-t-il une voie ? Ou l’incandescence de la guerre et des totalitarismes détruira tout sur son passage ?

Chaque chapitre et période de la vie de Guillaume de Habsbourg est dans ce livre thématisé par une couleur : le rêve impérial du jubilée de François-Joseph est d’or (contexte en Autriche-Hongrie à la naissance de l’archiduc en 1895), bleue est son enfance sur les bords de l’Adriatique, vertes ses années d’apprentissage dans divers lieux de la double monarchie (déménagement en Pologne, lycée en Moravie) et le rouge est la couleur de la Première Guerre Mondiale (il est officier subalterne dans les opérations de refoulement des armées russes à partir de 1915). La fin officielle des hostilités est évidemment le marqueur d’un changement de statut personnel fondamental : son cousin Charles Ier ne règne plus et des pays nouveaux font leur apparition. Mais pas l’Ukraine … C’est une période grise d’incertitudes et de tentatives avortées (parfois avec de l’argent allemand) de création d’un royaume habsbourgeois riverain de la Mer Noire. La guerre civile russe peut-elle être utilisée pour remodeler à nouveau de l’Europe orientale en soutenant le parti blanc ? Guillaume s’engage au côté des nationalistes ukrainiens. Mais l’absorption par la Pologne d’une partie de ce qu’il considérait comme terre ukrainienne sonne le glas des espérances. Ou aller, si Vienne est interdite aux membres de l’ancienne dynastie, si la Pologne est haïe, la Russie une dévastation ?

En Espagne règne un cousin (qui accueille aussi la famille de Charles Ier) mais là aussi la monarchie est renversée. Paris est son havre une bonne dizaine d’année (période lilas), tout comme pour une bonne partie des élites mises à terre de l’ancienne Europe. Une ville d’où l’on peut continuer à faire de la politique en direction de l’Ukraine mais aussi vivre dans l’insouciance ses passions. Mais l’on tente aussi de se servir de lui. Accusé de complicité dans une affaire d’escroquerie, il s’enfuit en Autriche (devenue plus souple) en 1935. Un temps adhérant à l’idée d’un fascisme aristocratique, il se rapproche même du nazisme pour un très court temps (chapitre brun, contre les intérêts et la sécurité de sa famille p. 236-243). Mais il réalise bien vite que ce n’est sûrement pas avec le nazisme que les Ukrainiens vont se doter d’un Etat indépendant : l’idée d’un empire racial lui était totalement étranger. En 1942, il fait partie de la Résistance à Vienne (noir), sans doute en contact avec le SOE britannique. L’Autriche où il vit est après la guerre divisée en quatre zones d’occupation. Mais les forces soviétiques, et en particulier les services secrets, y ont les mains libres dans toutes. A nouveau impliqué dans l’aide aux nationalistes ukrainiens, informateur du SDECE, il est arrêté par le MGB soviétique et interrogé rudement. Privé de médicaments, sa santé décline rapidement et il meurt à Kiev en 1948.

La dernière couleur, l’orange, est utilisée dans l’ultime chapitre. Les soviétiques, ayant créé une république soviétique d’Ukraine au sein de l’URSS (rassemblant des terres à colorations ukrainiennes relevant auparavant d’Etats différents), c’est cette dernière qui accède à l’indépendance en 1991. L’épilogue narre le retour d’une nièce de Guillaume en Pologne en 2002, après 60 ans d’exil et ce que sont devenus les lieux où vécu Guillaume. Suivent des généalogies, des profils biographiques, une chronologie, une bibliographie et un index. Un cahier d’illustrations est inséré au milieu du volume.

La première qualité de ce livre est de montrer comment les Habsbourg, comme famille élargie, entreprennent de prendre en main les changements qui affectent leur empire. Dès la génération précédent Guillaume, celle née vers 1860, la question des nationalités est intégrée. C’est pourquoi le père de Guillaume, Etienne, fait le choix de la Pologne pour lui et sa famille et ainsi se placer comme potentiel roi si Vienne en voit la nécessité. Guillaume a pour première langue le polonais. S’il s’éloigne du choix du père, Guillaume participe quand même au développement des possibles de la monarchie danubienne en se tournant vers les Ukrainiens, qui in fine doit permette une meilleure gestion des minorités au sein du domaine impérial et royal. Il est clair après 1866 et la défaite face à la Prusse que l’avenir de la monarchie est slave (p. 34). Comme le souligne l’auteur p.140, quand à Vienne toutes les nationalités sous le sceptre austro-hongrois sont représentées au Parlement, Wilson ne parle devant aucun Noir au Capitole de Washington …

T. Snyder, dans un but pédagogique, a écrit ce livre dans un style très journalistique, limitant les notes infrapaginales au strict minimum mais ne sacrifiant pas pour autant la complexité. Son explication des débuts du premier conflit mondial est lumineuse et l’auteur rappelle aussi que tout en Europe ne s’achève pas en 1919 à Versailles. Parcourant tout le livre, la thématique de la nationalité est magnifiquement explorée par T. Snyder avec comme support Guillaume et sa famille. Ils ne sont en effet pas nationalement classifiables : Guillaume ne se considère jamais Allemand (p. 317), Autrichien seulement quelques années, a demandé à être français, s’est senti ukrainien toute sa vie (nationalité d’élection p. 316) et une bonne partie de sa famille proche a souffert sous les Nazis et les Soviétiques pour rester polonaise.

Moins convaincants sont les passages comparants l’empire habsbourgeois à l’Union Européenne, où T. Snyder semble très sensibles à certains mythes fondateurs étatsuniens (p. 313 et 315). Mais le gros point noir de ce livre, c’est la traduction. Que de lourdeurs, que d’erreurs que ce soit dans la narration ou le choix des mots (faut-il ici en faire la liste ?). Même les pièges les plus évidents, comme le « décade » de la p. 31, nous n’y échappons pas … Ce livre est-il bien mieux en anglais et le traducteur voulait-il absolument coller au style de l’auteur, visiblement difficilement reproductible en français ? Nous ne savons pas. Cerise sur le gâteau, la quatrième de couverture n’est pas cohérente avec le contenu du livre.

Mais au moins le tableau des complexités de l’Europe centrale et orientale peut être présenté en langue française par l’un de ces meilleurs spécialistes.

(tous les Habsbourg ne sont pas mentalement stables p. 50-51, et l’apport des Wittelsbach n’a pas beaucoup aidé …6)

Les Maîtres des Ténèbres

Livre dont vous êtes le héros par Joe Dever.

Je crois que c’est le méchant.

Parmi les chemins d’accès au jeu de rôle sur table – et ce surtout dans les années 80 et 90 avant l’essor du genre et des possibilités techniques dans le domaine vidéoludique -, il y a les livres dont vous êtes le héros. Ces livres jouables séparément ou en tant que série, sans dé grâce à une table simulant un dé à dix faces, sont genre que nous voulions essayer depuis un temps très certains.

Le principe en est assez simple. Tout d’abord, le lecteur-joueur définit les caractéristiques (habileté et endurance) de son héros de manière aléatoire et choisit des capacités spéciales parmi une liste. L’équipement du héros est ajusté lui-aussi de manière aléatoire. Puis débute l’aventure, avec un prologue donnant le cadre général de l’aventure (le monde, l’histoire du héros) puis le premier des 350 paragraphes qui constituent ce livre. A la fin de ce paragraphe, un choix parmi plusieurs options est proposé au lecteur, qui est alors renvoyé vers un autre paragraphe et ainsi de suite jusqu’à la fin de l’aventure ou le décès du héros que ce soit par la mort au combat ou un regrettable accident.

Dans ce livre en particulier, le lecteur dirige les actions de Loup Solitaire, un élève du monastère des Maîtres Kaï qui se vouent à la défense du royaume du Summerlund. Ledit monastère vient d’être attaqué par les forces des Maîtres des Ténèbres, ennemis de très longue date du royaume. Le monastère est détruit, ses occupants morts jusqu’au dernier. Loup Solitaire, absent au moment de l’attaque, est l’unique survivant de l’Ordre et prend sur lui d’aller avertir le roi de l’attaque. Il se met en route. Mais où aller ? Quel chemin prendre ? Quelle direction au premier embranchement ?

Le monde est certes cruel et souvent expéditif, mais le cheminement n’est pas aussi dirigiste que ce à quoi nous nous attendions. Certains embranchements sont cependant présentés de manière étrange si l’on se place du point de vue de la réussite de la mission, de sa supposée grande importance et de la psychologie du héros : pourquoi par exemple ressortir du château royal si le but est d’y entrer pour parler au roi ? Certains choix manquent peut-être aussi d’explications ou d’indices et sont donc au petit bonheur la chance. Il est vrai que c’est cohérent avec la création de personnage et même de manière générale comment étaient pensés les jeux de rôle à cette époque. Il y aurait été appréciable de voir plus de dissémination d’indices à employer plus tard.

De plus, les disciplines Kaï à choisir avant de démarrer l’aventure n’ont pas toutes la même valeur d’usage, et de ce fait la progression est fondamentalement différente avec ou sans. Pour une en particulier, c’est même assez scandaleux. D’autres disciplines sont, du moins dans notre expérience, très peu ou pas utilisées. Peut-être en va-t-il autrement dans les volumes suivants.

La carte est dans ce premier volume tout à fait inutile mais les autres illustrations dans le texte sont plaisantes et donnent envie de tomber sur les paragraphes correspondants. Elles sont dans un style qui nous a rappelé celles du livre de règle du jeu de rôle Warhammer (l’illustrateur Gary Chalk a aussi travaillé pour cette série).

Malgré ces petits défauts, le livre procure facilement quelques heures de délassement, multipliables si l’on veut explorer toutes les possibilités et voies. Si le produit est destiné à un public jeunesse, des adultes y trouveront aussi un contentement, qui se poursuivra peut-être dans le tome suivant.

(le héros n’est pas toujours très futé … 7)

Les Gaulois

Manuel de culture gauloise par Jean-Louis Brunaux.

Mais est-ce le bon titre ?

Si aujourd’hui certains d’entre eux sont réfractaires, les Gaulois de l’Antiquité sont surtout remuants. Du moins selon les Romains et les Grecs (et beaucoup d’autres), qui apprécièrent modérément leurs promenades armées jusque dans leurs sanctuaires. Un effet parfois envahissant d’une grande curiosité, un trait qui leur est déjà reconnu par les auteurs antiques. Cette caractéristique n’est pas la première que le grand public leur attribue de nos jours, et c’est ce que J.-L. Brunaux veut faire changer avec ce livre.

Le premier chapitre brosse rapidement l’histoire des Gaules, du rapport entre Celtes et Gaulois à la fin de l’Age du Bronze à la fin de l’indépendance au milieu du premier siècle avant notre ère, en passant par les mouvements de populations au sein des Gaules. Suit la géographie, caractérisée par de fréquents mouvements de populations (dont le plus célèbre est celui des Helvètes qui déclenche l’intervention de César en -58). L’Italie du Nord, la Grèce et l’Anatolie ne sont pas oubliées. L’organisation territoriale des cités est abordée en fin de chapitre, soulignant la faible urbanisation des Gaules mais aussi l’apparition tardive des places fortes (oppida).

L’auteur s’intéresse ensuite aux aspects sociaux, allant de la tribu à la cité, puis détaillant divers groupes (druides, guerriers, plèbe, esclaves) avant de considérer les formes politiques et les institutions rapportées par les sources (royauté, assemblées, magistratures). Quelques pages sont dévolues à la justice, aux finances et à la guerre. Le chapitre suivant commence par la guerre comme activité économique avant de présenter quelques points saillant de cette même économie gauloise (artisanat, commerce, mines).

Continuant sur le chemin allant du macro vers le micro, l’auteur explore ensuite la psyché gauloise, principalement ce que seraient les conceptions gauloises du temps et de l’espace. Le sixième chapitre veut aller plus avant en décrivant la religion gauloise, en tentant de déterminer ses principes sans aller dans les détails de chaque aspect local. Puis J.-L. Brunaux tente de parler langue et littérature gauloise, arts et loisirs avant d’achever ce manuel de manière assez abrupte (sans conclusion) avec quelques facettes de la vie privée (onomastique, habitat, famille, sexualité, soin du corps, éducation et costume).

Des annexes fournies complètent ce livre, avec quelques biographies de gaulois d’après nos sources, une chronologie, les cités connues, des cartes, un précis sur les sources, une bibliographie indicative et deux index. L’ouvrage est assez généreusement illustré dans le texte.

Mais toute cette prodigalité dans les annexes ne suffit hélas pas. Elle ne sauve pas ce livre de très nombreuses faiblesses. La première d’entre elles, c’est que c’est assez mal écrit. Tout n’y est vraiment pas clair, et c’est très frappant dans le chapitre historique. Confus, imprécis, le tout manque aussi de datation. Et la relecture n’a vraisemblablement pas eue lieu (des redites, des erreurs typographiques) …

Le second problème est celui des affirmations dont on peine à voir le soubassement. Certes, il est fait le choix ici de produire un livre grand public, avec conséquemment un appareil critique très léger. Mais l’auteur ne nous dit que très très rarement sur quoi il se base, pour par exemple autant mettre en avant les druides comme éléments rationnels (scientifiques) et rationalisateurs de la religion gauloise. En quoi est-ce un problème si les Gaulois ne sont pas entièrement rationnels (selon nos standards) ? L’irrationnalité des Grecs, que J.-L. Brunaux veut absolument voir comme les plus proches parents des Gaulois (même, très étrangement, linguistiquement p. 303) est quelque chose d’accepté depuis des décennies dans le monde universitaire. On peut encore voir cette volonté de grécisation dans d’autres domaine (fortification de la Heunebourg p. 25, comparaison avec Delphes p. 152), par une comparaison homérique très forcée (p. 306) ou par une propension à voir des bataillons sacrés à la thébaine dans toute la Gaule (p. 381). Quant à la lourde insistance sur le pythagorisme de la p. 385 …

L’auteur semble aussi avoir une conception mouvante de l’homme libre en Gaule, refuse les motifs communs indo-européens en bloc (limite infréquentables p. 24), et use de la proto-urbanisation nébuleuse (p. 45).

J.-L. Brunaux semble aussi avoir écrit son livre comme une sorte de collection de silos. Il y a de nombreuses redites, avec le problème additionnel que l’auteur peut se contredire. C’est le cas avec une tradition trévire aux pages 147, 155 et 410.

On en vient donc naturellement à devoir seulement donner crédit à l’auteur sur sa spécialité première, ce pourquoi il est devenu célèbre : la civilisation matérielle gauloise. Mais même sur les chars, nous sommes amenés à douter très fortement, pour la simple raison que la géographie gauloise ne permet pas le combat de char à l’égyptienne (p. 155). Et pourquoi les centaines de milliers de monnaies retrouvées par les archéologues ne serviraient à rien dans les échanges commerciaux (p. 200-201, d’autres zones géographiques semblent cependant y arriver) ?

L’auteur a-t-il voulu trop en faire, trop en dire, donnant ainsi ce sentiment d’inachevé ? Ce livre n’est pas sans atouts (le semi-nomadisme gaulois, le calendrier par exemple) mais les points négatifs l’emportent cette fois-ci …

(la guerre est-elle vraiment, comme à la p. 381, l’oubli de toutes les lois ? … 4)