Vallée du silicium

Chroniques californiennes et nouvelle apocalyptique de Alain Damasio.

Loi Toubon !

La matérialité du monde est une mélancolie désormais. p. 40

La Villa Albertine est l’équivalent étatsunien de la Casa Velazquez ou de la Villa Médicis, mais répartie dans plusieurs villes. Alain Damasio a été invité pour une résidence de deux mois à San Francisco et c’est l’occasion pour lui de visiter la ville et la Silicon Valley (d’où le titre). Il en tire, revenu chez lui, sept chroniques et une nouvelle.

La première chronique s’intéresse au siège social d’Apple à Cupertino vu comme la cathédrale d’une marque-religion, incarnation inverse des débuts de l’informatique et d’internet jusque dans le bâtiment : l’anneau « pour les gouverner tous » est fermé, tout est sous contrôle. C’est aussi pour A. Damasio la possibilité de définir ce qu’est un technococon, un futur qu’il juge plus probable que la vie purement virtuelle ou le métavers.

La seconde chronique est centrée sur les véhicules vides dans le pays de la voiture. Enfin vide … ils sont surtout automatisés. Mais d’autres, qui nourrissent de données des applications, sont conduites par de nouveaux esclaves qui travaillent à se faire remplacer, non pas dans plusieurs années mais dès 2023. Déjà présent dans ce chapitre, la question du corps continue d’être explorée dans la chronique suivante, comme par exemple ce qui lui arrive dans un aéroport … Mais aussi sur le fait d’être le bureaucrate de son quotidien (p. 83).

La quatrième chronique est une exploration du quartier de Tenderloin à San Francisco, haut-lieux de la misère et des addictions, avec ses overdoses et ses ONG. Mais il y a aussi de l’art, dont une fresque sur la thématique du voisinage utopique que s’attache à décrire l’auteur. La chronique suivante nous emmène dans le thème de la santé connectée, celle des montres ou des bagues qui analysent tout et des médicaments faits sur mesure. A. Damasio se demande de quel corps il est ici question. Peut-on écrire sur la technologie sans évoquer l’intelligence artificielle ? Certes pas, du moins pas dans la sixième chronique où l’auteur espère l’émergence non d’une intelligence artificielle mais d’une intelligence amie sur la base d’une conversation avec un programmeur-star. La septième et dernière chronique (écrite vingt mois après la résidence p. 201) veut distinguer le pouvoir de la puissance, entre cyberpunk et biopunk. Comment faire avec la technologie.

Suit une nouvelle apocalyptique, au sommet d’une tour de San Francisco, dans une futur proche fait de création biologique, de domotique assise sur la psychologie des habitants et de deadbots. Vient non pas le grand tremblement de terre mais la grande tempête, celle aux torrents vertigineux et aux impulsions électromagnétiques dévastatrices. Un condensé littéraire des chroniques précédentes en quelque sorte.

Ce n’est pas un roman ni une suite de nouvelles, mais c’est bien un livre de A. Damasio. On retrouve beaucoup des éléments des Furtifs, les références philosophiques habituelles, les jeux de mots et les néologismes (un très beau IAvhé p. 12), un ciselage typographique, mais aussi une inflexion dans la réflexion sur la technologie, moins frontale que dans ces mêmes Furtifs. Il y a une évolution, admise et avouée par l’auteur, dans sa pensée sur la technologie et sa réflexion sur cette évolution est intéressante. A. Damasio s’aventure parfois en terrain glissant (la voiture invente le trottoir ? p. 210), la féminisation des pluriels est dispensable, mais son manifeste vitaliste et la raison qu’il y a encore à écrire vaut le coup d’être lu (p. 216-222, avec tout ce qu’il y a avant bien entendu) et augure de futures belles pages, avec ou sans technococon.

(à « distance réseaunable » p. 85 … 8)

The Road to Unfreedom

Russia, Europe, America
Essai d’histoire du temps présent par Timothy Snyder. Existe en francais sous le titre La route pour la servitude : Russie – Europe – Amérique

Toutes les routes mènent à la troisième Rome ?

It makes a difference whether young people go to the streets to defend a future or arrive in tanks to suppress one. (p. 155)

The simplest way to make others weaker is to make them more like Russia. (p. 252)

L’œuvre de T. Snyder comprend deux versants. Le premier est historique, centré sur les années 1920 à 1950 en Europe centrale et orientale. Le second a pour objet le XXIe siècle politique, avec une zone géographique étendue à l’Europe occidentale et aux Etats-Unis. Ce livre fait partie de la seconde catégorie (qui a l’avantage de ne pas parler constamment de meurtres de masse).

Le plan du livre est d’une grande intelligence. L’introduction démarre avec l’année 2010 à Vienne, au moment de la naissance du fils de l’auteur, la veille du jour du crash de l’avion du président polonais à Smolensk. A ce moment là, comme déjà l’auteur se le disait avec son ami Toni Judt dans leur livre commun en 2009, le capitalisme semblait inaltérable et la démocratie inévitable. Mais les années 2010 allait remettre très sérieusement cette idée en cause. Le premier chapitre, intitulé « individualisme et totalitarianisme (2011) », raconte la découverte par les sphères gouvernementales russes d’Ivan Iline, un fasciste russe expulsé d’URSS et mort dans les années 1950 en Suisse. Adepte d’une sorte de fascisme chrétien (mais rejetant Dieu p. 21 …), il veut préparer la fin du bolchevisme mais pas pour faire de la Russie (éternelle, virginale et toujours victime de l’Ouest), une démocratie faiblichonne mais bien pour qu’elle sauve le monde sous la conduite d’un rédempteur infaillible qui apparaîtrait d’un coup d’un seul.

Le deuxième chapitre nous fait avancer d’une année, pour une analyse du tournant que fut 2012 en Russie, avec l’alternative du titre : succession ou échec. En 2012, après un mandat en tant que président, Medevedev rend sa place à Poutine. Quelques milliers de Russes manifestent contre la fraude électorale manifeste (qualifiés de déviants par le Kremlin p. 51-52) et Poutine fait passer la Russie dans la situation où il n’y a plus de principe de succession à la tête de l’État : lui pour l’éternité. Et comme l’on ne veut plus vraiment parler de l’avenir (tout tracé), on regarde en Russie vers le passé, en particulier 39-45. Enfin non, justement pas 39-45 avec le pacte et l’invasion de la Pologne, mais plutôt 41-45. Retrouver l’empire perdu en 1991 …

Le chapitre suivant nous porte donc en 2013, quand se pose en Ukraine la question d’un rapprochement avec l’Union Européenne, cet ensemble intégré d’anciens empires, auquel Poutine ne voulait plus adhérer en 2010 mais qu’il souhaitait agréger à la Russie (p. 80). Le projet russe concurrent, c’est l’Union eurasiatique (une idée déjà vieille de plusieurs décennies, née en URSS). Et comme l’Union Europénne et les Etats-Unis sont maintenant perçus comme des dangers, il faut agir contre eux dans le champ informationnel (RT) et en finançant des partis donc le succès pourrait servir.

Comme l’on pouvait s’y attendre, 2014 voit l’Ukraine occuper une bonne partie du chapitre. L’auteur a été très proche des manifestations de Maidan. L’accord avec l’Union Europénne n’étant pas signé, des semaines de manifestations et de répression sanglante se concluent par la fuite du président ukrainien Yanoukovitch mais aussi par l’invasion de la Crimée par le Russie, suivi de la fausse guerre civile au Donbass en 2015. Il fallait neutraliser ce mauvais exemple de changement et d’indépendance aux portes de la Russie.

Mais les opérations russes dans le champ informationnel ne se sont pas limitées à l’Europe. Un conseiller de Yanoukovitch, qui avait emporté avec lui ses techniques depuis les Etats-Unis y retourne pour des mettre au service de Trump en 2015. D’un oligarque à l’autre ajoute même T. Snyder, de manière un peu forcée (p. 123). Y voyant un intérêt et connaissant le personnage depuis de nombreuses années, les services russes vont donner quelques coups de pouce à celui qui est in fine le candidat républicain à la Maison Blanche. En plus de fonds, la divulgation de courriels dérobés aux démocrates et la diffusion de rumeurs auprès d’un public sélectionné (dans un pays où le niveau des inégalités se rapproche dangereusement du niveau russe) font aussi partie de l’arsenal déployé.

Toujours plaisant à lire, parfois même légèrement amusant, l’auteur réussit à montrer le changement qui a affecté la Russie en six années (même si certains signes avant-coureurs pouvaient déjà se voir en 2006) en replaçant les évènement dans une trame politique de l’inévitabilité (fukuyamaoïde) / politique de l’éternité mais aussi en prenant en compte l’état de la société étatsunienne (drogues, inégalités reparties à la hausse dans les années 1990, réduction des possibilités de voter dans certaines régions etc.) et le besoin des médias en amusement livré à échéances régulières. Si certains passages sont absolument brillants (dont bien sûr ce qui se passe dans sa zone d’intérêt premier, mais aussi sur le schizofascisme p. 150), il est des affirmations simplistes quand on est plus dans une thématique d’Europe occidentale. La grande passion et les grands espoirs que nourrit l’auteur pour l’Union Européenne peuvent lui faire perdre de vue qu’il peut exister d’autres raisons à des politiques que ceux qu’il nomme (les motifs allemands à rejoindre la CECA p. 72-73 par exemple). Pareil pour l’enrichissement des nations européennes via les colonies (p. 75) ou dans son analyse du positionnement politique du Front National en France.

Un regard désespérant sur la stase russe alimentée par un fascisme mystique, sans porte de sortie visible. Et encore, le livre s’arrête en 2016 …

(Yanoukovitch est le premier président à chercher refuge dans le pays qui envahit le sien …7,5)