Roman fantastique de Ferenc Karinthy.
Budaï est un linguiste hongrois. Pour se rendre à un congrès de spécialistes à Helsinki, il prend l’avion. Il dort pendant le vol, sort l’esprit embrumé de l’aéroport, monte dans un bus et arrive à l’hôtel. Mais pas à Helsinki. A l’hôtel, personne ne le comprend, alors qu’il parle une dizaine de langues. Rien dans ce qu’il peut lire et voir ne lui permet de savoir où il se trouve, et aucun interlocuteur, quand il arrive à parler avec quelqu’un dans cette ville suractive, ne parle de langue étrangère. Il se mets au travail pour décrypter l’idiome local, qu’il n’arrive même pas à lire. Mais la langue parlée semble elle-même mouvante selon les moments (p. 178) et défier la retranscription. Les jours passent et Budaï n’est pas plus avancé qu’au premier jour, malgré toutes les tentatives qu’il fait. Devra-t-il rester dans cette ville inconnue pour le restant de ses jours ? Pourquoi personne ne vient-il l’en sortir ?
Si personne ne vient récupérer le héros dans cette ville sans nom, c’est parce qu’elle semble dépourvue de sortie. Pas de canaux, pas de chemin de fer partant vers le lointain, pas d’autoroute. Tout semble s’agiter en vase clos, dans une ville à la Jacques Tatie mais avec en plus une immense bousculade (p. 61, p. 120) dans le métro comme sur la route, partout, y compris au cimetière (p. 117). Tout est gris et les gens font la queue pour tout, dans une ambiance soviétoïde (p. 22-23). Budaï est ainsi dans une situation très proche de ce que pourrait être un habitant d‘une société totalitaire qui ne comprendrais absolument aucun de ses codes. Rappelons que l’auteur est hongrois et que le livre est paru en 1970 … De plus, il n’y a jamais une inscription dans une langue étrangère, aspect fantastique s’il en est. Même dans une librairie, le héros ne peut mettre la main sur une autre graphie que la locale ! La référence, attendue, à la langue étrusque est faite p. 157 (même si elle fait plus appel au mythe entourant cette langue qu’à la philologie).
Budaï, qui ne manque ni de courage ni d’organisation, oscille selon les jours entre de nouvelles idées de pistes et de rudes frustrations. Mais par moment, il se dit qu’il pourrait se faire à cette vie, à cette ville qui veut de ses habitants une compétitivité de tous les instants. Il reste une part d’ambiguïté, une attraction pour la normalité (personnifiée par la jeune Épépé, dont Budaï souhaite la compagnie pour pouvoir la quitter). Il n’est pas à exclure que cette ambiguïté soit aussi celle de l’auteur, qui peut voyager malgré son appartenance au camp socialiste. Mais cette normalité peut elle même être trompeuse. La société multiraciale qui s’offre à la vue du héros ne semble pas exempte de tensions éruptives (p. 165-166). Faut-il là encore y voir une critique du soviétisme ? Mais s’il y a éruption sociale, que la ville est atteinte dans ses structures de manière très sérieuse, tout rentre si vite dans l’ordre que les évènements ne sont plus qu’un souvenir flou pour ceux même qui y ont participé.
Ce roman nous a fait penser à L’étoile et le fouet de F. Herbert, qui lui aussi traite du problème de la communication. Mais il y a chez F. Karinthy peut-être plus d’inventivité et moins de conséquences cataclysmiques à la non-communication. Budaï subit une catabase mais semble pouvoir s’en sortir aux yeux du lecteur, et l’utilitarisme ne prend jamais complètement le pas sur l’éthique dans sa quête vers la connaissance.
Ce roman, aux lenteurs voulues et calculées mais bien réelles, n’est pas de ceux que l’on lit d’une seule traite. Mais il est terriblement marquant, sans doute plus encore pour un lecteur qui a déjà pu être confronté à un pays où il ne maîtrisait pas l’alphabet. Mais il n’y a ici aucune langue tierce …
(allusion à l’Anabase p. 115 mais sans les mêmes conséquences que chez Xénophon …8/8,5)