Retour sur La voie de la colère


JjmWeber nous avait fait parvenir une critique de La voie de la colère en 2014 (460 pages, voir ici), et surtout fait part de son contentement. Nous le rejoignons en cela.

Curieuse façon de se gratter le dos.

Certes tous n’est pas parfait mais pour un premier roman, c’est une très grande réussite. L’auteur n’a pas la prétention de créer un monde follement original : pas de langues exotiques (le langage ancien étant assez transparent), ni de pays improbable (on ne sait que peu de choses des Nâagas) ni d’histoire plurimillénaire détaillée (on apprend des bribes sur les différentes dynasties). Mais A. Rouaud inscrit dans ce monde des personnages assez épais dans une trame narrative intéressante, celle d’une république aristocratique faisant suite à un empire (avec ses proscriptions et ses changements somme toute rapides, nés d’une vision démocratique et laïque assez française dans son expression), tout en n’en faisant pas un roman politique. Nous ne suivrons cependant pas JjmWeber sur le parallèle avec Baudouin IV de Jérusalem et l’empereur.

L’aspect temporel est particulièrement bien géré, que ce soit entre les deux parties ou à l’intérieur de certains chapitres. Les auto-citations en début de chapitres sont un signe de cette maîtrise. L’écriture est rapide comme le souligne JjmWeber et va à l’efficacité, même si l’auteur sait se ménager des plages plus calmes pour les réflexions des personnages. L’utilisation un peu excessive de l’adjectif « torve » pour qualifier un regard sur deux est un malus par contre.

Le second tome ne semble toujours pas sorti mais celui-ci mérite un 7,5/8.

The ISIS Apocalypse

Essai historique sur l’Etat Islamique (Daech) de William McCants.

Celui de Patmos a tué bien moins de gens.

Arrivé sur le devant de la scène médiatique occidentale en juin 2014 avec la prise de Mossoul, l’Etat Islamique (EI) n’en est toujours pas reparti. Chacun a bien compris que ce n’était pas les considérations humanitaires les plus larges qui guidaient l’action de ce groupe qui déjà s’étendait entre l’Irak et la Syrie, avant de se proclamer comme califat le 29 juin de la même année.

Mais avec William McCants on quitte la sidération surmédiatisée pour plonger dans une explication de très haut niveau, centrée sur les fondements historico-théologiques du groupe EI et éclairant de plus la place de l’EI parmi les groupes salafistes-jihadistes de niveau mondial (en six chapitres et 240 pages de texte).

L’ouvrage démarre avec une très courte introduction avant s’atteler à expliquer le drapeau noir de l’EI (où se trouve écrite la profession de foi islamique). Et pour expliquer pourquoi ce drapeau noir est devenu une marque mondialement connue au point de flotter devant certaines maisons de banlieues étatsuniennes (qui n’y voyaient sincèrement pas à mal), l’auteur commence par détailler la vie de Abou Moussab al-Zarqaoui, un petit délinquant jordanien qui entre en contact avec Al-Qaida et fait part de sa fascination pour Nur al-Din et Saladin et sa haine des Chiites. Le régime taliban en Afghanistan ayant été stoppé dans son intention de se former en Etat dit islamique, Al-Qaida pense que sa chance est en Irak et avant même l’invasion étatsunienne, y missionne al-Zarqaoui (qui pourtant est déjà à ce moment-là pas sur la même ligne stratégique que Ben Laden) pour y mettre en place des réseaux et y agir dans le désordre qui naîtra immanquablement d’une telle invasion. Et les dissensions entre la branche mésopotamienne et le centre d’al-Qaida ne cessent pas, prenant même une autre tournure avec la proclamation d’un Etat en Irak en 2007, contre l’avis du Centre et usant de termes ayant pour but de convaincre les observateurs que le chef de l’EI était en fait un calife (et donc que son drapeau devait naturellement être celui de Mahomet, noir).

Mais la mayonnaise ne prend pas comme espéré (chapitre 2). Abou Ayyoub al-Masri (qui est en théorie subordonné au « commandeur des croyants » Abou Omar al-Baghdadi) a succédé à al-Zarkaoui en 2006 et c’est lui qui a souhaité établir au plus vite un Etat, croyant en l’arrivée imminente du Mahdi, le Messie annoncé par les hadiths. Cette croyance a bien sûr une résonnance dans la propagande de l’EI, mais semble avoir peu de réceptions favorables en Irak où devant la violence déployée par l’EI, des tribus sunnites se coalisent pour se battre contre le groupe (avec l’aide des troupes de Bagdad, p. 45) et les Etats-Unis portent des coups à ses dirigeants. En 2009, l’EI est considéré par les autres groupes jihadistes comme en voie de disparition et son Etat comme inexistant.

Le chapitre suivant porte un éclairage sur trois mouvements jihadistes qui permettent la remontée en puissance de l’EI (bien favorisée aussi par la politique anti-sunnite menée par le gouvernement de Bagdad). Le premier d’entre eux est Al-Qaida dans la péninsule arabique où Nayif al-Qahtani est le maître d’œuvre de la propagande et le rédacteur en chef de l’Echo des batailles, qui reprend le drapeau de l’EI dans ses publications. Samir Kahn, qui avec Anwar al-Awliki, créé le magazine de langue anglaise Inspire (toujours pour AQPA) est aussi actif au Yémen où al-Qaida s’attaque aux forces gouvernementales et aux tribus. Le second mouvement est le somalien al-Shabab et le troisième est al-Qaida au Maghreb Islamique (AQMI). Est analysé dans le livre leurs liens avec Al-Qaida central et l’EI, ou comment le lien de subordination envers Ben Laden est souvent que très très théorique mais aussi comment ils échouent à gouverner les territoires qu’ils contrôlent. Le chapitre s’achève sur la confusion qu’amènent les printemps arabes en 2011, car le drapeau de l’EI flotte en divers endroits dans les mains de groupes islamistes sans qu’il y ait de liens formels avec al-Qaida. Il est devenu est symbole de protestation.

Le quatrième chapitre est celui de la quasi-résurrection de l’EI, avec l’arrivée en mai 2010 de Abou Bakr al-Bagdadi (qui comme son prédécesseur n’est pas de Bagdad, mais marque une obligation édictée par les prophéties apocalyptiques prisées par l’EI) après la mort de Abou Omar (abattu dans sa propre maison). Abou Bakr, n’étant pas autorisé à étudier le droit en 1991 se rabat sur la théologie, étudiant plus particulièrement la récitation du Coran. Après un passage chez les Frères Musulmans, il rejoint al-Qaida en 2006 pour être en charge de la charia. Il défend sa thèse en 2007. Mais ce qui marque la renaissance de l’EI ce n’est pas le changement de chef, mais la mise en pratique du livre Le Management de la Sauvagerie, écrit par Abou Bakr Naji en 2004 en plus de l’extension de son combat à la Syrie sous le nom de Jabat al-Nosra. En 2012, ce même groupe sort de la clandestinité pour se transformer en groupe insurgé et être plus à l’écoute des besoins locaux (peut-être sous l’influence du théoricien du jihad al-Suri) et ainsi gagner des appuis locaux et même internationaux (p. 84-86), mais pas sans oppression une fois le terrain conquis. Mais vite des tensions naissent entre Jabat al-Nosra et l’EI en Irak, obligeant al-Qaida à tenter une médiation qui échoue. Les deux groupes se combattent et des attaques-suicides sont même utilisées, avec pour résultat que le plus méchant attire des combattants de l’autre camp (le « badness factor », p. 89).

Le chapitre cinquième analyse plus en profondeur les croyances apocalyptiques sur lesquelles se basent l’EI (de telles croyances ne se limitent de loin pas aux seuls salafistes-jihadistes). L’une d’elle fait du Levant le lieu de la bataille finale menant à l’apocalypse, avec la place éminente que les étrangers (convertis ou non habitants du pays) doivent y prendre. Et au Levant, la localité de Dabiq est celle où précisément doit se conclure ce combat (et qui logiquement donne son nom à une revue de propagande). L’auteur explique par ailleurs le lien de cette prophétie avec la dynastie omeyyade (p. 103), tout comme il explique le messianisme et l’anti-chiisme radical qui animent l’EI.

Enfin, dans un sixième et dernier chapitre, W. McCants étudie la question du califat, déclaré en juin 2014 et qui marque la séparation entre al-Qaida (qui ne souhaitait pas une telle proclamation, bien trop prématurée) et l’EI. Les drapeaux s’accompagnent de bannières déclarant le califat déclaré en accord avec méthode prophétique (c’est-à-dire de Mahomet), avec une nouvelle monnaie devant évoquer les premières monnaies islamiques (qui n’existent pas avant les Omeyyades, et sur un modèle qui ferait bondir les salafistes d’aujourd’hui, p. 127). Cette déclaration fait naitre un débat parmi les savants du salafisme (p. 128, peu de savants pour l’instauration), et al-Qaida tente pour un court temps de faire passer le mollah Omar pour un contre-calife (même s’il n’est pas reconnu comme calife mais comme commandeur des croyants). Mais Mahomet n’est pas la seule inspiration de l’EI, la dynastie abbasside (telle que vue par ces jihadistes, parce que la vérité est plus baroque, mais qui eux aussi arrivèrent au pouvoir à la faveur d’une ambiance mystique et apocalyptique) fournissant aussi des modèles (p. 131). Mais la possibilité que l’EI puisse conquérir Bagdad, capitale des Abbassides, avec sa majorité chiite, est plus que faible …

La conclusion, qui rappelle l’influence démultiplicatrice de l’invasion étatsunienne de 2003 sur l’apocalypticisme sunnite (rejoignant ainsi un trait plus chiite, avec force complotisme, p. 145) fait une distinction entre l’apocalypticisme lent de Ben Laden qui est dépassé par sa version rapide, celle de Zarqaoui, martelé par sa propagande (et les très fines différences avec le wahhabisme séoudien, p. 136-138). W. McCants affirme ensuite que tout ceci est très loin de ce que voulait Ben Laden (et que le succès de l’EI est surtout du au fait qu’il a eu les coudées franches, p. 153) et que pour lui la stratégie occidentale actuelle est la meilleure possible dans ce contexte. Le livre est complété par des appendices sur les prophéties apocalyptiques sunnites, par les nombreuses notes et un index.

On repose ce livre avec un seul regret : il aurait pu être plus gros pour en apprendre encore plus. Le début de l’ouvrage donne d’ailleurs le ton, avec l’analyse des différences entre Ben Laden et Zarqaoui, deux générations qui ne tirent pas les mêmes leçons des expériences jihadistes passées (comme en Algérie, p. 13, ou plus loin, p. 68-69). Les explications du drapeau (p. 20) et de l’inspiration abbasside (p. 26-27) sont lumineuses (mais on a quelques sérieux doutes sur les 100 000 croisés de la Première Croisade, p. 24). La suite est tout aussi excellente, claire, pédagogique et très fouillée. On tourne les pages sans même le remarquer. Les notes font la bagatelle de 49 pages, renvoyant vers de nombreux types de documents (y compris des polémiques via Twitter, p. 95). L’auteur fait part en fin d’ouvrage des possibilités d’évolutions de l’EI et des contradictions qu’il a à résoudre (comme le fait que les anciens baathistes soient nombreux dans l’appareil, p. 79). Se dirige-t-on vers une temporisation dans le millénariste apocalyptique ou une fin des temps sans Mahdi (p. 142-144) ? Ce livre est donc un très bon complément de celui de P.-J. Luizard, Le piège Daech (voir ici), étudiant le temps présent et les relations inter-jihadistes alors que P.-J. Luizard mettait en lumière les tendances longues agitant la Syrie et l’Irak.

Mais comme dans les romans de Georges Martin, il ne faut pas trop s’attacher aux personnages …

(Ben Laden, cet écolo p. 66 … 8,5)

La dernière bataille de France

Pamphlet du général Vincent Desportes.

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De gros signaux de fumée.

Avec les années, le général Desportes commence à être connu au-delà des cercles militaires. Ancien commandant de l’Ecole de Guerre, il est parfois invité dans les médias de masse où il peut donner le fond de sa pensée sur la gestion de la sécurité extérieure de la France (ce qui semble lui avoir valu quelques ennuis en fin de carrière …). Aussi pour toute personne ayant déjà eu l’occasion de l’entendre, ce livre apportera peu de nouveautés mais il semble qu’il lui a permis d’élargir le cercle des gens sensibilisés au sort d’un Ministère dont le budget est en chute libre depuis 25 ans et qui pourtant utilise constamment ses moyens au-delà de ses possibilités.

Dépassant de peu les 200 pages, ce livre comporte 9 chapitres en plus d’une introduction et d’une conclusion se concentrant sur l’actualité récente (le livre est sorti en octobre 2015). Le premier chapitre est une charge contre les lois de programmation militaire, lois jamais complètement exécutées et qui marquent la contradiction entre la politique étrangère et les moyens de celle-ci. V. Desportes rappelle en conclusion du chapitre que ce qui ne se paie pas en argent se paie parfois en sang. Le second chapitre entame une contextualisation, en voulant mettre en avant le danger du monde, l’irénisme européen mais aussi des failles à l’intérieur de la France. Le chapitre suivant veut ensuite rappeler que en cas de danger, rien ne dit que les alliés de la France viendront à son secours, qu’ils soient européens (puisqu’il n’y a ni armée européenne ni quasiment d’armées en Europe) ou de l’autre côté de l’Atlantique. Puis, dans un quatrième chapitre, l’auteur écrit un plaidoyer pour la France, un grand pays qui a une place à part dans le monde, matérialisée par sa place de membre permanent au Conseil de Sécurité des Nations Unies avant, dans le chapitre suivant, de développer l’idée de la place de l’armée comme pilier de la Nation. Raison même de l’existence de l’Etat, l’armée est aujourd’hui pour l’auteur un pilier affaibli, avec des chefs dévalorisés.

Le sixième chapitre veut démontrer qu’il est temps pour les décideurs de changer de paradigme, en s’extrayant du piège du modèle étatsunien (illogique, déracinée, inadaptée, inopérante et mortifère) mais aussi en questionnant la place du nucléaire dans l’équilibre des forces et en retrouvant des marges budgétaires. Les questions budgétaires sont prolongées dans le septième chapitre consacré aux investissement militaires, sensés engendrer des cercles vertueux (emploi, fiscalité, autonomie). Le chapitre pénultième (ou huitième) est à notre sens le meilleur de l’ouvrage. Il décrit un débat militaire presque à l’arrêt du fait de l’accord des partis mais surtout de l’excès de déférence des militaires et in fine la manière dont la parole de ces derniers est réprimée. Pour V. Desportes, la liberté d’expression est une nécessité pour élaborer une stratégie réaliste, ce que le syndicalisme ne permettra pas. Le dernier chapitre rappelle que l’armée française est au bord du gouffre, entre des lois inadaptées et une armée épuisée. Enfin, l’épilogue appelle au courage. Le courage de lancer un débat auquel les citoyens prennent part, de redéfinir une stratégie et de donner enfin des moyens à la Défense en dépassant ce qui est un faux problème budgétaire.

Comme on vient de le voir, sans doute peu de nouveautés par rapport à ce que V. Desportes dit depuis des années. Et parfois, on touche même l’autre extrême, avec des redites tout au long du livre qui remettent à chaque fois une couche (p. 15 et 17 par exemple). Les citations ne sont pas toujours sourcées (p. 26), même si l’auteur avoue sa dette envers M. Goya (p. 185 par exemple). Il est bien sûr, de plus, plein de propositions de l’auteur qui appellent à discussion (un gros paquet p. 49-53) en plus de quelques erreurs historiques (la première mondialisation ne datant pas du début du XXe siècle, p. 36), géographiques (on confond les Vosges avec le Rhin en 1904, p. 147) ou d’étranges aveux de la part de quelqu’un qui fut en charge de la doctrine de l’Armée de Terre (« des guerres doctrinalement courtes, concrètement longues », p. 35). Il y a de plus quelques petites erreurs de traduction (p. 99 ou p. 171). Il y aussi de très bons passages, comme par exemple sur le technologisme (p. 93-103) ou l’ensemble du chapitre huit, sur le mépris des soldats et l’absence de débat stratégique. Par contre celui sur le nucléaire (p. 109-118) est assez irréaliste et éventuellement en contradiction avec certaines autres propositions de ce livre. Au milieu d’un propos très sérieux, une seule fois, fait irruption l’humour (p. 82) …

L’avenir donnera sa place à cet ouvrage qui a l’avantage de la clarté mais qui a peut–être été écrit un peu rapidement. Sera-t-il le marqueur d’une augmentation de la part de la Défense dans le PIB français ? Ou sera-t-il juste le symbole d’un débat sitôt arrivé sitôt reparti dans le champ politique français ?

(j’ai pas compris l’histoire des trois singes p. 88 … 7)

Le piège Daech

Essai d’histoire du Levant et de la Mésopotamie contemporains de Pierre-Jean Luizard.

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L’histoire vue comme un bon gros bâton !

L’Etat Islamique, ou EI ou Daech, a fait une irruption plus que remarquée sur les écrans du monde entier en 2014, lors de ce qui était déjà la huitième année de son existence. Ce mouvement a pris la place de Al Qaida comme première organisation terroriste sunnite du monde en faisant deux choix stratégiques opposés : là où Al Qaida entendait gagner l’assentiment populaire pour pouvoir faire revivre le califat au travers d’un chef charismatique (O. Ben Laden) et dans un jihad déterritorialisé, l’EI a choisit de se tailler un domaine et d’instaurer le califat sans avoir à sa tête un chef charismatique. Certes, l’EI a accumulé les ralliements de groupes salafistes-jihadistes du monde entier du fait de ses succès (sans phagocyter entièrement les groupes locaux d’Al Qaida) et sa propagande particulièrement bien pensée pour cibler l’Occident a fait mouche, mais est-ce que ce groupe ne s’inscrit pas tout autant dans l’histoire du monde arabe d’après la fin de l’Empire ottoman que dans celle de la crise du monde musulman ? Pierre-Jean Luizard inscrit l’expansion de l’EI dans l’histoire de la Syrie et de l’Irak et démontrant surtout l’échec de l’imposition du concept d’Etat-Nation dans l’ancien Empire ottoman. Un siècle après, la rivière de l’histoire fait une résurgence karstique …

Après une très courte introduction expliquant l’objectif du livre, le premier chapitre entre tout de suite dans le vif du sujet avec l’irruption de l’EI en janvier 2014 à Falloujah (à 70 km de Bagdad) qui crève les écrans internationaux. L’armée irakienne subit déroute sur déroute, surtout parce qu’elle est formée de clientèle chiite et qu’elle s’est comportée comme une armée d’occupation dans les zones sunnites d’Irak. Mossoul et Tikrit sont rapidement, et avec elles des stocks plus que conséquents d’armes et de très grosses sommes d’argent (pour Mossoul, on parle de plus de 300 millions d’euros). Les Kurdes sont d’abord complices des actions de l’EI, avant par la suite de se distancer d’eux. Une fois la conquête faite, l’EI s’attaque à la corruption (en exécutant ceux qu’elle considère comme corrompus ou spéculateurs) et transmet le pouvoir local aux chefs tribaux, à la condition qu’ils appliquent les standards moraux de l’EI et n’affichent pas d’autre drapeau. En juin, les deux tiers de l’Irak sunnite sont aux mains de l’EI, ce qui pose la question de savoir si c’est encore un groupe terroriste ou déjà une organisation étatique qui risque de mettre à bas tout le système régional. L’EI ne se contente pas de rassembler les sunnites minoritaires oppressés par les chiites (après avoir eux-mêmes dirigé l’Irak pendant 80 ans), il internationalise le conflit en contestant les frontières issues des mandats et de fait la légitimité des Etats, et en attirant de nombreux jihadistes d’Europe, du Maghreb et d’Asie centrale (pour répondre de manière internationaliste à la coalition internationale qui se met en place).

Ces frontières sont issues du démantèlement de l’Empire ottoman, symbolisé par les accords Sykes-Picot. Le second chapitre retrace l’histoire de ces frontières et comment les populations de ces territoires finirent, souvent dans le sang, à accepter les nouveaux Etats (des Etats-Nations sans Nations …) que délimitent ces frontières, poussés par les puissances mandataires (qui avaient trahies leurs nombreuses et contradictoires promesses de la Première Guerre Mondiale) et leurs intérêts. Le rêve chérifien n’ayant pas vu le jour, l’idée panarabiste est reprise comme élément de discours par les partis nationalistes dans le but de prendre le pouvoir au niveau des Etats. Puis le troisième chapitre rappelle une constante dans l’histoire irakienne : l’Etat y est toujours contre la société, que ce soit quand il est aux mains des Sunnites (entre 1920 et 2003) comme quand il est dirigé par les Chiites (depuis 2003), mais être Kurde ne compte pas comme être Sunnite même si vous l’êtes … Avec les divisions confessionnelles et ethniques, il faut en plus aussi prendre en compte les tribus dont certaines ne sont arrivées en Mésopotamie qu’au début du XXe siècle (p. 73). Certaines d’ailleurs se convertissent (entièrement ou en partie) au chiisme, plus favorable aux opprimés (nous sommes dans un système bédouin ou les nomades ont l’ascendant sur les sédentarisés) et qui compte deux villes saintes en Irak (Kerbala et Najaf). L’urbanisation ne met pas fin au système tribal, il le déplace seulement dans les quartiers ou les immeubles.

Cette fragmentation irakienne ne se retrouve pas en Syrie (le quatrième chapitre) avant la guerre civile (près de 70% d’Arabes sunnites et de très nombreuses minorités composent la population en 2010). Le parti Baas est fondé dans les années 30 par un Grec Catholique, un Alaouite et un Sunnite. Il devient le parti des minoritaires qui veulent échapper à ce statut, avant qu’ en Syrie, les Sunnites y adhèrent en masse à partir de 1952 et du succès apparent du nassérisme. Seulement, à partir du début des années 60, les Alaouites commencent leur colonisation de l’armée (c’est aussi le fait des Druzes et des Ismaéliens). Hafez El-Assad prend le pouvoir en 1970 et cinq ans après, les Alaouites occupent 60% des postes d’officiers (mais les clans en son sein continuent de rivaliser, p. 101). En février-mars 2011, dans le cadre des Printemps arabes, les protestataires scandent des slogans pluriconfessionnels, mais c’est la très dure répression qui favorise la communautarisation du soulèvement. A l fin de l’année 2011, le sentiment anti-alaouite a fortement progressé, surtout dans la majorité sunnite (dont l’auteur souligne la forte tradition hanbalite, tradition qui a donné naissance au wahabisme, p. 105). Mais surtout revient à la surface un anti-chiisme violent, alors que justement le gouvernement s’est allié à l’Iran. Ce dernier fait aussi le choix de la confessionnalisation en combattant principalement l’opposition dite « modérée » et laissant les coudées franches aux groupes jihadistes afin d’obliger les puissances extérieures à le soutenir (alors qu’il avait soutenu les jihadistes quand les Etats-Unis étaient en Irak …).

Avec deux Etats en lambeaux, voir faillis, la situation régionale peut-elle encore empirer ? C’est l’objet du cinquième chapitre. L’Iran soutient sans se cacher le gouvernement irakien (qui est tout simplement son client). Le Liban, du fait de ses liens avec la Syrie, de sa fragmentation et des réfugiés qui en nombre sont venus sauver leur vie dans ce petit pays côtier, peut légitimement craindre une extension du conflit sur son sol. La Jordanie, fragilisée et ayant beaucoup de ses nationaux sous la bannière du jihad, est soutenue par les Etats occidentaux, et au premier rang desquels, les Etats-Unis. L’Arabie Saoudite, déjà très engagée au Yémen, finance divers groupes salafistes-jihadistes, dont certains ce sont retournés contre la main qui les nourrit. Enfin, la Turquie a cru pouvoir soutenir des Kurdes à l’extérieur du pays sans que cela ait de conséquences en Turquie même tandis que sa sortie du monolithisme kémaliste (nécessaire à l’AKP pour affirmer un islam politique) a aussi réveillé les revendications des alévis et remet en cause la touranité des groupes minoritaires. Pariant sur une chute rapide d’un gouvernement syrien qui était pourtant son allié, le gouvernement turc se range au côté de l’opposition. C’est positionnement aujourd’hui très critiqué en Turquie et sa politique néo-ottomane est plus qu’à l’arrêt.

Le dernier chapitre se recentre sur l’EI et son expansion en Syrie et en Irak. L’EI n’a pas fait que proclamer le califat, il tient à en faire un vrai Etat. S’il souhaite détruire les frontières mandataires, il ne méconnait pas les frontières ethniques et religieuses et surtout prend en compte l’existence des tribus même si de nombreux combattants étrangers affluent. L’EI appointe des juges, a une police des mœurs, a relancé les écoles et les universités (avec un programme bien entendu différent) et cherche à satisfaire les besoins de la population. Son service de propagande est maintenant bien connu et il est spécifiquement dirigé contre l’Occident (p. 169). L’auteur se garde de donner des solutions et même de faire de la prospective. Avec raison, puisque depuis la parution du livre, au début de l’année 2015, les choses ont encore bien changé, avec une plus forte présence russe en Syrie par exemple.

Ce livre, assez court (180 pages) et écrit gros, est une très bonne introduction à ce qui agite le Proche-Orient. Néanmoins, on voit que la spécialité de l’auteur est l’histoire de la zone (et si les notes infrapaginales sont peu nombreuses, on sent les sources sérieuses, par exemples sur les liens institutionnels entre religion et pouvoir, p. 67), mais pas le jihadisme. Le discours est très pédagogique, et donc d’une grande clarté. Il y a des cartes mais des cartes plus historiées et sériées auraient été un plus, puisque la situation tactique locale change tout de même très rapidement. Par contre les repères chronologiques en fin de volume sont assez pratiques. Un bon point de départ.

Qui se poursuivra bien vite dans cette veine !

(le double-jeu kurde p. 23 expliques certaines actions étatsuniennes contre les camions citernes transportant du pétrole de contrebande … 7,5)

L’ancêtre tel qu’il fut en 2010

Ah 2010 ! 2010 … Nous ne voyons pas quelles innovations ont eu lieu sur casalibri.blog.fr en 2010 mais peut être que cela apparaitra au lecteur en parcourant ce qui a été publié cette année là. Quarante-huit articles, rien de moins !

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