Misères du retournement de la formule de Clausewitz
Essai sur l’utilisation de Clausewitz à l’extrême- gauche par Theodor Derbent.
La formule est la plus connue de C. von Clausewitz, et peut-être même la plus connue ayant attrait à la politique : « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Mais pour T. Derbent, c’est surtout son retournement qui a fait florès à gauche du spectre politique après 1945. Après 1945, puisqu’avant cela le théoricien prussien de la guerre est finalement très peu connu en dehors de l’Allemagne et hors des cercles militaires. La première traduction italienne publiée ne date que de 1970 (p. 109).
A l’aide de R. Aron, l’auteur explique d’abord succinctement ce que signifie l’inversion de la formule clausewitzienne : la guerre est l’état normal des relations entre Etats, peuples et classes (p. 11). C’est bien sûr incompatible avec la pensée de Clausewitz. Mais si l’on se place du côté marxiste, c’est aussi incompatible avec la pensée de Lénine, ce que l’auteur détaille dans son second chapitre.
Mais avant cela, T. Derbent se penche sur M. Foucault et les post-modernes. Chez Foucault, le retournement de la formule revient de plus en plus souvent entre 1971 et 1975. Pour celui qui voit la violence dans l’origine de tout pouvoir, c’est assez logique 8en regardant plus du côté des instruments que des origines, p. 17). T. Derbent voit chez Foucault l’influence non assumée ou inconsciente de Proudhon (« la paix n’est pas la fin de l’antagonisme, elle n’est que la fin du massacre », cité p. 21). Ses continuateurs aussi cherchent chez Clausewitz un appui dans leurs constructions philosophiques. Mais pour T. Derbent, G. Deleuze et F. Guattari triturent tellement la pensée du Prussien qu’à la fin, ils lui font dire ce qu’il ne dit pas (p. 33). Chez A. Negri, il n’y a pas de paix non plus. L’auteur lui reproche surtout de voir comme des nouveautés des actes d’Etats qui existent depuis des décennies (guerre contre le communisme, contre le terrorisme, p. 44). Pour T. Derbent, Negri est bien inférieur à Clausewitz (p. 46).
Dans le second chapitre, T. Derbent s’emploie à démontrer que chez Lénine, il n’y a pas de militarisation de la politique. En effet, selon T. Derbent, Lénine fait clairement la différence entre l’antagonisme (de classe) et la guerre. L’antagonisme peut déboucher sur la violence, mais peut aussi amener à conclure des alliances (p. 148, mais l’auteur oublie de préciser qu’elles peuvent être de façade), puisque le champ du politique chez K. Marx ne se limite pas à la lutte des classes (s’appuyant ainsi sur K. Marx dans le Manifeste du Parti Communiste qui distingue bien Kampf, le combat, de Krieg, la guerre, p. 53). Le communisme est influencé par Clausewitz au travers de F. Engels, mais Lénine l’a lu à Berne en 1915 (en recopiant certains passages et prenant de nombreuses notes) et emporte le livre dans ses bagages quand il s’exile en Finlande à l’été 1917 (p. 59). Malgré l’absence des guerres civiles chez Clausewitz, Lénine voit dans cet auteur une « approche du marxisme » (p. 73) mais si Clausewitz ne considère que les Etats, Lénine, chef des bolchéviques, élargit la conception d’acteur politique, menant les prolétaires russes, et au-delà, la Nation russe. La suite du chapitre se tourne vers le concept de guerre juste chez Lénine et T. Derbent convoque à nouveau R. Aron pour la critique (p. 82). Ce même chapitre s’achève sur une réfutation de la métaphore militaire souvent utilisée pour décrire le les Bolchéviques en tant que parti et sur la question de la militarisation du marxisme par Lénine. Sur ce dernier point, l’avis de l’auteur est clairement non, Lénine ayant déjà arrêté ses idées sur la guerre civile et al révolution bien avant sa prise de pouvoir en 1917. Il n’y a clairement chez Lénine aucune confusion entre la guerre et la paix.
La troisième partie montre la réception des thèses de Clausewitz chez les Brigades Rouges italiennes (dans leurs évolutions successives). Dans ce processus, ce qui est le plus étonnant est que cette découverte se fait avec l’aide de C. Schmitt, dont on ne peut pas dire qu’il fut du même bord politique, puisqu’il fut pendant quelques années le juriste de référence du IIIe Reich. Renato Curcio, théoricien des Brigades Rouges, élabore en prison le concept de « guerre sociale totale ». L’auteur veut d’abord démontrer que R. Curcio est plus marxien que marxiste, puis va plus loin en dégageant l’influence wébérienne chez R. Curcio (p. 123). Mais l’auteur revient vite vers Clausewitz et analyse les propositions de R. Curcio à l’aune des pensées clausewitziennes et léniniste, pour conclure à leur incompatibilité (p. 130). Cependant, c’est là qu’intervient C. Schmitt, par l’intermédiaire de son ouvrage La théorie du partisan (paru en 1963) : « l’hostilité absolue » schmittienne devient « la guerre sociale totale » curcienne (p. 153). T. Derbent termine son propos en passant au Comité invisible, en attaquant (avec justesse) les tenants d’une séparation irréconciliable entre les arts chinois et occidentaux de la guerre (p. 161) et en affirmant que les Brigades Rouges se sont elles-mêmes ghettoïsées en rejetant le politique (p. 167).
En annexe sont traduits deux textes de brigadistes. Contre Clausewitz de R. Curcio et deux chapitres de sa réponse, Politico e Revoluzione.
C’est un petit livre trapu mais dense, où il faut s’accrocher, parce que tout va très vite. L’auteur est un spécialiste de la pensée militaire (il a aussi écrit sur les débats stratégiques en Union Soviétique dans les années 20), semblant aussi avoir des accointances avec les Brigades Rouges (p. 110), sans pour autant se départir de sens critique (p. 118). Les traductions ne sont pas toutes parfaites (p. 170, p. 172) et une relecture encore plus attentive aurait évité le très beau doublon de la p. 122.
En plus d’une grande maîtrise des textes (et de loin pas seulement de Clausewitz), l’auteur manie avec ardeur le bourre-pif. Les cibles sont nombreuses, de S. Courtois (p. 99) en passant par M. van Creveld (p. 75) et allant jusqu’à R. Girard et A. Glucksmann (p. 106) et au Comité invisible (p. 160, liste non exhaustive). Mais hors du champ polémologique et philosophique, il peut apparaître une lacune, comme celle de voire une phalange représentée sur une stèle sumérienne (note 203 p. 162).
On apprend quantité de choses dans ce livre, surtout que l’on ne peut pas dire que l’histoire des Brigades Rouges soit bien connue en France (et peu de choses y semblent simples). Et si l’objectif de l’auteur reste la réception de Clausewitz à l’extrême-gauche au XXe siècle, il ne perd pas pour autant de vue le penseur prussien. Les avis de l’auteur peuvent par moment paraître péremptoires, mais ils sont à prendre comme des aiguillons, des débuts de chemins.
(« un dernier pour la route » comme titre de chapitre sur A. Negri, c’est dur … 7,5)