The Viking Age

A Time of Many Faces
Essai d’ostéologie viking par Caroline Ahlström Arcini.

Drôle de lapin.

Les Vikings sont bien partis de quelque part pour se rendre à Constantinople, Palerme ou au Groenland. En Scandinavie, ils vivèrent et moururent. Certains des cimetières ont été fouillés, et c’est ceux contenant des squelettes non crématisés qui ont intéressé C. Ahlström. Car C. Ahlström a un secret (assez mal gardé) : elle est ostéologue, archéologue spécialisée dans l’étude des os humains. Dans ce livre, son but est de dégager une description des Scandinaves restés sur place à partir du matériel ostéologique et d’ainsi mieux décrire leurs conditions de vie.

Aussi dans un premier temps C. Ahlström décrit les huit cimetières datés de la période viking (milieu VIIIe – milieu XIe siècles) qui forment la base de son étude. Ils se situent au Sud de la Suède (Lund, Vannhög et Fjälkinge en Scanie), sur l’île de Gotland (Kopparsvik, Slite, Fröjel) et dans a province d’Uppland (la célèbre Birka et Skämsta). A chaque fois l’auteur indique les répartitions par âge et sexe des squelettes retrouvés et présente quelques tombes ressortant du lot. Une vue d’ensemble des huit site montre qu’aucun groupe ne semble exclu, même si certains site montrent de grosses disparités (p. 37), mais comme on déjà pu le faire voir d’autres sites d’inhumation.

Avec un tel élargissement des horizons géographiques, le commerce au long-cours, les raids ou encore pour d’autres raisons, les individus peuvent se déplacer et s’installer ailleurs, de leur plein gré ou non. Une analyse du strontium dans l’émail dentaire permet de savoir si l’individu considéré est un local ou pas en fonction des valeurs médianes locales qui sont fonction de la géologie (comparaison avec des animaux locaux). L’auteur utilise 405 analyses au strontium, faite dans tout le pourtour de la Baltique pour ensuite dégager des tendances (p. 46). Ainsi au cimetière de Lund-Trinité, 75 % des squelettes considérés ne sont pas des gens ayant grandi à Lund. Cela monte même à 88 % à Birka, grand centre commercial. La proportion est de 30 % à Slite, moindre mais tout de même significatif. Tous ces individus ne sont pas venus de leur plein gré, mais leur statut ne transparaît pas dans leur localisation dans les cimetières ou en fonction du matériel enseveli avec eux. La Scanie semble avoir beaucoup de contacts avec les populations slaves de l’actuelle côte allemande, tandis que Gotland compte une forte population en provenance de l’actuelle Lettonie.

Le chapitre suivant a pour objectif de préciser l’état de santé général de la population. Pour l’auteur, il est comparable à celui de la Scandinavie au début du XXe siècle, avec une taille moyenne de 172 cm pour les hommes, bien plus que la moyenne continentale. Le bilan dentaire est plus contrasté, avec de nombreux cas d’individus âgés (plus de 60 ans) avec peu de dents restantes. De nombreuses caries ont été relevées, dues au miel certes, mais surtout attribuables à une alimentation riche en féculents. Les dents, les seuls moyens de découpe avec le couteau, sont très sollicitées et le sable généré par les meules à main (servant à faire la farine) accentue l’abrasion et causent même des mini fractures. Il en résulte des usures très fortes, pouvant déboucher sur des inflammations de la mâchoire. Si l’arthrose est répandue, C. Ahlström n’a const,até que très peu de signes de violences, à rebours de ce que l’image du viking peut véhiculer et bien moins que celles constatées aux XIIe-XVe siècles. Chose rare, mais néanmoins significative d’une forte intégration des individus différents de la norme, trois squelettes de nains ont été retrouvés (Skämsta et Kopparsvik). Aucun dispositif funéraire ne les distingue des autres tombes. Il en est de même des individus atteints de la lèpre.

Le chapitre suivant s’intéresse aux tailles de dents, un possible marqueur d’identité. La technique en elle même peut se retrouver sur tous les continents, mais en Europe, elle se concentre en Scandinavie. Les porteurs de ce genre de marques (écoincement, taille de demi-lune de la partie inférieure ou encore création de bandes obliques ou horizontales pouvant recevoir des inserts colorés) sont de tous types : hommes et femmes, grands et petits etc. La pratique ne semble donc pas limitée à des pirates (7 tombes sur les 132 porteurs de dents taillées contiennent aussi une arme), mais pour l’auteur l’île de Gotland lui semble liée (80 % des cas) sans pouvoir prétendre à une exclusivité dans le monde scandinave.

Le livre s’achève sur un dernier court chapitre ayant pour but de présenter quelques idées sur la question d’une spécialisation des cimetières et sur l’éventuelle l’influence du christianisme dans l’attention accordée aux enfants (aucun changement selon C. Ahlström). Passé la conclusion récapitulative, un tableau des mesures de strontium et une bibliographie indicative complète ce volume de 90 pages de texte aux nombreuses illustrations.

Première constatation, comme dans beaucoup des livres d’archéologie que nous avons pu lire ces derniers temps : le livre est à peine âgé de six ans, il semble produit il y a cinquante ans tant les possibilités offertes par les analyses génomiques ont tout chamboulé. L’auteur annonce même de prochaines analyses mais les manques sont criants, puisque l’on ne sait pas en 2018 si les deux nains de Skämsta sont apparentés (même si c’est hautement probable) ou la relations entre deux individus enterrés ensemble (p. 26-28). Ceci ne diminue pas l’apport des mesures de strontium (avec une méthodologie très bien expliquée), avec des proportions de non-locaux importantes même hors des ports et des lieux de commerce. Cette partie nécessite encore des développements pour pouvoir voir avec bien plus de précision la composition de la population de la Scandinavie, avec une répartition chronologique plus fine.

Les passages sur les modifications dentaires et sur la santé dentaire nous ont semblé les plus aboutis et ils rachètent largement les petites imprécisions, par exemple sur l’organisation des royaumes carolingiens (p. 40), les légendes de photographies incomplètes (p. 33) ou que le défunt décide de son inhumation (p. 49). C’est peut-être un peu court, mais appréciable de part la visibilité donnée à une science auxiliaire rarement portée sur le devant de la scène.

(on ne sait toujours pas pourquoi certains individus sont inhumés sur le ventre … 7)

Julio-Claudian Building Programs

A Quantitative Study in Political Management
Essai d’économie de la construction impériale romaine, de son management et de ses effets macroéconomiques par M.K et R.L. Thornton.

Très carré.

Quand Auguste a la gentillesse d’accepter que le principat lui soit redonné par le Sénat en 27 a.C., trois choses sont nécessaires en premier lieu pour stabiliser la nouvelle construction des pouvoirs à Rome : que ses habitants puissent boire, qu’ils puissent se nourrir et qu’ils puissent se distraire. La situation des infrastructures publiques de la tentaculaire ville ne s’est en effet pas améliorée avec les guerres civiles. Les aqueducs n’ont pas été entretenus ( l’État n’avait même pas l’autorité pour forcer les propriétaires privés sur les terrains desquels passaient ces mêmes aqueducs à accepter l’entretien ou ne pouvait pas mettre fin à des ponctions d’eau à fins privées), beaucoup de temples sont délabrés et les réserves en grain dans la Ville sont limitées à quelques jours. Auguste introduit deux nouveautés qui vont lui permettre, à lui et ses successeurs, de bâtir selon ses idées (c’est à dire pour soutenir le principat) et en exerçant son contrôle tout au long du projet. La première est que l’édile va récupérer une partie des attributions du censeur en ce qui concerne l’adjudication des travaux publics (l’édile avait déjà à charge l’entretien). Ceci a un double effet, puisque le censeur n’était en fonction que dix-huit mois tous les cinq ans et que Auguste va pouvoir placer quelqu’un de son entourage à un poste d’édile, une magistrature annuelle. La seconde innovation est que le Prince va financer les travaux sur ses propres fonds, et donc ne pas se compliquer la vie avec les votes de financement du Sénat. Ce qui est plus facile quand on est de loin la première fortune de son temps.

Faisant suite à une petite introduction détaillant les objectifs du livre, ses limites et les trois raisons principales de l’existence de programmes de constructions impériaux, l’ouvrage débute avec quelques considérations sur les coûts de main-d’œuvre dans la Rome julio-claudienne et explique la méthode d’indexation des différents édifices et travaux en Unités de Travail de Base, en se basant sur la Maison Carrée de Nîmes, le temple de période augustéenne le mieux conservé (soit 60 UTB). En comparant les m² au sol en fonction du type de travaux (construction, rénovation, pavement etc.), il est possible de comparer les projets entre eux en les factorisant. Les choses sont bien sûr arbitraires, mais une comparaison minimale est possible puisque de toutes façons, les coûts ne nous sont parvenus que de manière très parcellaire. Comme les datation des projets est elle aussi possible, une répartition des charges année par années est elle aussi possible, permettant de visualiser les variations.

Le chapitre suivant met en lumière les problèmes de gestion du personnel, entre travailleurs serviles et libres. Que se passe en cas de contraction de la demande ? Les employés aux grandes constructions publiques quittent-ils Rome ? Trouvent-ils à s’employer sur le marché privé ? Faut-il voir enfin un multiplicateur keynésien dans les programmes publics ?

Les auteurs, munis de leurs données indexées, veulent ensuite déterminer l’activité édificatrice de chaque prince de la dynastie. Si Auguste est un grand bâtisseur, l’activité marque grandement le pas avec Tibère, mais repart en force durant les quatre ans de règne de Caligula, que continue Claude. Les auteurs se concentrent plus en détail sur deux projets de Claude dont le premier est l’assèchement du lac Fucin entre 41 et 52 p.C. par le moyen d’un émissaire long de six kilomètres (un record qui tient jusqu’en 1871 et le tunnel du Fréjus). Une détermination du volume excavé (tunnel et puis) permet aux auteurs de déterminer le nombre de travailleurs employés et d’ébaucher une idée de l’organisation du travail et du chantier, à mettre en relation avec la construction contemporaine pas si éloignée des aqueducs Claudia et Anio Novus qui avaient besoin dans les portions éloignées de Rome du même type de compétences.

Le second projet de Claude est la construction du port d’Ostie (à ne pas confondre avec celui hexagonal de Trajan) devant permettre une meilleure gestion de l’approvisionnement en grain de Rome en provenance des provinces pourvoyeuses comme celle d’Egypte. Les travaux étaient déjà envisagés par César, avec en plus un canal entre Terracine et Ostie et le drainage des Marais pontins (ce que fera Néron). Là encore les auteurs décrivent le projet, avec ses deux môles, son phare (construit à partir de la submersion de l’immense navire qui a transporté l’obélisque qui est maintenant place Saint-Pierre), ses quais et entrepôts. De ce port il n’y aujourd’hui quasiment plus rien de visible, le littoral s’étant pas mal déplacé (des fouilles ont eu lieu dans les années 2000). Avec les données disponibles les auteurs calculent le nombre de voyages des paniers de terre nécessaires pour le creusement du port, avec aide animale ou sans, mais aussi replacent les travaux dans le cadre d’un ralentissement de l’activité édilitaire, un chantier pouvant peut-être amortir la baisse d’activité et ses conséquences sur l’emploi (et ses conséquences sur l’ordre public).

Le livre se poursuit de manière plus générale avec les projets de Claude et de Néron (la Domus Aurea, mais pas que) avant de passer à différentes réflexions, en commençant avec le multiplicateur keynésien, le changement de management mais surtout l’importance des hommes de confiance du Prince, et au premier rang desquels Agrippa. Ces derniers sont détaillés pour chaque membre de la dynastie, avec leur destinée. Si Tibère succède à Agrippa comme chargé des construction sous Auguste, Séjan va tenter de renverser ce même Tibère. Le choix des hommes est ici primordial et l’ordre équestre va revenir sur le devant de la scène avec le temps.

L’ouvrage est complété par une bibliographie qui a bien entendu vieilli (le livre est paru en 1989), un appendice sur l’indexation de types de construction pas vues dans le texte, une liste de tous les projets évalués, des précisions supplémentaires sur Ostie et le lac Fucin. Et enfin un index.

Si les versants ingéniérie et économie du livre sont bien maîtrisés, la partie histoire romaine pure n’est pas délaissée du tout. On pourra regretter des affirmations un peu étonnantes comme le fait que Rome ne serait pas situé sur un nœud de communication (et même dire que ce n’est pas le port qui a créé Rome mais l’inverse peut se discuter, selon comment on définit ce qu’est un port) avec le Tibre et le pont, ou encore que Mécène serait de basse extraction et sans charge de gestion (il administre toute l’Italie quand Octave est à Actium). Les auteurs restent prudents sur les effets macro-économiques des constructions impériales, émettant seulement des hypothèses sur l’inflation ou le marché du travail, et soulignant l’absence presque complète de mesures. L’analyse de l’action de chaque Prince dans le domaine édilitaire est faite avec doigté, avec des résultats étonnants, comme pour la frénésie de construction de Caligula ou les deux phases de Néron, sur lequel Trajan porta un regard appréciatif (quelques lignes visent à le défendre dans ce qui est maintenant un exercice de dépréciation un peu passé de mode, soulignant l’absence de sources favorables à Néron que Flavius Josèphe mentionne, p. 98). Des cartes supplémentaires et moins chaotiques du point de vue chronologique auraient été un plus, mais internet peut de ce côté là nous sauver la mise.

Un ouvrage court, correctement illustré, qui donne une très bonne idée des changements qui affectent la Ville au tournant de l’ère et de ce qu’ils impliquent de planification, de suivi et de gestion des ressources.

(Tibère décide juste de ne rien faire p. 47-48 … 8)

Towards the Borders of the Bronze Age and Beyond

Mycenean Long-Distance Travel and its Reflection in Myth
Essai sur le voyage à l’époque mycénienne par Jörg Mull.

Et revoilà Olympias !

Le bronze de l’Age de Bronze nécessite la combinaison de deux minerais qui ne se trouvent en général pas au même endroit. Pour se procurer l’un ou l’autre (ou les deux) de ces composants, il est donc nécessaire de le faire venir. Et parfois, en quantités non négligeables si l’on considère que pour la taille des blocs de la pyramide de Kheops, 70 tonnes de cuivre ont été nécessaires pour fabriquer les outils de taille (et c’était avant l’introduction du bronze en Egypte). Mais même si les besoins sont moins grands (toutes entités politiques autour de la Méditerranée n’ont de loin pas la grosseur de l’Egypte à la fin du IIe millénaire avant J.C.), il faut faire venir le minerai (en « lingots »), ce qui sous-entend non seulement des cadeaux entre aristocrates mais aussi des échanges commerciaux.

Les textes en grec (en linéaire B donc) qui relatent ces voyages et les liens commerciaux ne nous sont pas parvenus, seules quelques mentions dans les textes égyptiens ou hittites donnent quelques idées vagues sur des contacts. L’archéologie est bien sûr présente, mais la datation n’est pas toujours aisée, et encore moins l’est l’évaluation des productions minières et ce qui est finalement transporté, même si quelques hauts lieux de production sont connus (Chypre a la première place en Méditerranée pour la production de cuivre comme son nom l’indique). Il y a quelques épaves.

Tous ces éléments sont présents dans le livre mais le cœur du propos de l’auteur est l’utilisation des mythes grecs comme indications de contacts au long cours, sorte d’histoire transmise sous forme de mythe. Prenant comme terminus ante quem la Guerre de Troie, J. Mull compte de génération en génération pour remonter jusque vers 1500 a.C. dans une chronologie recomposée. Ménélas, fils d’Atrée, fils de Pélops, fils de Tantale, lui-même fils de Zeus, voilà qui permet les datations relatives des voyages (p. 66). L’auteur entre ensuite dans le détail avec, pour chaque destination les preuves historiques et archéologiques puis l’interprétation d’épisodes mythiques. On commence par l’Anatolie, avant de passer au Levant, à Chypre, à l’Egypte, à l’Italie et ses îles principales avant d’arriver à l’Ibérie et ce qui se passe au-delà des Colonnes d’Hercule (Gaule, Maroc). La Mer Noire n’est pas oubliée et J. Mull finit son périple avec l’Ethiopie, la Grande Bretagne et la Scandinavie. Une bibliographie (ne reprenant pas tous les livres cités dans le texte) complète l’ouvrage.

L’ouvrage n’est pas terriblement critique de ses sources, pour le moins, et cette sorte de crédentialisme, faisant fi de tout ce que les études indo-européennes ont pu dire des mythes (voire plus large encore avec le Déluge de Deucalion p. 98), est assez étonnant. Non que certains épisodes ne soient pas colorés par certaines réalités historiques (les Hittites en arrière fond de la Guerre de Troie par exemple), mais de là à en faire des simili-preuves de liens commerciaux, où chaque équidé un peu rapide est forcément la métaphore d’un navire rapide … Venant de la part de celui qui est le directeur financier de Volkswagen Chine, il faut sans doute voir ce livre comme une toquade. Nous cherchons encore le point de vue différent de l’économiste cité en quatrième de couverture. Non que tout soit faux (les mines par exemple), mais beaucoup de choses y sont comme étirées et forcées (la vitamine C bonne pour les marins des oranges du Jardin des Hespérides …). Les Peuples de la Mer servent de voiture balais ramasse-tout grâce au jeu des ressemblances les plus aventureuses. Des Sardes, des Etrusques parmi eux, vraiment ? Quant à la présence minoenne en Norvège (p. 142), sur quoi repose-t-elle ? La bibliographie est récente, voire même trop, et les citations dans le textes sont la plupart du temps des platitudes dispensables, ne cachant pas les trous du raisonnement.

Une déception.

(la métaphorisation à pleins tubes … 5)

 

La ruée vers la voiture électrique

Entre miracle et désastre
Essai historique et d’ingénierie sur la voiture électrique par Laurent Castaignède.

Bzzt bzzt.

L. Castaignède s’était dans un ouvrage précédent intéressé à la pollution générée par la voiture et aux moyens de la réduire, principalement par une baisse de la consommation de carburant et donc des rejets. Ici, l’ancien ingénieur automobile continue sa réflexion en détaillant les conditions de l’essor impressionnant qu’a connu la production et l’usage des voitures électriques.

La première partie du livre est historique. La voiture électrique n’est en effet pas plus jeune que celle à moteur thermique (ou à vapeur). Le marché est très concurrentiel aux débuts de l’automobile et l’électricité n’empêche pas la vitesse : en 1899 la première voiture à dépasser les 100 km/h est une voiture électrique. De nombreux taxis à Paris à la même époque sont à moteur électrique. Mais l’autonomie de la voiture électrique n’évolue pas au même rythme que celle du moteur thermique. Il faut en effet pour recharger la batterie se rendre dans des garages spécialisés (et y attendre) alors que les jerricans d’essence se trouvent dans les épiceries sur la route. Dès avant 1914, le véhicule électrique est un marché de niche et le reste jusqu’aux années 2000, malgré quelques tentatives de développement. Il y a bien quelques camionnettes ou des voiturettes de golf, mais rien qui puisse induire de nouveaux besoins infrastructurels.

Dans les années 2000 arrive en Europe le premier modèle hybride de grande série, suivi dans les années 2010 de modèles purement électriques qui rencontrent le succès commercial. Ce succès procède de plusieurs facteurs principaux : les normes anti-pollution de plus en plus draconiennes, les scandales autour du diesel s’étendant au moteur thermique en général et enfin le prix du carburant (et la prise de conscience de la finitude des stocks d’énergie fossile). En 2023, quand ce livre est écrit, une autre étape a été franchie, avec la fin programmée du moteur thermique dans l’Union Européenne en 2035 et en Norvège dès 2025.

Dans un second chapitre, l’auteur entreprend de décrire les limites du tout électrique. La première difficulté dans le fait de vouloir faire passer toutes les voitures (et pourquoi pas les camions) l’électrique réside dans la capacité à trouver les ressources métalliques nécessaires à la construction des voitures, et en premier lieu des batteries. Il faut presque le triple de cuivre dans une voiture électrique par rapport à une thermique (p. 63), sans parler des nombreux kilos d’autres minerais. Si d’ici 2040, la demande en lithium doit être multiplié par 16, il a falloir ouvrir de nombreuses mines, après les avoir découvertes bien entendu, avant de pouvoir raffiner le matériel extrait. Cela amènera sûrement à des tensions commerciales et géopolitiques, puisque les ressources ne sont pas également réparties sur la Terre. La multiplication de véhicules électriques va aussi changer les infrastructures routières, avec une grande attente envers les pouvoirs publics, et en premier lieu la question des bornes de recharge, puisqu’une voiture électrique actuelle n’atteint que la moitié de l’autonomie d’une thermique mais a besoin de bien plus de temps pour refaire le plein d’énergie. Une station essence sur une autoroute lors de grands départs en vacances voit passer des milliers de véhicules par jour : peut-elle avoir à disposition, en nombre de bornes, l’équivalent de ses pompes sans que les clients attendent des heures ? Enfin, la multiplication de nouveaux véhicules électriques ne va juste pas déplacer les véhicules thermiques ailleurs (plus d’essence disponible), avec donc un effet d’addition du nombre de véhicules au niveau mondial, en lieu et place d’un remplacement ?

Dans le chapitre suivant L. Castaignède aborde les biais induits par l’électrification. Présentée comme propre (le joli A vert des émissions de CO2 des publicités), c’est avant tout un éloignement des nuisances. Celles de la construction, comme celles de la production d’électricité, qui ne peut être produite que par des énergies renouvelables (avec leurs propres problèmes) ou nucléaires. En plus, la consommation par km ne baisse pas, avec « l’autobésité » que l’auteur avait déjà dénoncée dans son livre précédent. Il s’agit de faire se déplacer des voitures de plus en plus lourdes et de moins en moins profilées, et cela coûte toujours plus d’énergie.

Mais comme L. Castaignède est un ingénieur, il a quelques idées d’améliorations qu’il a rassemblées dans un quatrième chapitre et qui y sont évaluées. La première est de réduire le format des voitures, comme c’était déjà l’idée dans les années 1910. Une autre peut être l’utilisation de l’énergie de l’air comprimé, de l’hydrogène, de panneaux solaires directement sur le véhicule, de l’essence électrique (même si Porsche n’est pas un constructeur bavarois p. 129) ou de différents types d’hybridation. Une autre voie évoquée peut être la voiture électrique vue comme un élément de la ville dite intelligente, intégré à un système électrique en tant que batterie.

Enfin, le dernier chapitre est un plaidoyer pour une électrification raisonnée, sans dépendance envers un seul producteur, pour un non remplacement complet des véhicules via un rétrofit, pour l’amélioration de l’autonomie de manière ponctuelle via une extension externe (batterie sur remorque pour les longs trajets par exemple) et une hiérarchisation des besoins (poids du véhicule, vitesse maximale). L’objectif, c’est la soutenabilité.

Comme dans son précédent livre, L. Castaignède fait œuvre de clarté avec un état de l’art sans technoidôlatrie aucune. Avec de très bonnes explications, une pédagogie efficace à coups d’ordres de grandeur parlants, l’auteur met son expérience à disposition du lecteur en défrichant pour lui le chemin des évolutions futures de la mobilité individuelle. La première partie, pourtant bien plus historique, ne détone pas dans l’ensemble avec une recherche importante et une présentation qui ne tombe pas dans un sec catalogue d’innovations successives (l’auteur n’étant pas historien). Les petites illustrations entre les chapitres font de sympathiques transitions, avec souvent un angle humoristique. Pas uniquement centré sur la technique, l’auteur prend aussi en considération les besoins et la psychologie du consommateur. Cela est particulièrement vrai dans le passage sur la voiture comme partie de la ville dite intelligente (qui voudrait retrouver déchargée une voiture mise en charge la veille?). Le paragraphe sur les sources réelles (d’où vient le kW/h suivant?) de l’énergie électrique nécessaire à la recharge est lui aussi brillant. Réaliste sur le fait que l’électrique ne favorise pas les transports en commun (on continue à vendre des voitures), il est très sceptique sur la réussite du plan d’interdiction des moteurs thermiques de 2035, et pense non sans fondement que les constructeurs traditionnels tablent sur un abandon à moyen terme de cet objectif.

Un excellent ouvrage, somme toute assez court avec 170 pages de texte, qui renseigne de matière efficace sur les tenants et les aboutissants du nouveau modèle de vertu mobile.

(une station essence, c’est 3200 bornes de recharge publiques et privées p. 76 …8,5)

S’adapter pour vaincre

Comment les armées évoluent
Essai historique sur l’innovation et les armées par Michel Goya.

Beaucoup de facteurs.

Dans la dialectique de l’affrontement, les acteurs peuvent prendre conscience de défauts, de manques qu’ils ont, tant au niveau matériel qu’au niveau de leurs pratiques (doctrines, tactiques, etc). Ils ont alors parfois l’idée de s’améliorer, de s’adapter à la situation, ce qui peut en retour déclencher un processus d’adaptation chez l’adversaire et ainsi de suite. C’est ce processus que veut distinguer M. Goya dans ce livre en prenant appuis sur sept cas concrets, étalés sur deux siècles.

Le premier de ces cas est l’armée prussienne, cueillie à froid par la rencontre avec les armées de la Révolution et de l’Empire. Pour remédier à son problème de nombre, elle met en place un système de réserves qui lui permettent d’aligner beaucoup plus de régiments quand elle reprend le combat et participe à la bataille de Leipzig (1813) ou lors des Cent Jours. Son effort organisationnel se double de la mise en place d’un état-major suprême permanent, une première mondiale (alors que les autres puissances montent une structure de commandement à chaque nouveau conflit), associé à un institut de formation supérieur, la Kriegsakademie. L’effet se voit entre 1864 et 1870, entre la guerre du Schleswig, la guerre contre les Habsbourg et la guerre contre la France, où la Prusse établit sa domination dans l’espace germanique puis en Europe, appuyé sur un matériel qui fait changer du tout au tout les tactiques héritées du XVIIIe siècle. Pour la IIIe République, la défaite n’est pas encore étrange, mais bien intellectuelle.

La France est justement le cas suivant de l’auteur, avec un chapitre sur ce qui est sa grande spécialité : l’innovation lors de la Grande Guerre. Passé la redécouverte que la puissance de feu annihile toute idée de manœuvre en terrain découvert, l’armée française doit gérer la stagnation du front, conséquence de l’enterrement. S’ensuivent de très nombreux processus d’apprentissage (la guerre de tranchée, ou plutôt son retour) mais aussi d’innovations techniques, tactiques et doctrinales qui doivent permettre de dépasser le blocage. Faire plus n’a pas marché (un plus gros assaut), il faut donc faire différemment : le tank, l’avion, le camion mais aussi l’équipement de l’infanterie en armes collectives, une logistique repensée avec les besoins fous en munitions et la nécessité de pouvoir déplacer des troupes en quantité et rapidement là où il n’y a pas de voies de chemin de fer.

Dans le troisième chapitre, on assiste au premier changement de milieu du livre avec les évolutions de la Royale Navy entre 1880 et 1945, entre le premiers cuirassés à propulsion motorisée, les Dreadnoughts et le lent déclin qui fait suite à la Première Guerre Mondiale, entre concurrence internationale à peine masquée par les accords de limitation de flotte et ratage du tournant de l’aéronavale dans les années 1930. En réalité, la Grande-Bretagne combat en 1940 avec la flotte de 1920 et tout ce qui a été construit pendant la Deuxième Guerre Mondiale n’existe plus en 1962, parce qu’économiquement insoutenable (p. 146).

Parallèlement, la Grande Bretagne devait aussi équiper sa nouvelle armée née en 1918, la Royal Air Force. Cette dernière, dans un grand élan douhetiste, devait bombarder l’Allemagne pour forcer sa population à demander l’arrêt des hostilités. La tâche est confiée au Bomber Command, tandis que les Etats-Unis déploient la 8e et la 15e Air Force avec le même objectif. De jour (les étatsuniens) comme de nuit (les britanniques), deux millions et demi de tonnes de bombes sont lancées sur l’Allemagne entre 1939 et 1945. C’est l’équivalent de 300 bombes A. Les dégâts de tous ordres sont considérables, mais les assaillants eux-mêmes perdent 40 000 bombardiers et 100 000 aviateurs.

Le chapitre suivant détaille les changements qu’induit l’arrivée de la bombe atomique, créée dans un contexte de guerre et dont l’utilisation se fait dans un contexte de grands bombardements meurtriers au Japon. Mais sitôt après la première utilisation, la théorie rattrape la pratique. Cinq ans après, elle n’est pas utilisée en Corée et le niveau gouvernemental ne laisse pas le militaire libre de faire ce qu’il veut. Il y a un peu l’inverse dans le sixième chapitre ou le gouvernement laisse faire le militaire, voire même l’abandonne : en Algérie. Mais ici, pas question d’usage d’armes atomiques. Il faut revenir à la guerre au milieu des populations, alors que presque tout l’entraînement tourne autour du futur choc avec les troupes soviétiques. Il faut donc s’adapter, comme prendre acte que les hors-la-loi attaquent les militaires, que l’aviation à réaction ne sert à rien et que l’hélicoptère a autant de noblesse que le saut opérationnel.

M. Goya s’attaque ensuite aux évolutions de l’US Army entre 1945 et 2003, entre une réduction de 90 % une fois la guerre finie et l’apparition d’un nouvel ennemi stratégique et la guerre en Iraq. Une fois l’emballement nucléaire dépassé, la confrontation avec la guerre insurrectionnelle est traumatisant, d’autant plus qu’il n’y a finalement très peu de combattants, trop de services de soutien et d’état-majors (un colonel pour 163 personnels en 1968 au Viêt-Nam p. 329) et trop de rotations pour accumuler de l’expérience. Préparée pour l’AirLandBattle contre le Pacte de Varsovie, l’US Army se retrouve à devoir négocier avec des chefs de villages afghans …

Comme à chaque fois, avec M. Goya, on en a plus que pour son argent. Voilà 370 pages de texte bien dense, mais toujours agréable à lire. L’appareil critique a été réduit mais les lecteurs intéressés trouveront néanmoins plein de choses dans les notes. Sur la forme, un bon mélange entre l’érudition et la volonté de chercher un public large mais un minimum informé. Une relecture plus attentive encore de l’éditeur aurait pu éviter quelques maladresses résiduelles. Pour ce qui est du contenu, la partie sur la Première Guerre Mondiale sort du lot, parce qu’elle est clairement la spécialité de l’auteur (comme on a déjà pu le voir dans ses autres ouvrages chroniqués dans ces lignes). Nous pourrions discuter de la biographie de von Moltke (p. 32) ou de l’éventuelle surestimation de la Gestapo (p. 193), mais ce ne sont là que des vétilles, surtout s’il l’on met en regard la réflexion sur ce qu’aurait apporté la bombe atomique à la France en 1939 (p. 198), les équivalences de coût du V2 (p. 179) ou l’excellent résumé des contraires tactiques à réconcilier à la fin du XIXe siècle (p. 40) ou encore le passage sur la terrible erreur de diagnostic civil et militaire faite en 1954 en Algérie (p. 262).

Dans l’attente de l’analyse du conflit russo-ukrainien par M. Goya une fois ce dernier fini …

(au Viêt-Nam les combats sont trop rapides pour que les appuis puissent intervenir p. 330 … 8)

Ces guerres qui nous attendent

Scénarios d’anticipation militaire par l’équipe Red Team.

Un air d’espadon.

Dans les simulations militaires, l’adversaire (dénommé Rouge) est appelé à faire preuve de beaucoup d’imagination pour permettre aux Bleus de se préparer au non planifié. Reprenant l’esprit et les noms (tiens, il n’y a plus de loi Toubon?), le Ministère français des Armées a proposé à une équipe de militaires, d’écrivains et d’illustrateurs de réfléchir à divers scénarios prenant place dans les quarante ans à venir. Ces scénarios ont pour cadre des développements dans l’environnement géopolitique de la France, où les forces armées sont impliquées. Si les militaires sont pseudonymisés sur la quatrième de couverture, il y a quelques noms connus du côté des écrivains avec Laurent Genefort et Xavier Mauméjean. Des scénarios élaborés conjointement, quatre sont présentés dans ce court livre de 220 pages, sans que l’on sache qui en sont les auteurs.

Le premier scénario postule l’émergence d’une nation pirate, présente sur toutes les mers du globe et née en partie du refus du puçage généralisé des individus (faisant suite aux premières expériences réalisées lors de l’épisode du covid). Ces pirates en viennent à attaquer le centre spatial de Kourou, mettant en péril l’installation de l’ascenseur spatial français.

Le second scénario reste dans la thématique piraterie, avec l’installation sur les côtes de l’Afrique du Nord (mais pas que) de groupes pirates puissants s’attaquant aux différents navires passant devant les côtes. De naufrageurs ils deviennent aussi hackeurs en s’attaquant à l’interface neuronale qui lie les marins aux embarcations. A tel point qu’un officier se retrouve infecté et fait ouvrir le feu sur d’autres navires d’escorte. Et comme tout est automatisé … La crise de confiance qui en résulte est énorme.

Le scénario suivant se base sur l’existence de différentes bulles de réalité, des espaces sûrs, accessibles aux influences organisées et qui délitent les liens sociaux à grande échelle. La Nation n’existe plus, seules restent les tribus. Le pays le plus touché est la Grandislande et la ville de Grand-City (traversée par la rivière Timide …) fait sécession du pays. Pour évacuer ses citoyens, la France y intervient avec l’Opération Omanyd. Mais en parallèle le contexte sanitaire se dégrade … Beaucoup de défis quand il s’agit de rapatrier 200 000 personnes.

Le dernier scénario du livre met en scène l’opposition entre Troie et la Ligue Hellénique. Une minorité troyenne fait sécession en Thrace et c’est la guerre à coup d’armes hypervéloces. Des hyperforteresses voient le jour, seules à même de contrer ces menaces mais immobilisant les bulles de protection devant les besoins énergétiques et logistiques de tels monstres.

Avec de tels littérateurs dans l’équipe, on était en droit d’attendre des textes bien troussés, ou au minimum bien agencés. Hélas, on est plus dans une suite de notes (sauf le texte sur les carnets d’un ethnologue intégrant la P-Nation qui sort vraiment du lot). Mais la réflexion sous-jacente reste intéressante. Le scénario 1 fait immanquablement penser au film Waterworld, avec des libertaires qui se transforment en organisation armée ou en société post-moderne à tendance woke.

Le second scénario, avec un arrière fond anticolonialiste dans des Etats faillis, bénéficie aussi d’un texte mieux fait avec l’interview de l’initiatrice du mouvement pirate (p. 97). Le troisième scénario nous semble plus capillotracté, avec une sortie des Balkans (à l’unité peu évidente …) de l’Union Européenne sous influence de la Grande Mongolie. Comme dans les deux précédents scénarios, la part dévolue à la sphère informationnelle est très grande, signe que ce qui se passe au Mali et en Centrafrique fait réfléchir. Bon, le covid aussi … Le dernier scénario est le plus abstrait (voire pas clair pour le no man’s land entre les hyperforteresses p. 207). Il développe par contre de belles choses, comme les « murs numériques » qui continuellement rétrécissent (p. 192).

On remarquera de manière générale l’absence dans la sélection d’éléments en rapport avec le nucléaire. La dronisation du monde est par contre très avancées dans tous les scénarios à horizon quarante ans. Présupposé déterminant dans le déroulement des scénarios, le cadre moral reste celui de la fin du XXe siècle. Il est difficile de dire si les auteurs voient en cela une difficulté supplémentaire dans la conduite d’opération.

Facile à lire, avançant par touches dans un cadre chronologique flexible, ce livre de prospective polémologique offre un panorama très large, entre changements techniques et sociaux. Cerise sur le gâteau, l’aspect hard-SF de l’ascenseur spatial fait tout de même rêver. Tout n’est pas vraisemblable au premier abord dans les évolutions proposées, mais l’objectif est atteint.

(l’initiation meurtrière à la P-Nation avec la chanson Il était un petit navire p. 59 … 6)

Return to the Interactive Past

The Interplay of Video Games and Histories
Recueil d’articles sur les relations entre les sciences historiques et les jeux vidéo dirigé par Csilla Ariese et alii.

Aucun souvenir ?

L’étude des interactions entre sciences historiques et jeux vidéo est assez récente. D’une part parce que les jeux vidéo n’existent que depuis une cinquantaine d’années et qu’il n’y a que peut-être seulement depuis deux décennies que ces mêmes jeux vidéo sont considérés comme une production culturelle digne d’intérêt (et légitime, surtout au vu du poids commercial actuel en conséquence de la plus grande part d’adultes qui jouent). La ludologie elle-même est assez jeune en tant que discipline (autre que les théoriciens comme J. Huizinga et son Homo Ludens paru en 1938), conséquence de la part grandissante des loisirs dans la vie des Occidentaux après 1945.

Dans ce second recueil consacré au sujet paru en 2021 (le premier nous semblait moins intéressant), les relations entre sciences historiques et jeux vidéo sont analysées selon différents angles. La première partie est ainsi consacrée à la narration dans et sur les jeux vidéo avec des articles sur la recherche historique conduisant à la création d’un jeu, sur les souvenirs d’anciens combattants intégrés à la visite virtuelle d’une fabrique écossaise de « coquelicots du souvenir » (portés traditionnellement en novembre dans le Commonwealth en souvenir de la Première Guerre Mondiale ), le décorticage façon stratigraphie d’un jeu vidéo du tout début des années 80 et l’interprétation archivistique par les joueurs de Morrowind d’une bataille fondatrice dans ce jeu (mais sujette à des informations contradictoires au sujet de laquelle des passionnés proposent des analyses). La seconde partie passe à la représentation dans les jeux vidéo avec des articles sur l’intersectionnalité, l’Antiquité dans les jeux de combat (y compris les plus obscurs), la décolonisation des jeux vidéo et la cartographie (toujours utile dans les vastes mondes de jeux de rôle mais ici avec un angle très théorique). La dernière partie est plus orientée pédagogie, avec l’exemple du jeu vidéo comme participant de la recherche scientifique, l’emploi du jeu vidéo dans une classe de primaire (sur le monde anglo-saxon) mais aussi sur sa conception à l’université mais aussi les apports de l’histoire environnementale dans les jeux vidéo. L’ouvrage s’achève sur des témoignages de joueurs.

Diversité des approches et des thèmes on l’a vu, et donc aussi de la qualité des contributions. Parmi ceux qui nous ont le plus plu figurent ceux sur l’Antiquité dans les jeux de combat et sur les débats archivistiques autour de Morrowind. On peut sentir une assez dommageable influence « nord-américaine » dans plusieurs articles rattachables aux sciences sociales, vraisemblablement en partie due aux recherches sur l’esclavage et la Compagnie néerlandaise des Indes Occidentales que font une partie des contributeurs, ce qui sensibilise beaucoup dans les dernières décennies aux questions post-coloniales. A tel point qu’il est question des Malouines comme un conflit colonial en 1982 (p. 40), ce qui peut faire bondir et pas seulement à Londres. D’où aussi les questions de représentations …

Chichement mais judicieusement illustré, avec des bibliographies peut-être un peu trop récentes quant aux ouvrages théoriques et doté d’une couverture très évocatrice, voilà un livre qui nécessite d’avoir eu une manette en main pendant quelques heures pour en apprécier un minimum les apports. Pour un public doublement averti donc.

(la simulation économique, un genre plus joué qu’on ne le croit ? … 6)

Dune

Exploration scientifique et culturelle d’une planète-univers
Recueil d’articles sur une approche scientifico-culturelle du cycle de Dune, sous la direction de Roland Lehoucq.

Ce poignard est une insulte québecoise.

La sortie d’une nouvelle adaptation filmée du roman de F. Herbert a bien entendu fait éclore de nombreux projets éditoriaux, comme nous avons déjà pu le voir plus haut dans ces lignes avec le Mook. Et ce livre a justement beaucoup à voir avec ce dernier (paru après lui). Déjà (au-delà des thèmes analogues) des dix auteurs présents ici, cinq ont contribué aussi au Mook. Mais surtout, les articles de ces mêmes cinq auteurs semblent être les versions longues de ce qu’ils ont écrit dans le Mook. Certains passages sont mêmes identiques. Il y a donc clairement des chevauchements, mais cela n’entame en rien l’intérêt de ce livre qui offre des points de vue et des informations qu’il ne nous semble pas avoir lus ailleurs.

Comme Dune est un cycle prenant place principalement sur la planète Arrakis, c’est avec l’astrophysique que le tour d’horizon commence. Avec les indications données par F. Herbert, il est possible d’estimer quelles devraient être les relations des principales planètes avec leur étoile, les conditions au sol et les possibilités d’existence de tels corps célestes. Qui dit planètes dit aussi distances à parcourir, la solidité de l’Empire reposant en premier lieu sur des temps de voyages très réduits. L’on passe ainsi naturellement à la question très épineuse du voyage spatial à très grandes distances, que F. Herbert a résolu en faisant contracter l’espace aux Navigateurs de la Guilde.

Le lecteur est ensuite amené sur la surface d’Arrakis pour d’abord parler biologie (et F. Herbert semble très au fait des derniers développements des années 1960, p. 63), c’est-à-dire du Ver et de son rapport à la planète, puis ensuite de l’épice en s’interrogeant sur ses caractéristiques et sa composition probable. Peut-être est-elle, dans une certaine mesure, reproductible sur Terre ?

La question de l’énergie est-elle aussi divisée en deux articles. Le premier aborde la question de manière générale en la passant au tamis du trilemme sécurité/équité/durabilité puis l’on passe à un cas plus pratique avec le distille, concentré de recyclage circulaire mais qui nécessite lui-aussi une source d’énergie. Produit purement local, il permet aussi dans un article très théorique qui lui fait suite de s’interroger comment est pensée l’innovation sur la planète désertique.

 Après l’environnement et la technologie qui en est la conséquence, le lecteur est ensuite envoyé vers les habitants d’Arrakis. Il est d’abord considéré l’exotisme de la planète (et de l’univers lui-même, sa capacité d’émerveillement) au travers du langage puis ce sont les femmes du Bene Gesserit vues en tant que cyborgs qui sont mises en lumière (un article fort stimulant, cependant trop politique et limité au premier roman). Reprenant de l’altitude, le livre passe dans l’article suivant à la géopolitique de l’Imperium et quitte à ce moment-là le monde physique pour le monde des idées et dans un premier temps la question des religions dans le monde de Dune et les syncrétismes modelés par F. Herbert (très belle mise en ordre). Le rapport entre la science et la prescience prend la suite, avant de passer à la Mémoire Seconde du Bene Gesserit vue comme une possession (par les ancêtres, sur un modèle africain).

Le dernier article fait office de conclusion en faisant ressortir différents éléments historiques (Empire ottoman et T.E. Lawrence par exemple), politiques (les Kennedy comme pouvoir charismatique et familial) et romanesques (la Beat Generation) qui forment en un savant mélange un cycle romanesque intemporel.

Après la lecture de ce livre, le lecteur sera convaincu que, contrairement aux apparences, F. Herbert a écrit un roman de Hard-SF, ou qui du moins ne peut se limiter à son aspect féodal dans l’espace. Le lecteur en sera convaincu aussi parce que les auteurs savent de quoi ils parlent, de première main. Certes, on peut discuter de certains arguments (très injuste sur T.E. Lawrence p. 215), de certaines affirmations (certains problèmes de logique dans le chapitre sur les cyborgs, la pédophilie de V. Harkonnen qui devient de l’homosexualité p. 322 ou encore une Baie des Cochons très simpliste p. 325) qui même parfois sont en contradiction avec ce que dit le roman (Mohiam est bien la mère de Jessica p. 199, Ix faisant des machines pensantes p. 256). Très solidement sourcé, le livre est aussi très dynamique avec des chapitres courts, rythmés et bien entendu bourrés d’informations. L’origine de l’adjectif « butlérien », faisant référence à Samuel Butler, auteur en 1863 d’une théorie de l’évolution des machines conduisant à l’extinction de l’humanité, ne nous était par exemple pas connue (p. 141). On pourra regretter, mais tout en sachant que cela s’éloignerait du but du livre, un article replaçant Dune parmi la production de F. Herbert. Il n’y en a qu’une ébauche p. 283 et ce serait sans doute une excellente idée pour un éventuel second tome, de même qu’une comparaison de la prise de pouvoir de Paul Atréides avec la Grande Révolution Française.

(étonnante cette idée de grumeaux narratifs p. 172 … 8)

Scarlett et Novak

Nouvelle d’anticipation d’Alain Damasio.

The Enemy Within.

Novak se fait courser. Pourquoi ? Il ne le sait. Pour le tabasser ? Le violer ? Son ordiphone l’aide dans sa fuite, le renseigne sur ses poursuivants, lui indique sa fréquence cardiaque, mais lui demande aussi s’il veut partager son nouveau record de vitesse avec ses amis. Est-ce vraiment le moment ? Ou ses poursuivants en veulent-ils à son ordiphone et à son assistante à la voix veloutée, nantie du nom de Scarlett ? Il doit la protéger.

Cette très courte nouvelle d’Alain Damasio (50 pages avec beaucoup de mise en page) est à ranger dans ses œuvres d’anticipation, de très courte anticipation. Elle partage quelques caractéristiques avec nombre de ses autres écrits et s’en démarque par d’autres. Première grosse différence, le texte est moins ciselé. Mais ce ne signifie pas pour autant que ce n’est pas aussi bien écrit que ses autres écrits aux temps de maturation plus long. Pas de formules marquantes cette fois-ci. Au rayon des ressemblances, on retrouvera un monde proche des Furtifs, entre méga-corporations, hyperconnexion, bagues de données et privatisation de la ville. La paternité, thème central des Furtifs, est évoquée dans le poème en fin de volume (Une vie passée à caresser une vitre). Comme souvent encore, la forme rejoint le fond avec un tournage de pages frénétique qui rend très bien l’idée de course.

Quelques habiles références parsèment le texte, renvoyant à d’autres œuvres sur le même thème (Scarlett, pour la voix du film Her sorti en 2013), interloquant le lecteur (pourquoi un personnage s’appelle-t-il donc Davor Suker ?) en cherchant même sa confusion, ou encore faisant référence au premier lieu de publication de la nouvelle (01Darknet pour le site internet 01net, mais avec des modifications dans la version papier, comme à la p. 14).

Un bonbon très agréable, qui veut montrer que la réversibilité n’est pas impossible.

(est-ce que les locuteurs d’une même langue ne peuvent même plus se comprendre à cause de l’envahissante béquille technologique ? … 8)

Airvore

Chronique d’une pollution annoncée
Essai d’écologie des transports par Laurent Castaignède.

Back in black.

La pollution de l’air n’est pas une invention de la fin du XXe siècle. Elle est déjà constatée aux tout débuts de la révolution industrielle et inquiète très vite certains médecins et autorités soucieuses de la santé des ouvriers et des habitants. La pollution industrielle est certes la plus connue au début du XIXe siècle mais celle des transports n’en est pas moins ignorée. Il y a une raison pourquoi la troisième classe des premiers chemins de fer britannique est constituée de voitures ouvertes juste derrière la locomotive et pourquoi la première classe est en fin de convoi (et couverte sans bagages sur le toit) : la combustion de la chaudière est très incomplète, la fumée est très dense et transporte sur plusieurs mètres de petits bouts de charbon incandescents … L’arrivée des moteurs thermiques ne va pas améliorer les choses. Là encore, la nocivité des rejets est connue presque dès la conception et des moyens techniques de la réduire sont conçus très rapidement. Mais cela ne veut pas dire que l’utilisation desdits dispositifs se répande …

Le livre est organisé en trois parties, elles-mêmes divisées en neuf chapitres. La première partie fait l’historique de la mobilité motorisée, de Léonard de Vinci aux années 2000. Le XIXe siècle est dominé par le charbon et l’électricité issue du charbon, puis le XXe siècle est celui de la prééminence du moteur à explosion, avec une démocratisation toujours plus grande de la voiture et de l’avion, à peine perturbée par l’instabilité du prix des carburants. Au XXIe siècle, le lien entre changement climatique et pollution atmosphérique n’est plus niable, les réglementations sont en forte croissance mais les villes aussi, tout comme les surfaces qu’elles occupent avec le cycle autoentretenu « plus de ville, plus de voitures » que cela emporte.

La seconde partie se veut analyser le présent (la fin de la deuxième décennie du présent siècle) entre les émissions de toute une vie de voiture, une électricité pas si propre, l’illusion des « biocarburants » et la bonne conscience à peu de frais de la compensation. Le développement technologique permettra-t-il de régler tous les problèmes environnementaux ? L’auteur fait plus qu’en douter. Le drone aérien va juste remplacer dans l’imaginaire l’hélicoptère des années 50. Il n’y aura pas de substitution, il y aura addition, dans l’espoir par avance déçu de pouvoir décongestionner la ville par ce seul moyen. Ces drones consomment pour leur production et leur mise en service, et pas qu’un peu puisqu’ils doivent voler avec une charge. Et les autres exemples sont à l’avenant.

La dernière partie, enfin, veut proposer des solutions loin des incantations. La question d’un nouvel équilibre soutenable ne signifie pas un retour dans le passé. Revenir au cheval, cela signifierait par exemple, devoir aussi gérer les externalités polluantes qu’ils produisent. Si l’on remplaçait tous les véhicules terrestres motorisés de la planète, il faudrait 200 milliards d’équidés et la population humaine ne suffirait pas à s’en occuper (p. 252, et c’est aussi pour cela que l’automobile fut vue comme un progrès). Suivent sept axes sur lesquels il est possible de produire un mieux, avec plusieurs solutions à chaque fois. L. Castaignède est on ne peut plus conscient que toutes ne sont pas facilement mises en œuvre (certaines ne nécessitent rien de moins qu’un gouvernement mondial) mais il les tient pour encore modérées, ce qu’elles sont à l’évidence si l’on considère que certaines décisions, qui pourraient être dictées par un avenir préapocalyptique, pourraient être encore beaucoup moins agréables. Parmi ces axes, il y a l’allégement et la réduction de gabarit des moyens de locomotion, la réduction des vitesses, la responsabilisation des constructeurs (qui peut les rendre propriétaires des moteurs par exemple), l’allocation étatique ou supra-étatique des carburants et des batteries, une redéfinition du partage des espaces et des moyens (reconcentration de la ville, vérité des prix du transport avec la fin de la subvention publique), un travail sur les symboles (sport mécanisé et marketing) et une sanctuarisation des réserves énergétiques (ne plus extraire du sol).

La conclusion (un gros résumé et un commentaire général des solutions proposées) est suivie par deux annexes, constituées d’un glossaire technique très utile et extraordinairement clair et d’une note historique sur « l’optimisation réglementaire » qui démontre que le scandale dit « Volkswagen » n’est que le maillon d’une grande chaîne ayant débuté en 1972 (p. 334). Il n’y a en revanche pas d’index ni de bibliographie générale … Un cahier central d’illustrations en couleurs complète l’ouvrage.

La force de cet ouvrage réside bien sûr dans le fait qu’il dépasse de loin le constat (il est pourtant bien visible, parce que très noir), passe sans un regard devant les imprécations et avance une série très large de propositions. Le fait d’être un ingénieur avec une expérience dans l’industrie automobile n’est évidemment pas un hasard, mais cette connaissance du cambouis est complétée par une bonne dose d’anthropologie, de philosophie et d’économie. Si l’auteur est capitalismosceptique, là encore aucune outrance et on ne peut pas dire qu’il soit béat devant toute initiative à vernis écologique (la COP21, p. 289).  Avec tant de faits et de propos sombres (les morts du smog en Grande-Bretagne p. 47), L. Castaignède arrive encore à mettre un peu d’humour dans son texte. Ce livre n’est cependant pas parfait, certains très rares points demandant à notre sens quelques mots explicatifs (la « machine à bulles » p. 239 par exemple) et il est quelques coquilles (p. 37-38 par exemple). Sur les Amish (p. 254), il est simpliste, mais comme souvent quand il est question de ce groupe religieux dans le débat public français.

Le livre contient énormément d’informations, ossature d’un argumentaire très convaincant. En particulier sur le sort que L. Castaignède à la voiture dite autonome p. 236-238 …

(en 1928, la Taxe Intérieure sur le Pétrole remplace l’impôt sur le sel en France p. 65 …8)