Ill Fares the Land

Testament politique de Tony Judt.

L’espoir après le sombre constat.

Tony Judt, dans la frénésie d’écriture qui caractérise les derniers mois de sa vie s’est pris le temps d’écrire un testament politique (souvenez-vous, le cardinal-duc de Richelieu en a aussi écrit un). Lui ne le dédie pas au roi mais à ses enfants (mais aussi au souverain, bien entendu) et embrasse un champ beaucoup moins large que l’action de l’Etat : il veut réhabiliter la social-démocratie en Occident.

C’est clairement le livre le moins historique de T. Judt, même si en bon philosophe pratique, il considère les enseignements de l’Histoire, comme il a pu le faire dans Thinking the Twentieth Century. T. Judt veut s’adresser aux deux côtés de l’Atlantique, et pèche ainsi ses exemples pour répondre à ce besoin, sans se limiter au monde anglo-saxon. Les titres illustrent cette volonté, en plus de montrer l’érudition et l’humour britannique de l’auteur. L’introduction, intitulée « Un guide pour les perplexes » renvoie à Maïmonide (la place du philosophe dans la cité), le troisième chapitre (« The Unbearable Lightness of Politics ») est une très claire référence à Milan Kundera (T. Judt parle le tchèque) en sont des exemples.

L’introduction justement annonce tout de suite la couleur : Il y a quelque de profondément mauvais dans la manière dont nous vivons aujourd’hui (p. 1). Mais avant d’aller plus avant dans son diagnostic, T. Judt prend le temps de distinguer le socio-démocrate du libéral (au sens anglais du terme), de définir son lectorat (devenu plus réceptif avec la crise de 2008) mais qu’il faut encore convaincre que la nécessité n’est pas à un retour temporaire au keynesianisme le temps que tout se stabilise mais bien à un changement complet d’orientation.

Le premier chapitre est, comme presque annoncé, celui du constat. Et ce constat,  il débute avec la constatation que les inégalités de revenus sont redescendues à leurs niveaux des premières décennies du XXe siècle, surtout aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Ces inégalités ont des conséquences sur l’espérance de vie, sur la santé, le crime, mais aussi la honte ou la frustration des pauvres. Dans ces deux pays, les citoyens ont aussi oublié ce que l’Etat a fait pour eux, jusque dans les années 70. L’auteur veut combattre l’économicisme, rappelant que de dire jusque dans les années 60 que l’Etat existe pour faciliter la marche du marché aurait bien fait rire (p. 39).

Le second chapitre passe du constat aux causes, parlant de ce qui n’est plus. T. Judt parle ainsi du « consensus keynesien » dans toute la sphère occidentale (p. 44), s’appuyant sur un marché régulé, la méritocratie et l’universalisme. Les deux guerres mondiales avaient introduites des méthodes de planifications par l’Etat, tout comme les régimes totalitaires avaient montré quels pouvaient en être les excès. Et les Etats-Unis n’étaient de loin pas les derniers sur cette voie (p. 57-58) ! Mais les avantages  de la collectivité (mais pas du collectivisme) n’étaient que parce qu’il y avait une communauté, une suspension de de la suspicion à l’encontre des autres. Il ne peut y avoir de paiement de l’impôt sans confiance que son produit sera aussi utilisé à notre profit, dans le cadre de la Nation (et où la taille et l’homogénéité sont des questions cruciales, p. 69). La dernière partie de ce chapitre insiste sur l’Etat-providence, ses origines et ses buts.

Le troisième chapitre poursuit la description entamée dans le chapitre précédent, en nuançant le propos pour le lecteur qui tomberait un peu trop dans la nostalgie et oublierait que tout n’était pas non plus parfait : les banlieues mal construites, l’eugénisme stérilisateur scandinave, l’autoritarisme intellectuel (Le Corbusier p. 82). Mais déjà les baby-boomers commençaient à oublier le pourquoi de l’Etat-providence d’après 1945, prenant le monde dans lequel ils avaient grandi comme définitivement acquis. C’est pour l’auteur, un conflit de génération qui a traversé les classes sociales et les nations, à mettre en parallèle avec la fin du prolétariat, remplacé par la « nouvelle gauche » dans le rôle de la victime par les femmes, les noirs, les étudiants etc. L’universalisme cédait la place aux droits individuels (p. 87) et le discours public faisait de plus en plus de place à l’identité (même si en même temps, la « nouvelle gauche, toujours selon l’auteur, ne rechignait pas à des mesures venues d’en haut si cela concernait des peuples lointains, genre les Khmers, p. 89). C’est sur ce terreau qu’à lieu ce que T. Judt appelle « la revanche des Autrichiens » : le gain en influence à partir de la fin des années 60 de théoriciens comme F. Hayek, J. Schumpeter, L. von Mises, K. Popper et P. Drucker. Ces derniers tiennent en effet pour responsables de la Seconde Guerre Mondiale la Gauche européenne (dans leur cas, autrichienne) dans sa tentative de gestion de l’après 1918 (avec comme point central la gestion de la ville de Vienne à partir de 1919). T. Judt continue son analyse (après avoir décorrélé liberté économique à la mode de Chicago et impuissance de l’Etat p. 107) en s’attaquant aux privatisations (« un culte » couteux quand il s’agit des monopoles naturels) et au déficit démocratique et l’atomisation qui naît de la rétractation de la sphère publique (p . 119) : qu’avons-nous en commun avec les autres ? Avec les habitants des gated communities (des parasites pour l’auteur p. 127) Mais les démocraties ne peuvent pas survivre à l’indifférence de leurs citoyens (p. 131) …

Le quatrième chapitre revient sur la double décennie 1989-2009 qui pour l’auteur marque une étape de plus. La fin du système communiste n’a pas conduit à conclusion qu’une autre gouvernance mondiale était nécessaire, mais surtout, la fin du communisme a grandement endommagé la social-démocratie. Et l’après-communisme n’est pas toujours très plaisant pour tout le monde (tout en rappelant avec vigueur  que le capitalisme n’est pas un système politique,  p. 145). Que devons-nous apprendre de 1989 ?

C’est à cette question que tente de répondre le chapitre suivant. La première réponse est qu’une société doit toujours ménager une place à la pluralité d’idées, à la contestation (même si ses extrêmes peuvent être désagréables). La seconde est qu’il faut restaurer un débat public de qualité (T. Judt est très critiques sur le non-débat sur l’identité nationale en France p. 172), qui passera nécessairement par une rénovation langagière (comme en 1989). La question sociale, avec les conséquences des évolutions technologiques et  centrale au XIXe siècle, doit selon T. Judt  à nouveau faire partie du paysage. Enfin, la morale, appuyée ou non sur des arguments théologiques, doit être replacée au centre de la politique : que voulons-nous, où voulons-nous aller ?

Là encore, ces questions sont approfondies dans le sixième et dernier chapitre de ce livre de 235 pages. T. Judt rappelle que la globalisation n’est pas une donnée pour toute éternité (p. 193). Après tout, c’est ce que l’on pensait en 1914, en plus de croire qu’une guerre était devenue ainsi impossible. T. Judt, avec la crise de 2008, voit pourtant que la Nation a encore son mot à dire. Son dernier exemple pour montrer la nécessité réaffirmée de l’Etat, c’est son cher rail (p. 207, encore un aperçu de ce que son livre sur le sujet aurait pu être). Enfin, dans une dernière section, T. Judt conclut ce chapitre avec l’affirmation que la social-démocratie a encore des choses à dire et à apporter dans un monde qui voit la stabilité s’étioler et la peur refaire surface.

La conclusion revient sur l’évolution qu’a connu l’Occident depuis 1945 et rappelle que la critique et l’interprétation doivent amener à penser et à agir pour le changement.

Hormis le sujet, essentiellement politique comme nous l’avons dit, ce livre est une œuvre de T. Judt, avec tout ce que cela comprend : c’est très bien écrit, avec toujours à l’esprit la compréhension du lecteur, appuyé sur d’énormes connaissances qui ne se limitent pas à ses sujets de recherche. Bien entendu, il y a le ton qu’on lui connaît, franc et parfois avec une petite note d’acidité qui sait frapper le lecteur (p. 37 par exemple, sur la souffrance mais imposée aux autres). Il peut bien sûr ne pas toujours avoir raison. Sept ans après, la bulle irlandaise, qu’il voyait dégonflée pour longtemps, a déjà bien repris des couleurs (p. 28). Mais par rapport à 2010, on ne peut pas dire que la situation qu’il analyse (la disparition de l’environnement moral qui a donné naissance au capitalisme, et donc mise en danger de la confiance p. 38) ait beaucoup changé. L’auteur est très critique envers le personnel politique occidental (le consumérisme émotionnel, p. 134-135), très critique sur le niveau des débats politiques et espère que le langage fatigué de la social-démocratie pourra se renouveler, à l’heure où tout le monde est devenu social et démocrate (p. 144). C’est pour cela, selon lui, que la colère, préalable à l’action, est nécessaire (p. 161). S’il est inévitablement des différences entre les gauches et les droites de chaque côté de l’Atlantique (p. 223) et que le livre ne peut aller aussi profondément dans les détails, les descriptions de T. Judt sont presque toujours d’une grande justesse.

T. Judt n’hésite pas non plus (ou plutôt continue de ne pas hésiter) à se faire des amis du côté des studies (p. 129), des business schools (p. 236 par exemple) mais aussi chez les sociologues (une communauté sur internet n’est pas une communauté, p. 121). Ce qui donne des pages d’anthologie dans cette œuvre : les pages 145 (sur le capitalisme comme non-système politique) ou 172-173 (sur la suppression du débat authentique) sont tout bonnement géniales.

Le Bien contre le Bon, telle est donc l’essence de ce livre. Pour l’auteur, la places des biens est bien trop grande dans notre vie, et l’on ne s’interroge plus assez pour savoir si nos décisions politiques sont bonnes, non pas pour l’économie, mais pour nous. Peut-il y avoir des citoyens sans politique ?

(ah l’effet glaçant du mot « socialisme » aux Etats-Unis … 8,5)

Pourquoi Poutine est notre allié ?

Anatomie d’une passion française
Essai de géopolitique d’Olivier Schmitt.

Rouge, comme la nostalgie.

La collection Enquête d’ailleurs continue son petit bonhomme de chemin, toujours dans un ton engagé et enlevé et dans un texte ramassé qui fait le choix de ne pas s’alourdir avec un appareil critique mais qui, par contre, ne fait pas une croix sur le sérieux de la recherche et l’érudition. Le dernier né de la collection, confié aux bons soins d’Olivier Schmitt (qui enseigne au Danemark) ne fait pas exception.

En quatre chapitres (l’introduction présente l’ouvrage en démarrant par un questionnaire assez amusant et définit le lectorat ciblé par le livre, p. 21-22), l’auteur fait un tour d’horizon de la question en apportant quatre réponses qu’il décortique, pour finir par conclure à leur inexactitude ou leur fausseté. Sa première réponse est : « parce que c’est un vrai dirigeant ». O. Schmitt explore la question du sauveur en politique (figure assez aimée dans la politique française) tout en détaillant la carrière de V. Poutine dans l’ombre de B. Eltsine et sa supposée lutte contre les oligarques des années 90, 2000 et 2010. La seconde réponse est que nous partagerions avec la Russie des valeurs communes. Pour l’auteur, la Russie n’est pas seulement l’héritière d’une conception impériale de la politique qui lui a été apportée par Byzance mais a aussi connu une révolution conservatrice (conduite par des propagandistes doués, 47) tout en renouant avec une vision de l’histoire qui peut rappeler les années Staline et Brejnev (la réhabilitation du pacte Molotov-Ribbentrop, p. 57). Le chapitre est conclu par l’utilisation par le Kremlin des soit-disantes humiliations russes (fin de l’URSS, OTAN, Kosovo/Irak/Libye et corruption eltsinienne dont auraient profité les Occidentaux).

La troisième réponse discute le concept d’intérêt national, en faisant tout d’abord l’historiographie de la géopolitique. Pour l’auteur, la géopolitique structuraliste, celle où la géographie dicte tout et où la volonté des peuples n’est rien, a tout faux depuis le début (p. 70, p. 72). O. Schmitt détaille aussi les sources d’inspirations qui accréditent l’idée que l’intérêt national français serait proche du russe (p. 75-79), ce que l’auteur réfute en réduisant à une préférence politique ce que des auteurs susmentionnés (que O. Schmitt classe à l’extrême droite ou à l’extrême gauche) définissent  comme objectifs. Ce chapitre s’achève sur le dispositif de propagande mis en place par la Russie en direction de l’Occident (p. 82-86). Le dernier chapitre, enfin, apporte une réponse à la question de l’équivalence entre la Russie et les Etats-Unis. Pour établir cette équivalence, l’auteur analyse la notion d’anti-impérialisme (tourné contre l’impérialisme étatsunien) dont V. Poutine reprend le flambeau avec la mort du vénézuélien Hugo Chavez (p. 97), avant de passer à l’étude de l’anti-américanisme. Ce sentiment n’est de loin pas nouveau  dans le paysage politique français (p. 102) et est très voisin de l’anti-impérialisme précédemment étudié. Se développe ainsi une sorte d’équivalence morale, autorisant la Russie à tout faire puisque les Etats-Unis se seraient tout permis (p. 110). Pour l’auteur, les pro-Poutine en viennent alors à défendre un impérialisme (p. 101) au nom de l’anti-impérialisme …

La conclusion complète les 115 pages de texte de ce livre et ouvre sur la forte propension française aux raisonnements binaires mais aussi sur l’hostilité de la Russie, certes dans une position d’infériorité militaire face à l’OTAN et mise en échec par la dissuasion nucléaire, mais qui pour O. Schmitt n’en est pas moins réelle. Une bibliographie, elle aussi ramassée mais néanmoins touffue est à retrouver en fin de volume.

Quand nous disions le ton est engagé, c’est aussi le cas de l’auteur. Ce dernier ne cache nullement l’inspiration libérale (dans la lignée de Raymond Aron) qui le porte, en réexpliquant ce courant politique toujours aussi incompris en France et qui plus est, attaqué par ceux qui souhaitent un rapprochement avec la Russie. C’est très explicite, un plaidoyer même, entre les p. 15 et 21 et R. Aron est à nouveau cité p. 91 et p. 116.  Mais il faut aussi concéder que cela a le bénéfice de la clarté, et que l’on sait d’où l’auteur parle. De même cela participe à l’éclairage qu’O. Schmitt porte sur sa propre discipline dans le second chapitre  où il s’élève contre le déterminisme géographique qui a présidé à la naissance de la géopolitique. Dans ce même second chapitre consacré aux valeurs, le thème reste cependant en minorité mais ce n’est sans doute pas le plus simple à écrire, surtout avec un format aussi contraint. Autre victime collatérale du format, la nuance qui aurait dû présider à la présentation de l’état des relations entre l’individualisme et la société (p. 14). Quand l’auteur parle de V. Poutine comme un sauveur de substitution pour la France (p. 28) ou de la construction de son image publique sur le mode « bon tsar contre méchants boyards », il est non seulement très clair mais use d’arguments assez rares tout en étant pédagogique. Citer du gangsta-rap français (p. 40). C’est inhabituel dans ce genre de sujets …

On a par contre plus de mal à suivre l’auteur dans son commentaire de Raoul Girardet (p. 27), surtout avec sa comparaison de Napoléon à Sainte-Hélène avec l’archétype salvateur que serait Moïse. Il nous manque ici sûrement des éléments à chercher du côté de la source. De petites erreurs typographiques peuvent aussi conduire à des erreurs de compréhension (p. 85 par exemple où il manque des majuscules). Enfin, on peut reprocher à O. Schmitt d’être imprécis, voir trop généreux, avec le terme « génocide » (p. 109), mais on ne lui reprochera pas quelques bons mots, comme sur les théoriciens marxistes par exemple (p. 90).

Ce livre se lit très vite, non parce qu’il est petit, mais parce qu’il est très informatif, bien construit et incisif, malgré quelques défauts mineurs. On ne veut donc pas s’arrêter avant la fin !

(toujours important de citer le directeur de la collection où on se fait publier p. 112 …7,5)

The 48 Laws of Power

Essai de sur le pouvoir de Robert Greene.
Paru en français en 2009 sous le titre Power, les 48 lois du pouvoir.

A débrancher.

Nous n’avons pas acheté ce livre, et nous n’avions pas eu l’idée de le lire. Nous connaissions seulement son existence. Et malgré cette absence d’intérêt et d’acte conscient d’achat, nous avons reçu ce même livre dans notre boîte aux lettres à la fin du mois de février 2016. Et donc nous l’avons lu ! Robert Greene, son auteur, a étudié les humanités et est aussi l’auteur de quatre autres livres (dont un manuel de séduction, ce qui n’est pas fait pour rassurer …).

Le présent livre est structuré, comme son nom le laisse penser, en 48 chapitres. Chaque chapitre est formé des sous-parties suivantes : résumé de la loi (« le jugement »), application de la loi, non-application de la loi, interprétation (« clefs du pouvoir »), une citation (celle d’un « praticien », souvent le philosophe jésuite espagnol du XVIIe siècle Baltasar Gracian que R. Greene présente p. xii comme un courtisan, ce qu’il n’était pas), une image illustrant la loi (une description allégorique, pas une représentation figurée) et pour finir le danger à suivre cette loi (« revers »). L’image est souvent présentée sous forme de calligrammes.

De nombreux exemples historiques nourrissent chaque chapitre, sans pour autant éviter les redites (avec Bertolt Brecht par exemple, p. 166 et p. 323). Enfin, des citations très variées et normalement en rapport avec ladite loi garnissent les marges. Une bibliographie indicative de deux pages, un index et le premier chapitre du dernier livre de R. Greene complètent ce livre qui a bien sûr commencé par une préface.

A l’issue de la lecture, on a quelques difficultés à comprendre comment ce livre a pu se vendre à plus d’un million d’exemplaire. Cela dit, c’est vraiment beaucoup pour un recueil de citations. Les citations justement ont le malheur de ne pas être sourcées, comme tout ce qu’affirme l’auteur par ailleurs. Le lecteur, s’il n’avait pas déjà plus ou moins compris au vu de l’absence complète de notes, constate assez vite que l’auteur, malgré son diplôme, n’est en rien historien. Passons sur la fausse citation de Louis XIV, erreur très commune (« L’Etat c’est moi », p. 34), qui accompagne une image de Louis XIV extrêmement déformée. Quand on en vient à qualifier Talleyrand de démocrate ou à décrire Napoléon comme un paysan (p. 81), c’est qu’il manque énormément de choses au bagage historique nécessaire à l’écriture d’un tel livre, alors que justement R. Greene insiste sur le fait que l’Histoire doit être celle qui enseigne aux gens de pouvoir et à ceux qui veulent l’étudier …

Le but même du livre n’est pas clair. L’auteur veut-il faire démonstration de cynisme poussé à son extrême ? Souhaite-t-il faire œuvre de pédagogie pour montrer l’envers du décor, les ressorts cachés du pouvoir pour aider à s’en prémunir ? Tout au long du livre, on n’en saura jamais rien.

Mais admettons que l’auteur ait quelques difficultés avec les périodes les plus récentes, en plus d’avoir lu des choses visiblement très datées (quoique que l’intérêt de R. Greene pour le Japon et la Chine est assez marqué et apporte un brin de fraîcheur). Nous nous abstiendrons de plus d’infliger ici une liste, longe comme un jour sans pain, des erreurs rencontrées lors de la lecture (pour le plaisir cependant, un Tokugawa empereur du Japon p. 266 …). Mais même quand il cherche des exemples dans l’Antiquité grecque, l’auteur affirme des contrevérités suffocantes. La victoire spartiate des Thermopyles (p. 420), c’est tout de même ahurissant !

On comprendra avec ceci que la lecture des 430 pages de texte, malgré le côté plaisant de l’esthétisme déployé dans la typographie (les calligrammes), n’a pas été d’un grand plaisir, loin de là. Ce n’est pas mal écrit, même assez pédagogique, avec des choses que l’on apprend sur le XIXe siècle étatsunien (enfin, si c’est vrai …) mais comme en plus les lois peuvent se contredire, il en ressort un très gros fatras et en rien un système que le mot « loi » induit pourtant. Nous avons eu les pires difficultés à le finir.

Le chapitre du dernier opus de R. Greene offert à la fin du volume m’a convaincu de ne surtout pas le lire.

(p. 83, une page entière de n’importe-quoi … 2,5)

La condition historique

Livre d’entretiens de Marcel Gauchet, interrogé par François Azouvi et Sylvain Piron.

Il est blanc-bleu.
Il est blanc-bleu.

Comme on s’en souvient, Marcel Gauchet a déjà publié un livre d’entretiens (dont on parle ici). Celui-ci est le premier du genre, publié en 2003, et qui se veut une réponse aux critiques qui lui ont été faites à la sortie du Désenchantement du monde. Mais ce n’est pas qu’une réponse point par points, c’est aussi l’occasion pour l’auteur de dévoiler le parcours qui l’a construit et des clarifications sur ses idées-forces dans d’autres livres.

Le livre démarre avec la question de la position d’où parle M. Gauchet et donc de la question disciplinaire : est-il historien ? Philosophe ? Autre chose ? De cette question on glisse vers la construction intellectuelle de celui qui était alors professeur à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et qui est toujours aujourd’hui le directeur de la revue Le Débat. Celle-ci commence dans une famille modeste (p. 17), avant de se poursuivre à l’école normale de Saint-Lô qu’il intègre à l’âge de 15 ans. En même temps que sa formation professionnelle d’instituteur, il se forme à l’université en suivant des enseignements en philosophie, en histoire et en sociologie et y fait ses premières rencontres intellectuelles et politiques. Dans le second chapitre, il est plus question de la génération de M. Gauchet, à laquelle par ailleurs il lie son parcours : celle de 1968. Les réponses de M. Gauchet portent surtout sur l’arrière-plan intellectuel de ces évènements, ainsi que son éloignement du structuralisme et de la phénoménologie. Il nomme aussi ses trois influences majeures : Descartes, Kant et Hegel (p. 56).

Le chapitre suivant est consacré à l’influence sur l’interviewé de l’ethnologie, dont c’était les grandes années après la décolonisation. Cette influence nourrit son analyse du politique (p. 75), le tout dans un paysage universitaire et intellectuel dominé par le marxisme et divers types de gauchismes, où M. Gauchet a bien du mal à trouver sa place (p. 76).

Les lectures sur les « Sauvages » portent aussi leurs fruits dans la compréhension du lien entre la religion et le politique que M. Gauchet explore à partir de 1975 (chapitre 4, p. 79). Le lecteur peut ainsi revenir sur l’explication de la transformation par l’Etat des religions anciennes (p. 81), débouchant par la suite sur le monothéisme, phénomène qu’il qualifie d’imprévisible (p. 97). Du monothéisme, premièrement juif, on passe dans le cinquième chapitre au christianisme qui pour M. Gauchet est la religion de la sortie de la religion (p. 221). Il y est aussi question des différences entre christianisme, judaïsme et islam devant la métaphysique. Les idées de M. Gauchet sur le christianisme continuent de se développer dans le sixième chapitre (pas de conflit entre le Salut et l’Eglise p. 118, contrairement à la blague bien connue, et même consubstantiel au Message), intitulé « La bifurcation occidentale ».  Cette bifurcation, c’est celle des années 950-1150 en Europe occidentale, qui voit les institutions sociales, politiques et ecclésiales du Haut Moyen-Âge changer (p. 135-142). C’est l’occasion de commenter E. Kantorowicz et M. Weber (p. 148-151, il a traduit le premier et se réclame du second), après avoir analysé les ambitions oxymoriques de l’Eglise au pouvoir impérial (p. 145-146).

Le chapitre suivant recolle un peu plus à la carrière de M. Gauchet, l’entretien passant aux revues auxquelles ce dernier a collaboré : Textures, Libre et Le Débat. Les nouveaux philosophes en prennent aussi pour leur grade (de la camelote, p. 165) mais il est aussi question en termes plus laudateurs de K. Pomian, P. Nora et F. Furet. Avec les revues et le politique, et c’est le sujet du huitième chapitre, la psychanalyse est l’autre passion de M. Gauchet. Il vient à Freud par Lacan, avant de s’intéresser à l’histoire de la psychiatrie avec G. Swain et se confronter à M. Foucauld (et réfuter certaines de ses interprétations alors que c’est déjà une idole, p. 187-190). Pour lui, la folie dépasse la médecine (p. 181).

Le neuvième chapitre est incontestablement le plus dur à lire de cet ouvrage. L’idée de l’histoire du sujet, qui est son objet, c’est pour l’auteur la confluence du politique et de la psychanalyse. Mais Platon et M. Heidegger sont aussi de la partie dans le chapitre le plus purement philosophique du livre.. Point fondamental de sa théorie, M. Gauchet réexplique de manière limpide ce qu’il entend par autonomie et hétéronomie des sociétés (fondamental, p. 199).

On en vient à la sortie de la religion (chapitre 10), dont le processus est détaillé dans trois phases (1500-1650, 1650-1800 et de 1800 à nos jours), où l’absolutisme et la découverte de l’Histoire (qui fait suite à la Grande Révolution française et qui a lieu tout d’abord en Allemagne, p. 242) tiennent les rôles principaux. Les auteurs évoquent l’autonomie naissante de la société par rapport à l’Etat au XIXe siècle. La Révolution française est plus particulièrement explorée dans le onzième chapitre, avec en particulier son lien avec le totalitarisme (p. 255-264) mais aussi le libéralisme, que ce soit au XIXe siècle ou dans les années 1970 (p. 269). Le Bicentenaire de 1989 est  évoqué avec ses débats, tout comme les droits de l’homme et ce qu’ils sont devenus (p. 281), une évolution qui se retrouve être le thème central de l’avant-dernier chapitre. Dans ce chapitre, c’est la « religion allemande » née des angoisses de la Belle Epoque (l’Age d’Or de l’autodestruction p. 294) qui donne naissance au nazisme (p. 301-302), lui-même alliant le nationalisme au racisme.

Le dernier chapitre, qui précède des remerciements, est celui de l’actualité. L’Europe, le lien entre la démocratie et le libéralisme (les sociétés sont de plus en plus libérales et de moins en moins démocratiques, p. 332, avec sa conséquence sur l’éducation), la réforme de l’Etat (entre confiance et défiance p. 305 et p. 334), la célébrité (p. 330) et le rôle des intellectuels sont au menu.

L’ouvrage est, on l’a compris, touffu et plein de défis. Il y est de plus donné une définition de ce que doit être en partie aujourd’hui la philosophie, ne fournissant peut être pas de réponse mais posant les bonnes questions (lumineux, p. 60), mais c’est toujours les réflexions de M. Gauchet sur l’Etat (dont la naissance en même temps que le sacré est à jamais mystérieuse p. 83-88, sans passage par le proto-Etat) qui sont éclairantes et stimulantes. On peut sur ce point critiquer la vision monothéiste d’Akhenaton que propose M. Gauchet (p. 90). L’optimisme de l’auteur dans les derniers chapitres est bien caché mais existe néanmoins, car pour lui, rien n’est inéluctable (p. 335-338, pas de décadentisme). Nous traversons une crise, comme il y en eu d’autres.

La retranscription est bien faite et on a souvent l’impression d’entendre parler le philosophe. On peut cependant regretter que plus on avance dans le livre, plus on s’éloigne de l’idée de base qu’était de retracer le parcours, intellectuel puis professionnel, de l’auteur. On ne sait par exemple pas quand il obtient un poste à l’EHESS. Le propos est toujours clair et vivant, et l’auteur ne cache rien des vicissitudes de certaines amitiés, comme de quelques-unes de ses erreurs sur les hommes ou les idées. Dans cette ouverture sur l’homme derrière l’auteur, nulle trace d’apitoiement et le plaidoyer pro domo annoncé n’a pas la lourdeur et le systématisme que l’on aurait pu craindre.

Encore un très bon livre de M. Gauchet, plus synthétique bien sûr que ceux où il est plus en profondeur dans les phénomènes, moins politique que Comprendre le malheur français mais pas moins intéressant car donnant un supplément de chaire à un auteur observateur majeur de notre temps.

(nous attendons donc l’histoire de la philosophie que l’on nous a promis p. 54 …8)

Comprendre le malheur français

Pamphlet de philosophie politique de Marcel Gauchet.

Remettre l'église au milieu du village, même dans la brume.
Remettre l’église au milieu du village, même dans la brume.

M. Gauchet n’est pas qu’un philosophe tutoyant l’empyrée des idées, il aime aussi partager son savoir. Et comme de nombreux philosophes, dont certains mêmes sont barbus et grecs, il peut choisir la conversation comme médium. C’est ce qu’il fait dans ce livre, interrogé par le journaliste Eric Conan et le philosophe François Azouvi (EHESS/CNRS, disciple de Paul Ricœur).

Le point de départ de l’ouvrage est le décalage qui existe entre comment les Français jugent leur situation propre et son évolution et la situation de la France. Si une majorité de Français considère sa situation comme pas si mauvaise, leur inquiétude se tourne vers la France. Ce pessimisme (et la défiance généralisée qui une caractéristique de la société française) est le thème du premier chapitre et déjà s’esquisse le fossé qui semble s’agrandir entre les élites et ceux qui sont les perdants de la mondialisation. Le second chapitre démarre une partie de l’ouvrage qui a pour objectif de retracer la généalogie de ce pessimisme, depuis le sommet que fut le règne de Louis XIV jusqu’à nos jours. Le rythme est assez rapide, puisque le chapitre passe par 1789, l’instauration de la République après 1870, les Guerres Mondiales et la IVe République. La discussion débouche sur les années De Gaulle dans le troisième chapitre, où le rythme de la progression chronologique ralentit fortement. Pour l’auteur, C. De Gaulle est celui qui enfin fait la synthèse entre un gouvernement stable et efficace et le principe de la souveraineté populaire, dilemme qui existait depuis 1789 (p. 76). La conception gaullienne de l’Etat (et son rapport à l’économie), la vision gaullienne de l’Europe et l’abandon de son héritage par ses successeurs (p. 95) sont aussi discutés. Mais voilà la crise (chapitre quatre) … Pour M. Gauchet, on entre dans la mondialisation avec la crise de 1973, qui marque la fin de l’impérialisme politique. Si V. Giscard-d’Estaing modernise, il perd néanmoins face à F. Mitterrand en 1981 devant la prise de conscience par les Français que la crise ne prenait pas fin, dans un contexte international de thatchérisme et de reaganisme (p. 113-114).

Le chapitre suivant est celui de F. Mitterrand et de ses successeurs. Le « tournant de la rigueur », l’antiracisme, l’Acte Unique européen, le culte de la personnalité du second septennat, les conditions de l’abrogation de la peine de mort (fruit de la conception néo-libérale de  l’individualisme, p. 120), tous ces thèmes sont portés sous une lumière crue par les auteurs qui reprochent à F. Mitterrand une absence de convictions à la différence de ses prédécesseurs (p. 140). Mais ce que laisse principalement F. Mitterrand en 1995, c’est le choix de l’Europe, jamais infléchi par la suite et qui, pour M. Gauchet, est un des problèmes de la France aujourd’hui. Les deux derniers quinquennats en date de la Ve République ne sont pas épargnés non plus par les critiques : « il est que l’élection d’un président de la République n’est pas le tirage au sort d’un Français moyen à peu près équilibré et honnête (p. 156) ». De l’Europe, il est encore question dans le sixième chapitre (qui inaugure une troisième partie dans l’ouvrage), sous le titre peu flatteur de « Le piège européen » mais où le philosophe explicite sa position. Déficit démocratique, affaiblissement de l’influence française, mais surtout manque de poids stratégique international, telles sont les premières critiques, mais la principale reste l’absence de discussion (ou son impossibilité) sur les résultats et conséquemment, l’absence de sanctions (p. 164). Son souhait qui clôt le chapitre (faisant suite à une somme d’analyses assez poussées) est celui du réalisme …

Le septième chapitre explore le modèle français, souvent évoqué dans le débat public, de sa naissance à sa crise. M. Gauchet définit quatre traits principaux et historiques de ce modèle (p. 206-2011): l’universalisme, la république, un antagonisme intrinsèque (souvent qualifié de guerre civile par les observateurs politiques) et la réincarnation permanente de l’Ancien Régime (les statuts, les grands corps, les concours, la Légion d’Honneur, etc.). Les auteurs échangent sur l’Etat, la Nation comme dépassement (p. 238), la laïcité, le jacobinisme et la décentralisation (un échec, p. 224-230), la place de l’école et de la culture (p. 244-245), l’Islam, l’altérité vraie (p. 253). M. Gauchat insiste particulièrement sur le système comme forment la citoyenneté, l’école (qui ne forme plus de futurs citoyens à utiliser la Raison dans l’espace public, c’est-à-dire politique, voire est même scindée en deux, selon qu’elle soit destinée à l’élite ou aux masses, p. 271), la laïcité et la culture (p. 242). Ce chapitre contient aussi d’intéressants passages sur la tolérance universelle, sorte d’ethnocentrisme contemporain (« Nous sommes tous pareils », à comparer avec le premier ethnocentrisme « Nous sommes supérieurs aux autres », p. 252) ou encore sur la vague utopique de « Je suis Charlie » (p. 262-263) et la haute culture, où l’auteur est sombre et drôle à la fois (p. 275).

Le huitième chapitre est moins éclectique et revient à la politique stricto sensu. M. Gauchet explique le rapport particulier de la France à la politique, avant de se concentrer sur la transformation de la Droite et de la Gauche sous l’action du néo-libéralisme, amenant ainsi l’émergence d’une troisième force (p. 284). Tous les partis sont passés en revue (les Verts sont particulièrement croqués p. 287), puis le philosophe passe à la haine de soi (p. 301-307) juste avant d’envoyer quelques missiles sur S. Hessel et B.-H. Lévy (p. 307-308). La difficulté à seulement poser un diagnostic qui puisse être consensuel (sans préjuger même des remèdes) continue de l’effarer (p. 267 et p. 309). Enfin, le dernier chapitre cherche à démontrer que nous n’avons pas quitté le règne de l’idéologie. M. Gauchet y montre les conséquences du primat de l’économie sur la famille (p. 329), tout comme le fait que le néo-libéralisme a asséché la production d’utopies politiques (p. 333). La place de la politique elle-même a changé, passant de la superstructure à l’infrastructure, ce qui induit aussi un sentiment de dépossession démocratique malgré l’augmentation des droits. Le chapitre est marqué en sa fin par une tonalité assez pessimiste : M. Gauchet fait remarquer que Platon voit l’euphémisation du langage comme un prélude à la tyrannie (p. 354).

La conclusion (qui n’est plus sous la forme d’une conversation, comme la préface) est à l’inverse plus optimiste, voire même presque volontariste. Elle reprend les thèmes abordés, tout en rajoutant celui de la puissance. Certes la France ne sera plus une grande puissance, mais elle a toujours son mot à dire.

Comme ce (court) résumé vous a pu le montrer, le livre est dense mais pourtant se lit avec une très grande facilité. D’une part parce que l’on a l’impression d’entendre M. Gauchet parler en le lisant. L’oralité, qui est très loin d’être son point faible, est bien rendue dans ces conversations à trois voix (où les relanceurs/interviewers sont néanmoins assez indistincts tout en étant d’une indéniable hauteur de vue eux aussi). Ce livre peut très bien se dévorer.
D’autre part parce que ces mêmes conversations ne s’adressent pas à des étudiants en philosophie, se cantonnant à délimiter des problèmes sans forcément faire appel à des notions trop lourdes (pas de circonvolutions, du direct, même si quelques connaissances historiques sont le bienvenu). Deux passages peut-être cherchent du côté de la métaphysique (où M. Gauchet s’excuse d’ailleurs, comme par exemple p. 299). Le Désenchantement du monde (voir ici), entre autres, y est une référence en filigrane.

C’est donc une vision particulière de la vie politique et de la psyché française qui est proposée ici, assez éloignée de ce que peuvent dire (dans un temps souvent bien plus contraint, et/ou avec moins de fond) les commentateurs politiques habituels. De là à dire que ce livre doit avoir rang d’évangile … Il démontre cependant à notre sens la difficulté pour le philosophe d’exister en démocratie (M. Gauchet ne cache pourtant pas son ancrage à gauche, y compris dans cet ouvrage) tout en étant pas loin d’être un manuel pour être français, le devenir, le re-devenir. Au minimum, il permet de bien mieux comprendre où en est la France.

Le malheur français n’est pas celui des Yéménites, il n’en pas moins sérieux.

(les Verts, champions des libertés qui souhaitent la contrainte p. 287 … 8,5)

 

Le désenchantement du monde

Essai de philosophie politique de Marcel Gauchet.

Lumineux, et loin d’Hélios.

Nous sommes des nains qui ont oublié de monter sur les épaules des géants. Si l’altitude de leurs prouesses nous est interdite, le secours de leur taille nous est offert. (p. 37)

Difficulté infinie de s’assurer de ce que l’on est quand votre identité cesse de vous être dite d’ailleurs par d’autres, et plus encore, étrangement, de se conformer à soi-même quand on est délié de l’obéissance aux dieux. (p. 326)

Marcel Gauchet a accru sa notoriété (mais pas forcément sa popularité) lors d’interventions dans le débat sur l’école ces dernières années. Cependant, ce thème n’est pas sa seule spécialité, puisqu’il était jusqu’il y a peu directeur d’études en philosophie politique à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (depuis 1989). Le présent ouvrage est son troisième livre, paru en 1985 (on y parle encore de l’occupation soviétique de la Pologne p. 12). Il a pour but d’expliquer la sortie de la religion des sociétés d’Europe occidentale, la « fonction du religieux » telle qu’elle fut et ce qu’il en reste (p. 11), une sortie qui n’est pas à confondre avec la fin des pratiques religieuses (comme l’auteur le rappelle à plusieurs reprises, dont à la page 312 dans le cas des Etats-Unis, et où la religion superstructure survit très bien à la fin de la religion infrastructure).

Pour ce faire, M. Gauchet organise son propos en deux parties principales, la première abordant l’origine, le sens et l’avenir du religieux (en quatre chapitres), et la seconde s’occupant plus spécifiquement du christianisme et son développement en Occident (en seulement deux chapitres). L’auteur a identifié deux écueils qu’il souhaite éviter pour conduire à bien cette étude : un écueil apologétique et un écueil athéiste (p. 14).

La première partie démarre donc avec l’analyse, forcément spéculative (« un abyme nous sépare de nos origines » p. 19), de ce qu’était la religion au néolithique, bien avant l’apparition de l’écriture. Pour l’auteur, la religion première est une externalité immodifiable, où la société s’oppose au politique (chaque membre de la société sait ce qu’il en est des dieux et le chef n’est qu’un passeur de la tradition) et le règne du passé pur (p. 50). Avant le basculement dans une religion où les hommes ont prise (très belle explication à la p. 28 avec la spatialisation divine, quand un dieu gouverne le monde au présent), la religion première est le choix de se fondre dans la Nature, c’est-à-dire la négation de la potentialité de l’outil (p. 52). De même, le glissement vers une religion de la transcendance (une divinité agissant dans le monde) est une réduction de l’altérité du fondement que l’auteur voit comme une conséquence de l’apparition de l’Etat (p. 64). Cette apparition, M. Gauchet la classe parmi les trois discontinuités majeures qui concourent à la sortie du religieux, avec l’apparition de divinités dites d’outre-monde et le mouvement interne du christianisme occidental (p. 65).  Et avec l’apparition de l’Etat, vient l’empire, qui agglomère à lui (avant l’Etat la guerre conduit à la destruction ou à l’expulsion de l’autre, pas à son absorption p. 78) et qui permet la duplication des registres d’expérience (la religion officielle et celle des soumis, pour faire vite, p. 81), rompant l’unicité de la société (mais aussi qui délégitime le passé, p. 252). L’auteur débouche au terme de cette réflexion sur la question de l’individualité et sur la période dite « axiale » théorisée par le philosophe allemand Karl Jaspers (entre 800 et 200 av. J.-C. et de la Chine à la Grèce) qui voit l’individu apparaître (p. 85).

M.Gauchet passe ensuite, dans un troisième chapitre au début nécessitant une attention de tous les instants (et pour tout dire difficile), à la dynamique de la transcendance. Il fait remarquer par exemple que le monarque de droit divin souligne l’absence du divin (p. 111) et que plus l’Etat organise la société, pour maintenir une hiérarchie principalement, plus il se délégitime et renforce ainsi l’égalitarisme (p. 113) qui se conjugue à l’autonomie religieuse de l’individu (né avec le monothéisme mais qui se renforce sensiblement avec le christianisme p. 127). Le chapitre suivant évoque la troisième composante de la refonte de l’expérience humaine : un nouveau rapport aux choses où l’Homme devient le maître de la Nature (qui donc est parallèle à la transformation du lien entre les personnes et la transformation de l’intelligence des choses, p. 132-133). Dans ce chapitre M. Gauchet souligne néanmoins que la Révolution néolithique ne porte pas l’Etat en son sein, mais juste sa potentialité. L’agriculture peut très bien être de juste subsistance, mais c’est le surplus qui entraîne pour lui la naissance de l’Etat (p. 141). De même, le monothéisme est pour M. Gauchet à lui seul insuffisant pour sortir de la religion (l’exemple de l’Islam p. 147). Ce qui produit la rupture, c’est l’investissement dans un autre monde contre celui-ci (p. 148), même si cet investissement (cette évasion) a aussi ses limites comme le montre le monachisme (p. 168, le choix du cénobitisme contre l’érémitisme).

La première partie s’achève avec des considérations sur le monde plein (tel qu’il l’est en Europe au XIIIe siècle), qui lance la conquête du temps puisque celle de l’espace est achevée (p. 177-178) et l’auteur conclut sur le fait que, de manière contrintuitive, c’est la « noria des êtres et l’universelle mobilité des choses » qui est le socle stable de notre civilisation (p. 181).

La seconde partie est d’un ton plus théologique que purement philosophique dans ses premières pages. M. Gauchet passe en revue la naissance du monothéisme, dans une société dominée (p. 2111-212), tout en distinguant très clairement les voyants des prophètes, soutiens de la religion mosaïque (p. 216-217). Ce développement conduit l’auteur à mettre en relief le grand changement qu’est le christianisme, combinant un messie inversé (Jésus, p. 231) à l’apport de Paul (p. 243). On ne suivra pas l’auteur sur sa vision d’Akhenaton, mais il faut dire que l’exposé sur la double nature de Jésus est plus que maîtrisé (comme conséquence logique du dogme de l’Incarnation, p. 249, ce qui a des conséquences sur le parallèle entre l’Eucharistie et l’Eglise, p. 267). Cette double nature emporte in fine que le chrétien bénéficie d’une indépendance individuelle hors le monde et qu’il est, en même temps, dépendant du monde au plan social et au plan sensible (p. 258-259). Ces deux principes sont en tension et l’auteur affine sa définition tout du long de cette partie, comme à la p. 327 par exemple (le chrétien n’est pas que peccamineux, il est aussi le siège d’un combat intérieur).

Au niveau politique, cette césure voit donc la contribution de l’Eglise à l’esprit de Liberté (p. 271, mais l’Egalité n’est pas en reste p. 296) comme elle marque la fin des rois-prêtres car il y a dorénavant rupture dans l’emboîtement Nature/Surnature (p. 275). Le roi de droit divin n’est plus le représentant d’une loi extérieure (ce qui est le cas dans la religion première) mais répond aux besoins du tenir-ensemble, il est représentation du fait même de l’Etat-Nation (p. 339).

Ce basculement religieux, du passé vers l’avenir, permet aussi l’émergence d’idéologies, puisque le futur est devenu modelable (p. 344-350). Néanmoins, pour M. Gauchet, « la manière dont nous travaillons à le générer exclut que nous le sachions. Et sans doute arrivons-nous justement au point critique où l’accumulation même des moyens de changement frappe d’inanité l’ambition prédictive des idéologies en faisant irrésistiblement ressortir l’inconnu principiel de l’avenir. Plus nous œuvrons délibérément pour lui, plus il nous devient ouvert » (p. 350).

La fin de l’ouvrage continue le cheminement historique, décortiquant la tentative hégémonique de l’Eglise qui tourne à son désavantage avec les affirmations princières (p. 296-301), pour arriver au tournant moderne, quand, avec la Réforme (p. 312), on peut enfin s’accommoder de la séparation des deux principes. Enfin, l’auteur aborde les grands changements induits par cette évolution (l’incertitude de l’avenir est la norme, laïcisation de l’histoire), avec les idéologies comme queue de comète de la religion infrastructurelle (p. 361), les conséquences sur l’éducation, sur la psyché (la difficulté d’être soi p. 406 : «  C’est quand les dieux s’éclipsent qu’il s’avère réellement que les hommes ne sont pas des dieux. » ) sur la politique devenu marché et sur la désymbolisation du monde (p. 386) qui appelle son administration. Des thèmes qui reviendront sous la plume de l’auteur et dont il élargit la liste en conclusion.

Lecteur, si tes yeux rencontrent cette phrase, tu auras compris que la lecture d’un tel livre laisse peu de place à d’autres activités en même temps. Mais cet ouvrage est excellemment écrit, et chaque mot est, comme il se doit dans ce domaine d’activité intellectuelle, très soigneusement et rigoureusement pesé. Et s’il faut parfois relire une phrase pour s’assurer de sa compréhension, ce livre est loin de tomber des mains. Son érudition est revigorante et son lien avec l’actualité n’arrive pas à être démenti (la laïcité qui naît dans le champ religieux p. 116), que cette actualité soir européenne ou mondiale.

L’auteur sait aussi être tonique, comme par exemple quand il s’attaque au marxisme néo-obscurantiste (p. 23) ou qu’il distribue des missiles méthodologiques (p.37). Mais si en de rares occasions l’auteur passe devant son propos, ce dernier est tout de même parmi ce qui peut se faire de mieux dans ce domaine d’études en France à l’heure actuelle.

Sûrement pas le dernier livre de M. Gauchet à figurer dans ces colonnes !

(ah on aurait aimé en savoir plus sur la conception byzantine du religieux p. 298 … mais le livre fait déjà plus de 400 pages de texte, sans illustrations … 8,5)

 

La dernière bataille de France

Pamphlet du général Vincent Desportes.

41i+JXeCyYL._SX338_BO1,204,203,200_
De gros signaux de fumée.

Avec les années, le général Desportes commence à être connu au-delà des cercles militaires. Ancien commandant de l’Ecole de Guerre, il est parfois invité dans les médias de masse où il peut donner le fond de sa pensée sur la gestion de la sécurité extérieure de la France (ce qui semble lui avoir valu quelques ennuis en fin de carrière …). Aussi pour toute personne ayant déjà eu l’occasion de l’entendre, ce livre apportera peu de nouveautés mais il semble qu’il lui a permis d’élargir le cercle des gens sensibilisés au sort d’un Ministère dont le budget est en chute libre depuis 25 ans et qui pourtant utilise constamment ses moyens au-delà de ses possibilités.

Dépassant de peu les 200 pages, ce livre comporte 9 chapitres en plus d’une introduction et d’une conclusion se concentrant sur l’actualité récente (le livre est sorti en octobre 2015). Le premier chapitre est une charge contre les lois de programmation militaire, lois jamais complètement exécutées et qui marquent la contradiction entre la politique étrangère et les moyens de celle-ci. V. Desportes rappelle en conclusion du chapitre que ce qui ne se paie pas en argent se paie parfois en sang. Le second chapitre entame une contextualisation, en voulant mettre en avant le danger du monde, l’irénisme européen mais aussi des failles à l’intérieur de la France. Le chapitre suivant veut ensuite rappeler que en cas de danger, rien ne dit que les alliés de la France viendront à son secours, qu’ils soient européens (puisqu’il n’y a ni armée européenne ni quasiment d’armées en Europe) ou de l’autre côté de l’Atlantique. Puis, dans un quatrième chapitre, l’auteur écrit un plaidoyer pour la France, un grand pays qui a une place à part dans le monde, matérialisée par sa place de membre permanent au Conseil de Sécurité des Nations Unies avant, dans le chapitre suivant, de développer l’idée de la place de l’armée comme pilier de la Nation. Raison même de l’existence de l’Etat, l’armée est aujourd’hui pour l’auteur un pilier affaibli, avec des chefs dévalorisés.

Le sixième chapitre veut démontrer qu’il est temps pour les décideurs de changer de paradigme, en s’extrayant du piège du modèle étatsunien (illogique, déracinée, inadaptée, inopérante et mortifère) mais aussi en questionnant la place du nucléaire dans l’équilibre des forces et en retrouvant des marges budgétaires. Les questions budgétaires sont prolongées dans le septième chapitre consacré aux investissement militaires, sensés engendrer des cercles vertueux (emploi, fiscalité, autonomie). Le chapitre pénultième (ou huitième) est à notre sens le meilleur de l’ouvrage. Il décrit un débat militaire presque à l’arrêt du fait de l’accord des partis mais surtout de l’excès de déférence des militaires et in fine la manière dont la parole de ces derniers est réprimée. Pour V. Desportes, la liberté d’expression est une nécessité pour élaborer une stratégie réaliste, ce que le syndicalisme ne permettra pas. Le dernier chapitre rappelle que l’armée française est au bord du gouffre, entre des lois inadaptées et une armée épuisée. Enfin, l’épilogue appelle au courage. Le courage de lancer un débat auquel les citoyens prennent part, de redéfinir une stratégie et de donner enfin des moyens à la Défense en dépassant ce qui est un faux problème budgétaire.

Comme on vient de le voir, sans doute peu de nouveautés par rapport à ce que V. Desportes dit depuis des années. Et parfois, on touche même l’autre extrême, avec des redites tout au long du livre qui remettent à chaque fois une couche (p. 15 et 17 par exemple). Les citations ne sont pas toujours sourcées (p. 26), même si l’auteur avoue sa dette envers M. Goya (p. 185 par exemple). Il est bien sûr, de plus, plein de propositions de l’auteur qui appellent à discussion (un gros paquet p. 49-53) en plus de quelques erreurs historiques (la première mondialisation ne datant pas du début du XXe siècle, p. 36), géographiques (on confond les Vosges avec le Rhin en 1904, p. 147) ou d’étranges aveux de la part de quelqu’un qui fut en charge de la doctrine de l’Armée de Terre (« des guerres doctrinalement courtes, concrètement longues », p. 35). Il y a de plus quelques petites erreurs de traduction (p. 99 ou p. 171). Il y aussi de très bons passages, comme par exemple sur le technologisme (p. 93-103) ou l’ensemble du chapitre huit, sur le mépris des soldats et l’absence de débat stratégique. Par contre celui sur le nucléaire (p. 109-118) est assez irréaliste et éventuellement en contradiction avec certaines autres propositions de ce livre. Au milieu d’un propos très sérieux, une seule fois, fait irruption l’humour (p. 82) …

L’avenir donnera sa place à cet ouvrage qui a l’avantage de la clarté mais qui a peut–être été écrit un peu rapidement. Sera-t-il le marqueur d’une augmentation de la part de la Défense dans le PIB français ? Ou sera-t-il juste le symbole d’un débat sitôt arrivé sitôt reparti dans le champ politique français ?

(j’ai pas compris l’histoire des trois singes p. 88 … 7)