Die Entführung aus dem Serail

Livret de Gottlieb Stephanie le Jeune sur une musique de Wolfgang Gottlieb Mozart.
Production du Théâtre royal de la Monnaie de Bruxelles.

Il faut savoir parfois faire fi de la paperasse.

Classique parmi les classiques, L’enlèvement au sérail reste toujours un plaisir à voir et à entendre et est reste, accessoirement, un bon moyen de débuter avec l’art lyrique.

L’action débute avec Belmonte arrivant au palais du Pacha Sélim, où sont sensés se trouver sa fiancée Konstanze, Blonchen la servante de cette dernière et son propre serviteur, Pedrillo. Osmin, gardien du sérail, répond avec réticence à ses questions et lui refuse l’accès au palais. Belmonte part et entre Pedrillo. Osmin ne l’accueille pas très bien, le menace même, puis part. Belmonte revient et retrouve Pedrillo. Ils conviennent d’un plan pour tous s’échapper. Puis viennent Sélim et Konstanze. Sélim souhaite son amour mais Konstanze aime toujours Belmonte. Sélim, furieux, menace d’user de la force. Konstanze partie, Pedrillo présente Belmonte en tant qu’architecte puis malgré l’hostilité d’Osmin, ils entrent dans le palais.

Dans le second acte, Blondchen doit repousser les avances d’Osmin. Puis Blondchen doit réconforter Konstanze mais cède la place quand vient Sélim qui menace d’user demain de la force si Konstanze ne lui cède pas. Konstanze refuse toujours. Pedrillo dit à Blondchen que Belmonte est arrivé au palais et qu’ils ont un plan pour s’échapper. Blondchen est rassurée par Pedrillo : Osmin boira du vin mélangé à un somnifère. Justement intervient Osmin, qui boit avec Pedrillo, jusqu’à tomber de sommeil. Les deux couples se retrouvent enfin, mais Belmonte et Pedrillo sont pris d’un doute quant à la fidélité de Konstanze et Blondchen. Consternées et indignées, elles pardonnent pourtant à Belmonte et Pedrillo.

A minuit, Belmonte et Pedrillo commencent leur opération de sauvetage mais sont arrêtés par Osmin, triomphant. Konstanze implore le pacha de la faire mourir pour sauver Belmonte et ce dernier cherche à faire fléchir Sélim en lui faisant miroiter une rançon payée par son père, un Grand d’Espagne. Or, c’est justement l’ennemi personnel de Sélim … Ce dernier laisse ses prisonniers seuls un instant à se lamenter puis revient et leur annonce, malgré la rage d’Osmin, leur pardon et leur libération. Les deux couples louent la clémence de Sélim, de même que le chœur de janissaires.

Le plateau est tout du long de la pièce très resserré, sauf aux rares moments où il gagne pour de très courts instants en profondeur (la chambre de Konstanze). Le sol reproduit un pavage mangé par le sable par endroits, arrêté par un rideau bleu où flotte un nuage. L’avant scène est séparée du public à chaque début d’acte par une voile elle aussi nuageuse, qui s’abaisse avec les premières notes, sauf dans au commencement du troisième acte où son maintient en place signifie un développement onirique. Le décor est surtout mobilier, avec une unique table et plusieurs chaises (qui ont souvent le malheur d’être renversées). Il est peu de choses à dire sur les costumes : Osmin un simili-costume militaire sable, Pedrillo un costume tropical et un fez, Sélim est en costume noir ou en robe de chambre mauve, Belmonte porte costume et chapeau, Konstanze oscille entre le blanc et le rouge et enfin Blondchen porte un tailleur. Les deux couples sont en noir et blanc dans le dernier acte, une fois leur projet d’évasion stoppé par Osmin. On a donc un bon compromis entre orientalisme à outrance et déconnection du livret, même si l’on est loin de ce que le livret prévoit comme décor.

L’orchestre aurait pu sans doute marquer plus les nuances, mais est aussi contraint par les moyens du bord et son effectif pas vraiment pléthorique. Là encore l’ouverture aurait du lui être laissée mais la mis en scène en a décidé autrement … Du côté du chant, Konstanze s’est sortie avec grâce de ses difficiles airs, Belmonte étant parfois limite question justesse. Osmin a été délicieusement menaçant de sa voix de basse presque profonde, sauf dans sa rage de fin de l’acte III qui tombe comme un cheveu sur la soupe. Un très bon Sélim, rendant bien sa position de pouvoir mais aussi sa patience. Pedrillo a été un peu trop accaparé par son rôle de serviteur bouffon mais Blondchen était très au point, en femme occidentale de caractère. Si les parties chantées étaient en place, les acteurs ont très vite montré que les parties parlées (et il y en a vraiment beaucoup) ne sont pas leurs points forts. Diction trop rapide et projection de voix moyenne n’ont pas soutenu un jeu pourtant plaisant. Le point noir de la soirée.

(ce moment onirique est une trouvaille de valeur permettant quelques escapades humoristiques … 6,5)

Le Suissologue

Un regard anglais sur la Suisse.
Description ethnographique de la Suisse par Diccon Bewes.

En rouge et blanc, il n’y a pas que la Suisse.

On peut choisir de faire de l’ethnographie aux tropiques, comme Claude Levi-Strauss. Mais on peut aussi faire le choix d’un autre exotisme, comme l’a fait l’Anglais Diccon Bewes qui s’est installé au début des années 2000 à Berne, la capitale confédérale suisse. Son expérience, il l’a associée à quelques recherches et sondages personnels pour écrire ce livre de plus de 300 pages.

Assez logiquement, l’auteur commence avec la géographie de la Suisse ses montagnes, ses 26 cantons et demi-cantons, ses grandes villes et sa météorologie.  A la fin de ce premier chapitre, comme à la fin de tous les chapitres du livre, D. Bewes ajoute un petit conseil de vie pratique. Dans ce premier chapitre, il porte sur l’apéritif et ses codes. Le second chapitre est un chapitre historique qui se base sur la randonnée qu’à faite l’auteur sur la Voie suisse, un chemin créé en 1991 au bord du Lac des Quatre Cantons pour les 700 ans de la Confédération (chaque fragment de cinq millimètres de ce chemin représente un citoyen suisse, selon son canton, lui-même rangé selon sa date d’adhésion). D. Bewes revient donc sur l’origine de la Suisse, avec le pacte du Grütli qui scelle l’alliance entre Uri, Schwyz et Nidwald en 1291 (et qui est sans doute une conséquence de l’ouverture de la route du St. Gothard vers 1220), Guillaume Tell (personnage historique ou mythique ?), puis la neutralité suisse à partir du XVIe siècle, la constitution de 1848, la création de Croix Rouge en 1863 et enfin la création du canton du Jura en 1979, par sécession de celui de Berne. L’astuce a pour sujet les chaussures rouges en suisse, que l’auteur considère comme surreprésentées aux pieds des indigènes.

Le chapitre suivant s’intéresse à la religion en Suisse et en tout premier lieu à son corollaire : les jours fériés, différent selon la confession majoritaire dans les cantons. Il est aussi question dans cette partie de Zwingli, de Genève, de recyclage, des graffitis, des impôts religieux et de l’affaire des minarets. Le dimanche suisse (très différent de sa version anglaise) est le thème de l’astuce de ce chapitre. Le quatrième chapitre traite du système politique suisse, caractérisé par une grande collégialité et de forts éléments de démocratie directe qui conduisent à un très grand nombre de votations. Il n’y a cependant plus que deux cantons qui organisent des assemblées populaires (Appenzell Rhodes-Intérieures et Glaris) et l’auteur raconte longuement son expérience à Appenzell (bon la comparaison entre salut hitlérien et prestation de serment n’était pas nécessaire, p.92). Le personnel politique diffère aussi  de son alter ego anglais, et les partis politiques sont décrits succinctement. Le vote en lui-même est l’objet de l’attention de l’astuce de ce chapitre.

Le cinquième chapitre de ce livre continue son exploration helvétique avec l’économie. Zurich, du fait de son statut de capitale économique, ouvre le bal. Les banques, la fiscalité, la monnaie, les choix de la Seconde Guerre Mondiale (et donc de la possibilité que la Suisse soit envahie elle aussi), mais aussi le système de santé et l’euthanasie. L’astuce renseigne le lecteur sur les chiffres et leurs particularités en Suisse. Si les Suisses aiment leurs montagnes, ils aiment aussi leur armée, une institution centrale et qui est la conséquence d’une politique de neutralité (sixième chapitre). Cette neutralité leur permet aussi d’accueillir de très nombreuses organisations internationales, au premier rang desquelles figure la Croix Rouge. Son fondateur, Henri Dunant, est l’objet d’un éloge très appuyé de l’auteur. L’astuce à visée intégrationnelle insiste sur l’importance des sigles.

Le consommateur suisse est patriote, et selon l’auteur, sur beaucoup de points il a raison de l’être. A tout seigneur tout honneur, il est d’abord question du couteau suisse. Puis D. Bewes cite de nombreuses inventions dont l’origine suisse est méconnue (le LSD, le bouillon-cube, etc.), avant s’occuper de l’horlogerie (sans mention de la place de la Franche-Comté dans son écosystème et son histoire), et des questions onomastiques. Le calendrier est le sujet de l’astuce.

Avec ou sans trou, le fromage est une chose d’importance que l’on doit accompagner de vin (chapitre suivant, avec comment être un bon invité en note finale). Mais ce que préfère vraiment l’auteur, c’est le chocolat (neuvième chapitre). La Suisse est le plus grand consommateur mondial de chocolat (12 kilos par personne, p. 226), et notamment de chocolat au lait, une invention des autochtones. Les dernières pages du chapitre voient cependant l’intrusion des pommes, du cervelas, de la salade et du muesli. Les bonnes manières à table complète ce chapitre.

Après les agapes, une promena de s’impose. L’auteur est admiratif du réseau de transports en commun, et du train en premier lieu. Celui-ci parcourt les montagnes, à travers tunnels et viaducs, comme le train de la Jungfrau, et il est quasiment toujours à l’heure. L’usage du portable et des queues concluent ce chapitre. Le dernier chapitre de ce livre met  en valeur mais interroge aussi la Suissesse la plus connue au monde : Heidi. C’est ce qui permet aussi à D. Bewes d’aborder la question linguistique puis de se mettre sur la piste de l’auteur des deux livres qui mettent en scène la petite gardienne de chèvres, Johanna Spyri, à Zurich, à Hirzel et Maienfeld. La dernière astuce du livre s’attaque au swinglisch, le mélange entre l’anglais (plus ou moins la troisième langue la plus parlée dans le pays) et l’alémanique.

Passé la conclusion, l’auteur revient sur la réception de la première édition de son livre, son positionnement entre deux chez-soi, les derniers développements politiques, économiques et infrastructurels et, flèche du Parthe, le fait que J. Spyri ait plagié un livre allemand écrit par Adam von Kamp  cinquante ans avant.

Ce livre est bien écrit, bien construit, avec de nombreuses notes d’humour dans un registre très britannique. Mais l’auteur tombe souvent dans la facilité de dire que la Suisse, c’est compliqué. Son récit ethnographique souffre aussi du fait qu’il se concentre trop sur la Suisse, sans jamais regarder ses voisins. De ce fait, tout est présenté comme unique, alors que ce n’est pas toujours le cas, comme le sait chaque lecteur qui connaît un peu l’Europe continentale. C’est le cas du passage sur le recyclage (tri et consigne en premier lieu, p. 77-80), qui n’existe pas qu’en Suisse ou de manger le fromage entre le plat principal et le dessert (p. 210). Son éloge de la démocratie directe peut prendre une coloration antiparlementaire (qui s’appuie aussi sur une méconnaissance de la vie politique italienne récente, p. 102). Au niveau historique, ce livre contient de nombreuses imprécisions (l’Alsace comme possession bourguignonne p. 50, Zwingli sans postérité p. 72, interdiction de Mein Kampf en Allemagne p. 126).

 Mais le point noir de cette œuvre, c’est sa traduction et sa relecture. La relecture est clairement déficiente, entre coquilles et incohérences (William Tell p. 274, Guillaume Tell p. 300), des différences entre le texte et les cartes (Brig/Brigue p. 23). La traduction en français de Suisse (la désalpe p. 192 et p. 200) n’est pas de la meilleure facture, avec, entre autres, des Burgondes qui n’ont pas réussis à devenir des Bourguignons (p. 194), Erasmus qui est plus connu sous le nom d’Erasme (p. 73) et la reine Elizabeth qui fait du tourisme en Suisse au XIXe siècle (sans la précision qu’il s’agit de l’impératrice Elizabeth p. 247 et non pas d’un monarque anglais) et la fin de livre bâclée avec l’indécision entre swinglisch (p. 293, p. 297) et suissglisch (p. 301).

Le livre contient deux cahiers intérieurs avec des photographies en couleur et plusieurs croquis qui hélas ne brillent pas par leur clarté mais qui sont d’une grande utilité quand même. Le dernier croquis est le pire. Non seulement il manque l’indication du demi-canton de Bâle Ville, mais le lecteur novice aura toute les chances de confondre le Lac des Quatre Cantons avec un canton, puisque rien ne distingue les limites cantonales de celles des  étendues aquatiques (p. 307). C’est peut-être fait avec style mais rend le lecteur perplexe …

Le lecteur, même connaisseur de la Suisse, apprendra de nombreuses choses et son grand succès en Suisse est tout à fait compréhensible, avec un bon équilibre entre description, critique (pas toujours avec les pincettes, comme avec le vote des femmes à Appenzell p. 91) et déclaration d’amour. Un bon rythme d’écriture et les excursus bien placés rendent cette lecture agréable, faisant pencher la balance en faveur des points positifs d’un livre qui a été élu livre de l’année par le Financial Times.

(ah si d’avoir des colonies était une garantie de bénéfice, ça se saurait p. 126 … 6,5/7)

Avec Napoléon

Les soldats témoignent 1805-1815
Anthologie de textes de soldats des guerres napoléoniennes présentée par Christophe Bourachot.

Des ours et un renard.

Ce livre fait partie d’une série de témoignages sur l’épopée napoléonienne, avec des titres comme Les hommes de Napoléon et Napoléon, la dernière bataille. C. Bourachot semble être un spécialiste de la question des témoignages napoléoniens, avec de nombreux livres édités chez divers éditeurs. Les textes qui figurent dans cette anthologie ne sont pas forcément inédits (seul un parmi les dix-neuf auteurs n’avait pas encore été publié) mais ils sont d’une assez grande diversité : il y a des artilleurs, des cavaliers et des fantassins, des officiers, des sous-officiers et des soldats, des engagés sur divers théâtres et même un polonais.

Le livre de presque 200 pages est divisé en années, allant de 1805 à 1815. Une introduction donnent quelques éléments sur le foisonnement de témoignages qui se font jour à partir de 1830, favorisés par les idées de concorde nationale mises en avant par Louis-Philippe (p. iv) et le retour des cendres en 1840. Tous montrent une très grande dévotion, que les années semblent avoir peu entamées. Chaque chapitre contient plusieurs témoignages et il est introduit par une perspective générale de l’année, du point de vue des opérations militaires (avec un peu d’éléments sur la diplomatie), souvent en se basant sur des historiens militaires comme J. et C. Vial, H. Camon, H. Lachouque ou G. Bagès. Les témoignages (mémoires, lettres) sont ensuite introduits à leur tour. Quelques cartes permettent au lecteur d’utilement se retrouver dans les cheminements des mémorialistes et un lexique biographique des auteurs en fin de volume rassemble des informations utiles (et qui permettront au lecteur intéressé d’aller les témoignages dans leur entièreté).

Ces témoignages, bruts, directs, parlant de la réalité de la guerre au début du XIXe siècle (la faim, le bivouac, la mort des camarades etc.) rappellent bien entendu ce que John Keegan a pu en tirer dans son livre fondateur de 1976, The Face of Battle (chroniqué par nos soins en 2007). La relation de la captivité sur l’île désolée de Cabrera par le soldat en charge de la distribution des maigres vivres apportés par les Espagnols en est même dérangeante (p. 73-80). Les Britanniques, qui avaient tout de même déjà inventé le système infâme des pontons flottants, font figures de gens bons en comparaison avec l’emprisonnement espagnol, sur une île presque sans eau et sans abris (et au mépris de la convention de capitulation).

Mais ces lettres et mémoires, l’auteur ne sait pas dans quelles mesures ils ont été retravaillés. On voit des crochets, signe d’une intervention éditoriale, mais il semble probable que l’éditeur ait aussi modifié l’orthographe, voir même la syntaxe. Seulement, cela ne nous est pas dit … Il reste néanmoins des différences d’une ligne sur l’autre en ce qui concerne les noms propres. Une occurrence a-t-elle été corrigée et pas la seconde (p. 128 avec la rivière Spree) ? Tout est-il dans le manuscrit ou la version d’origine ? De plus, les annotations pourraient être plus nombreuses. Où est ce Neukirchen (toujours à la p. 128, écrit par ailleurs New-Kirchen) ? Que veut dire « un vieux capitaine » avec  son « plus huppé que nous avait perdu la carte » (p. 132) ? Cela aurait mérité plus d’appareil critique (l’éditeur se permet par contre de dire que l’auteur d’un témoignage exagère, p. 16). Nous avons aussi repéré une erreur chronologique (p. 80), dans l’introduction au témoignage d’un marin français qui vient libérer les prisonniers survivants de Cabrera en 1814.

En parallèle des notes qui pourraient être plus nombreuses (l’éditeur est spécialiste de ce type de littérature), les références citées dans les introductions ont un peu vieillies (les années 1970 au mieux). Ce sont des analyses des campagnes qui datent souvent du XIXe siècle, qui ont un intérêt historique certains (on essaie de se consoler après 1870) mais qui ne sont peut-être pas les dernières analyses disponibles. Les cartes, les cartes tactiques et les croquis sont par contre sans indications d’origines alors qu’elles sont clairement tirées d’autres ouvrages (sans doute ceux cités en référence dans lesdites introductions). Mettre des auteurs à l’honneur mais ne pas les citer tous … Embêtant …

Ce livre est donc une réussite, mais qui n’est pas totale. Les témoignages des acteurs de la période napoléonienne (qui est ici assez étrangement limitée à 1805-1815, alors qu’elle aurait pu débuter avec le Consulat) sont d’un très grand intérêt, et montrent une adhésion à la personne de l’Empereur qui perdure dans le temps et que tous n’étaient pas contraints. La blessure, la maladie, le désagrément climatique et la mort sont omniprésentes mais sans dolorisme dans les témoignages de cette anthologie qui intéressera les lecteurs intéressés par la période, non pas vue depuis les petits rectangles de cartes tactiques ou avec le Mémorial de Sainte-Hélène mais avec les chasseurs, fantassins, artilleurs et grenadiers de la Grande Armée.

(la lassitude du vide continuel en Russie p. 108 … 6,5)

Sparte

Histoire politique et sociale de la cité de Sparte jusqu’à la conquête romaine par Edmond Levy.

Une assiette pas toujours aussi bien remplie.

Encore un ouvrage, certains diront même un classique, que nous aurions dû lire bien avant … Ce manuel a pour but de dégager autant de vérités que faire se peut au sujet de Sparte, la cité qui plus encore qu’Athènes, dominé l’espace grec antique et qui fut le point de départs de beaucoup de mythes, tant anciens que modernes (son égalitarisme, sa frugalité, etc.) qui ont donné corps à un « mirage spartiate ».

L’auteur commence son propos avec un rappel méthodologique jamais inutile, portant principalement sur le danger de l’hypercritique des sources (conduisant à l’a-historisme). Pour E. Levy, il y a une présomption de vérité des sources (p. 8) et c’est au critique d’apporter la preuve de l’invalidité, partielle ou totale. Comme il ne peut y avoir de vérité  absolue et éternelle en Histoire, de siège assuré pour l’historien, l’auteur déclare ne pas hésiter à entrer dans les détails dans ses démonstrations. Et tout au long de l’ouvrage, il se tiendra à cet axiome avec une maestria consommée.

Sans surprise, le premier chapitre est celui de la naissance de Sparte. A une Sparte achéenne (celle d’Homère) succède une Sparte dorienne après le retour des Héraclides (l’archéologie accrédite l’idée d’invasion au XIIe siècle avant J.-C. , p. 16). Une fois la plaine de Sparte conquise et les cinq bourgades originelles ainsi unifiées, Sparte se lance à la conquête de la vallée de l’Eurotas, puis au VIIIe siècle de la Messénie voisine. Au VIIe siècle, l’Etat laconien est formé, rassemblant l’espace lacédémono-messénien et les cités dites périèques (laconiennes mais pas spartiates). A partir du Vie siècle, Sparte étend encore plus loin son influence dans le Péloponnèse en construisant un système d’alliances appelé Ligue du Péloponnèse par les historiens modernes. De l’époque archaïque date aussi la mise en place du régime spartiate (avec ses deux rois, ses éphores, sa gérousie et son assemblée) et son idéologie, révolutionnaire si l’on considère les voisins de Sparte, qui assigne les qualités aristocratiques à tous les citoyens (comme cela est visible chez le poète Tyrtée) : être Spartiate c’est devoir être le meilleur, mais collectivement, pour la cité (p. 36-45).

E.Levy s’intéresse ensuite à la structure sociale spartiate, en commençant par les trois composantes principales de la cité stricto sensu. A tout seigneur tout honneur, l’on débute avec les Spartiate, leur éducation (agôgè, pédérastie et kryptie), le repas commun des sissyties et comment ces dernières fonctionnent, le lot de terre (kléros, fondement de la prétendue égalité spartiate), la place de la femme et la vie religieuse (marquée par son archaïsme). Pour E. Levy, les observateurs antiques ont à partir de ce tableau beaucoup vu une cité bien ordonnée, où l’on enseigne dès l’enfance l’obéissance aux magistrats et l’honneur, dans une communion sans cesse renouvelée au travers des chants et du vote par cris. Mais on peut aussi y voir une société où la surveillance de tous par tous, au code vestimentaire strict, conduit les citoyens à se cacher pout thésauriser. Société de conformisme, conservatrice et collectiviste, mais dans laquelle il faut constamment se distinguer (p. 112).

La seconde partie de la société, ce sont les Hilotes. Esclaves appartenant à la cité, attachés à la terre, ils sont principalement en charge de la production agricole et ne sont ni cessibles à l’extérieur ni affranchissables (p. 118), sauf par la cité. Maltraités de différentes manières, ils sont aussi redoutés par les Spartiates (qui au Ve siècle craignent des révoltes). La dernière partie de l’Etat laconien est constitué des Périèques. Ceux-ci habitent des cités dépendantes, issues vraisemblablement de colonisations, de conquêtes et d’associations, au nombre supérieur à 80. Les Périèques ont la nationalité lacédémonienne mais n’en ont pas la citoyenneté, où alors de seconde catégorie (mais possèdent néanmoins leurs terres). Il est fort vraisemblable que leurs cités soient majoritairement organisées sur un modèle oligarchique (au vu des volontés de Sparte pour les cités de la Ligue du Péloponnèse). Ils fournissent des hoplites ou de l’infanterie de marine et peuvent être envoyés combattre sans la présence de troupes spartiates avec eux. Toujours supérieurs numériquement aux Spartiates, ils leurs sont fidèles jusqu’aux années 370-369 (invasion thébaine, p. 154) parce qu’ils partagent avec eux de nombreuses valeurs et profitent d’être dans l’ensemble dominant la Grèce à de nombreuses reprises.

Enfin, E. Levy passe en revue les catégories marginales de la population lacédémonienne qui n’entrent pas dans les trois catégories qu’il a amplement décrites auparavant. Les Brasidéens et les Néodamodes sont issus d’affranchissements massifs pour services militaires rendus, les mothakés (libres dans la clientèle d’un noble), mothônés (anciens Hilotes), trophimoi (enfants d’aristocrates étrangers pro-spartiates) sont des individus ayant bénéficié de l’éducation spartiate sans être des Spartiates et qui bénéficient à l’issue de leur formation de la condition d’homme libre mais de condition souvent inférieure (p. 155-159).

Les bases ainsi posées, l’auteur s’attaque à la description de l’organisation politique de la cité de Sparte à l’époque classique (troisième chapitre). Les rois, au nombre de deux, provenant de deux dynasties distinctes, sont désignés par hérédité. Ils ont une fonction religieuse très importante et ils ont en charge la conduite des opérations de guerre, mais sous le contrôle des éphores. La royauté subit une profonde crise au Ve siècle, avec de nombreux procès intentés contre eux et l’importance de plus en plus grande de la fonction de navarque (amiral, p. 183). Les éphores sont peut-être à Sparte ceux qui ont le plus grand pouvoir. Elus annuellement, ce sont eux qui décident des plus grandes affaires, de l’ordre public, des mœurs (en une sorte de gouvernement décidant à la majorité). Ils surveillent ainsi toutes les catégories de la population, rois y compris. Leur pouvoir coercitif est sans appel, et est de leur ressort la majorité des affaires judiciaires. Ils préparent les débats de l’assemblée, la préside et font appliquer ses décisions. La gérousie quant à elle recrute ses 28 membres parmi les vieillards de plus de 60 ans (donc plus astreint au service armé), qui sont élus à vie. Ils sont un conseil à pouvoir juridique et de conseil, qui permet une stabilité entre les deux pôles que sont les rois et les éphores. Enfin, dernière composante du système politique spartiate, l’assemblée vote les lois après débat (du moins pour ceux qui ont le droit d’y prendre la parole, p. 216).

Le chapitre suivant analyse les relations entre Sparte et le monde extérieur du milieu du VIe siècle à 362. Ces contacts se font en premier au travers de la Ligue du Péloponnèse, qui d’alliance inégale entre Sparte et différentes cités se transforme petit à petit en alliance dotée d’un conseil à partir de 505, ce qui n’évita pas les conflits internes. Sparte a bien entendu des relations avec les Perses, que ce soit conflictuelles ou bénéficiant de leur appuis contre Athènes. Avec cette dernière, les relations ne sont pas toujours tendues. Athènes est même un moment membre de la Ligue. Après la bataille de Platées (480, opposant les Perses à une alliance panhéllénique), l’opposition est souvent frontale, voire tourne à la guerre (entre 431 et 404 par exemple). En 404, Sparte peut imposer une constitution oligarchique à Athènes. Mais d’autres puissances se développent au IVe siècle, parmi elles les Thébains réussissent en 370 à envahir le territoire spartiate, avant que la Macédoine de Philippes II ne mette tout le monde d’accord en 338.

Le IVe siècle est une période de lente érosion de son pouvoir pour Sparte (chapitre suivant). Suite à l’invasion thébaine de 370, Sparte perd la Messénie, soit la moitié de son territoire. Sparte n’est cependant pas anéantie, surtout pour ne pas laisser un vide trop grand. Mais Sparte doit affronter des crises internes, avec au premier rang de celles-ci, une inégalité de plus en plus grande et une réduction continue du nombre de ses citoyens de plein droit (p. 263, p. 269). A cela s’ajoute une crise morale, due à la victoire de 404. Ces difficulté conduisent à une succession de révolutions, qui vont chaque fois plus loin que la précédente, au point que la dernière, conduite par Nabis au début du IIe siècle, élimine le dernier roi et libère des Hilotes en grand nombre après avoir à nouveau redistribué les terres. En 146, les Romains arrivés à la faveur des interminables conflits qui agitent le Péloponnèse au début du IIe siècle, sont maître de la Grèce.

La conclusion, qui rappelle la singularité de Sparte, Etat constitué de plusieurs cités, précède des cartes, une brève chronologie, une bibliographie indicative et un index.

Ce livre (de 320 pages) s’adresse à un lecteur qui a déjà une bonne idée de l’histoire grecque aux époques classiques et hellénistiques. Il n’y trouvera rien concernant l’art laconien, ce dont s’excuse l’auteur en introduction. Les commentaires de documents sont clairs et apportent beaucoup aux explications que donnent E. Levy. Ce dernier ne cache pas au lecteur les autres lectures possibles de ces documents, comme il mentionne très souvent les avis auxquels il s’oppose, ou qu’au contraire, il suit. Les conclusions à la fin de chaque chapitre, voire de parties de chapitre, résument très clairement les idées exposées avec une très grande clarté précédemment.  Le tout se lit avec aisance, avec un appétit (de Delphes) qui vient en mangeant. Un peu plus de cartes, réparties à des endroits stratégiques du texte, aurait été une grande aide cependant.

Un excellent manuel universitaire, assez isolé dans la production francophone, qui ravira son lecteur.

(les Dioscures que l’on transporte sous forme d’amphores, c’est particulier p. 107 … 8,5)