Towards the Borders of the Bronze Age and Beyond

Mycenean Long-Distance Travel and its Reflection in Myth
Essai sur le voyage à l’époque mycénienne par Jörg Mull.

Et revoilà Olympias !

Le bronze de l’Age de Bronze nécessite la combinaison de deux minerais qui ne se trouvent en général pas au même endroit. Pour se procurer l’un ou l’autre (ou les deux) de ces composants, il est donc nécessaire de le faire venir. Et parfois, en quantités non négligeables si l’on considère que pour la taille des blocs de la pyramide de Kheops, 70 tonnes de cuivre ont été nécessaires pour fabriquer les outils de taille (et c’était avant l’introduction du bronze en Egypte). Mais même si les besoins sont moins grands (toutes entités politiques autour de la Méditerranée n’ont de loin pas la grosseur de l’Egypte à la fin du IIe millénaire avant J.C.), il faut faire venir le minerai (en « lingots »), ce qui sous-entend non seulement des cadeaux entre aristocrates mais aussi des échanges commerciaux.

Les textes en grec (en linéaire B donc) qui relatent ces voyages et les liens commerciaux ne nous sont pas parvenus, seules quelques mentions dans les textes égyptiens ou hittites donnent quelques idées vagues sur des contacts. L’archéologie est bien sûr présente, mais la datation n’est pas toujours aisée, et encore moins l’est l’évaluation des productions minières et ce qui est finalement transporté, même si quelques hauts lieux de production sont connus (Chypre a la première place en Méditerranée pour la production de cuivre comme son nom l’indique). Il y a quelques épaves.

Tous ces éléments sont présents dans le livre mais le cœur du propos de l’auteur est l’utilisation des mythes grecs comme indications de contacts au long cours, sorte d’histoire transmise sous forme de mythe. Prenant comme terminus ante quem la Guerre de Troie, J. Mull compte de génération en génération pour remonter jusque vers 1500 a.C. dans une chronologie recomposée. Ménélas, fils d’Atrée, fils de Pélops, fils de Tantale, lui-même fils de Zeus, voilà qui permet les datations relatives des voyages (p. 66). L’auteur entre ensuite dans le détail avec, pour chaque destination les preuves historiques et archéologiques puis l’interprétation d’épisodes mythiques. On commence par l’Anatolie, avant de passer au Levant, à Chypre, à l’Egypte, à l’Italie et ses îles principales avant d’arriver à l’Ibérie et ce qui se passe au-delà des Colonnes d’Hercule (Gaule, Maroc). La Mer Noire n’est pas oubliée et J. Mull finit son périple avec l’Ethiopie, la Grande Bretagne et la Scandinavie. Une bibliographie (ne reprenant pas tous les livres cités dans le texte) complète l’ouvrage.

L’ouvrage n’est pas terriblement critique de ses sources, pour le moins, et cette sorte de crédentialisme, faisant fi de tout ce que les études indo-européennes ont pu dire des mythes (voire plus large encore avec le Déluge de Deucalion p. 98), est assez étonnant. Non que certains épisodes ne soient pas colorés par certaines réalités historiques (les Hittites en arrière fond de la Guerre de Troie par exemple), mais de là à en faire des simili-preuves de liens commerciaux, où chaque équidé un peu rapide est forcément la métaphore d’un navire rapide … Venant de la part de celui qui est le directeur financier de Volkswagen Chine, il faut sans doute voir ce livre comme une toquade. Nous cherchons encore le point de vue différent de l’économiste cité en quatrième de couverture. Non que tout soit faux (les mines par exemple), mais beaucoup de choses y sont comme étirées et forcées (la vitamine C bonne pour les marins des oranges du Jardin des Hespérides …). Les Peuples de la Mer servent de voiture balais ramasse-tout grâce au jeu des ressemblances les plus aventureuses. Des Sardes, des Etrusques parmi eux, vraiment ? Quant à la présence minoenne en Norvège (p. 142), sur quoi repose-t-elle ? La bibliographie est récente, voire même trop, et les citations dans le textes sont la plupart du temps des platitudes dispensables, ne cachant pas les trous du raisonnement.

Une déception.

(la métaphorisation à pleins tubes … 5)

 

La ruée vers la voiture électrique

Entre miracle et désastre
Essai historique et d’ingénierie sur la voiture électrique par Laurent Castaignède.

Bzzt bzzt.

L. Castaignède s’était dans un ouvrage précédent intéressé à la pollution générée par la voiture et aux moyens de la réduire, principalement par une baisse de la consommation de carburant et donc des rejets. Ici, l’ancien ingénieur automobile continue sa réflexion en détaillant les conditions de l’essor impressionnant qu’a connu la production et l’usage des voitures électriques.

La première partie du livre est historique. La voiture électrique n’est en effet pas plus jeune que celle à moteur thermique (ou à vapeur). Le marché est très concurrentiel aux débuts de l’automobile et l’électricité n’empêche pas la vitesse : en 1899 la première voiture à dépasser les 100 km/h est une voiture électrique. De nombreux taxis à Paris à la même époque sont à moteur électrique. Mais l’autonomie de la voiture électrique n’évolue pas au même rythme que celle du moteur thermique. Il faut en effet pour recharger la batterie se rendre dans des garages spécialisés (et y attendre) alors que les jerricans d’essence se trouvent dans les épiceries sur la route. Dès avant 1914, le véhicule électrique est un marché de niche et le reste jusqu’aux années 2000, malgré quelques tentatives de développement. Il y a bien quelques camionnettes ou des voiturettes de golf, mais rien qui puisse induire de nouveaux besoins infrastructurels.

Dans les années 2000 arrive en Europe le premier modèle hybride de grande série, suivi dans les années 2010 de modèles purement électriques qui rencontrent le succès commercial. Ce succès procède de plusieurs facteurs principaux : les normes anti-pollution de plus en plus draconiennes, les scandales autour du diesel s’étendant au moteur thermique en général et enfin le prix du carburant (et la prise de conscience de la finitude des stocks d’énergie fossile). En 2023, quand ce livre est écrit, une autre étape a été franchie, avec la fin programmée du moteur thermique dans l’Union Européenne en 2035 et en Norvège dès 2025.

Dans un second chapitre, l’auteur entreprend de décrire les limites du tout électrique. La première difficulté dans le fait de vouloir faire passer toutes les voitures (et pourquoi pas les camions) l’électrique réside dans la capacité à trouver les ressources métalliques nécessaires à la construction des voitures, et en premier lieu des batteries. Il faut presque le triple de cuivre dans une voiture électrique par rapport à une thermique (p. 63), sans parler des nombreux kilos d’autres minerais. Si d’ici 2040, la demande en lithium doit être multiplié par 16, il a falloir ouvrir de nombreuses mines, après les avoir découvertes bien entendu, avant de pouvoir raffiner le matériel extrait. Cela amènera sûrement à des tensions commerciales et géopolitiques, puisque les ressources ne sont pas également réparties sur la Terre. La multiplication de véhicules électriques va aussi changer les infrastructures routières, avec une grande attente envers les pouvoirs publics, et en premier lieu la question des bornes de recharge, puisqu’une voiture électrique actuelle n’atteint que la moitié de l’autonomie d’une thermique mais a besoin de bien plus de temps pour refaire le plein d’énergie. Une station essence sur une autoroute lors de grands départs en vacances voit passer des milliers de véhicules par jour : peut-elle avoir à disposition, en nombre de bornes, l’équivalent de ses pompes sans que les clients attendent des heures ? Enfin, la multiplication de nouveaux véhicules électriques ne va juste pas déplacer les véhicules thermiques ailleurs (plus d’essence disponible), avec donc un effet d’addition du nombre de véhicules au niveau mondial, en lieu et place d’un remplacement ?

Dans le chapitre suivant L. Castaignède aborde les biais induits par l’électrification. Présentée comme propre (le joli A vert des émissions de CO2 des publicités), c’est avant tout un éloignement des nuisances. Celles de la construction, comme celles de la production d’électricité, qui ne peut être produite que par des énergies renouvelables (avec leurs propres problèmes) ou nucléaires. En plus, la consommation par km ne baisse pas, avec « l’autobésité » que l’auteur avait déjà dénoncée dans son livre précédent. Il s’agit de faire se déplacer des voitures de plus en plus lourdes et de moins en moins profilées, et cela coûte toujours plus d’énergie.

Mais comme L. Castaignède est un ingénieur, il a quelques idées d’améliorations qu’il a rassemblées dans un quatrième chapitre et qui y sont évaluées. La première est de réduire le format des voitures, comme c’était déjà l’idée dans les années 1910. Une autre peut être l’utilisation de l’énergie de l’air comprimé, de l’hydrogène, de panneaux solaires directement sur le véhicule, de l’essence électrique (même si Porsche n’est pas un constructeur bavarois p. 129) ou de différents types d’hybridation. Une autre voie évoquée peut être la voiture électrique vue comme un élément de la ville dite intelligente, intégré à un système électrique en tant que batterie.

Enfin, le dernier chapitre est un plaidoyer pour une électrification raisonnée, sans dépendance envers un seul producteur, pour un non remplacement complet des véhicules via un rétrofit, pour l’amélioration de l’autonomie de manière ponctuelle via une extension externe (batterie sur remorque pour les longs trajets par exemple) et une hiérarchisation des besoins (poids du véhicule, vitesse maximale). L’objectif, c’est la soutenabilité.

Comme dans son précédent livre, L. Castaignède fait œuvre de clarté avec un état de l’art sans technoidôlatrie aucune. Avec de très bonnes explications, une pédagogie efficace à coups d’ordres de grandeur parlants, l’auteur met son expérience à disposition du lecteur en défrichant pour lui le chemin des évolutions futures de la mobilité individuelle. La première partie, pourtant bien plus historique, ne détone pas dans l’ensemble avec une recherche importante et une présentation qui ne tombe pas dans un sec catalogue d’innovations successives (l’auteur n’étant pas historien). Les petites illustrations entre les chapitres font de sympathiques transitions, avec souvent un angle humoristique. Pas uniquement centré sur la technique, l’auteur prend aussi en considération les besoins et la psychologie du consommateur. Cela est particulièrement vrai dans le passage sur la voiture comme partie de la ville dite intelligente (qui voudrait retrouver déchargée une voiture mise en charge la veille?). Le paragraphe sur les sources réelles (d’où vient le kW/h suivant?) de l’énergie électrique nécessaire à la recharge est lui aussi brillant. Réaliste sur le fait que l’électrique ne favorise pas les transports en commun (on continue à vendre des voitures), il est très sceptique sur la réussite du plan d’interdiction des moteurs thermiques de 2035, et pense non sans fondement que les constructeurs traditionnels tablent sur un abandon à moyen terme de cet objectif.

Un excellent ouvrage, somme toute assez court avec 170 pages de texte, qui renseigne de matière efficace sur les tenants et les aboutissants du nouveau modèle de vertu mobile.

(une station essence, c’est 3200 bornes de recharge publiques et privées p. 76 …8,5)

Le drame de 1940

Mémoires d’André Beaufre sur 1940.

Balades impromptues.

La jeunesse n’a pas toutes les qualités, mais l’expérience est un fardeau dont il est difficile de se dégager pour raisonner vraiment juste. (p. 88)

André Beaufre est un cas à part parmi les quatre généraux qui ont le plus contribué à mettre au point la doctrine de dissuasion nucléaire française. Si en mai-juin 1940, les « Quatre généraux de l’Apocalypse », Lucien Poirier (à Saint-Cyr), Pierre-Marie Gallois (à l’état-major de la 5e région aérienne à Alger) et Charles Ailleret (officier dans l’artillerie) sont déjà militaires, A. Beaufre est le seul à être au Grand Quartier Général. Il est aux premières loges pour suivre ce qui est peut-être la plus grande surprise géostratégique du XXe siècle.

Mais avant de conter ce qu’il a vu au printemps 1940, l’auteur veut décrire son parcours. Ses jeunes années parisiennes, la fin de la Première Guerre Mondiale (Prologue), son passage à Saint-Cyr à partir de 1921 où tout transpire le dernier conflit. Il y croise pour la première fois un ancien combattant qui y est son professeur d’histoire, le capitaine De Gaulle. Il choisit ensuite comme affectation le 5e Régiment de Tirailleurs à Alger. Au cours d’une mission de routine au Maroc débute la Guerre du Rif. Son baptême du feu a lieu en mai 1925 (p. 68) et il est sérieusement blessé. A l’hôpital de Rabat, il rencontre Lyautey. C’est aussi l’occasion de réflexions sur ce que fut la dernière guerre coloniale et A. Beaufre ne voit clairement pas la colonisation comme un échec (p.80-86). « Des remords non, beaucoup de regrets … » (p. 86). En 1929, avec une croix de guerre et trois citations, on lui refuse la possibilité de présenter l’Ecole de Guerre. En 1930, il est admis. Il y trouve l’enseignement très conformiste, arrêté à 1918, même si en 1932 on lui parle (déjà) de la bombe atomique. Breveté, il est envoyé en Tunisie mais est bientôt muté à l’Etat-Major à Paris. Là il découvre une machine à la pensée libre, mais aux chefs décevants. La modernisation se fait à pas comptés et le chef d’Etat-Major interdit toute diffusion d’idées sur la mécanisation et la motorisation. Passent les années, l’auteur est en charge de la réorganisation de l’Armée d’Afrique. Arrive l’été 1939, quand on propose à A. Beaufre d’accompagner la mission militaire franco-britannique en URSS en qualité d’interprète. C’est l’occasion de dresser un état des lieux de la situation en 1939, pour mettre en relief le poids de la victoire de 1918 et les avantages de la défaite pour les Allemands : pas de généraux victorieux à contenter, pas de fossilisation de la doctrine, pas de matériel déjà dépassé à faire durer, mais surtout comme en France après 1871, un esprit de revanche.

La mission conjointe franco-britannique à Moscou a pour objectif de recréer une tenaille contre l’Allemagne comme en 1914. La Petite Entente a échoué avec l’abandon de la Tchécoslovaquie en 1938. Mais pour être efficace, un soutien soviétique doit pouvoir agir contre les Allemands, ce qui emporte d’avoir des troupes soviétiques traversant des territoires polonais. Refus catégorique de ces derniers, et la mission militaire franco-britannique qui ne s’était pas assuré de ce « détail » avant (c’est cependant de niveau gouvernemental) tente de gagner du temps. A. Beaufre fait le voyage vers Varsovie pour tenter un infléchissement. En passant par Riga et rendant visite au chef d’état-major letton, il dit : « J’avais l’impression de rendre visite à des condamnés à mort … » (p. 223). Ribbentrop allait arriver à Moscou … Le 23 août, le pacte est conclut, une semaine plus tard débute l’invasion de la Pologne depuis l’Ouest et quinze jours plus tard, les Soviétiques viennent prendre leur part du gâteau. Sitôt la signature du pacte connue, la mission était repartie aussi vite que possible, et l’on ne peut pas dire que le futur général ait gardé un souvenir enchanté de son séjour soviétique (p. 245). Quand il arrive à Paris, la mobilisation a commencé.

Puis il ne se passe rien. Une attaque pour soulager les Polonais ? Non. Tout au plus un petit mouvement vers Sarrebruck (comme en 1870 note Beaufre). La production de matériel de guerre n’augmente pas et chaque groupe de pression veut démobiliser qui les fils de veuves, qui ses ouvriers etc. En janvier 1940, A. Beaufre suit le général Doumenc, avec qui il était allé en URSS, au QG Nord-Est. Aide de camp du major général, il voit passer tout ce qui lui est adressé. Il ne peut que constater le déséquilibre des forces, l’absence de solidarité militaire avec la Belgique, une armée « démodée, engourdie et bureaucratique », un commandement non éprouvé, un moral moyen et des citoyens ignorant la gravité de l’heure (p. 297). L’auteur raconte le cauchemar, mais aussi ce qui aurait pu produire un ressaisissement. Ce qui est sûr, il ne l’attendait pas de Gamelin et Weygand arrive bien trop tard, mais avec énergie (p. 314). Dans le repli du QG, l’auteur assiste à la prise de contact entre Churchill et De Gaulle à Briare (p. 341). Dans l’épilogue, enfin, A. Beaufre condense sa pensée sur les évènements (l’inaction à l’extérieur dès 1936) et les hommes, dominés comme les pays par le Destin, s’ils n’ont pas pu prévoir les périls à temps et les conjurer.

Le livre fait évidemment penser à Marc Bloch. Les deux témoignages sont complémentaires, indéniablement, même si A. Beaufre rédige son texte bien plus tard. Il ne peut donc être exempt d’une certaine téléologie. Lui ne voit pas les conséquences du non armement du personnel du service des essences, mais il constate le divorce complet entre la politique extérieure et les armées. Et le réquisitoire final (p. 252), 25 années après les faits, est encore violent, avec un énervement bien palpable. Est-il trop dur avec le refus polonais de l’été 1939 (il y a louvoiement polonais dans les années 30, y compris prise de territoire tchécoslovaque en 1938) ? L’auteur ne dit pas qu’ils ont eu raison, comme les faits le démontrent ensuite. A. Beaufre a une vision très gaullienne (et sans doute teintée de ses observations des années 1960) de l’URSS, pour qui c’est toujours la Russie et ses objectifs impérialistes traditionnels, sous le masque du bolchevisme.

Du point de vue formel, c’est un peu moins bien. Les notes de l’éditeur (auteur reconnu lui-même, dans un autre registre, et dont la présentation remplit bien son œuvre) nous ont semblées mal calibrées pour le public visé, qui ne peut être que déjà informé. Beaucoup des notes infrapaginales nous sont apparues inutiles, d’autres nous paraissaient manquantes. Une même, à la p. 140, nous semble fausse (K. Haushofer comme inventeur du concept politique d’espace vital à la place de F. Ratzel, sur ce point voir Black Earth de T. Snyder). Les noms propres auraient pu être vérifiés (par exemple Trondheim p. 290) et les coulures noires dues à l’impression ne sont pas du plus bel effet … Le livre se dévore et le regard porté par le général sur le lieutenant est intéressant, entre nostalgie du Maroc et conscience que les guerres de décolonisation ont rendu la vie morale des jeunes officiers beaucoup moins simple que ne fut la sienne.

(ce chassé-croisé nationalistes/pacifistes de 1936 est très bien décrit p. 117 …7)

Il santuario ritrovato

Essai d’archéologie romaine dirigé par Emanuele Mariotti et Jacopo Tabolli.
Nuovi scavi e  ricerche al Bagno Grande di San Casciano dei Bagni.

Plouf.

Quand ce livre est sorti en 2021, tout était encore calme. Un an après, le site était le théâtre de la plus grande découverte de statues en bronze depuis celles de Riace en 1972. Mais contrairement à Riace, pas de mer ici. San Casciano dei Bagni est dans la campagne toscane, entre Sienne, Chiusi et Orvieto. Mais il y a de l’eau dans le coin, et pas qu’un peu : la commune compte 37 sources thermales. C’est l’une de ses sources qui alimente le sanctuaire sis au pied du village moderne, avec ses deux piscines d’eau chaude encore aujourd’hui utilisées par les habitants (mais sans doute avec des interruptions depuis l’Antiquité).

La présence d’un sanctuaire est connue depuis 1585 et quelques petites fouilles amateures ont eu lieu au XIXe siècle. L’étude scientifique débute en 2014, suite à d’autres découvertes dans des localités proches. Suivent des prospections en 2016 et 2019, une première tranchée de sondage en 2019. Enfin, entre juillet septembre 2020 prennent place les premières fouilles. Mais le présent livre ne fait pas que relater le déroulé de ces fouilles et leurs résultats. Son objectif est bien plus ample. Il s’intéresse aussi au site à la préhistoire, ainsi qu’aux confins sud du territoire clusinien au début de l’Age du Fer et à la période étrusque. La question des eaux sacrées en Toscane intérieure étrusco-romaine est l’objet d’un chapitre, tout comme les évolutions du paysage clusinien, entre sources, population et échanges.

Le regard des antiquaires sur le sanctuaire du Bagno Grande n’est pas oublié, avec plusieurs gravures du XVIIe siècle portant sur les différents modes de cure pratiqués sur place tout comme est étudié ce qu’il est advenu d’une collection privée d’artefacts originaires de San Casciano. Enfin, passé tous ces éléments de contexte très variés, l’étude du site commence vraiment avec la partie topographique, suivie de la relation des fouilles de 2019 et 2020 au Bagno Grande. Les fouilles ont mis au jour un sanctuaire dédié à Apollon, la Fortune Primigène, Esculape, Isis et Hygie, dont les plus anciennes structures architectoniques sont datées entre la fin du IIe et le début du Ier siècle avant notre ère (p. 152). Au début du Ier siècle ap. J.C. s’opère une monumentalisation du site avec l’édification d’une structure quadrangulaire doté d’un bassin ovale encadré par des colonnes (un impluvium, en lien avec une source à proximité). Peu de temps après et suite à un incendie, un petit portique à colonnes est rajouté, donnant accès à la structure quadrangulaire. Au milieu du IIe siècle de notre ère sont ajoutés les autels au bord du bassin, essentiellement dédié à la santé de membres d’une famille sénatoriale. Au IVe siècle, le sanctuaire bénéficie d’une rénovation importante du mur périmétral, puis entre la fin de ce siècle et le début du suivant, le sanctuaire est « mis en dormance » (p. 159) par la mise bas méthodique des éléments porteurs et le renversement des autels et des statues. A un angle du sanctuaire, une structure mal définie est ensuite érigée.

Les matériaux utilisés, les techniques de construction et la décoration sont ensuite abordés plus en détail, en utilisant le protocole de description AcoR. Les inscriptions sont au centre du chapitre suivant, tant celles retrouvées avant la fouilles que celles que la fouille a pu dégager. Une analyse du paysage religieux, de ses espaces et de ses acteurs, conclut la partie textuelle de ce livre avant de laisser la place à un catalogue décrivant les autels, la statue en marbre d’Hygie, les ex votos anatomiques en bronze, les statuettes d’oiseau en bronze et en marbre, les autres objets en métal et enfin la céramique. La bibliographie ferme la marche d’un ouvrage très richement illustré en couleur comptant 250 pages.

Fouiller dans de la boue chaude pendant qu’à quelques mètres des gens se baignent, voilà des conditions de fouille qui peuvent être frustrantes. Mais le lecteur lui n’est pas frustré, loin de là. Le livre est d’un très bon niveau et si certains articles peuvent être arides, le plaisir de lire les analyses sur les techniques édilitaires ou l’interprétation religieuse, entre les Prénestins adorateurs de la Fortune qui visitent Délos et les oreilles en bronze destinées aux dieux qui écoutent, il est lui bien réel. Une grande variété d’articles, de belles descriptions tant de bâtit que d’œuvres plastiques, des références à jour forment un travail de grande qualité et très complet. Alors oui, ce n’est pas le Parthénon (ou l’Ara della Regina tarquinienne pour aller moins loin), mais les sanctuaires des eaux non dédiés aux nymphes ne sont pas si nombreux. C’est donc un très bon début et la prochaine livraison portera forcément sur les découvertes de 2021, sur l’usage des piscines attenantes au sanctuaire et peut-être d’autres aires sacrées ou bâtiments. Et même si la population à l’époque étrusque semble assez faible dans la zone, peut-être que seront mis au jour des états plus anciens du sanctuaire. Comme sanctuaire des confins, les pèlerins ne sont pas obligés de vivre à côté. Il y a une incitation à publier !

(le lien entre Isis et les oreilles offertes en ex-voto, voilà qui avale les kilomètres …7,5)

Ormeshadow

Roman fantastique de Priya Sharma.

Même le rugissement commence imperceptiblement.

Sur la côte anglaise, pas loin de Bath, dans la seconde partie du XIXe siècle. Gideon Belman et ses parents John et Clare ont quitté la ville pour retourner, contraints, dans la ferme qui a vu grandir John, à Ormesleep dans la région d’Ormeshadow. La moitié de la ferme appartient à John, qu’il a quittée pour aller étudier. L’autre moitié est à Thomas son frère, qui y règne en tyran. La vie pour Gideon y est peu agréable, entre sa chambre-cagibi, ses cousins violents et la vie économique de la ferme. Son père, conteur émérite, insiste heureusement pour l’école et l’emmène aussi à la découverte des terres qui entourent la ferme. La légende raconte qu’un dragon se serait posé en bord de mer, il y a des siècles, après un rude combat. L’ancêtre des Belman aurait veillé sur lui jusqu’à ce que la terre recouvre le dragon et que ce dernier se fonde dans le paysage. Sa charge, il l’a transmise à ses descendants, jusqu’au réveil du dragon. Qui dit dragon, dit trésor. Mais le jeune Gideon pense plus à survivre dans son nouveau chez lui qu’à chercher de l’or, d’autant que le monde des adultes est encore moins plaisant que celui des enfants.

La première œuvre lue de Priya Sharma nous ayant forte impression, il était logique de voir si l’auteur avait fait d’autres belles choses. Ici, rien de contemporain, mais un roman court situé très indistinctement à l’ère victorienne. On a droit à la misère à la Dickens, mais sans l’industrie. Par contre le thème de la famille hautement dysfonctionnelle est lui resté, tout comme la science du sous-entendu de l’auteur, qui parvient ainsi à créer des mondes parallèles avec leurs possibilités. Mais ce qui nous a semblé le mieux fait, c’est la façon dont le paysage semble hanter le roman. Il serait un peu hasardeux de rapprocher cette impression du Chien des Baskerville de A. Conan Doyle, d’autant que ce n’est pas du tout le même coin (la lande de Dartmoor pour Holmes et ici une côte fictive), mais il nous a semblé que ce n’était pas sans similitudes.

La fin n’est pas celle d’un détective londonien de Baker Street.

(il est des amis insoupçonnés … 8)

Das Rätsel der Schamanin

Eine archäologische Reise zu unseren Anfängen
Essai d’archéologie mésolithique par Harald Meller et Kai Michel.

Un mystére bien moins épais.

En 1934, à Bad Dürrenberg sur un plateau qui surplombe la rivière Saale (de nos jours dans le Land de Saxe-Anhalt), des travaux ont lieu dans un parc en vue d’une exposition horticole. Une tombe préhistorique est découverte et en un après-midi, cette dernière est fouillée. Les spécialistes locaux et nationaux s’entendent pour voir son occupant comme un homme ayant vécu vers 7000 av. J.-C. avec des fonctions sacrées. Les Nazis sont contents, on a un aryen, ancêtre direct (non chrétien) des Allemands du XXe siècle. Et on stocke les os et les très nombreux artefacts retrouvés dans un magasin et le cas n’intéresse plus grand monde. Problème : l’occupant de la plus riche tombe préhistorique retrouvée en Allemagne est une femme, qui plus est enterrée avec un enfant en bas âge que les fouilleurs nazis ont très vite évacué. Une femme chamane donc ? Comment les deux auteurs en arrivent à cette conclusion ? Grâce aux avancées de l’archéogénétique, à un regard critique sur l’ethnologie, à l’ostéologie et à la possibilité de fouiller à nouveau la tombe en 2019 à l’occasion de nouveaux travaux dans le parc. Il en ressort des choses étonnantes, rassemblées dans un livre comptant 340 pages de textes, des illustrations dans le texte et deux cahiers d’illustrations quadrichromes.

Le Mésolithique, c’est une sorte de transition (sur des milliers d’années tout de même). Avec la fin de la dernière glaciation (dite de Würm), la toundra recule en Europe centrale et se transforme en gigantesque espace arboré. Les groupes humains qui se déplaçaient sur des grands distances pour chasser de grands animaux le font beaucoup moins, ils se territorialisent et leurs réseaux de connaissances se réduisent. Les moyens de la chasse changent eux aussi, pour s’adapter à l’environnement. Il y a donc un début de sédentarisation (invention du cimetière p. 266), qui, sans téléologie, va déboucher sur l’agriculture (mais pas avant 4000 a.C.). Mais les habitants de l’Europe centrale restent des chasseurs-cueilleurs, à des mondes du mode de vie des pasteurs nomades que l’on peut encore voir aux abords du cercle polaire. La chamane de Bad Dürrenberg vit dans ce monde mais y occupe une position qui n’est pas celle du commun. Ses os montrent une activité physique beaucoup plus réduite que ses contemporains et sa tombe décrit, selon les auteurs, une spécialisation professionnelle qui n’a pas cours au paléolithique. Ses incisives supérieures, signe supplémentaire, ont été rabotées (intentionnellement ou suite à une pratique répétée non identifiée), que les auteurs voient comme un signe de crédibilisation professionnelle, laissent la pulpe dentaire à vif. Mais cela ne conduit pas à une inflammation maxillaire généralisée, sans doute parce que la chamane peut calmer la douleur et empêcher (par différents moyens) les infections. Si l’on ne peut pas dire avec certitude que la chamane use de percussions dans son activité (de toutes façons pas une composante obligatoire du chamanisme), elle est néanmoins sujette à des pertes de connaissances ou des éblouissements à cause d’une malformation cervicale qui peut, quand elle incline la tête en arrière, agir sur le flux sanguin irrigant le cerveau. Comme pour les dents, ce n’est pas la cause de la mort, survenue entre 40 et 45 ans, soit un âge très honorable pour l’époque.

La question du chamanisme est centrale dans ce livre (elle occupe de nombreux chapitres) et si les auteurs semblent se contredire en répétant que des découvreurs ont attribué avec grande libéralité la qualité de chamane à de nombreuses sépultures, leur attribution repose sur des bases solides, avec des renseignements dont les archéologues d’il y a encore dix ans ne pouvaient même pas rêver. Mais à la base il y a les restes ostéologiques et la grande diversité et qualité du matériel retrouvé. Une fois la tombe rouverte (la chamane et l’enfant reposent dans une sorte de panier, au fond d’un rectangle badigeonné d’ocre et recouvert de terre blanche formant un octogone en surface) et ses abords inspectés (deux masques de cerf, postérieurs de six à huit siècles, retrouvés à un mètre), la fouille a eu lieu pendant six mois dans les locaux du service archéologique régional après avoir extrait la tombe « en bloc ». Puis scanner à haute résolution, analyse génétique etc. Les analyses génétiques ne montrent pas de prédispositions génétiques aux maladies mentales et établissent que l’enfant n’est pas le fils de la chamane mais qu’ils ont un ancêtre commun, qui se trouve être l’arrière grand-père ou l’arrière-grand-mère de l’adulte (extrêmement improbable qu’il ait été sacrifié, p. 295).

Comme on vient de le voir, la génétique appliquée à l’archéologie ne se limite pas aux grands groupes. Les techniques plus traditionnelles de l’archéologie ne sont pas pour autant délaissées (les lames de silex différentes permettent d’évaluer la présence de 200 personnes à l’inhumation, pas tous des locaux p. 293). Les auteurs usent par contre assez souvent d’un militantisme de portes ouvertes (ah le méchant patriarcat …) et leurs germanité leur fait dire des choses inexactes sur les « prépenseurs de la destruction »  (p. 62) en confondant théorie raciale et Solution Finale ou en simplifiant outrageusement un choix entre unité européenne et guerre d’anéantissement (p. 65). Leurs critiques sur la vision occidentale du chamanisme jusque dans les années 1970 ne sont pas non plus sans fondement, mais elles tangentent l’anachronisme ou la technique de l’homme de paille sans pour autant souligner le goût plutôt européen pour la découverte (les chrétiens, les seuls intolérants p. 136). Et comme il a été le fait le choix de se passer de notes, il est difficile au lecteur de contrôler certaines affirmations et la très courte bibliographie finale n’aidera pas beaucoup. Les statistiques avec un contingent de 33 cas sont aussi un peu tirées par les cheveux (p. 204). Quant à cette invasion d’anglicismes, ils n’apportent rien mais montrent seulement l’appauvrissement de l’allemand scientifique …

Mais la question du chamanisme, y compris dans sa problématique contemporaine, est abordée avec beaucoup d’intérêt (les huit critères du chamanisme p. 140-143), même si ce qui pourrait, pour les auteurs, ressembler à un retour à une religion « naturelle » par de nombreuses personnes (ils n’en sont pas les avocats néanmoins p. 326) contredit ce qu’ils affirment aussi par ailleurs concernant la disparition des traditions chamaniques sous les coups de boutoir des différents pouvoirs russes et soviétiques. Il y a beaucoup de simplismes dans les passages sur l’histoire des religions et la déchristianisation. Un éventuel matriarcat paléolithique voir son sort réglé brutalement mais avec humour en faisant une comparaison avec le culte marial et la hiérarchie catholique (p. 248) et l’influence idéologique est bien démontrée dans le cas des fouilles de tombes dites de chamanes par les Soviétiques. Le chamane, c’est le koulak.

Si la toute fin du livre s’aventure du côté de la fiction, il envoie un dernier trait en évoquant une possible fréquentation du site sur vingt générations avec l’ensevelissement des deux masques de cerfs à un mètre de la tombe, tournés vers cette dernière. Entre 600 et 800 ans plus tard …

(le premier livre d’archéologie que nous lisons qui cite du Harry Potter …7,5)

Introduction à la stratégie

Traité de stratégie par le général André Beaufre.

Il y a des intangibles.

On enterra l’idole sans s’apercevoir que les reproches qu’on lui adressait provenaient de ce qu’elle avait déjà été trahie. p. 24

La stratégie est un domaine où l’on aime bien, à intervalles réguliers, réinventer le fil à couper le beurre. On reprend de vieux concepts, un peu de marketing de soi et voilà comment relancer une carrière. Avec A. Beaufre, rien de tout cela. Tout d’abord, il fait partie de la toute première vague de théoriciens du fait nucléaire en France. Ensuite, il spécifie expressément ne rien inventer et ne surtout pas dégager de « lois stratégiques » et souhaite le développement d’une pensée stratégique. Praticien, il a vu à quoi ce que l’absence de réflexion stratégique peut conduire : il est au Grand Quartier Général en 1939, sert en Indochine, commande lors de l’opération de Suez et finit sa carrière à l’OTAN. Mis en retraite en 1962, il commence son œuvre théorique.

Le livre se découpe en quatre parties. La première présente la stratégie, avec ses buts et moyens, ses subdivisions et ses principes. La seconde partie s’intéresse à la stratégie classique, celle des opérations terrestres (lien bataille / théâtre). La partie suivante est celle de la stratégie atomique, une invention qui renouvelle totalement le champ. Les modalités sont détaillées (destruction préventive des armes, interception, protection physique et menaces de représailles), conduisant à la dissuasion et aux dissuasions complémentaires (l’arme atomique ne remplace pas les armées). L’auteur ajoute un petit historique de la stratégie atomique, entre le monopole étatsunien de 1945 et l’avance soviétique en matière de missile intercontinentaux qui est résorbée au début de la décennie 1960.

Enfin la dernière partie est celle de la stratégie indirecte et ses différents types de manœuvre, notamment dans le cas de la guerre révolutionnaire (on vise la lassitude de l’adversaire) ou de la manœuvre de l’artichaut (action brusquée devant déboucher en 48h sur le fait accompli, avant de recommencer quelques temps plus tard ). Quelques idées pour parer ses manœuvres complètent ce livre de 180 pages de texte, avant une note finale assez anti-hégelienne promouvant la prééminence des idées.

C’est court, concis et bien construit. Malgré l’expérience personnelle et tout ce qu’il a pu apprendre, le livre ne va pas très profondément dans les exemples. Au contraire, on est le plus souvent dans des allusions et des demi-mots (p. 122 par exemple). Fraîchement retraité, A. Beaufre n’a, semble-t-il, pas forcément envie de se fâcher avec d’anciens collègues ou de mettre en difficulté le gouvernement français. Il en sort quelques chose d’assez intemporel, qui réussit pleinement à illustrer l’idée de réflexion plus que de dégagement de règles immuables. Cette intemporalité s’efface un peu quand A. Beaufre déclare plusieurs fois sa foi dans les avancées futures de la sociologie (p. 71). Il pourrait avoir été déçu quelques années plus tard … De même « la cohérence des totalitarismes » (p. 23) est à interroger, mais il est dans le vrai quand il dit (en 1963 donc, p. 152) que l’URSS est le dernier empire colonial existant. Tout rapprochement avec une situation autre … A part il faut mettre la stratégie atomique, qui sera explorée avec bien plus de profondeur dans d’autres œuvres du général, mais dont une maxime reste : avec l’arme atomique , c’est la mort de la grande guerre et de la vraie paix (p. 143).

(sur la « guerre hybride », tout est déjà là en 1963 … 7,5)

Alamut (Laibach)

Symphonie historique en neuf mouvements, composée par Luka Jamnik, Idin Samimi Mofakham et Nima Atrkar Rowshan et créé en septembre 2023.

Culte de la personnalité.

Inspiré par le roman de V. Bartol, le groupe de musique électronique slovène Laibach propose en 2023 sa vision d’Alamut dans une production qui rassemble le groupe, l’orchestre symphonique de la radio-télévison slovène, le Human Voice Ensemble (de Téhéran), le Gallina Vocal Group, AccordiOna Disharmonic Cohort et le tout dirigé par Navid Gohari. Ce qui fait beaucoup de monde sur scène.

Pour ce nouveau projet (pas encore joué à Téhéran mais c’est le but), il ne fallait pas être venu pour la mélodie, une denrée rare dans cette symphonie alternant les nappes de son et les blasts avec un travail sur la modularité et la spatialisation tant des sons électroniques que des instruments de l’orchestre (et des accordéons de Chtulhu!). Un grand contraste est créé entre la musique et les parties chantées en persan de Human Voice Ensemble (qui achève l’oeuvre a capella), plus le chant guttural caractéristique de M. Fras (Laibach). La symphonie, longue de 1h40, est accompagnée par une projection vidéo de tout premier ordre (comme toujours avec Laibach), où les motifs d’architecture ordonnée et de désagrégation/délitement progressif jouent des rôles centraux. La vidéo souligne aussi la diversité des langues utilisées dans l’œuvre. Avoir une connaissance de l’oeuvre-source (fidèlement suivie, y compris dans son nihilisme final mâtiné d’optimisme) est un avantage conséquent pour suivre le propos et les citations.

Les moments dérangeants, voire douloureux du milieu (la guerre, avec sa recomposition d’un Guernica yougoslave présenté semble-t-il au concert du Musée Reina Sofia en 2017) le disputent à la plénitude astrale la seconde méditation, presque épiphanesque, après être passé par la lenteur et la fureur du rêve sous psychotrope. Quelques éléments se rapprochant de ce qui avait été fait avec Olaf Trygvasson de E. Grieg nous auraient fait plaisir aussi …

(à nouveau une réflexion sur le pouvoir chez Laibach qui embarque le spectateur …8)

The Road to Unfreedom

Russia, Europe, America
Essai d’histoire du temps présent par Timothy Snyder. Existe en francais sous le titre La route pour la servitude : Russie – Europe – Amérique

Toutes les routes mènent à la troisième Rome ?

It makes a difference whether young people go to the streets to defend a future or arrive in tanks to suppress one. (p. 155)

The simplest way to make others weaker is to make them more like Russia. (p. 252)

L’œuvre de T. Snyder comprend deux versants. Le premier est historique, centré sur les années 1920 à 1950 en Europe centrale et orientale. Le second a pour objet le XXIe siècle politique, avec une zone géographique étendue à l’Europe occidentale et aux Etats-Unis. Ce livre fait partie de la seconde catégorie (qui a l’avantage de ne pas parler constamment de meurtres de masse).

Le plan du livre est d’une grande intelligence. L’introduction démarre avec l’année 2010 à Vienne, au moment de la naissance du fils de l’auteur, la veille du jour du crash de l’avion du président polonais à Smolensk. A ce moment là, comme déjà l’auteur se le disait avec son ami Toni Judt dans leur livre commun en 2009, le capitalisme semblait inaltérable et la démocratie inévitable. Mais les années 2010 allait remettre très sérieusement cette idée en cause. Le premier chapitre, intitulé « individualisme et totalitarianisme (2011) », raconte la découverte par les sphères gouvernementales russes d’Ivan Iline, un fasciste russe expulsé d’URSS et mort dans les années 1950 en Suisse. Adepte d’une sorte de fascisme chrétien (mais rejetant Dieu p. 21 …), il veut préparer la fin du bolchevisme mais pas pour faire de la Russie (éternelle, virginale et toujours victime de l’Ouest), une démocratie faiblichonne mais bien pour qu’elle sauve le monde sous la conduite d’un rédempteur infaillible qui apparaîtrait d’un coup d’un seul.

Le deuxième chapitre nous fait avancer d’une année, pour une analyse du tournant que fut 2012 en Russie, avec l’alternative du titre : succession ou échec. En 2012, après un mandat en tant que président, Medevedev rend sa place à Poutine. Quelques milliers de Russes manifestent contre la fraude électorale manifeste (qualifiés de déviants par le Kremlin p. 51-52) et Poutine fait passer la Russie dans la situation où il n’y a plus de principe de succession à la tête de l’État : lui pour l’éternité. Et comme l’on ne veut plus vraiment parler de l’avenir (tout tracé), on regarde en Russie vers le passé, en particulier 39-45. Enfin non, justement pas 39-45 avec le pacte et l’invasion de la Pologne, mais plutôt 41-45. Retrouver l’empire perdu en 1991 …

Le chapitre suivant nous porte donc en 2013, quand se pose en Ukraine la question d’un rapprochement avec l’Union Européenne, cet ensemble intégré d’anciens empires, auquel Poutine ne voulait plus adhérer en 2010 mais qu’il souhaitait agréger à la Russie (p. 80). Le projet russe concurrent, c’est l’Union eurasiatique (une idée déjà vieille de plusieurs décennies, née en URSS). Et comme l’Union Europénne et les Etats-Unis sont maintenant perçus comme des dangers, il faut agir contre eux dans le champ informationnel (RT) et en finançant des partis donc le succès pourrait servir.

Comme l’on pouvait s’y attendre, 2014 voit l’Ukraine occuper une bonne partie du chapitre. L’auteur a été très proche des manifestations de Maidan. L’accord avec l’Union Europénne n’étant pas signé, des semaines de manifestations et de répression sanglante se concluent par la fuite du président ukrainien Yanoukovitch mais aussi par l’invasion de la Crimée par le Russie, suivi de la fausse guerre civile au Donbass en 2015. Il fallait neutraliser ce mauvais exemple de changement et d’indépendance aux portes de la Russie.

Mais les opérations russes dans le champ informationnel ne se sont pas limitées à l’Europe. Un conseiller de Yanoukovitch, qui avait emporté avec lui ses techniques depuis les Etats-Unis y retourne pour des mettre au service de Trump en 2015. D’un oligarque à l’autre ajoute même T. Snyder, de manière un peu forcée (p. 123). Y voyant un intérêt et connaissant le personnage depuis de nombreuses années, les services russes vont donner quelques coups de pouce à celui qui est in fine le candidat républicain à la Maison Blanche. En plus de fonds, la divulgation de courriels dérobés aux démocrates et la diffusion de rumeurs auprès d’un public sélectionné (dans un pays où le niveau des inégalités se rapproche dangereusement du niveau russe) font aussi partie de l’arsenal déployé.

Toujours plaisant à lire, parfois même légèrement amusant, l’auteur réussit à montrer le changement qui a affecté la Russie en six années (même si certains signes avant-coureurs pouvaient déjà se voir en 2006) en replaçant les évènement dans une trame politique de l’inévitabilité (fukuyamaoïde) / politique de l’éternité mais aussi en prenant en compte l’état de la société étatsunienne (drogues, inégalités reparties à la hausse dans les années 1990, réduction des possibilités de voter dans certaines régions etc.) et le besoin des médias en amusement livré à échéances régulières. Si certains passages sont absolument brillants (dont bien sûr ce qui se passe dans sa zone d’intérêt premier, mais aussi sur le schizofascisme p. 150), il est des affirmations simplistes quand on est plus dans une thématique d’Europe occidentale. La grande passion et les grands espoirs que nourrit l’auteur pour l’Union Européenne peuvent lui faire perdre de vue qu’il peut exister d’autres raisons à des politiques que ceux qu’il nomme (les motifs allemands à rejoindre la CECA p. 72-73 par exemple). Pareil pour l’enrichissement des nations européennes via les colonies (p. 75) ou dans son analyse du positionnement politique du Front National en France.

Un regard désespérant sur la stase russe alimentée par un fascisme mystique, sans porte de sortie visible. Et encore, le livre s’arrête en 2016 …

(Yanoukovitch est le premier président à chercher refuge dans le pays qui envahit le sien …7,5)

Afghanistan : Autopsie d’un désastre

2001-2021 Quelles leçons pour le Sahel ?
Essai historique de l’action militaro-humanitaire en Afghanistan par Serge Michailof.

Sobre et direct.

En 2021, les Etats-Unis et les derniers membres de l’OTAN encore présents militairement dans le pays pliaient les gaules. Suite à un accord à Doha en 2020, les Talibans reprennent les rênes du pays presque vingt ans après avoir été chassés du pouvoir. Un échec monumental au vu des milliards qu’ont coûté les opérations militaire sur place après le 11-Septembre, l’accompagnement humanitaire et technique et les milliers de morts et de blessés de toutes parts. Le signal donné était détestable, avec des répercussions géopolitiques dans le monde entier, mais surtout un effondrement de l’économie afghane qui était sous perfusion, un nouvel exode, des populations prises au piège et des Talibans incapables de nourrir convenablement une population de 40 millions d’habitants et une capitale réceptacle d’un exode rural massif depuis 2001.

Pour S. Michailof, ce retentissant échec est le fruit de très nombreuses décisions, tant dans le pays qu’ailleurs en Asie ou aux Etats-Unis. L’auteur est bien placé pour en faire l’analyse, ayant occupé les fonctions de directeur des opérations à l’Agence Française du Développement et été l’un des directeurs de la Banque mondiale. L’objectif étant, comme un leitmotiv tout au long de ce livre de 190 pages, de ne pas refaire les mêmes erreurs au Sahel. C’était avant les développements au Mali et au Niger …

Passé une petite introduction (qui mentionne notamment le grand nombre de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail en Afghanistan et que l’économie ne peut absorber), S. Michailof porte d’abord son regard sur la possibilité d’éviter la guerre en 2001. Sa conclusion est sans appel et se conclut par la négative, entre opinion publique étatsunienne chauffée à blanc qui a tout précipité (à cause du climat) et empêché une négociation et les déclarations diverses sur les objectifs de l’intervention. La conduite de la guerre a ensuite grandement été hypothéquée, entre autres, par la guerre en Irak (prioritaire et qui a drainé les ressources), par l’incompréhension des Talibans, une coordination des troupes confinant à la voltige (deux opérations distinctes, des armées otaniennes avec de nombreux caveats, la rivalité Army/Marines etc.), l’absence de stratégie de sortie et un désintérêt profond dans les premières années pour l’administration de l’Afghanistan, alors qu’il était encore possible de sécuriser le pays. Mais le point le plus important reste le double-jeu pakistanais et ceci dès le début : les Talibans sont leurs créatures. Ils en ont besoin et les protègent donc, en plus de les ravitailler. Les lignes logistiques étatsuniennes passant par le Pakistan, il ne fallait donc pas trop les chatouiller en retour.

Sur place règne la corruption généralisée et s’il n’a jamais été question de « Nation Building », le « State Building » a été très compliqué (p. 82). La police n’a jamais été assainie, la justice jamais réformée, l’armée une illusion en grande partie. La sélection des cadres, hors exceptions, n’a jamais pu se départir du clanisme, du népotisme et des « commandants » locaux. Quand on peut acheter au président un poste de gouverneur de province pour 100 000 dollars alors que le salaire dudit poste est de quelques centaines, c’est qu’il y a moyen de toucher des à-côtés (p. 92) … Le président Karzaï justement, avec toute sa famille, étant une partie du problème.

Le quatrième chapitre se tourne vers l’aide internationale, que l’auteur voit comme faisant partie du problème mais pas comme la première cause de l’échec. Il y en premier lieu un oubli des espaces ruraux, surtout quand le niveau de sécurité permettait d’y travailler. Mais la coordination de l’aide devait se débattre entre volonté de ne pas alimenter la corruption locale et inattention aux besoins locaux, avec des projets trop esseulés. Construire une école c’est visible et rapide, mais s’il n’y a pas de maître (p. 132-134)… L’aide a aussi déréglé le marché du travail afghan en profondeur. Pourquoi travailler dans l’administration locale si des ONG paient cinq fois mieux ? De plus les Afghans qui sont revenus au pays pour l’aider ont été surtout vus par les locaux comme des gêneurs, pas insérés dans les réseaux claniques mais comprenant le système et ont souvent été démotivés et placardisés.

Puis S. Michailof revient plus en détail sur la corruption endémique, où les rares tentatives de contrôle se heurtent aux têtes de réseaux qui se trouvent justement au sommet de l’État afghan. Lutter contre le trafic d’opium quand la famille du président en a fait son activité, et qu’en plus ces derniers sont les obligés de la CIA, même le général Petraeus a renoncé. Le livre s’achève sur douze leçons que dégage l’auteur pour le Sahel. En premier lieu, il s’agit de savoir repartir, de ne pas réformer les forces de sécurité locales en voulant en faire des clones des forces occidentales, de négocier si cela est possible, et de se concentrer sur l’aide au secteur régalien. Mais pour cela, il faut que le gouvernement local le veuille bien, et là …

L’auteur est indéniablement un réaliste. En Afghanistan comme au Sahel, il est de l’avis que seul un pays comme la Belgique peut se gérer sans gouvernement pendant des mois et qu’il ne sert à rien de prétendre que les ethnies ne sont rien et que les pays souhaitent en premier lieu la démocratie (et en cela il rejoint B. Lugan p. 105). Les conseils/leçons sont indéniablement de bon sens mais politiquement pas toujours faciles à mettre en œuvre, entre la volonté d’aider de la puissance intervenante, les opinions publiques (parfois travaillées par des opérations d’influences de tiers …), la volonté de ne pas dire à l’adversaire d’attendre juste que les forces armées soient reparties ou, en premier lieu, l’absence de volonté des gouvernements ayant appelé à l’aide de régler le problème.

D’une lecture aisée, avec quelques notes infrapaginales mais sans bibliographie, ce livre demande néanmoins au lecteur quelques bases sur ce que sont les Talibans. Il est un excellent résumé, bien que peut-être trop court, des vingt ans de guerre en Afghanistan au XXIe siècle, d’un praticien à destination d’autres praticiens.

(comme en Irak, toujours cette méconnaissance des usages locaux qui rend tout plus difficile … 7,5)