Ravage

Roman de science-fiction de René Barjavel.

Pas que le lait qui finit par terre.

Elle avait ces traits reposés et cet âge indéfini des femmes à qui les satisfactions de l’amour conservent longtemps la trentaine. p. 12

Paris, 2052. La ville a d’une certaine manière appliqué le plan Voisin (p. 23). Entourée d’autoroutes, desservie par des bus aériens, munie de lignes de métro sur cinq niveaux, d’énormes tours ont été de plus construites, sur le modèle corbuséen. La ville a absorbé tout son environnement, les cimetières ont été remplacés par des conservatoires domestiques des morts. Elle est ceinturée de jardins et de fermes, mais au-delà, c’est le désert, ou plus exactement une savane jaunie par une température caniculaire. De l’autre côté de cette savane, une autre ville et ainsi de suite. Il n’y a quasiment plus de campagne, rien que des villes, congestionnées de voitures, minérales et étouffantes.

François Deschamps et Blanche Rouget, deux amis d’enfance, viennent d’un de ces endroits reculés en Provence, éloignés de tout, où l’on cultive encore à l’ancienne, dans la terre et pas dans ces usines agroalimentaires qui pourvoient à tous les besoins des villes. François étudie à Paris pour devenir ingénieur agronome (et est peintre amateur) et Blanche y poursuit aussi sa scolarité (ménagère). Mais Blanche a été sélectionnée pour devenir la prochaine vedette de la station de télévision Radio-300, tout en éveillant l’intérêt du directeur Jérôme Seita, un homme richissime et influent. Ce dernier, sentant que François est un danger pour ses plans concernant Blanche, fait capoter l’admission de François et couper l’eau et l’électricité de son logement déjà spartiate (très bohême par ailleurs).

Au moment où doit débuter la soirée qui doit lancer la nouvelle vedette, une panne d’électricité générale arrête l’activité citadine, démagnétise les aimants (qui garnissent aussi de nombreux habits) et rend inutilisables les objets ferreux … Plus rien ne fonctionne et plus rien ne se remet en marche. Plus de locomotion, plus de télécommunication, plus d’eau courante, plus d’usine d’alimentation … La catabase commence.
François part retrouver Blanche pour la sauver du cataclysme qui engloutit inexorablement la civilisation quand les besoins primaires ne peuvent plus être assouvis dans une ville moloch.

Le thème de ce livre est maintenant à la mode et il est assez étonnant que personne n’ait déjà fait un film avec un tel scénario, alliant la science-fiction à quelques éléments fantastiques. La classification de l’œuvre elle-même peut varier dans le temps : en 1943, c’est clairement de la science-fiction mais en 2021, on peut voir un glissement vers l’anticipation (liseuses dans les trains p. 20, parmi d’innombrables exemples). Plein d’inventions de 2052, sans doute étonnantes au moment de l’écriture, nous sont déjà connues mais surtout l’aspect climatique est aujourd’hui moins rocambolesque.

Au niveau de l’écriture, on est dans un récit cru, un peu manichéen dans certaines oppositions (François et Jérôme), parfois sans trop d’épaisseur dans les personnages (Blanche perd beaucoup de temps d’action au cours du livre par exemple, disparaît presque une fois partie de Paris) et avec un héros qui se révèle du jour au lendemain, passant du gentil garçon provincial (et vieux moraliste p. 70) au survivant parfait logisticien et prêt à tout, jusqu’au meurtre de sang-froid, pour parvenir en Provence (et s’échapper de Sodome et Gomorrhe, p. 175-176 ?).

Le texte est parsemé de références plaisantes, tout en ironie. Les artistes et les médecins n’évitent pas les piques (p. 25-26 par exemple) et quand on parle de vivre dans « l’ère de Raison » (p. 16), on sait que cela va mal tourner ! On a quelques petits moments absurdes (une photographie du cuirassé Strasbourg dans la chambre de Blanche p. 37, même si au vu du contexte on peut aussi interpréter différemment ce motif). L’expression est poétique, mais beaucoup moins que dans L’Aube des temps (voire ici), mais c’est aussi 25 ans d’expérience qui entrent en jeu chez l’auteur. Des « défauts » de jeunesse que l’on peut aussi voir à notre sens dans quelques trous d’air du récit, qui ne font pas tourner les pages aussi vite que l’on pourrait le vouloir.

L’influence de mai-juin 1940 semble immense dans ce roman, avec par réfraction, celle de 1918. La fin d’un monde, c’est clairement ce qui est vécu en France et à Paris à l’été 1940. L’exode, la privation, l’abandon, l’ensauvagement, tous sont d’actualité à des degrés divers trois ans avant la parution de ce livre, avec son corolaire du retour à la campagne, voire à la terre. Est-ce pour autant un livre pétainiste ? Certes, l’auteur est très féroce avec le gouvernement (ses ministres baroques, son chaos, son incompétence, ses militaires archaïques p. 186) dans lequel on pourrait reconnaître une Troisième République (vue par les collaborationnistes ?). Mais l’alternative proposée, une fois la cendre retombée, n’est pas non plus une Arcadie hors du temps. Si l’on pousse un peu et que l’on met de côté l’antimachinisme, on pourrait presque y voir quelques bouts de Führerprinzip (p. 299-300) … On ne peut pas dire que la réapparition d’un roi-prêtre à la mode mésopotamienne après la tabula rasa soit auréolée de la préférence de l’auteur (dans le traitement ironique de la nouvelle organisation sociale, dans ce retour à l’Age de Bronze p. 298-299). A lui aussi, son pouvoir est limité et la fin de l’histoire n’est qu’une illusion. Mais nous racontons déjà bien trop de la fin du roman, tout en désirant en dire beaucoup plus sur ce roman plein de pépites (le bon temps de 1939, p.86).

Ce que R. Heinlein craint dans Waldo en 1942 se réalise la même année dans Ravage.

(l’auteur fait détruire sa propre ville de naissance p. 296 … 6,5)

La nuit des temps

Roman de science-fiction de René Barjavel.

L’une des masses de granit de la SF francophone.

Dans l’Antarctique, une équipe scientifique française découvre le signal d’une balise radio sous la glace, à plus d’un kilomètre de la surface. Une équipe internationale se constitue pour mettre au jour ce qui envoie ce signal, qui, si les glaciologues ont raison, émettrait depuis 900 000 ans. En descendant dans la glace de ce continent sujet aux tempêtes et à un froid effroyable, les scientifiques découvrent des ruines et des éléments de flore et de faune congelés qui n’ont rien à voir avec le milieu que les entoure. Qui donc a bien pu vivre là et mettre en place une balise avec une telle durée de vie ? Et surtout pourquoi tout ceci n’est plus ?

Notre série sur les classiques de la SF s’ajoute un numéro avec ce roman de l’estimé Barjavel. La nuit des temps est un classique mais il se différencie clairement de la production de l’Age d’Or de la SF étatsunienne mais aussi de Dune, écrit au même moment tout en puisant dans des éléments assez français. Il y a peu de choses à voir avec le type de sensualité que l’on peut trouver chez un I. Asimov (pourtant déjà aventureux de ce côté-là dans Face aux feux du soleil, avec là aussi des cités enterrées). Les descriptions de R. Barjavel ont un côté naturaliste tout en étant acrobatiques qui sont un plaisir pour le lecteur. Mais le début en lui-même, avec ses désolations glacées antarctiques et sa civilisation ancienne, fait aussi penser à Lovecraft, sans que le chemin vers l’horreur de ce dernier soit parcouru. Cette sensualité affichée, c’est aussi celle des années 60, un contexte d’écriture très présent. Tellement présent que l’auteur se défend d’avoir retouché son texte après mai 1968, après avoir achevé son manuscrit en mars de la même année (p. 167). On retrouve la fascination pour l’amiante mais aussi la contestation de la consommation (les parkings p. 31, les produits dérivés p. 34, les raviolis cuits dans leur boîte p. 301 etc.). La mention du barrage d’Assouan complète ce tableau d’une époque (p. 29), avec des références humoristiques qui commencent parfois à dater (le troisième bac, p.30).

Le roman joue de plusieurs thèmes, qui ne sont pas propres à la SF. Le premier de ceux-ci est celui de l’Age d’or, celui que les chercheurs pensent voir dans leurs devanciers de l’Antarctique. Mais c’est un Age d’or limité aux individualistes du Gondawa antarctique, au contraire de Enisor qui lui fait dans le la personnification du péril jaune, avec ses masses indifférenciées qui partent à l’assaut du monde (p. 148 et p. 189). Cette société antarctique, est d’abord présentée sous un jour souriant, avant que l’auteur, avec la tension progressant au fil du roman, ne précise certaines choses qui peuvent être plus déplaisantes, comme les exclus sans revenus de base (p. 211), les troupes d’assaut de la police etc. Cette utilisation de l’Age d’or est donc une présentation fine et à tiroirs. Il n’y a pas un Age d’or en -900 000 (qui est un Eden avec banque centrale p. 155) et un Age d’airain au XXe siècle, le cycle est bien plus court, si tant est que le point de départ idéal existe. Comme effet collatéral de ce thème, on a tout de même droit à un excursus sur le christianisme qui aurait réintroduit la honte dans l’Humanité (avec la classique dichotomie Christ-Paul en prime, p. 238).

Ensuite c’est une SF très critique de la science. A part le personnage de Simon, les autres scientifiques de l’expédition ne se pas présentés sous des jours très favorables. De plus, la manipulation des objets retrouvés dans l’abri fait passer ces scientifiques pour des apprentis-sorciers inconscients et immatures. C’est leur médiocrité qui permet au scénario de rendre plausible le qui pro quo final (mais ça reste une faiblesse à notre sens), un scénario bien aidé par le personnage de Eléa, étonnamment peu maline sur le coup. Mais la presse ne bénéficie pas d’un traitement plus sympathique dans ce roman.

Au niveau de l’écriture, outre des dialogues bien tournés, ce qui frappe le lecteur c’est le déroulement cinématographique qui lui vient sans doute de son origine comme scénario. Les aller-retour avec la famille qui commente les évènements retransmis à la télévision ont toute leur place dans ce schéma, avec un finale sur fond d’étudiants criant « Pao ! Pao ! Pao ! » (lire Mao) assez truculent, tout en, dans le même mouvement, annonçant mai 68 et faisant montre d’un mépris de classe assez violent.

Expérience positive, avec une lecture très plaisante et une plongée intéressante dans la peur nucléaire des années 60 mais c’est aussi un hymne à l’amour absolu. Un mélange pouvant donner de belles choses.

(dans ce roman, pas de Soviétiques mais bien encore des Russes … 8)