Le mythe du grand silence

Auschwitz, les Français, la mémoire
Essai d’histoire culturelle de François Azouvi.

Découvrir ce que l’on sait déjà, le retour.

Jamais l’Histoire n’avait tant ressemblé à l’Ancien Testament ! Albert Béguin, le 24 août 1945 dans Témoignage Chrétien, cité p. 54

Nous avons, il semble, pris la trilogie par le milieu en lisant Français, on ne vous a rien caché. La Résistance, Vichy, notre mémoire de F. Azouvi. Si rien ne manquait à la lecture de ce livre pour permettre sa compréhension, l’auteur avait changé d’avis sur le « Syndrome de Vichy » après l’écriture du Mythe du Grand Silence. Il reste que les deux sujets ne sont pas liés que chronologiquement, ils sont aussi liés dans la manière dont ils sont perçus à partir des années 1970 : la « découverte » de ce qui était connu de quasi tous mais où ces mêmes personnes veulent se persuader que c’est un scandale nouveau. Ce nouveau paradigme, français et occidental, qui voit la victime supplanter le héros entre 1945 et les années 1970, se met en place de manière très progressive et, bien sûr, avec de multiples facteurs.

F. Azouvi commence donc son analyse en 1944 avec la manière dont l’opinion publique apprend de manière libre, avec la reparution des journaux, la génocide des Juifs. Entre l’été 1944 et le début de l’année 1945, de nombreux articles parlent du sujet dans des journaux tant nationaux que locaux, confessionnels ou militants. Les déportés font clairement partie des « catégories d’absents » (W. d’Ormesson cité p. 25) et les photos de charnier ne sont pas absentes. Assez rapidement, une production littéraire apparaît, basée sur ce qui est su à la fin de la guerre. La souffrance spécifique des Juifs est donc connue des Français, mais elle prend place au sein d’un paysage de résistants fusillés et déportés et de victimes des combats. Il y a la volonté chez certains auteurs (y compris le grand rabbin de France p. 69) d’héroïser le déporté juif pour le placer au même niveau que le résistant déporté pour ses actes et pas pour ce qu’il est. Cette approche « franco-judaïque », être victime parce que Français, est aussi une manière de ne pas donner rétrospectivement raison aux Nazis (p. 41). D’autres enfin, plutôt catholiques, tentent de christologiser les victimes de l’Holocauste (le terme qui justement marque cette « annexion » chrétienne). Au sortir de la guerre, les élites intellectuelles françaises ne peuvent ignorer le sort des Juifs français et européens, un événement qui intègre les manuels scolaires dès la fin des années 40 (p. 64).

Le second chapitre explore l’entrée du génocide dans le monde de la fiction, tant romanesque que filmée. Les témoignages, nombreux dans les années 40, se raréfient dans les années 1950. De nombreux romans paraissent en France, essayant de rendre l’expérience concentrationnaire, vécue ou nom. Le Prix Goncourt récompense des romans qui abordent le génocide de près ou de loin en 1953, 1955, 1956, 1957 et 1959 (p. 121) ! Déjà en 1952 était publié un roman se plaçant du côté du bourreau avec Robert Merle: La mort est mon métier. Paru en 1950, le Journal d’Anne Frank est adapté au théâtre en 1957 et au cinéma en 1960. Les chiffres de vente du livre sont très important. Dès décembre 1945, le cinéma s’empare du sujet et une étape de plus est franchie en 1948, quand sort le film polonais La Dernière Etape, filmé à Auschwitz même. La décennie 1950 ne voit pas cette production s’assécher, tout comme la suivante.

La seconde partie du livre est consacrée par F. Azouvi à la place du génocide dans l’espace public. Au début des années 60 , deux évènements occupent l’espace public : le procès d’A. Eichmann à Jérusalem en 1961 (un consensus) et le succès polémique de la pièce de théâtre Le Vicaire (de R. Hochhuth) à partir de 1963. Le scandale du Vicaire, qui attaque frontalement Pie XII et son action durant la Deuxième Guerre Mondiale, prend justement place pendant le Concile Vatican II, moment de redéfinition des liens entre le catholicisme et le judaïsme. En fin de processus (en 1965), l’accusation de déicide à l’encontre des Juifs est retiré du Canon et disparaît de la liturgie pascale. Le lien entre le projet de réforme et le génocide est clairement fait par le cardinal Béa en 1963 (p. 196). En 1963 aussi, en même temps que sous l’influence de H. Arendt se trouve interrogée la « passivité » et la « collaboration »des Juifs, le génocide se trouve une métonymie : Auschwitz (p. 209).

Enfin, dans une dernière partie, F. Azouvi détaille à partir des années 1970 le changement de pied gouvernemental vis à vis du génocide, en même temps que s’impose la thèse du refoulé psychanalytique (p. 377, en France comme aux Etats-Unis) et que le génocide perd son horizon d’universalité (p. 329). En 1972 est révélé que le président Pompidou (en total décalage avec l’opinion publique p. 296) a gracié Paul Touvier, ancien milicien, en même temps qu’il demandait l’extradition de Klaus Barbie (ancien chef de la Gestapo à Lyon) à la Bolivie. Ce changement de pied se matérialise dans une politique judiciaire, bien dynamisée (souvent contre son gré) par S. Wiesenthal et les époux Klarsfeld. Le « consensus antitotalitaire » est fort, il y a une demande de compte générationnelle (pour qui sont-ils morts ? Pour Dieu, la France, rien ? p. 220), mais la libéralisation des médias permet aussi l’arrivée à lumière non seulement du révisionnisme mais aussi du négationnisme (p.317).

En 1987 a enfin lieu le procès Barbie. Celui qui a torturé J. Moulin est jugé pour la déportation des enfants d’Izieux. Pour l’auteur c’est la fin d’un processus de reconnaissance et de mémorisation du génocide en France (p. 382). L’Église catholique a fait acte de repentance en 1986, la même année où le maire de Paris J. Chrirac parle déjà de la responsabilité de la France au Vél d’Hiv’, annonçant le discours de 1995. En 1989, une plainte est déposée contre René Bousquet (ancien secrétaire général de la police de Vichy), un intime du président F. Mitterrand, que ce dernier ne peut plus protéger.

L’épilogue, enfin, aborde le devoir de mémoire et ses difficultés (Ricoeur et Todorov, Auschwitz comme tentation d’innocence p. 333) mais aussi l’attraction victimaire, chez les descendants ou d’autres groupes, mais également suscitant la mythomanie (fausse confession parue en 1995, p. 400).

Ouvrage très dense, documenté de manière très large, ce livre bénéficie en plus de l’usage d’une langue claire et légère. Ne s’interdisant pas des structures de chapitres complexes, il se lit avec un grand plaisir de lecture qui touche quand même à la dévoration. Mais sans se départir de sa scientificité, l’auteur laisse paraître un agacement face au phénomène de redécouverte, alors qu’à tout moment les informations sont là, distillées d’une infinie de façons, pour qui les cherche et enseignées de manière très précoce. Il y a bien sûr certains faits saillants, que nous ne pouvons tous citer ici, qui montrent que la réinvention de l’eau tiède est assez répandue. En 1947 par exemple est publié le premier livre consacré à la Résistance juive, distinguant ainsi héros et victimes, dans une claire échelle de valeurs (p. 69). Mais aussi qu’en 1953 est construit le premier monument commémoratif à Paris, avant Yad Vashem à Jérusalem. Un livre d’histoire des mentalités comme il y en a peu, un indispensable pour ceux qui veulent interroger les liens entre Histoire et Mémoire.

(les années 1970, c’est la mémoire chacun chez soi p. 329 … 8,5)

Das Rätsel der Schamanin

Eine archäologische Reise zu unseren Anfängen
Essai d’archéologie mésolithique par Harald Meller et Kai Michel.

Un mystére bien moins épais.

En 1934, à Bad Dürrenberg sur un plateau qui surplombe la rivière Saale (de nos jours dans le Land de Saxe-Anhalt), des travaux ont lieu dans un parc en vue d’une exposition horticole. Une tombe préhistorique est découverte et en un après-midi, cette dernière est fouillée. Les spécialistes locaux et nationaux s’entendent pour voir son occupant comme un homme ayant vécu vers 7000 av. J.-C. avec des fonctions sacrées. Les Nazis sont contents, on a un aryen, ancêtre direct (non chrétien) des Allemands du XXe siècle. Et on stocke les os et les très nombreux artefacts retrouvés dans un magasin et le cas n’intéresse plus grand monde. Problème : l’occupant de la plus riche tombe préhistorique retrouvée en Allemagne est une femme, qui plus est enterrée avec un enfant en bas âge que les fouilleurs nazis ont très vite évacué. Une femme chamane donc ? Comment les deux auteurs en arrivent à cette conclusion ? Grâce aux avancées de l’archéogénétique, à un regard critique sur l’ethnologie, à l’ostéologie et à la possibilité de fouiller à nouveau la tombe en 2019 à l’occasion de nouveaux travaux dans le parc. Il en ressort des choses étonnantes, rassemblées dans un livre comptant 340 pages de textes, des illustrations dans le texte et deux cahiers d’illustrations quadrichromes.

Le Mésolithique, c’est une sorte de transition (sur des milliers d’années tout de même). Avec la fin de la dernière glaciation (dite de Würm), la toundra recule en Europe centrale et se transforme en gigantesque espace arboré. Les groupes humains qui se déplaçaient sur des grands distances pour chasser de grands animaux le font beaucoup moins, ils se territorialisent et leurs réseaux de connaissances se réduisent. Les moyens de la chasse changent eux aussi, pour s’adapter à l’environnement. Il y a donc un début de sédentarisation (invention du cimetière p. 266), qui, sans téléologie, va déboucher sur l’agriculture (mais pas avant 4000 a.C.). Mais les habitants de l’Europe centrale restent des chasseurs-cueilleurs, à des mondes du mode de vie des pasteurs nomades que l’on peut encore voir aux abords du cercle polaire. La chamane de Bad Dürrenberg vit dans ce monde mais y occupe une position qui n’est pas celle du commun. Ses os montrent une activité physique beaucoup plus réduite que ses contemporains et sa tombe décrit, selon les auteurs, une spécialisation professionnelle qui n’a pas cours au paléolithique. Ses incisives supérieures, signe supplémentaire, ont été rabotées (intentionnellement ou suite à une pratique répétée non identifiée), que les auteurs voient comme un signe de crédibilisation professionnelle, laissent la pulpe dentaire à vif. Mais cela ne conduit pas à une inflammation maxillaire généralisée, sans doute parce que la chamane peut calmer la douleur et empêcher (par différents moyens) les infections. Si l’on ne peut pas dire avec certitude que la chamane use de percussions dans son activité (de toutes façons pas une composante obligatoire du chamanisme), elle est néanmoins sujette à des pertes de connaissances ou des éblouissements à cause d’une malformation cervicale qui peut, quand elle incline la tête en arrière, agir sur le flux sanguin irrigant le cerveau. Comme pour les dents, ce n’est pas la cause de la mort, survenue entre 40 et 45 ans, soit un âge très honorable pour l’époque.

La question du chamanisme est centrale dans ce livre (elle occupe de nombreux chapitres) et si les auteurs semblent se contredire en répétant que des découvreurs ont attribué avec grande libéralité la qualité de chamane à de nombreuses sépultures, leur attribution repose sur des bases solides, avec des renseignements dont les archéologues d’il y a encore dix ans ne pouvaient même pas rêver. Mais à la base il y a les restes ostéologiques et la grande diversité et qualité du matériel retrouvé. Une fois la tombe rouverte (la chamane et l’enfant reposent dans une sorte de panier, au fond d’un rectangle badigeonné d’ocre et recouvert de terre blanche formant un octogone en surface) et ses abords inspectés (deux masques de cerf, postérieurs de six à huit siècles, retrouvés à un mètre), la fouille a eu lieu pendant six mois dans les locaux du service archéologique régional après avoir extrait la tombe « en bloc ». Puis scanner à haute résolution, analyse génétique etc. Les analyses génétiques ne montrent pas de prédispositions génétiques aux maladies mentales et établissent que l’enfant n’est pas le fils de la chamane mais qu’ils ont un ancêtre commun, qui se trouve être l’arrière grand-père ou l’arrière-grand-mère de l’adulte (extrêmement improbable qu’il ait été sacrifié, p. 295).

Comme on vient de le voir, la génétique appliquée à l’archéologie ne se limite pas aux grands groupes. Les techniques plus traditionnelles de l’archéologie ne sont pas pour autant délaissées (les lames de silex différentes permettent d’évaluer la présence de 200 personnes à l’inhumation, pas tous des locaux p. 293). Les auteurs usent par contre assez souvent d’un militantisme de portes ouvertes (ah le méchant patriarcat …) et leurs germanité leur fait dire des choses inexactes sur les « prépenseurs de la destruction »  (p. 62) en confondant théorie raciale et Solution Finale ou en simplifiant outrageusement un choix entre unité européenne et guerre d’anéantissement (p. 65). Leurs critiques sur la vision occidentale du chamanisme jusque dans les années 1970 ne sont pas non plus sans fondement, mais elles tangentent l’anachronisme ou la technique de l’homme de paille sans pour autant souligner le goût plutôt européen pour la découverte (les chrétiens, les seuls intolérants p. 136). Et comme il a été le fait le choix de se passer de notes, il est difficile au lecteur de contrôler certaines affirmations et la très courte bibliographie finale n’aidera pas beaucoup. Les statistiques avec un contingent de 33 cas sont aussi un peu tirées par les cheveux (p. 204). Quant à cette invasion d’anglicismes, ils n’apportent rien mais montrent seulement l’appauvrissement de l’allemand scientifique …

Mais la question du chamanisme, y compris dans sa problématique contemporaine, est abordée avec beaucoup d’intérêt (les huit critères du chamanisme p. 140-143), même si ce qui pourrait, pour les auteurs, ressembler à un retour à une religion « naturelle » par de nombreuses personnes (ils n’en sont pas les avocats néanmoins p. 326) contredit ce qu’ils affirment aussi par ailleurs concernant la disparition des traditions chamaniques sous les coups de boutoir des différents pouvoirs russes et soviétiques. Il y a beaucoup de simplismes dans les passages sur l’histoire des religions et la déchristianisation. Un éventuel matriarcat paléolithique voir son sort réglé brutalement mais avec humour en faisant une comparaison avec le culte marial et la hiérarchie catholique (p. 248) et l’influence idéologique est bien démontrée dans le cas des fouilles de tombes dites de chamanes par les Soviétiques. Le chamane, c’est le koulak.

Si la toute fin du livre s’aventure du côté de la fiction, il envoie un dernier trait en évoquant une possible fréquentation du site sur vingt générations avec l’ensevelissement des deux masques de cerfs à un mètre de la tombe, tournés vers cette dernière. Entre 600 et 800 ans plus tard …

(le premier livre d’archéologie que nous lisons qui cite du Harry Potter …7,5)

Afghanistan : Autopsie d’un désastre

2001-2021 Quelles leçons pour le Sahel ?
Essai historique de l’action militaro-humanitaire en Afghanistan par Serge Michailof.

Sobre et direct.

En 2021, les Etats-Unis et les derniers membres de l’OTAN encore présents militairement dans le pays pliaient les gaules. Suite à un accord à Doha en 2020, les Talibans reprennent les rênes du pays presque vingt ans après avoir été chassés du pouvoir. Un échec monumental au vu des milliards qu’ont coûté les opérations militaire sur place après le 11-Septembre, l’accompagnement humanitaire et technique et les milliers de morts et de blessés de toutes parts. Le signal donné était détestable, avec des répercussions géopolitiques dans le monde entier, mais surtout un effondrement de l’économie afghane qui était sous perfusion, un nouvel exode, des populations prises au piège et des Talibans incapables de nourrir convenablement une population de 40 millions d’habitants et une capitale réceptacle d’un exode rural massif depuis 2001.

Pour S. Michailof, ce retentissant échec est le fruit de très nombreuses décisions, tant dans le pays qu’ailleurs en Asie ou aux Etats-Unis. L’auteur est bien placé pour en faire l’analyse, ayant occupé les fonctions de directeur des opérations à l’Agence Française du Développement et été l’un des directeurs de la Banque mondiale. L’objectif étant, comme un leitmotiv tout au long de ce livre de 190 pages, de ne pas refaire les mêmes erreurs au Sahel. C’était avant les développements au Mali et au Niger …

Passé une petite introduction (qui mentionne notamment le grand nombre de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail en Afghanistan et que l’économie ne peut absorber), S. Michailof porte d’abord son regard sur la possibilité d’éviter la guerre en 2001. Sa conclusion est sans appel et se conclut par la négative, entre opinion publique étatsunienne chauffée à blanc qui a tout précipité (à cause du climat) et empêché une négociation et les déclarations diverses sur les objectifs de l’intervention. La conduite de la guerre a ensuite grandement été hypothéquée, entre autres, par la guerre en Irak (prioritaire et qui a drainé les ressources), par l’incompréhension des Talibans, une coordination des troupes confinant à la voltige (deux opérations distinctes, des armées otaniennes avec de nombreux caveats, la rivalité Army/Marines etc.), l’absence de stratégie de sortie et un désintérêt profond dans les premières années pour l’administration de l’Afghanistan, alors qu’il était encore possible de sécuriser le pays. Mais le point le plus important reste le double-jeu pakistanais et ceci dès le début : les Talibans sont leurs créatures. Ils en ont besoin et les protègent donc, en plus de les ravitailler. Les lignes logistiques étatsuniennes passant par le Pakistan, il ne fallait donc pas trop les chatouiller en retour.

Sur place règne la corruption généralisée et s’il n’a jamais été question de « Nation Building », le « State Building » a été très compliqué (p. 82). La police n’a jamais été assainie, la justice jamais réformée, l’armée une illusion en grande partie. La sélection des cadres, hors exceptions, n’a jamais pu se départir du clanisme, du népotisme et des « commandants » locaux. Quand on peut acheter au président un poste de gouverneur de province pour 100 000 dollars alors que le salaire dudit poste est de quelques centaines, c’est qu’il y a moyen de toucher des à-côtés (p. 92) … Le président Karzaï justement, avec toute sa famille, étant une partie du problème.

Le quatrième chapitre se tourne vers l’aide internationale, que l’auteur voit comme faisant partie du problème mais pas comme la première cause de l’échec. Il y en premier lieu un oubli des espaces ruraux, surtout quand le niveau de sécurité permettait d’y travailler. Mais la coordination de l’aide devait se débattre entre volonté de ne pas alimenter la corruption locale et inattention aux besoins locaux, avec des projets trop esseulés. Construire une école c’est visible et rapide, mais s’il n’y a pas de maître (p. 132-134)… L’aide a aussi déréglé le marché du travail afghan en profondeur. Pourquoi travailler dans l’administration locale si des ONG paient cinq fois mieux ? De plus les Afghans qui sont revenus au pays pour l’aider ont été surtout vus par les locaux comme des gêneurs, pas insérés dans les réseaux claniques mais comprenant le système et ont souvent été démotivés et placardisés.

Puis S. Michailof revient plus en détail sur la corruption endémique, où les rares tentatives de contrôle se heurtent aux têtes de réseaux qui se trouvent justement au sommet de l’État afghan. Lutter contre le trafic d’opium quand la famille du président en a fait son activité, et qu’en plus ces derniers sont les obligés de la CIA, même le général Petraeus a renoncé. Le livre s’achève sur douze leçons que dégage l’auteur pour le Sahel. En premier lieu, il s’agit de savoir repartir, de ne pas réformer les forces de sécurité locales en voulant en faire des clones des forces occidentales, de négocier si cela est possible, et de se concentrer sur l’aide au secteur régalien. Mais pour cela, il faut que le gouvernement local le veuille bien, et là …

L’auteur est indéniablement un réaliste. En Afghanistan comme au Sahel, il est de l’avis que seul un pays comme la Belgique peut se gérer sans gouvernement pendant des mois et qu’il ne sert à rien de prétendre que les ethnies ne sont rien et que les pays souhaitent en premier lieu la démocratie (et en cela il rejoint B. Lugan p. 105). Les conseils/leçons sont indéniablement de bon sens mais politiquement pas toujours faciles à mettre en œuvre, entre la volonté d’aider de la puissance intervenante, les opinions publiques (parfois travaillées par des opérations d’influences de tiers …), la volonté de ne pas dire à l’adversaire d’attendre juste que les forces armées soient reparties ou, en premier lieu, l’absence de volonté des gouvernements ayant appelé à l’aide de régler le problème.

D’une lecture aisée, avec quelques notes infrapaginales mais sans bibliographie, ce livre demande néanmoins au lecteur quelques bases sur ce que sont les Talibans. Il est un excellent résumé, bien que peut-être trop court, des vingt ans de guerre en Afghanistan au XXIe siècle, d’un praticien à destination d’autres praticiens.

(comme en Irak, toujours cette méconnaissance des usages locaux qui rend tout plus difficile … 7,5)

Dune

Exploration scientifique et culturelle d’une planète-univers
Recueil d’articles sur une approche scientifico-culturelle du cycle de Dune, sous la direction de Roland Lehoucq.

Ce poignard est une insulte québecoise.

La sortie d’une nouvelle adaptation filmée du roman de F. Herbert a bien entendu fait éclore de nombreux projets éditoriaux, comme nous avons déjà pu le voir plus haut dans ces lignes avec le Mook. Et ce livre a justement beaucoup à voir avec ce dernier (paru après lui). Déjà (au-delà des thèmes analogues) des dix auteurs présents ici, cinq ont contribué aussi au Mook. Mais surtout, les articles de ces mêmes cinq auteurs semblent être les versions longues de ce qu’ils ont écrit dans le Mook. Certains passages sont mêmes identiques. Il y a donc clairement des chevauchements, mais cela n’entame en rien l’intérêt de ce livre qui offre des points de vue et des informations qu’il ne nous semble pas avoir lus ailleurs.

Comme Dune est un cycle prenant place principalement sur la planète Arrakis, c’est avec l’astrophysique que le tour d’horizon commence. Avec les indications données par F. Herbert, il est possible d’estimer quelles devraient être les relations des principales planètes avec leur étoile, les conditions au sol et les possibilités d’existence de tels corps célestes. Qui dit planètes dit aussi distances à parcourir, la solidité de l’Empire reposant en premier lieu sur des temps de voyages très réduits. L’on passe ainsi naturellement à la question très épineuse du voyage spatial à très grandes distances, que F. Herbert a résolu en faisant contracter l’espace aux Navigateurs de la Guilde.

Le lecteur est ensuite amené sur la surface d’Arrakis pour d’abord parler biologie (et F. Herbert semble très au fait des derniers développements des années 1960, p. 63), c’est-à-dire du Ver et de son rapport à la planète, puis ensuite de l’épice en s’interrogeant sur ses caractéristiques et sa composition probable. Peut-être est-elle, dans une certaine mesure, reproductible sur Terre ?

La question de l’énergie est-elle aussi divisée en deux articles. Le premier aborde la question de manière générale en la passant au tamis du trilemme sécurité/équité/durabilité puis l’on passe à un cas plus pratique avec le distille, concentré de recyclage circulaire mais qui nécessite lui-aussi une source d’énergie. Produit purement local, il permet aussi dans un article très théorique qui lui fait suite de s’interroger comment est pensée l’innovation sur la planète désertique.

 Après l’environnement et la technologie qui en est la conséquence, le lecteur est ensuite envoyé vers les habitants d’Arrakis. Il est d’abord considéré l’exotisme de la planète (et de l’univers lui-même, sa capacité d’émerveillement) au travers du langage puis ce sont les femmes du Bene Gesserit vues en tant que cyborgs qui sont mises en lumière (un article fort stimulant, cependant trop politique et limité au premier roman). Reprenant de l’altitude, le livre passe dans l’article suivant à la géopolitique de l’Imperium et quitte à ce moment-là le monde physique pour le monde des idées et dans un premier temps la question des religions dans le monde de Dune et les syncrétismes modelés par F. Herbert (très belle mise en ordre). Le rapport entre la science et la prescience prend la suite, avant de passer à la Mémoire Seconde du Bene Gesserit vue comme une possession (par les ancêtres, sur un modèle africain).

Le dernier article fait office de conclusion en faisant ressortir différents éléments historiques (Empire ottoman et T.E. Lawrence par exemple), politiques (les Kennedy comme pouvoir charismatique et familial) et romanesques (la Beat Generation) qui forment en un savant mélange un cycle romanesque intemporel.

Après la lecture de ce livre, le lecteur sera convaincu que, contrairement aux apparences, F. Herbert a écrit un roman de Hard-SF, ou qui du moins ne peut se limiter à son aspect féodal dans l’espace. Le lecteur en sera convaincu aussi parce que les auteurs savent de quoi ils parlent, de première main. Certes, on peut discuter de certains arguments (très injuste sur T.E. Lawrence p. 215), de certaines affirmations (certains problèmes de logique dans le chapitre sur les cyborgs, la pédophilie de V. Harkonnen qui devient de l’homosexualité p. 322 ou encore une Baie des Cochons très simpliste p. 325) qui même parfois sont en contradiction avec ce que dit le roman (Mohiam est bien la mère de Jessica p. 199, Ix faisant des machines pensantes p. 256). Très solidement sourcé, le livre est aussi très dynamique avec des chapitres courts, rythmés et bien entendu bourrés d’informations. L’origine de l’adjectif « butlérien », faisant référence à Samuel Butler, auteur en 1863 d’une théorie de l’évolution des machines conduisant à l’extinction de l’humanité, ne nous était par exemple pas connue (p. 141). On pourra regretter, mais tout en sachant que cela s’éloignerait du but du livre, un article replaçant Dune parmi la production de F. Herbert. Il n’y en a qu’une ébauche p. 283 et ce serait sans doute une excellente idée pour un éventuel second tome, de même qu’une comparaison de la prise de pouvoir de Paul Atréides avec la Grande Révolution Française.

(étonnante cette idée de grumeaux narratifs p. 172 … 8)

Les carnets du Major Thompson

Roman humoristico-ethnographique de Pierre Daninos.

Parapluie et chapeau melon.

Un père fait apprendre l’anglais à son fils non pour la beauté de la langue (toujours relative aux yeux d’un Français), mais parce que cela peut lui servir plus tard. Dans la famille Turlot, il y par principe un fils qui apprend l’allemand pour pouvoir être interprète pendant la guerre. p. 195

Il est des œuvres qui ne quittent pas votre tête. Elles peuvent passer à l’arrière-plan tout au fond du tableau, s’enfoncer dans vos souvenirs, plonger profondément dans votre mémoire mais elles refont surface, de temps à autre. Il arrive que l’on porte à ce moment sur celles-ci un autre regard, fruit de l’expérience ou de la comparaison, qu’elles soient autrement valorisées. Et parfois on en relit certaines, comme c’est le cas ici avec les Carnets du major W. Marmaduke Thompson.

Roman basé sur le principe des Lettres persanes de Montesquieu (citées p. 174), il nous est donné de lire les réflexions sur la France et les Français du major Thompson, issue d’une ancienne famille britannique et vétéran de l’Armée des Indes, marié à une Française et vivant en France depuis quelques années. Parmi les thèmes abordés, on trouve entre autres le sport, la conduite automobile, le voyage, l’éducation (un passage très drôle sur l’internat anglais par lequel est passé la première femme du major) ou encore la nourriture (et les menus imaginaires que content les hôtes). Censé être une traduction de l’anglais (même si cela semble oublié p. 214), il se trouve que le traducteur, P. Daninos, est une connaissance du major …

Cette description de la France de 1954 est très plaisante à lire. Certains aspects trouvent encore un écho aujourd’hui, d’autres ont bien entendu terriblement vieilli. Le personnel de maison, les colonies, l’Abbé Pierre qui accédait à la renommée nationale (p. 134), les réceptions dans une ville que l’on visite, les lettres de recommandation en voyage, le « parler jeune » (p. 161), une certaine orthographe (Ҫiva pour Shiva p. 142). Mais il est quelques intemporalités, p.179 par exemple, où il est dit « qu’à l’étranger, tous les Français sont de Paris ». C’est évidemment un portrait très réducteur, principalement parce que l’auteur est fortement dépendant de son milieu d’origine, la haute bourgeoisie parisienne. Le reste des habitants est bien absent, sauf peut-être au bord du parcours du Tour de France, et encore … Et même en décrivant les Anglais (au même niveau social), c’est toujours les Français que l’auteur observe.

 Primesautier, virevoltant, toujours bien tourné, le livre se dévore (comme dans nos souvenirs) mais se pose aussi parfois, pour se demander si l’auteur en fait vraiment trop ou s’il a vu tellement juste.

(un classique, la première femme du major, une cavalière qui devient cheval p.113 …8,5)

How Western Soldiers Fight

Organizational Routines in Multinational Missions
Essai sur le comportement de troupes occidentales en mission par Cornelius Friesendorf.

Ombres et lumières.

Quels sont les facteurs qui conduisent les soldats en opération à agir comme ils le font ? Sont-ils en premier lieu influencés par la doctrine, par les institutions politiques nationales ou par ce que des instances internationales peuvent attendre d’eux ? Cornelius Friesendorf explore dans ce livre la part des routines dans la prise de décision et la conduite des opérations, sans pour autant exclure ces facteurs susmentionnés. Voulant s’extraire des débats universitaires sur la notion de culture, il emploie le concept de routine comme une partie d’une culture, un schéma de comportements continuellement répétés (ou des capacités organisationnelles déclenchées par des stimuli adéquats). Plus le répertoire des routines est important, plus une organisation peut effectuer de tâches. Ainsi l’auteur s’intéresse non pas à la stratégie mais à son implémentation sur le terrain, en étudiant les usages de la force mais pas sa préparation (renseignement).

Nanti de sa grille de lecture (types de routines, formes possibles d’adaptation à une nouvelle situation), l’auteur analyse les réactions de quatre armées à des situation qu’il décrit comme non conventionnelles (qu’il faut ici comprendre ici comme ne ressortant pas du combat mais de la lutte contre le crime violent ou la gestion de foules hostiles) : l’armée des Etats-Unis d’Amérique, l’armée britannique, l’armée allemande et les Carabiniers italiens. Considérant environ vingt années d’opérations de ces quatre entités militaires, l’auteur suit leurs évolutions d’abord en Bosnie, puis au Kosovo et enfin en Afghanistan.

En Bosnie, les Etats-Unis, dès le départ peu emballés par la mission, se contentent de démonstrations de force et ne se préoccupent pas de combattre le crime violent (malgré les textes définissant la mission, aux formulations certes vagues et au grand regret de l’auteur). La protection positive des populations en pâtit. Les Britanniques (à l’expérience nord-irlandaise encore fraîche) sont plus actifs contre le crime, arrêtant plusieurs suspects de crime de guerre tout comme les Allemands. Ces derniers, dont c’est la première mission hors du pays depuis 1945, rechignent tout de même à quitter leurs bases et à patrouiller (sous l’effet premier du micromanagement du niveau politique). Les Carabiniers sont quant à eux dans leur élément et d’une certaine manière agissent comme sur leur sol national. Leurs actions sont bien plus problématiques quand ils commencent à suppléer les Etats-Unis dans leur lutte contre le terrorisme et leurs violations des droits de l’Homme après 2001.

Au Kosovo, les postures des différents contingents évoluent peu. Les Etats-Unis ont toujours comme premier objectif la protection de leurs forces. La lutte contre le crime se fait avec cet objectif, si bien qu’il peut arriver qu’un hélicoptère Apache soit dépêché pour empêcher un pillage (p. 143) ou que des gaz lacrymogènes soit largués d’hélicoptères pour disperser une émeute. Les Etats-Unis font aussi le choix de déléguer la fonction de police dans leur secteur au Corps de Protection du Kosovo, émanation directe de l’UCK, contre la volonté de l’ONU. Avec le remplacement de troupes d’active par la Garde Nationale, l’auteur observe un rééquilibrage des objectifs en faveur de la sécurité des populations civiles. Les Britanniques optent pour l’autre extrémité du spectre. Leurs troupes vont à pied, sans gilet pare-balle et font de l’îlotage. Ils vont jusqu’á dormir dans des appartements serbes pour protéger leurs habitants. L’armée allemande veut certes défendre les droits de l’Homme au Kosovo, mais sa propre sécurité est au premier rang de ses préoccupations, au détriment des minorités. Son impréparation devant des foules hostiles est telle que des unités se laissent enfermer dans leur base par des émeutiers en 2004. Très critique d’un commandement allemand craignant pour sa carrière, C. Friesendorf note toutefois les capacités d’adaptation de l’armée allemande, tant en entraînement qu’en matériel après 2004. Les Carabiniers sont au Kosovo en pointe contre le crime et investis dans la formation de la police locale, mais pour l’auteur, cela a aussi eu des conséquences négative sur la protection des minorités : des Serbes à qui on a pris leurs armes illégales se retrouvaient en état de danger face à une police kosovare majoritairement composée d’anciens combattants de l’UCK.

L’Afghanistan est le cadre de la troisième opération multinationale considérée par l’auteur. Pour les Etats-Unis, passé la première phase de destruction des Talibans et des combattants d’Al Qaida, il faut aussi prendre en considération la population locale pour améliorer sa sécurité. De ce point de vue, la publication de la doctrine étatsunienne de contre-insurrection en 2006 marque un changement, mais qui n’est cependant pas total. A tel point que la définition de ce qu’est un chef taliban à éliminer devint très large (les officiers ont des objectifs chiffrés) et malgré un accent mis sur la protection de la population, les pertes civiles ont augmenté après 2006. Les troupes britanniques ne font pas mieux en termes de pertes civiles et si les Allemands s’en sortent un peu mieux, c’est surtout du fait de leur réticence à combattre (qui viennent en premier lieu de Berlin). Enfin, les Carabiniers sont chargés de la formation de la police afghane, au profil tellement militarisé qu’elle pense pouvoir se doter d’artillerie. Dans un pays où 75 policiers sont assassinés chaque semaine, les bases du combat enseignées par les Carabiniers semblent adaptées à la situation pour l’auteur.

La conclusion propose une analyse générale de la part des routines dans les comportements des soldats et met en avant quelques voies de recherche dans l’analyse du comportement des forces armées en se basant sur plus de microanalyse et un accent mis sur la multicausalité. Pour peut-être idéalistiquement aller vers une meilleure protection des populations par une répartition plus égalitaire des risques encourus par les troupes étrangères et la population dans les interventions militaires ?

Avec cet ouvrage au titre légèrement trompeur, C. Friesendorf met en perspective les entretiens qu’il a pu conduire entre 2005 et 2013 et décrit avec précision les différentes approches des armées prenant part à une opération militaire multinationale. Allant au-delà de l’étude des différentes doctrines et de leurs évolutions dans le temps, il analyse les interactions entre celles-ci et le terrain en se demandant in fine si le résultat a été positif pour les populations locales. Même si l’on peut discuter de définitions présentées, comme celles de la non-conventionnalité ou de l’asymétrie, ce livre est assis sur de très solides fondations théoriques permettant une analyse de grande clarté des données de terrain, recueillies à tous les niveaux et pendant une longue période.

Au moment où l’intervention otanienne prend fin en Afghanistan et que de moins en moins de militaires en activité ont connu les opérations dans les Balkans, C. Friesendorf transforme avec une grande précision la mémoire de ces opérations en processus historique, à charge pour le lecteur de placer d’autres armées ayant agi sur ces théâtres sur le spectre ainsi élaboré ou d’interroger ses propres routines et leurs origines.

(un Apache pour faire fuir des pillards, il y a une certaine ironie … 8)

The Viking Way

Magic and Mind in Late Iron Age Scandinavia
Essai d’archéologie viking de Neil Price.

Un livre lui aussi un peu magique.

Rien n’est certain sauf le loup et le Ragnarǫk. p. 328

Si la mythologie nordique bénéficie d’une connaissance superficielle mais large au sein de la culture populaire européenne (bien aidée en cela par les nombreuses productions artistiques qui la prennent pour source d’inspiration), la question de la religion des habitants de la Scandinavie au Haut Moyen-Age est restée bien en retrait. Et pour cause : hors l’importance du sacrifice, il est peu de choses certaines. Temples, espace sacré au sein d’une exploitation agricole aristocratique, bosquet ou lac sacrés ? La question des lieux et des possibles évolutions ou particularités locales est encore très débattue (mais le débat se tourne actuellement vers la solution de lieux multifonctionnels, p. 31). Il en est de même des pratiques et des croyances. Comme il apparaît peu probable que les auteurs des sagas du milieu du Moyen-Age aient recopié mot à mot des sources écrites plus anciennes, ces mêmes sagas ne peuvent rendre compte sans critique et à elles seules de l’état des croyances lors de la période de la colonisation viking (VIIIe-XIe siècles). C’est là qu’intervient l’archéologie, qui chez N. Price vient établir un dialogue avec les sources textuelles quand cela est possible. Chez l’auteur britannique (qui enseigne à Uppsala), la religion ce n’est pas que le culte « officiel » aux dieux et aux esprits (ce qui serait trop dépendant d’une Weltanschauung chrétienne contemporaine) mais aussi tout le monde supranaturel dans lequel baigne le Scandinave des deux sexes au Haut Moyen-Age. Le moyen pour les Humains d’agir sur le monde, au travers des forces supranaturelles, c’est la magie, le seiðr, et dont les grands-maîtres sont Freya et Odin.

Le présent livre étant l’édition d’une thèse de doctorat parue en 2002 (mais dans la version augmentée de 2019), il ne s’adresse pas à un public très large et démarre assez classiquement par des considérations méthodologiques. Dans la grande tradition britannique, cette partie méthodo-philosophique est très maîtrisée (avec une histoire des courants historiographiques et comment l’auteur se place par rapport à eux) et aboutit à un deuxième chapitre qui se concentre plus spécifiquement sur les problèmes que rencontre l’étude de la sorcellerie norroise et en premier lieu l’absence de système. N. Price détaille aussi la composition de la « population invisible » de la Scandinavie au-delà des dieux eux-mêmes (p. 27), qu’ils soient servants des dieux (corbeaux, boucs etc.), les Nornes, les géants, les elfes, les nains, les ogres et les trolls, les esprits gardiens de lieux, le Cauchemar et les projections de l’esprit humain. Puis l’auteur va plus loin dans la description des différents types de magie : le seiðr à proprement parler (lié à l’esprit et à l’invocation), le galdr (parlé, chanté, lié à la malédiction), le gandr (lié à l’énergie du chaos primordial), l’útiseta (être assis à l’extérieur, souvent sous un pendu, près d’une tombe ou d’une eau courante), la sorcellerie dite odinnique (propre à Odin aux dires des sources) et enfin une magie à bas bruit (littéraire). Une fois les termes définis, N. Price passe aux sources littéraires avant de consacrer plusieurs pages à l’historiographie du sujet et notamment les relations entre l’histoire des religions et l’ethnologie, ou comment l’idée de chamanisme fait son apparition dans l’étude des croyances des habitants non-Lapons de la Scandinavie haut-médiévale.

Le chapitre suivant va au cœur du problème en étudiant de manière ordonnée la magie chez les Vikings. A tout seigneur tout honneur, Odin ouvre le bal (actions, noms), suivi de Freya puis des acteurs humains de la magie, hommes et femmes. Et ces acteurs sont parfois inhumés, et certaines de leurs tombes ont peut-être été déjà fouillées. L’auteur propose plusieurs tombes au lecteur qu’il pense être celles de praticiens (Birka, Klinta, Fyrkat, Kaupang, Gausel, Ile de Man, Oseberg). Pour chaque cas, la fouille, le site et la tombe sont analysés de manière très serrée. Puis N. Price s’intéresse à d’autres artefacts qui peuvent marquer la pratique de la magie : des masques, des tambours, des boucliers, des charmes, des narcotiques et bien sûr des baquettes (en métal ou en bois, très en détail). Les chants et la transe ne prennent pas beaucoup de place dans le développement, beaucoup moins que la question très complexe du genre des pratiquants : même si Odin (dieu roi et guerrier) est le patron des magiciens, les hommes qui pratiquent sont vus comme efféminés, une qualification très invalidante dans la société viking. Ce que l’auteur élargit en considérant le lien entre magie, érotisme et pratique sexuelle (p. 177). La fin du chapitre est centrée sur les champs d’application dits « domestiques » de la magie (non guerriers, c’est-à-dire la météorologie, la guérison ou l’envoi de maladie, la divination etc.).

Le quatrième chapitre n’est pas un contrepoint, c’est l’argument central de la démonstration de l’auteur. En analysant de la même façon le chamanisme lapon, il appuie sur leur proximité, voire leur identité. Le chapitre débute par une actualisation des aires de peuplement lapons (culture Sami), qui commençaient bien plus au sud qu’aujourd’hui. Il y a très clairement un entremêlement entre les deux cultures, norroise et sami, dans ce qui est aujourd’hui la Norvège et la Suède. La cosmogonie sami, son monde invisible, l’onomastique et les sources sont décrites par l’auteur, avant de passer aux rituels et aux matérialisations de ces mêmes rituels (tambours, mailloches, pointeurs) pour enfin finir sur les caractéristiques de la magie lapone (noaidevuohta) : fonctions et champs sont les mêmes que la magie norroise.

Le chapitre suivant quitte en grande partie le Nord de l’Europe pour comparer d’autres religions circumpolaires et le chamanisme norrois. En Russie, les premiers textes sur le sujet datent du milieu du XVIIe siècle (p. 231). Mais l’exploration ne se limite pas à la Sibérie et le lecteur voyage tout de même beaucoup : Mongolie, Côte Nord-Ouest américaine et Canada intérieur. Puis N. Price revient en Scandinavie et s’attaque à la question du seiðr avant les Vikings (p. 260) et comment il faut comprendre le chamanisme en contexte norrois (Sleipnir et Loki, p. 266-268).

Le versant « domestique » de la magie ayant principalement été l’objet de l’essai jusqu’à présent, l’auteur passe maintenant à la face guerrière (sixième chapitre). Et la guerre est très présente dans un monde fait de petites chefferies n’ayant pas encore de royaume au-dessus d’eux … N. Price précise d’abord la figure de la valkyrie qu’il avait laissé de côté dans le premier chapitre, puis enchaîne sur la réalité des femmes combattantes (ce dont nous aurons à l’avenir encore à discuter …) avant de revenir sur les sources et l’onomastique entourant cette figure accueillant les combattants choisis dans la halle d’Odin pour y attendre le combat dernier. Le chapitre se poursuit avec les différentes sortes de magie utilisées lors de batailles selon la littérature et les acteurs (guerriers, sorciers) de ces sorts. La question du change-forme est bien entendue traitée elle-aussi, plus en largeur (p. 301) avec les berserkir (ours) et les ulfheðnar. Constantin Porphyrogénète, empereur byzantin, relate lui-même une cérémonie norroise avec des guerriers masqués et revêtues de peaux à laquelle il a assisté (p. 307), mais des pierres runiques et d’autres artefacts de plus petites tailles sont aussi analysés. La encore, l’extase, l’effet psychique de la violence de masse (avec une comparaison faite avec ce que dit Homère p. 315) sont évoqués comme un renversement intéressant concernant la Scandinavie : là où d’autres cultures animalisent l’ennemi, les norrois eux se transforment en prédateurs (avec un aspect sacrificiel à Odin ?).

L’avant-dernier chapitre forme la conclusion de la première édition. Il revient sur quelques points mais l’auteur se permet aussi une petite évocation qui n’est pas sans qualités littéraires (notre exergue), puis ce très court chapitre se clôt avec quelques ouvertures et une explication des origines des petites histoires qui ont ouvert ce livre.

Le dernier chapitre est une postface. Tous les autres chapitres ont été remaniés et augmentés pour la seconde édition mais le dernier chapitre est quant à lui entièrement neuf. Il fait le point sur la réception du livre au début du XXIe siècle, sur son influence, et l’auteur prend beaucoup de temps pour répondre aux critiques ou préciser un point après un développement inattendu ou inconnu (le bâton de sorcière vu comme quenouille et la projection filaire de l’âme p. 339). Le texte prend fin sur quelques ouvertures de pistes supplémentaires et une mise au point finale sur sa vision des Vikings : ce ne sont pas des héros romantiques.

Avec un tel livre, la couverture ne se referme pas avant d’avoir sous les yeux une bibliographie très conséquente (sur à peine 42 pages …) et un index (qui n’est pas sans manques).

Ce livre n’a aucune prétention à la vulgarisation. Et s’il est quelques passages qui souhaitent faire une présentation cosmogonique, elle tourne court très vite, ou plus précisément, elle devient unidirectionnelle. Et même pour ceux déjà un peu versés dans le Nord ancien, tout ne roule pas comme sur des roulettes. Les chapitres sur le chamanisme lapon et circumpolaire sont particulièrement âpres et le train ne passe pas deux fois … Sans parler du fait qu’il faut attendre la p. 84 pour que démarre la partie archéologique, ce qui peut rebuter un lecteur non préparé. La contrepartie, c’est la qualité et le foisonnement. L’expérience du terrain se sent très bien, systématisée avec le temps, et qui s’ajoute à de nombreuses autres qualités (linguistiques notamment mais aussi de modestie et d’honnêteté intellectuelle). Le mariage entre sources littéraires et archéologique est un modèle du genre et rencontre notre vision de ce que l’on pourrait faire dans d’autres aires géographiques. La très haute qualité des analyses est servie par des illustrations nombreuses et les vues d’artistes des tombes étudiées sont époustouflantes (exécutées par l’islandais Ƿórhallur Ƿráinsson). Nous avons pendant la lecture (très convaincante) pu nous faire beaucoup de remarques qui ne peuvent de très loin pas toutes figurer ici. Certaines ont attrait à l’Italie antique, quand par exemple la tête coupée de Mimir est analysée comme un masque (p. 60) et que l’on pourrait comparer aux têtes coupées divinatrices étrusques ou encore ces vélites romains p. 310 liés aux loups comme les ulfheðnar (une confrérie indo-europénne de jeunes hommes ?). D’autres évoquent quelques imprécisions quand l’auteur s’aventure hors du domaine septentrional, mais rien de méchant (mais le nazisme de E. Jünger est plus que discuté, malgré ce que laisse penser la p. 314).

Mais en regard des moments d’excellente science,  lumineux, d’étonnement ou même d’effroi que propose ce livre …

(l’auteur remercie des bars et des restaurants à York et Uppsala p. xx … 8 ,5)

La logique de l’honneur

Gestion des entreprises et traditions nationales
Essai de sociologie et d’anthropologie culturelle en entreprise de Philippe d’Iribarne.

Il est des choses qui ne se font pas.

Les entreprises ne peuvent être coupées de la société dans laquelle elles sont implantées, même si elles n’y ont pas de clients. Elles ne font pas qu’y baigner, elles sont aussi traversées par elle et les traits culturels qui l’anime, au travers des relations avec l’Etat (même si celui-ci est minimal) et de ses employés. Ces derniers ont des habitudes et des attentes qui peuvent être difficilement cernables par une hiérarchie qui n’arriverait pas s’adapter car, comme dans les exemples du présent livre, venue du pays où la multinationale a son siège. L’homo economicus est universel, mais ce n’est pas le même partout. S’il n’y a pas de dialogue selon les mêmes règles au sein de l’entité, cette dernière ne peut qu’aller mal même si la direction est fermement convaincue que la méthode est la bonne, parce qu’elle est la plus moderne et que d’autres disent l’avoir appliquée avec succès (mais ailleurs).

P. d’Iribarne a pu, au sein d’un même groupe industriel français, comparer trois usines fabriquant la même chose à l’aide des mêmes techniques : l’une en France, l’autre aux Etats-Unis et la dernière aux Pays-Bas. Pour chaque usine, l’auteur présente ses observations et le fruit de ses entretiens avec le personnel, de l’ouvrier au directeur, dans les secteurs de la fabrication et de l’entretien (le commercial et l’administratif sont exclus de l’étude). Puis, pour chaque pays, une fois arrivé à de premières conclusions au niveau de l’usine, l’auteur cherche à dégager ce qui dans l’histoire de chacun des pays, et donc dans sa propre culture, a pu conduire à des visions nationales différenciées en matière de gestion des relations humaines dans l’entreprise et dans la société. Enfin, pour chaque pays, l’auteur détaille les avantages et les inconvénients de chaque système tout en proposant des solutions pour « faire avec » aux personnes en responsabilité.

Le « faire avec » c’est accepter qu’en France, au centre des relations entre personnes se trouve l’honneur, que chacun défend son pré carré (et celui de son ordre, avec des références à Tocqueville p. 74 et Montesquieu p. 77) de toute ingérence en attendant de soi-même une attitude la noblesse (mais des autres aussi, selon leurs statut). La peur c’est de déchoir (devenir ignoble, comme par exemple devenir esclave du gain p. 34-35), de devenir serviteur au lieu de librement rendre service (p. 107). Ni les hérésies ni la Révolution n’ont réussi à faire passer la France d’une Liberté issue des coutumes à une Liberté procédant de la Loi (p. 86-87) …

Aux Etats-Unis, le contrat est central. On travaille librement pour quelqu’un, à l’image des Pères Pèlerins qui établirent leur organisation par contrat. Mais d’un autre côté, l’ancienneté dans l’entreprise joue un rôle premier pour tout un tas de choses (postes en cas de réorganisation, primes) et les rôles sont définis très précisément (rendant l’initiative et la responsabilisation plus compliquée). Direction et syndicat appliquent le contrat triennal. Aux Pays-Bas, c’est la concertation qui est le moteur des relations. Un contremaître y doit consulter toutes les parties, subordonnés comme supérieurs, et recueillir leur assentiment avant d’introduire des changements (ce qui peut être problématique en cas de changement rapide nécessaire). S’il n’y a pas de grève, que l’on élève très rarement la voix, l’opposition se manifeste par l’absentéisme.

Le livre a été écrit en 1989 et cela se sent un peu. Certains termes font un peu vieillis (contremaître déjà, « Silicon Valley » employé sans article défini p. 181) et on est revenu depuis un bon bout de temps de la nippomanie de la fin des années 1980 et du début des années 1990 (et parallèle du début de la déflation dans le pays, duquel il n’est toujours pas sorti). On y parle encore de computer … D’autres éléments n’ont pas perdu de leur force avec les années. La « Me Generation » des années 1970 n’a pas été qu’un bref épisode (p. 197) et la critique du court-termisme par l’auteur n’a pas besoin d’être actualisée pour faire effet en 2021 (p. 183). Il en est de même des gourous entrepreneuriaux (p. 194). On sent bien la présence de l’auteur dans le texte (rien d’anormal pour de l’ethnologie), avec par contre quelques petites redites qui pourraient être prises par moment pour un peu de délayage. Les traductions de l’anglais sont de plus souvent bancales (par exemple p. 193).

Un ouvrage terriblement éclairant sur la société française, la vie en entreprise et ses propres réactions.

(en France, la prédestination du talent couronnée par le concours a remplacé celle du sang, mais c’est toujours de la prédestination p. xxix … 8,5)

Mots & fourneaux

La cuisine de A à Z
Dictionnaire de la table française par Tristan Hordé.

On ne nous ramassera pas à la cuiller ensuite.

Qui dit cuisine qui se diversifie et gagne en complexité (tout n’est pas bouilli) dit nouveaux mots pour décrire de nouveaux ingrédients, de nouveaux outils, de nouvelles manières de travailler et de présenter le résultat de la préparation. Pour se limiter, l’auteur propose ici des mots apparus en français depuis le XIe siècle et relatifs à l’alimentation (hors boissons, sauf exceptions en passant), à la cuisine et à la table. Ouvrage conséquent, il s’apprécie en tranches fines.

Comme c’est un dictionnaire, il n’y a pas vraiment d’histoire, hormis celle très déconstruite de la culture comestible avec quelques rappels toujours utiles, comme sur le fait que le petit déjeuner sucré est une invention récente pour une majorité de la population ou sur la place fondamentale de l’œuf dans l’alimentation humaine et les changements dans ce qui était considéré comme la viande la plus noble (le bœuf n’obtient une place proéminente qu’au XVIIe siècle, p. 515). Il y a donc beaucoup à apprendre dans ce dictionnaire (très étonnant article « Bol p. 75), dont des noms de recettes particulières (à la maréchale p. 313 par exemple, avec des truffes et des pointes d’asperges panées) ou plus intéressants encore, ce que des vendeurs de rue pouvaient crier afin de se faire identifier (pour les oranges p. 366).

Malgré ses attraits et sa diversité, le dictionnaire contient beaucoup d’articles qui nous semblent incomplets ou avec des erreurs. Ainsi l’article « Kebab » ne parle pas de viande grillée (p. 283), celui sur les lentilles se trompe complètement sur Esaü qui reviendrait des champs (alors qu’il est justement un chasseur ne cultivant rien, p. 297) et qu’à la p. 343 on retrouve Mossoul en Afghanistan. Sous « végétarisme », le refus de la viande dans l’Antiquité est aussi très incomplet, sans prendre en compte la dimension religieuse et ce qu’implique de refuser la viande du sacrifice (p. 511-512, comme le montre ici J. Scheid).

On peut aussi observer un biais prescriptif plus que descriptif dans certains articles. C’est le cas pour « Brandade » où la définition portugaise devient « abusive » (p. 88). L’article sur la « Carbonara » ne mentionne pas non plus que l’adjonction de crème en France (mais pas que) se démarque très nettement de la recette italienne d’origine (p. 106). Et nous arrêterons notre liste ici …

De manière générale, le verbe emprunter est utilisé de manière trop libérale dans les étymologies. Le lecteur a très vite la furieuse impression que le grec est totalement antérieur au latin (et qu’il n’y a donc aucune racine commune aux deux langues), et que le français ne fait qu’emprunter à ce dernier (ce qui nous semble très difficilement défendable). De ce fait, tout ce qui a attrait aux mots régionaux devient sujet à caution, avec une interrogation sur l’emploi contemporain de ces mots (p. 59 par exemple sur l’emploi du terme « roussette » pour désigner un beignet en Alsace).

A boire et à manger donc.

(les horaires des repas ont fluctué dans tous les sens p. 435 …6)

Station Metropolis Direction Coruscant

Essai de géographie de la ville du futur par Alain Musset.

Etemenanki !

Il y a peu d’œuvres de science-fiction sans une présence massive de l’élément urbain. Dune compte peut-être parmi les grandes œuvres où la ville est de peu d’importance, mais que l’on pense à Coruscant, la planète-ville de la Guerre des Etoiles, à Trantor chez Asimov ou Los Angeles dans Blade Runner/Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, et chez chacun des images viennent en tête. Cependant, l’image qui est en donnée est rarement méliorative (les Cavernes d’Acier chez Asimov peut-être) : le délabrement peut régner, la plus grande richesse côtoyer la plus extrême pauvreté, la violence peut être présente à chaque coin de rue et il y a des pénuries d’air ou d’eau, on est le plus généralement dans le contre-mythe arcadien.

Alain Musset (géographe à l’EHESS) nous faire voir ici toutes les facettes de la ville telle que décrite dans la science-fiction, quel que soit le média (roman, film, bande dessinée, jeu vidéo). De courtes pages sur le contexte culturel occidental de défiance envers la ville (la Babylone biblique, le romantisme) ouvrent ensuite sur quatre parties contenant à chaque fois trois chapitres.

La première partie s’intitule « De la mégalopole à la monstruopole » et le premier chapitre commence par la première caractéristique de la ville de science-fiction : son gigantisme. Dans la SF, le processus d’urbanisation est souvent arrivé à son point le plus extrême. Parfois même, comme à Coruscant, il n’y a plus rien de naturel sur la surface de la planète. Plus de mer, de montagne. Tout est recouvert par la ville, et on parle en centaines de milliards d’habitants. Et par conséquence, la ville prend de la hauteur (second chapitre), là encore de manière astronomique. Les tours font très vite plusieurs kilomètres de haut et peuvent abriter des millions d’habitants (seulement des centaines de mille dans des Monades urbaines de R. Silverberg). La tour babylonienne de Metropolis est ici iconique (et est en couverture). Mais si l’énergie vient à manquer à ces tours ? Alors tout se dérègle (troisième chapitre). La surpopulation règne, tout comme souvent la faim et la soif, avec un maximum de pollution en sus. Les déchets forment des montagnes … De ces images est née l’arcologie, qui a pour but de marier écologie et habitat. Mais est-ce, là encore, utopique ?

La seconde partie s’intéresse aux structures sociales dans la ville de science-fiction, principalement sous le prisme des classes sociales et des castes. La ville SF est le royaume des inégalités (ceux qui mangent des fruits et de la viande dans Soleil vert et ceux qui mangent le pâté vert p.82). De manière assez inattendue, de nombreux romans de l’univers de la Guerre des Etoiles sont de ce point de vue très critiques (p. 85-88). L’inégalité ne concerne pas que l’argent mais peut aussi prendre la forme du temps, de l’eau ou de l’air. Les plus basses classes sociales urbaines sont le thème du chapitre suivant. La robotisation ou la numérisation des processus de productions sont les premières causes de déclassement. Mais tout n’est pas figé de toute éternité et les beaux quartiers peuvent aussi être atteints par la ruine ou une nature qui reprend ses droits. Avec de telles disparités sociales, la dialectique haut / bas est très présente dans les environnements urbains de science-fiction (sixième chapitre). Léonard de Vinci déjà imaginait une ville sur deux niveaux, l’un pour la noblesse et l’autre pour le reste du peuple (p. 120)

La partie suivante poursuit dans l’exploration des bas-fonds, et de leur matérialisation : les bidonvilles. Ces derniers ne sont d’ailleurs pas forcément sur la terre ferme, comme c’est déjà le cas à Bangkok (p. 146). Qui dit bas-fond dit aussi criminalité, comme on peut le voir dans Robocop, avec son lot de violence. Le dernier chapitre de cette partie concerne les murs à l’intérieur de la ville. Il y a dans la SF de nombreuses reprises du thème des quartiers privés (ou résidences privées), nés aux Etats-Unis dans les années 50. Vient à l’esprit la Zone du dehors de A. Damasio.

La dernière partie propose au lecteur de voir la ville sous l’angle du contrôle, avec en premier lieu le centre commercial (très bon jeu de mot en titre avec « L’ombre du mall » p. 189). Qui dit univers dit consommation de masse. Et donc centre commercial, avec son architecture spécifique qui doit encourager l’acte d’achat. Dans le second chapitre de cette partie, l’auteur discute de la ville dans son rapport au totalitarisme et à la dictature. Mais il ne faut pas non plus oublier les transnationales (ou parfois mégacorporations). Certains portent comme nom de famille le nom de leur employeur (p. 217). L’ordinateur n’est bien sûr pas absent de ces jeux de pouvoir. Le dernier chapitre a pour objet la ville en tant que panoptique. Big Brother, le Cerclon de A. Damasio, le Truman Show mais aussi le puçage et la ville virtuelle sont abordés par A. Musset.

Le tout dernier chapitre forme la conclusion de l’ouvrage, rappelant que seule une minorité de villes ne sont pas dystopiques dans la SF. La dystopie a ici clairement vaincu l’utopie.

Mitigée est notre réaction une fois refermé ce livre de 250 pages (plus une longue bibliographie). Nous nous attendions à plus de géographie et d’urbanisme, alors que la partie sciences sociales domine outrageusement. Un problème d’équilibre, par rapport à nos attentes. Corollaire de ce déséquilibre, le propos est assez marqué politiquement, avec un peu d’autocritique (p. 62). Cette teinte politique conduit à des erreurs factuelles, comme par exemple ce qui peut se dire sur la responsabilité de Goldman Sachs en Grèce et lors de la crise dite des subprimes (p. 86). Le libéralisme indéfini est l’accusé facile de tous les mots, c’est presque la faute au destin (p. 167 par exemple ou p. 191 avec « l’ultralibéraliste » M. Friedman). Quant à la sortie sur D. Trump (p. 184), elle confine à l’inutilité. Les excursions hors du sujet sont périlleuses tant quand il est question d’Ovide soi-disant contempteur des villes (il ne cesse pourtant, de son exil au bord de la Mer Noire, de vouloir revenir à Rome p.13) que quand on parle démocrature dans le onzième chapitre. Reste, au final, une forte impression de délayage. Ce livre aurait pu être plus court et moins saucissonner les thèmes. A. Musset, auteur d’autres géofictions ayant attrait à la SF, veut semble-t-il aussi faire le pont entre ses différentes aires de recherche.

D’un autre côté, A. Musset fait découvrir des auteurs oubliés, surtout français (p. 99-100, l’Age d’Or de la SF étatsunienne a recouvert beaucoup de choses). Il annexe un peu de la fantasy urbaine (Miéville p. 145), mais cela n’est pas sans justification. L’aspect physique du livre, avec ses très belles illustrations et les photos dans le texte, est une grande réussite, déjà annoncée par une couverture de grande classe.

A mi-chemin donc, tant pour la forme que pour le fond.

(les Pinçon-Charlot ou la sociologie la plus éloignée possible de la science p. 112 … 6,5)