Cyberpunk’s not dead

Laboratoire d’un futur entre technocapitalisme et post-humanité
Essai de littérature sur le sous-genre cyberpunk par Yannick Rumpala.

Ecran et yeux bioniques d’occasion.

En parallèle de la démocratisation de l’ordinateur personnel, les années 1980 voient l’émergence d’un nouveau sous-genre dans la science-fiction : le cyberpunk. Un univers cyberpunk n’intègre pas que les développements de l’informatique mais ce doit aussi d’intégrer des mégacorporations toutes puissantes, une quasi-disparition des autorités publiques, une population survivant majoritairement de petits boulots ou délinquante (pour le lecteur), une prolifération des machines et des prothèses, une disparition de la Nature et des villes tentaculaires et interchangeables. Il est à noter que la question de la ville n’est pas l’unique apanage du cyberpunk, puisque la fantasy urbaine apparaît aussi au même moment.

L’introduction démarre sur les chapeaux de roue en interrogeant la pertinence du genre en 2021. N’est-ce pas de la SF déjà dépassée puisqu’elle décrit un monde qui a beaucoup de choses en commun avec le nôtre ? En plus de présenter les différents chapitres qui suivent, cette introduction aborde aussi la naissance du genre. Forment suite six chapitres centrés chacun sur une thématique canonique du genre.

Le premier chapitre débute donc avec l’extension formidable de la technosphère qui marque profondément les univers cyberpunks, avec en premier lieu l’omniprésence informatique. C’est « coder ou être codé », accompagné d’une surveillance de tous les instants (même si nous trouvons le commentaire sur les lois de la robotique d’I. Asimov très partial p. 62).

Le chapitre suivant s’aventure du côté de l’économie. Le Japon, comme souvent au début des années 80, est ici le point de départ pour ce qui est du devenir économique des univers cyberpunks. Il y a là un capitalisme ultra-raeganien allié à une structure à la japonaise avec d’immenses conglomérats (zaibatsu). Etrangement, les marques omniprésentes dans le monde réel chez Gibson sont absentes du cyberespace (p. 185). L’information y est une ressource et les plus riches habitent de manière très séparée du reste de la population …

Le chapitre suivant s’intéresse au décor de tout univers de cyberpunk : la ville. Tentaculaires, monde (mais avec une inspiration asiatique), dangereuse, la ville cyberpunk est elle-même un cyborg. Et tant que l’on est chez les cyborgs … Le corps est le thème du chapitre suivant, entre extension, connexion, marchandisation, post-biologie et post-humanité. Suit le chapitre sur la société, marquée par la précarité (mais aussi l’inventivité), la violence, le crime (mise en parallèle avec le crime victorien et les gangs new-yorkais de la fin du XIXe siècle, p. 164) mais surtout la résignation. Est-ce le reflet d’une peur du déclassement qui prend naissance dans les sociétés occidentales dans les années 1980 ? Le dernier chapitre s’intéresse au cyberespace, nouveau milieu qui imprègne tout dans les univers cyberpunks. Son côté addictif est très tôt noté dans les œuvres, tout comme son absence de frontières. Mais cette absence de bornes ne signifie pas absence de conflits et de dangers physiques …

La conclusion est articulée sur le fait de savoir si le cyberpunk est un genre dystopique (avec plusieurs angles d’attaque), ou si la fermeture de l’horizon qui le caractérise et les difficultés de vivre dans de tels mondes ne sont pas finalement à relativiser à l’aune de certaines expériences humaines (le XIXe siècle n’est pas partout une sinécure). Ce n’est clairement pas de la fiction émancipatrice (p. 171) …

Ce livre réussit pleinement à faire comprendre que le cyberpunk est à la fois une anthropologie de la technique et une esthétique du changement technique. W. Gibson dit qu’il écrit sur le présent (et le cyberpunk n’est pas une utopie qui a déraillée comme 1984, p. 200-201). Il est en plus un voyage intérieur, à l’opposé d’un autre sous-genre en vogue au même moment, le space-opéra, qui met l’accent sur le voyage stellaire (p. 182). Il n’est pas d’une lecture trop enthousiasmante, avec peut-être un peu trop de citations dans le texte et des présentations trop lourdes des auteurs de ces mêmes citations (mais le titre est accrocheur !).  Mais avec sa structure solide, ce livre balaie avec une grande efficacité le sujet choisi, même si la conclusion semble être la partie du livre la plus riche en analyses et la moins dans la description. Il ressort aussi dans le sous-genre une centralité fondamentale de William Gibson (la Trilogie de la Conurb) et il aurait été bon d’avoir une bibliographie peut-être plus complète du sous-genre pour mieux prendre en compte l’entourage.

Une très bonne analyse, tout à fait dans la lignée des autres numéros de la série.

(dans le cyberpunk, il n’y a pas déshumanisation par le totalitarisme mais par l’anomie et/ou la richesse p. 209-210 …6)

Sprung über ein Jahrhundert

Roman utopique de Franz Oppenheimer, avec une préface de Klaus Lichtblau et une postface de Claudia Willms.

Aiguilles, avec détricotage.

Ecrit en 1934, sous le pseudonyme de Francis D. Pelton, Sprung  über ein Jahrhundert se place dans la lignée de La machine à explorer le temps de H.G. Wells, et ceci même explicitement comme le montre la page 23. Comme son devancier, mais aussi de nombreuses autres utopies, le roman a une très claire visée sociale, critiquant la société de son temps mais aussi définissant ce qui serait une bonne société un siècle plus tard. En tant que premier professeur de sociologie d’Allemagne, l’auteur a quelques munitions.

Hans Bachmüller, ingénieur de son état, arrive dans le futur en provenance de l’année 1932. Peu de temps auparavant, en creusant une cave dans la colline derrière sa maison, il avait découvert une machine métallique et un cadavre dans celle-ci. Ayant dégagé la machine, il avait fait un petit essai avant de se lancer dans un grand saut vers le futur, en 2032. Et donc voici Hans Bachmüller qui rencontre un habitant du futur. Ce dernier le met assez rapidement en relation avec son oncle, un dirigeant local. Coup de chance, ces deux personnes se trouvent être des membres de la famille de Bachmüller, ce qui facilite grandement la vérification de ses dires. Mais Bachmüller constate vite que ce monde n’a plus grand-chose à voir avec celui qu’il a connu : on peut survoler la France librement en venant de l’Allemagne, un barrage a été construit à Gibraltar et on communique au travers d’un visiophone. Quel évènement a pu conduire la France et à l’Allemagne à ne plus se penser en ennemis, à ouvrir les frontières, et à propager partout la prospérité ? C’est ce que va découvrir Bachmüller tout au long du roman, en rencontrant divers personnages qui le renseigneront sur le nouvel état du monde et ses dirigeants, sur l’économie (un monopole de fait dans les années 30, p. 67 ?), le système bancaire, l’égalité, les échanges linguistiques, le monde du travail, la nouvelle paysannerie et ce qui anime les hommes dans la poursuite de ces changements.

Ce roman, qui ne croule pas sous une action effrénée c’est le moins que l’on puisse dire, n’est pas bâtit autour d’un scénario. C’est très clairement un habillage utilisé par l’auteur pour diffuser ses idées, comme il le dit lui-même, dans une époque où ce n’est pas l’intelligence mais les sentiments dont il faut user pour parler aux masses. Et ses idées, déjà exposées dans d’autres livres ou articles, tournent autour de la place de l’Etat (distingué du peuple, p. 32), d’un scientisme très dixneuviémiste (p. 45, comme le vocabulaire du livre), du libéral-socialisme très opposé au communisme (p. 61, p. 68 et p. 72) et qui peut prendre la forme de coopératives (l’auteur lui-même en a fondé quelques-unes et l’influence des cités-jardins de E. Howard est indéniable p. 140).

Le contexte d’écriture est évidemment très présent, entre références claires à la Première Guerre Mondiale, à des problèmes monétaires graves (y est promu un étalon-or, p. 98-99), aux pouvoirs forts et l’auteur utilise des mots très utilisés au début des années 30 en Allemagne, comme « Führer » (dans un sens pas encore péjoratif p. 154) et « Volk und Raum » (pour très clairement mettre à bas l’idéologie nationale-socialiste sur la question, p. 136-146).

L’auteur décrit aussi des phénomènes qui nous sont quotidiens ou pas étrangers : une économie avec très peu d’argent liquide (p. 92), des échanges de jeunes gens pour leur faire apprendre une nouvelle langue, des assurances sociales universelles, des voitures pour tous (p. 69),  une Europe unie, voire même une Europe des régions.

F. Oppenheimer a une vision irénique du néolithique (p. 62), mais aussi une vision assez fantasmée du Moyen-Âge, entre mysticisme rhénan (très cité en fin d’ouvrage comme fondement de renouveau) et une paysannerie libre à l’Est mais serve à l’Ouest (c’est assez bancal p. 67). Pour rester sur le thème de l’Histoire, F. Oppenheimer se place dans une optique claire de « fin de l’Histoire », en décrivant un monde post-historique, sans Etat, comme un retour à la préhistoire. Mais on sent un esprit intéressé par une quantité de choses et qui aime beaucoup citer (p. 45 par exemple).

Pendant d’une préface courte mais efficace, la postface développe plusieurs thématiques. L’importance de l’utopie dans la pensée socialiste et comment le roman se place dans la production de F. Oppenheimer sont analysés en premier, puis sont traités successivement trois aspects présents dans le livre : l’action pacificatrice de la « Super-Arme » (H.G. Wells est le premier théoricien de la dissuasion nucléaire et F. Oppenheimer est un ami de A. Einstein), l’Europe des régions et enfin, l’étincelle divine présente en chaque homme (thème de la fin du livre, pour montrer que tout n’est pas que technique ?). Le livre n’est pas commenté dans son entièreté mais il est là une contextualisation bienvenue et bien faite.

Les chances que ce livre soit traduit en français sont à peu près nulles, mais sa lecture est l’occasion de bons moments, de réflexions et de sourires.

(F. Oppenheimer cite son poète de beau-frère p. 161 …8)