Essai historique de Vassili Mitrokhine et Christopher Andrew. Existe en français sous le titre Le KGB contre l’Ouest 1917-1991 : Les archives Mitrokhine.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce livre avait fait du bruit à sa sortie en 1999. Il ne révélait rien de moins que le « passage à l’Ouest », en 1992, de l’un des archivistes du premier directorat principal du KGB. Et il n’a pas voyagé à vide vers la Grande -Bretagne, puisqu’il a copié à la main, entre 1972 et 1984, des documents d’archives (qui remontent jusqu’aux années 1930) qu’il était chargé de transférer au nouveau siège du KGB. Si le qualificatif de transfuge semble ne pas pleinement s’appliquer à un retraité, ancien colonel, la masse d’information qu’il a donné au MI6 (qui l’a exfiltré de Russie et récupéré ses notes dans sa datcha) fait de lui la source la plus importante pour les services occidentaux sur l’espionnage de l’Est à la fin de la Guerre Froide mais aussi sur l’action du KGB à l’intérieur de l’URSS et du Bloc de l’Est. C’est cet apport que C. Andrew, historien officiel du MI5 et enseignant à Cambridge (et ayant collaboré avec O. Gordievsky, un autre colonel transfuge du KGB), confronte sur plus de 750 pages de texte avec ce qui est déjà su par ailleurs.
Les auteurs commencent par présenter les évolutions onomastiques de ce qui est le plus connu sous le nom de KGB, entre 1917 et 1990, une liste d’abréviations et d’acronymes, une note sur le système de translittération utilisé, un avant-propos puis une introduction à la version souple du livre qui permet à C. Andrew d’analyser la réception du livre, pointant notamment le regrettable fait (selon lui) que l’action du KGB contre les dissidents n’ait pas été plus remarqué par les commentateurs, chaque pays se concentrant sur « ses » espions (p. XXXVI).
Le premier chapitre a pour seul but de décrire comment se sont constituées lesdites « archives Mitrokhine » et comment elles sont parvenues en Grande-Bretagne. Le second chapitre relate quelques unes des opérations des premières années du NKVD/KGB de 1917 jusqu’à la fin des années 30, dont beaucoup eurent lieu en URSS même, reprenant les techniques d’agents provocateurs chères à l’Okhrana (la police politique du Tzar). Nombre de ces premiers agents ne survivront pas aux purges staliniennes (p. 124) et la tâche principale des Tchékistes entre 1934 et 1941 est de survivre, pas de chercher du renseignement. Les cinq chapitres suivants décrivent l’Âge d’Or de l’espionnage international du KGB, la période dire des Grands Illégaux, quand des agents recrutés pour des raisons idéologiques parviennent à des postes gouvernementaux ou très proches en profitant assez souvent de la naïveté des services de contre-espionnage ennemis. Les Cinq de Cambridge font partie de ces Grands Illégaux mais n’en sont pas les seuls membres (l’OSS étatsunienne est ainsi noyautée dès sa création grâce à des agents dans l’administration, p. 137 et p. 155). La manne est tellement incroyable, trop belle pour être vraie, que ces agents exceptionnels sont continuellement suspectés d’être en réalité des agents-doubles (p. 156-158, sauf quand il s’agit de neutraliser de possibles transfuges comme K. Volkoff), sans parler du fait que les renseignements collectés sont peu analysés … En Grande-Bretagne comme aux Etas-Unis, l’espionnage n’est pas que politique, il est aussi scientifique et technologique, à un niveau faramineux (p. 154-155). Le projet Manhattan en faisait bien entendu partie et Staline en savait plus sur ce projet que H. Truman quand il était vice-président et que la majorité du Cabinet britannique (p. 175). La fin de la Seconde Guerre Mondiale n’empêche pas la chasse des généraux Blancs qui avaient jusqu’à ce moment échappé aux tueurs du NKVD, ou au rapatriement de force de populations (c’est pour C. Andrew l’épisode le plus honteux de l’histoire militaire britannique de tout le XXe siècle, p. 177-179).
Après 1945, les Etats-Unis deviennent l’Adversaire Principal pour le KGB (chapitres 9 à 14), mais les recrues idéologiques se font beaucoup plus rares et les puissances occidentales regardent d’un autre œil ce qui leur parvient d’URSS et de ses satellites. Le KGB essaient néanmoins de renforcer son réseau, avec des agents sous couverture diplomatique comme des résidents illégaux, mais ne réussira jamais à reconstituer les positions qui étaient les siennes dans les années 30 aux Etats-Unis, déjà parce que le FBI a resserré sa surveillance et surtout parce que le Parti Communiste local a les coudées beaucoup moins franches. Si le combat idéologique a depuis 1917 été à l’ordre du jour à Moscou, il commence seulement aux Etats-Unis. L’absence de renseignements de haut-niveau a des conséquences assez dangereuses pendant la crise des missiles à l’automne 1962 (p. 239). Le KGB est même parfois moins performant que le service de renseignement tchécoslovaque dans les années 60 et 70 (où tout le monde ne part pas à la retraite en 1989 …). L’ONU par contre est bien sous contrôle, avec des agents parmi les assistants de plusieurs Secrétaires Généraux (p. 270-271).
Les chapitres 15 et 16 décrivent à l’inverse les opérations du KGB dans les pays du Bloc de l’Est dans l’immédiat après-guerre, notamment l’usage d’illégaux sans que les services locaux collaborent. Le Printemps de Prague (en 1968, mais le KGB continuera longtemps de se méfier de la Tchécoslovaquie) est un des thèmes centraux de ces deux chapitres, mais les auteurs considèrent aussi leur emploi en Pologne en 1970 p. 338 et 351), tout comme en Roumanie, Allemagne de l’Est, Hongrie et Bulgarie (p. 362). On peut aussi constater que le tropisme antisémite du KGB reste fort jusque dans les années 70 (en Hongrie par exemple, p. 355-356).
Le KGB est aussi chargé des liens avec les partis communistes de l’Ouest, au premier rang desquels le français et l’italien, avec de nombreux transferts de fonds (chapitre 17), mais l’eurocommunisme est un danger idéologique qui préoccupe beaucoup le service (chapitre 18), sans qu’il puisse agir comme en URSS à l’encontre des dissidents, où il rencontre souvent le succès (chapitres 19 et 20). Si parfois leur célébrité (Sakharov) leur évite l’internement psychiatrique, le service leur mène une vie très dure, faites de rumeurs et d’agents provocateurs.
La Guerre Froide, c’est aussi la guerre des ondes, avec son corollaire qui est l’interception des émissions radio (chapitre 21). En 1990, il n’y a rien moins que 350 000 personnes en URSS chargées des interceptions (p. 460-461), ce qui bien sûr n’empêche pas les actions plus musclées à l’étranger (chapitres 22 et 23), que ce soit des assassinats ou des enlèvements (ou leurs projets). Si certains projets aboutissent, le KGB éprouve de plus en plus de difficultés à localiser les transfuges pour les tuer (les années 60 et 70, p. 479-482). De ce côté-là aussi, les années d’avant-guerre sont bien loin …
Le premier directorat continue ses opérations de renseignement politique et technologique en Europe de l’Ouest, que ce soit en Grande-Bretagne (chapitres 24 et 25), en RFA (le chapitre suivant), ou en France et en Italie (chapitre 27). En Allemagne de l’Ouest, d’anciens SS sont employés par le KGB (p. 472), mais des ressortissants de la RDA sont aussi parmi les agents envoyés à l’Ouest (avec ou sans la collaboration du HVA, le service d’espionnage extérieure de la RDA). Ces derniers servent par exemple pour les opérations « Roméo » (ce dont use aussi le HVA), destinées à séduire principalement des secrétaires dans les ministères ouest-allemands (tout au long des décennies 50 à 70, p. 581). Il est même un « Roméo », jugé incontrôlable, qui devient la cible d’une Juliette (p. 587). L’idée maîtresse qui préside à toutes ces opérations est que l’OTAN va déclencher une frappe atomique préventive (opération RYAN). Cette idée tourne à la paranoïa chez les analystes en URSS au début des années 80 (malgré l’existence d’un agent pendant trente ans au bureau du Chiffre du Quai d’Orsay, p. 608, dont le livre nous dit pas s‘il fut par la suite inquiété par la justice) et les agents de terrain n’arrivent pas à les en faire démordre. Ce défaut fondamental d’analyse va conduire le monde au bord du conflit atomique en novembre 1983 … Le renseignement technique est cependant moins affecté par le biais d’analyse, mais son exploitation laisse par contre à désirer (p. 586-587). Si le KGB cherche à influencer les opinions publiques (Le Monde prend cher p. 612), il rencontre peu de succès (le mouvement des euromissiles est évidemment aidé par le KGB, p. 631) et beaucoup de dépenses, même en utilisant l’antisémitisme qui est le sien (p. 612).
La surveillance des églises, qui ne sont plus combattues à partir du début des années 40 en URSS, est aussi du ressort du KGB. L’insignifiant prend des proportions incalculables, mais quand il est questions de principes idéologiques, les quelques milliers de Baptistes, Témoins de Jéhovah et autres sectes inoffensives pour l’Etat sont réprimées avec sévérité (p. 658). Ce chapitre sur le KGB et les religions (le 28e) explique beaucoup de choses sur le paysage religieux actuel en Russie, et surtout sur les liens entre le Patriarcat de Moscou et le pouvoir politique (p. 660 par exemple).
Les deux derniers chapitres traitent de la crise polonaise (Solidarnosc et Jean-Paul II) et du début de l’effondrement du Bloc de l’Est (que l’auteur date de fin novembre 1986, p. 705), alors que des moyens colossaux sont consacrés à la surveillance des citoyens soviétiques et que tout est déviance idéologique (y compris le rock, ce qui se justifie aisément, p. 711-712).
L’épilogue, enfin, voit une critique par les auteurs de l’historiographie dans ce quelle manque de remarquer l’importance du rôle du KGB (et au-delà des services secrets en général auprès de chaque gouvernement) dans la conduite de la politique étrangère de l’URSS. Les auteurs parlent de dissonance cognitive, une volonté de ne pas regarder (p. 716). Il faut ainsi prendre en compte que pour le régime soviétique, la Garde Blanche était bien plus dangereuse que Hitler, sans parler des trotskystes ! Le KGB, qui dans les années 30 se confond avec les diplomates soviétiques, ne rencontre quasiment aucune opposition en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis avant la Seconde Guerre Mondiale. Six ministres britanniques seulement connaissent ULTRA, le programme de décryptement des messages militaires allemands entre 1939 et 1945 organisé à Bletchley Park, six ministres … et Staline. Le programme étatsunien VENONA (qui vise à décrypter les communications soviétiques à partir de 1940 et jusque dans les années 80) était connu de Staline cinq ans avant le directeur de la CIA (en 1947) ou le Président des Etats-Unis (p. 716-717). L’épilogue s’achève sur une courte histoire de ce que le KGB devient dans les années 90, prenant de plein fouet la fin de l’époque des idéologies (p. 719). Le KGB passe ainsi d’un système où les renseignements parviennent en masse mais où l’Etat autoritaire empêche la pensée hétérodoxe nécessaire à un service de renseignement à un système certes plus libre mais où les renseignements (que l’on n’arrivait pas à analyser correctement) n’affluent plus comme avant. Mais les problèmes de l’analyse avec un trop plein d’informations n’est pas un problème uniquement rencontré par le KGB …
Il faut bien évidemment s’accrocher pour venir à bout de ce pavé qui fourmille d’informations, mais qui par certains moments peut se lire avec un certain allant (et même parfois de l’humour, p. 280). Le fait que l’on n’ait pas en miroir l’envers du décor peut aussi, de façon fausse, faire croire au lecteur que les services occidentaux n’ont rien fait pour se protéger des menées du KGB ou pour agir en URSS (ce qui est assez vrai avant 1945, beaucoup moins après comme le montre les quelques lignes sur l’affaire Farewell). Les années 20 sont peu traitées (malgré leur intérêt tout aussi évident que les autres décennies), mais c’est sans doute là un effet de ce que Mitrokhine a pu voir et recopier (ou l’intéresser).
Nous croyons que le second tome, consacré au « Tiers-Monde », nous tend les bras !
(p. 641, l’autoflagellation en matière d’anticolonialisme n’est pas que une spécialité française …8)
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