Survivre

Une histoire des guerres de Religion
Essai d’histoire moderne de Jérémie Foa.

On est jamais assez sûr.

Le désavantage dans une guerre civile, c’est que l’ennemi vous comprends. L’avantage dans une guerre civile, c’est que vous comprenez l’ennemi. Mais comprendre ne suffit pas. Pour sauver sa vie en période de grand trouble, quand vous êtes un catholique, un protestant, un ligueur ou un soutien d’Henry IV dans une ville qui est violemment hostile à votre parti ou votre confession, il vous faut d’autres connaissances ou d’autres techniques pour vous dissimuler et vous faire passer pour quelqu’un du bon parti. Les mêmes choses nécessaires si vous voulez à votre tour surprendre l’ennemi et investir sa place. Ce sont ces savoirs et ces savoir-êtres qu’explore Jérémie Foa dans cet ouvrage, suite au plus grand spectre de son livre sur la Saint-Barthélémy. Il y ausculte les faits et gestes de personnes prises dans un tourbillon immaîtrisable et qui cherche à clarifier les quatre doutes de la guerre civile : celui des personnes, des lieux, des choses et des mots (p. 14).

La première partie est celle du corps et elle débute par l’étonnement de Montaigne (Essais, II, 5). Celui-ci, malgré des jours de voisinage vers 1572-1573 pendant la quatrième guerre civile, n’avait pas remarqué que son compagnon de voyage était protestant. Il ne s’était pas méfié, n’avait pas posé de questions … Mais il n’y a pas que ceux qui ne se dévoilent pas, il y a ceux qui se déguisent, en paysan par exemple, pour pouvoir sortir d’une ville ou y entrer. L’erreur d’accessoire se paie cher, comme celui d’avoir de blanches mains (p. 47). Si l’on fuit, il faut aussi pouvoir exhiber ou cacher des signes, comme par exemple des croix sur son habit ou une écharpe blanche.

Celui qui est en danger doit aussi être attentif au marquage de l’espace (deuxième partie). Il lui faut connaître l’orientation confessionnelle ou politique des villes ou des quartiers qu’il traverse. Parfois c’est la maison même qui renseigne sur ses occupants. Le conflit se matérialise aussi par des affiches (comme la fameuse Affaire des Placards de 1534, qu’il fallait tout de même prendre le temps de lire …) mais plus encore par la destruction de maisons de personnes condamnées. Les méchants ayant tendance à se cacher ou à cacher leurs méfaits derrières des murs, les autorités conduisent des perquisitions chez les présents comme les absents. L’absence étant un motif de suspicion … On espère bien sûr y trouver des preuves matérielles, ce qui a pour conséquence que les perquisiteurs deviennent parfois des spécialistes de la « littérature interdite », reconnaissant auteurs et éditions (p. 186). D’autres ont développé un flair pour les caches, aidés parfois en cela par des maçons.

Dans ce monde de faux-semblants la vigilance se doit d’être permanente mais elle peut ne pas suffire à se prémunir d’attaques masquées. C’est le règne de l’assassinat par les familiers, mais aussi de l’usage du poison et, plus étonnamment encore, du colis piégé (p. 156). On en vient tout de même à vouloir faire sauter l’église des Prêcheurs à Marseille à la Nativité 1594, et à Vence deux ans plus tard un évêque veut en éliminer un autre (p. 163). Avec les éventuels dégâts collatéraux que peut provoquer une charge explosive sous une cathèdre … J. Foa passe ensuite en revue quelques objets qui peuvent revêtir une importance cruciale en temps de troubles : le contenu des poches, un jambon le vendredi ou pendant le Carême, ou encore le livre d’heures porté par le futur duc de Sully pendant la Saint-Barthélémy (le genre de personnages dont on pense toujours qu’ils sont nés vieux). L’auteur consacre un chapitre entier aux écrits, livres et messages et aux dangers qu’ils font courir à ceux qui les portent.

Dans une dernière partie enfin, J. Foa analyse ce que les guerres civiles font à la langue. Il y a en effet un envahissement du « prétendument » (la fameuse RPR qui s’immisce jusque dans les édits royaux entre 1563 et 1685 p. 202-208), une multiplication des antanaclases (un mot pour deux choses) et des paradiastoles (deux mots pour une chose), où chacun ne soit d’être informé de la novlangue, prendre garde aux shibboleths et où la présomption d’un jeu de mots ou un tic de langage peut provoquer un lynchage. C’est cette insécurité de la parole qui va conduire à la création de l’Académie Française, devant mettre la langue au clair (le Dictionnaire), parmi d’autres exemples de pacification royale. C’est la neutralisation du langage par la Couronne qui conduit à l’utilisation du terme citoyen (p. 237).

Une très belle et trop courte conclusion achève le propos (avant les notes et la bibliographie comme de bien entendu). L’homme des guerres civiles n’est pas seulement un loup (Hobbes), il est aussi une huître qui s’ouvre et se ferme a volonté (Louis d’Orléans). Le devenir-huître !

A la lecture de ce livre il doit être clair pour chacun pourquoi la France cherche l’unité depuis le XVIe siècle, sous tous ses régimes et selon des modalités qui divergent peu. Les guerres civiles dans ce qui était le royaume le plus peuplé d’Europe ont laissé un souvenir brûlant dans la psyché nationale qui a trouvé à se résoudre dans l’absolutisme royal et l’égalité révolutionnaire. Et la thérapie commence avec la neutralisation de l’espace (p. 141) par le pouvoir royal, avec la redéfinition en parallèle ce qui constitue un espace privé en rapport de l’espace public (p. 144), y compris de manière olfactive. La pièce de lard dans les lentilles protestantes pendant le Carême devient possible à la fin du XVIe siècle si les fenêtres sont fermées et sans fumet ostensible.

Dans le voyage au raz du pavé et des chemins poussiéreux de campagnes entre les injonctions contradictoires des guerres civiles, où l’on doit tour à tour montrer avec ferveur et dissimuler, le lecteur a la grande chance d’être aidé encore une fois par le style cristallin et de la plus haute qualité littéraire de J. Foa. Tout est ciselé avec la plus grande finesse, avec une pédagogie heureusement soutenue par de belles trouvailles que l’on peut qualifier de lacananoïdes. L’échange de la méthodologie paléographique de Tous ceux qui tombent pour la hauteur de vue du présent livre ne se fait pas aux dépens du lecteur. Cela aide à faire passer toutes les cruautés des temps …

(« ces guerres se mesurent en métrique pédestre » p. 39 … 8,5)

Faire une nation

Les Italiens et l’unité (XIXe-XXIe siècle)
Essai d’histoire du Risorgimento de Elena Musiani.

Toujours le théâtre !

Même si pour l’Italie contemporaine, le Risorgimento a perdu sa centralité au profit de la Seconde Guerre Mondiale et la naissance de la République, la période qui conduit à l’unité italienne marque encore la toponymie de la péninsule. Quelle localité n’a pas sa place Cavour, son cours Victor-Emmanuel II ou une statue de Garibaldi ? Mais E. Musiani (qui enseigne à Bologne) ne se contente pas d’actualiser une histoire du Risorgimento (qu’elle n’est bien évidemment pas la première à faire), elle ausculte aussi comment, dès le lendemain de la création du royaume d’Italie, les évènements qui ont conduit à l’unification sont perçus, tant au niveau de la vie politique et des institutions que dans les arts.

Comme beaucoup de choses au XIXe siècle, le point de départ de l’unification italienne est la Grande Révolution française de 1789. Avec ce bouleversement arrivent en Italie d’abord de nouvelles idées, puis des armées. Le Nord de l’Italie étant sous domination autrichienne, c’est naturellement un théâtre d’opérations pour la jeune république. Bientôt naissent des républiques sœurs et dans le centre et le sud de la péninsule, l’agitation augmente. Avec la présence française, un changement dans la composition des élites dirigeantes s’opère, mariant aristocratie libérale et une bourgeoisie qui a pu profiter de la nationalisation des biens du clergé.

Les restaurations de 1815 ne font pas revenir l’Italie en 1788. De nombreuses principautés n’existent plus, et la conscience de la possibilité d’une union des Italien se fait jour. Le Code Civil reste en vigueur dans de nombreuses contrées. Sa forme n’est pas arrêtée : certains voient le Pape en monarque constitutionnel (la place du catholicisme dans le processus d’unification est majeure p. 65), d’autres imaginent une fédération de princes, et peu imaginent le roi de Sardaigne comme souverain d’une Italie unifiée (malgré de nombreux intellectuels qui se tourne vers la maison de Savoie vue comme plus libérale que d’autres maisons régnantes). L’influence de J. Murat dans la naissance d’une idée politique de l’Italie est de ce point de vue assez inattendue, surtout quant à ses liens avec la société secrète de la Charbonnerie (p. 38 et p. 67). E. Musiani ne peut passer à côté de G. Mazzini, la figure principale du romantisme italien et inspirateur de nombreuses révoltes dans la péninsule (sa vision démocratique et non violente est d’un grand intérêt, p. 98). Un sous-chapitre entier lui est consacré.

Mais 1848 montre l’échec de Mazzini et du modèle des sociétés secrètes formant des conjurations pour renverser les autocraties, chacun dans sa petite ville (comme au Moyen-Âge, p. 77). Et c’est la couronne de Sardaigne qui reprend le flambeau, sous la direction stratégique de Cavour. A Rome et à Venise, le printemps des peuples prend la forme de république à orientation démocratique mais qui ne durent pas. L’Autriche est encore très puissante dans la plaine du Pô et peu de puissances européennes souhaitent la fin de la suzeraineté papale sur Rome, où la France intervient. Mais la France n’est pas insensible à l’idée d’une Italie venant enfoncer un coin dans le flan sud de la monarchie danubienne et Napoléon III va s’engager, avec certaines conditions, en faveur d’une unification italienne sous direction sardo-piémontaise. L’action conjointe des troupes françaises, des volontaires garibaldiens (Garibaldi a été un général de la république romaine) et des troupes piémontaises permet, en plusieurs étapes, d’unir presque toute la péninsule en 1860. Rome étant, condition française, encore indépendante, la nouvelle capitale est transportée à Florence.

Mais quand est proclamé en 1861 le royaume d’Italie, la forme politique a pris beaucoup d’avance sur la réalité sociologique du nouveau pays. Il reste à faire les Italiens. Se pose la question de la langue (seuls 2% des Italiens parlent l’italien, p. 173 même si Manzoni invente la langue nationale au sens du XIXe siècle p. 66), de l’unification économique et administrative. Dans de nombreux cas, on se contente d’envoyer des fonctionnaires piémontais dans le Mezzogiorno, ce qui va avoir des conséquences fâcheuses. Il y a à la fois continuité et fondation : Victor-Emmanuel ne change pas de numéro, il n’y a pas de Constitution, différents systèmes légaux cohabitent encore, la langue italienne est toujours aussi peu parlée qu’en 1815 et le suffrage reste censitaire (p. 165). A la faveur de la guerre franco-allemande en 1870, Rome est annexée au royaume et en devient naturellement sa capitale.

Sitôt après la fin du Risorgimento se met en place son mythe, partagé entre ceux qui se tournent vers les Savoie, les Garibaldiens ou encore Mazzini. Mais la fin du XIXe siècle voit une agrégation de ces différents courants, dans une volonté politique de créer une religion patriotique. On mémorialise, puis on monumentalise (p. 23). Un Autel de la Patrie est donc construit à Rome (concours en 1880), seulement associé et non pas dédié à Victor-Emmanuel comme dans le projet initial. L’Autel inauguré en 1911 mais Mazzini, Garibaldi (et, plus étonnant en 1932, sa femme p. 228) et Cavour ne sont pas oubliés. Initiatives privées et projets communaux se conjuguent. Mais d’un autre côté, la fixation d’une fête nationale continue d’être problématique jusqu’en 1945 (p. 208). Chaque courant politique a bien sûr une vision préférentielle du Risorgimento (p. 206), et les Fascistes sont eux-mêmes influencés par Mazzini, mais une fois au pouvoir, ces mêmes Fascistes s’emploient à séparer les héros de la pensée libérale qui les a animés (exit Cavour, p. 226). En 1947, la toute jeune république s’appuient une nouvelle fois sur le Risorgimento pour asseoir sa légitimité.

Du côté des historiens italiens, les combats ont été âpres comme le montre le septième chapitre du livre. Un très court chapitre se penchent ensuite sur le Risorgimento dans l’opéra, la littérature et le cinéma. Un épilogue clôt le livre et une chronologie, de courtes biographies, une bibliographie, les notes et un index des noms le complètent.

Le fait de ne pas se limiter aux guerres d’indépendance mais au contraire d’élargir jusqu’au XXIe siècle est le grand intérêt de ce livre. Les parties sur l’art aurait cependant mérité un plus grand développement et celle sur les débats historiographiques à réserver à un public déjà averti. Pour qui a le modèle français de construction d’un pays, voilà un modèle très différent et le livre le montre de très belle manière. Mais à la différence de l’Allemagne, pleinement comparable jusqu’en 1860 (toujours contre l’Autriche), l’Italie ne se contente pas d’une fédération mais veut rejoindre l’exemple français (et disons-le latin) de pays centralisé.

Si le livre est d’une grande clarté et se lit avec beaucoup de plaisir (il y a des rebondissements), la traduction n’est hélas pas parfaite. Passons sur l’analyse à notre sens incomplète du mot même de Risorgimento (p. 15). Mais le mot italien Campidoglio doit être traduit en français (Capitole, p. 204) ! On peut aussi contester la qualification de réactionnaires pour les Fascistes (p. 231), puisqu’ils sont, comme les Bolchéviques, très clairement révolutionnaires. La question de la fin de l’expansion ou de la complétude de l’Italie n’est pas abordée dans son côté balkanique mais est limitée aux visions africo-méditerranéennes mussoliniennes, quand l’Empire concurrence la Nation dans les années 30.

Un livre plein de pistes, un clef de plus pour la compréhension du temps long italien.

(les critiques p. 233 des célébrations du 100e anniversaire de la proclamation de l’unité furent exactement l’inverse de celles du 50e …7,5)