Varietates Fortunae

Religion et mythologie à Rome
Recueil d’articles sur la religion romaine dirigé par Dominique Briquel, Caroline Février et Charles Guittard.

Un arbre aux nombreux fruits.

Ouvrage d’hommage à Jaqueline Champeaux (professeur émérite de latin à Paris-Sorbonne), ce livre rassemble 22 articles répartis en trois thèmes : la religion des poètes, le rite et la langue et les dieux et la langue : à l’épreuve de l’histoire. Mais comme on va le voir, les intitulés de parties sont très généraux et reflètent difficilement la très grande diversité des articles.

Le livre démarre sur les chapeaux de roues avec deux articles sur des passages de Catulle et Properce, très littéraires. Celui sur la localisation du temple de Junon Sospita chez Ovide (très bien construit, mais sans carte) fait suite à un article sur le même auteur mais qui s’intéressait à sa mention du festival des Floralia. Une analyse du Contre Symmaque de Prudence ferme la marche, avec celle d’écrits de Claudien. Rude première partie pour celui qui n’est pas versé dans la poésie latine …

La seconde partie démarre avec un très bel article sur le rôle social et religieux de deux grandes catégories de femmes à Rome (et dans son imaginaire) : la matrone et la femme de mauvaise vie (meretrix). Puis vient un article sur les prières dans les écrits de Caton (de la linguistique), un article très intéressant sur la voix prophétique de Junon Moneta (son temple est sur le Capitole), puis un autre sur l’origine du mot Urbs chez Varron et son possible lien avec le sillon fondateur (un article à fort potentiel évocateur). Le contributeur suivant reste chez Varron (sur Marius et sa vie sous le signe de la Fortune), avant que le lecteur soit invité à reconsidérer le dieu Faunus. Les prières philosophiques grecques et latines sont l’objet de la section suivante, avant de laisser la place au sens du verbe procurare chez Tertullien et Arnobe pour clore cette partie.

La dernière partie commence avec un article préparatoire de D. Briquel sur Romulus et le feu dans l’eau (dont les idées complètes sur ce point se retrouvent ici). La décoration du Forum d’Auguste est analysée dans un optique Occident/Orient dans l’article suivant, avant de laisser la place au concept de divinité chez Pline l’Ancien. La multiplication des jours de fêtes sous le Principat (chez Tacite) est mise ensuite en lumière, avant de passer à Pline le Jeune, à sa vision de la religion et comment il comprend le christianisme naissant (vers 111-112 p.C.) avec ses problèmes d’ordre public au prisme du Scandale des Bacchanales (en 186 a.C.). Les prodiges chez Julien Obsequens et les guérisons miraculeuses chez Augustin ferment la marche. Le tout compte 340 pages de texte et quelques rares illustrations.

La description que nous venons de faire le montre clairement (et très très rapidement c’est limpide pour le lecteur) : ce livre n’a aucune envie d’aller vers le grand public. Et l’inverse est sûrement lui aussi vrai. Mais sa variété est un atout puisqu’elle permet de belles découvertes, personne n’étant en même temps spécialiste de la Rome archaïque et de la patristique. Et s’il est des moments un peu durs, où faire passer une petite sécheresse demande du temps et de l’application, d’autres articles sont de véritables petits bonbons. Un bon compromis au final, mais toujours à un très haut niveau.

(Junon Moneta, certes avertit, mais surtout pèse et donc assure la concorde civile p. 156-157 …7)

Français, on ne vous a rien caché

La Résistance, Vichy, notre mémoire
Essai histoire de la mémoire de la Résistance par François Azouvi.

Tout n’était donc pas si faux et sombre. Juste logique.

Nous avons combattu pour vivre. Non pour continuer de tuer.
Citant le père Bruckberger, p. 193

Après 1945, un seul homme ou presque, certes auréolé de prestige, a réussi à faire croire à des millions de personnes qu’elles avaient été résistantes. Ces mêmes millions de personnes venaient pourtant de vivre, il y a quelques mois ou au pire des années, des évènements qui infirmaient cela. Mais ils ont quand même cru cet illusionniste (plus fort que l’URSS p. 25 !) pour trouver du réconfort en adhérant ainsi pleinement au mythe résistantialiste. Ce mystificateur pu du coup même revenir au pouvoir en 1958 dans ce pays qui avait tout oublié. Heureusement, au début des années 1970, une nouvelle génération qui n’avait pas connu les tragiques évènements d’alors est venue réveiller tout le monde et mettre la population devant la Vérité enfin retrouvée.

Ou alors a juste rappelé ce que tout le monde savait déjà depuis plus de 25 ans et a réussi à convaincre la génération précédente qu’elle avait cru à un mythe et se poser avantageusement en démystificatrice ? C’est l’argument de F. Azouvi et dans ce livre, il vient avec une palanquée d’arguments.

L’auteur commence dans la première partie (1944-1954) par décrire « la vulgate contemporaine », avant de passer à la Résistance en tant qu’expérience mystique et évènement métahistorique (p. 45), dépassant ses acteurs. Mais la Résistance est aussi à part dans l’histoire nationale parce qu’elle est le dernier grand récit en date, un nouveau commencement, la révolution enfin vraiment faite (le troisième chapitre explique admirablement pourquoi il n’y a pas de continuité de la IIIe République après 1944). Puis F. Azouvi analyse les différentes strates du récit de la Résistance. Il commence par la version officielle (ou du moins qui se veut telle), minimisant beaucoup la collaboration (« une poignée ») et glorifiant la Résistance. Cette « version officielle » a deux pans, l’un gaulliste et l’autre communiste, qui se révèlent antagonistes (ce qui montre de suite leur succès et les limites très vites atteintes de cette version officielle p. 53-54 …). Les communistes ont même le besoin d’avoir un Vichy bien présent pour montrer qu’il reste des choses à faire disparaître après 1945 (et ils s’y connaissent pour imposer une vérité officielle dans le Parti, p. 92).  A cette « strate résistancialiste » s’ajoute une strate mystique (importance majeure de la poésie pour la Résistance p. 96-101) mais surtout un niveau médian où, selon la qualité des œuvres considérées (livres ou films), la complexité du réel est plus ou moins bien rendue (y compris dans les œuvres jeunesse p. 68). Ici que de l’héroïsme et des torrents bravaches, là des doutes, des failles et des trahisons, la collaboration … que les lecteurs plébiscitent (ou que des prix couronnent, beaucoup) et donc ne peuvent ignorer pour se réfugier dans un cocon réconfortant. La mémoire résistante quant à elle est morcelée comme elle l’est durant le conflit (les procès Koestler, Kravchenko et Rousset en 1949). La question de l’amnistie la fractionne plus encore, comme l’épuration l’avait déjà beaucoup disloquée (le procès Hardy en 1947 p. 210).

La seconde partie traite des années 1954 à 1971. Après un petit rappel sur la CED, l’auteur analyse le retour que la Résistance effectue au travers de la Guerre d’Algérie, où chaque partie l’invoque. Puis vint 1958 … Pour F. Azouvi, malgré le Général, la mémoire de la Résistance s’use et en 1968 (p. 372, la mystique est devenue politique au sens de Péguy p. 208), la mémoire de l’Holocauste a pris le pas sur cette dernière avec une accélération avec la pièce de théâtre Le Vicaire de H. Hochuth au succès européen en 1965.

La troisième et dernière partie court de 1971 à 1995.Le documentaire sur Clermont-Ferrand durant l’Occupation, Le Chagrin et la Pitié, n’a pas été diffusé à la télévision (et pour cela bénéficie d’une bonne publicité pour sa sortie en salles en 1971) et est un très grand succès sur grand écran. Et si les Français qui ont vécu la période n’apprennent en fait rien de plus, c’est à ce moment-là qu’ils tombent malade du syndrome de Vichy (p. 391), sous l’influence d’une génération qui a grandi pendant la guerre d’Algérie et a fait Mai 68. Suivent de nombreux films où la Résistance est l’objet de moqueries. Mais surtout s’effectue un grand tournant anthropologique : la victime supplante le héros. La plus grande illustration, c’est que Klaus Barbie ne peut plus être poursuivi pour la torture de résistants (et au premier rang rien moins que Jean Moulin) mais pour les enfants qu’il a envoyé en déportation, crime contre l’humanité et donc imprescriptible (p. 435). Et ce conflit de mémoire (que l’auteur voit aussi comme une conséquence de la démocratie p. 470) remonte jusqu’au Président de la République, François Mitterrand, avec l’affaire Touvier. Le devoir de mémoire est pour l’auteur une religion victimaire, substitutive, sans horizon, mais avec ses prêtres (p. 390) !

Le livre s’achève sur le constat d’un apaisement qui a déjà débuté, même si le discours de J. Chirac sur la responsabilité de la Rafle du Vel’ d’Hiv’ continue encore aujourd’hui de faire parler de lui.

Livre dense, gonflé d’exemples commentés, il atteint sans peine le but fixé par son auteur : la dissipation de l’idée commune de l’amnésie consolatrice est déjà bien engagée mais il faut encore expliquer comment la société française y est venue. F. Azouvi étant aussi l’auteur d’un essai sur la mémoire de la déportation, il est bon juge des croisements de ces deux mémoires dans le champ public français dans les décennies qui suivent la Deuxième Guerre Mondiale. Le spectre des sources est très large, entre discours officiels, programmes électoraux, réunions de partis et publications (de tous types), films et bandes dessinées.

Il y a bien quelques menus problèmes arithmétiques pour les dates des p. 447 et 451, mais c’est bien peu de choses devant la masse de travail ici présentée et surtout, malgré tout ce que l’auteur lie ensemble, la clarté du propos. Avec 470 pages de texte, ce n’est pas le genre d’ouvrage qui se lit très vite mais la récompense vaut l’effort, tant pour la compréhension de la Résistance que pour celle du XXIe siècle.

(1971, c’est la destitution de l’idéal héroïque p. 393 …8)

Cyberpunk’s not dead

Laboratoire d’un futur entre technocapitalisme et post-humanité
Essai de littérature sur le sous-genre cyberpunk par Yannick Rumpala.

Ecran et yeux bioniques d’occasion.

En parallèle de la démocratisation de l’ordinateur personnel, les années 1980 voient l’émergence d’un nouveau sous-genre dans la science-fiction : le cyberpunk. Un univers cyberpunk n’intègre pas que les développements de l’informatique mais ce doit aussi d’intégrer des mégacorporations toutes puissantes, une quasi-disparition des autorités publiques, une population survivant majoritairement de petits boulots ou délinquante (pour le lecteur), une prolifération des machines et des prothèses, une disparition de la Nature et des villes tentaculaires et interchangeables. Il est à noter que la question de la ville n’est pas l’unique apanage du cyberpunk, puisque la fantasy urbaine apparaît aussi au même moment.

L’introduction démarre sur les chapeaux de roue en interrogeant la pertinence du genre en 2021. N’est-ce pas de la SF déjà dépassée puisqu’elle décrit un monde qui a beaucoup de choses en commun avec le nôtre ? En plus de présenter les différents chapitres qui suivent, cette introduction aborde aussi la naissance du genre. Forment suite six chapitres centrés chacun sur une thématique canonique du genre.

Le premier chapitre débute donc avec l’extension formidable de la technosphère qui marque profondément les univers cyberpunks, avec en premier lieu l’omniprésence informatique. C’est « coder ou être codé », accompagné d’une surveillance de tous les instants (même si nous trouvons le commentaire sur les lois de la robotique d’I. Asimov très partial p. 62).

Le chapitre suivant s’aventure du côté de l’économie. Le Japon, comme souvent au début des années 80, est ici le point de départ pour ce qui est du devenir économique des univers cyberpunks. Il y a là un capitalisme ultra-raeganien allié à une structure à la japonaise avec d’immenses conglomérats (zaibatsu). Etrangement, les marques omniprésentes dans le monde réel chez Gibson sont absentes du cyberespace (p. 185). L’information y est une ressource et les plus riches habitent de manière très séparée du reste de la population …

Le chapitre suivant s’intéresse au décor de tout univers de cyberpunk : la ville. Tentaculaires, monde (mais avec une inspiration asiatique), dangereuse, la ville cyberpunk est elle-même un cyborg. Et tant que l’on est chez les cyborgs … Le corps est le thème du chapitre suivant, entre extension, connexion, marchandisation, post-biologie et post-humanité. Suit le chapitre sur la société, marquée par la précarité (mais aussi l’inventivité), la violence, le crime (mise en parallèle avec le crime victorien et les gangs new-yorkais de la fin du XIXe siècle, p. 164) mais surtout la résignation. Est-ce le reflet d’une peur du déclassement qui prend naissance dans les sociétés occidentales dans les années 1980 ? Le dernier chapitre s’intéresse au cyberespace, nouveau milieu qui imprègne tout dans les univers cyberpunks. Son côté addictif est très tôt noté dans les œuvres, tout comme son absence de frontières. Mais cette absence de bornes ne signifie pas absence de conflits et de dangers physiques …

La conclusion est articulée sur le fait de savoir si le cyberpunk est un genre dystopique (avec plusieurs angles d’attaque), ou si la fermeture de l’horizon qui le caractérise et les difficultés de vivre dans de tels mondes ne sont pas finalement à relativiser à l’aune de certaines expériences humaines (le XIXe siècle n’est pas partout une sinécure). Ce n’est clairement pas de la fiction émancipatrice (p. 171) …

Ce livre réussit pleinement à faire comprendre que le cyberpunk est à la fois une anthropologie de la technique et une esthétique du changement technique. W. Gibson dit qu’il écrit sur le présent (et le cyberpunk n’est pas une utopie qui a déraillée comme 1984, p. 200-201). Il est en plus un voyage intérieur, à l’opposé d’un autre sous-genre en vogue au même moment, le space-opéra, qui met l’accent sur le voyage stellaire (p. 182). Il n’est pas d’une lecture trop enthousiasmante, avec peut-être un peu trop de citations dans le texte et des présentations trop lourdes des auteurs de ces mêmes citations (mais le titre est accrocheur !).  Mais avec sa structure solide, ce livre balaie avec une grande efficacité le sujet choisi, même si la conclusion semble être la partie du livre la plus riche en analyses et la moins dans la description. Il ressort aussi dans le sous-genre une centralité fondamentale de William Gibson (la Trilogie de la Conurb) et il aurait été bon d’avoir une bibliographie peut-être plus complète du sous-genre pour mieux prendre en compte l’entourage.

Une très bonne analyse, tout à fait dans la lignée des autres numéros de la série.

(dans le cyberpunk, il n’y a pas déshumanisation par le totalitarisme mais par l’anomie et/ou la richesse p. 209-210 …6)