Chrétiens cachés et catholiques dans la société villageoise japonaise, XVIIe-XIXe siècles.
Essai d’histoire religieuse du Japon rural pré-moderne et moderne par Martin Nogueira Ramos (tiré de sa thèse).
En 1614, quand le gouvernement du shogun interdit le christianisme au Japon, il y a peut-être 300 000 chrétiens dans le pays. Comme beaucoup ont été convertis de force par les seigneurs féodaux, leur nombre baisse très vite au travers d’apostasies de masse. Mais ceux qui persistent encourent la répression, avec au bout du chemin l’exil ou la mort (et autres joyeusetés avant cela). Les prêtres, très majoritairement des jésuites ou des franciscains d’origine ibérique, sont soit expulsés, soit retournés, soit exécutés. Tout retour des missionnaires est interdit sous peine de mort et le Japon limite ses contacts avec l’extérieur qu’à travers quelques ports très surveillés.
Très rapidement, les chrétiens autochtones se retrouvent sans prêtres. Et donc sans sacrements, sauf le baptême qui peut être administré par des laïcs. Il en résulte que ces communautés, qui ont conscience du manque de ce qui devrait être au centre de leur pratique religieuse, attendent le retour des prêtres. Séparés des autres catholiques, ils deviennent des « séparés », des crypto-chrétiens ou des chrétiens cachés. Leur attente va durer 250 ans.
L’introduction propose au lecteur une courte histoire du catholicisme au Japon, puis un point historiographique avant de mettre en lumière la question des sources utilisées par l’auteur.
Le premier chapitre commence logiquement avec le XVIIe siècle et les origines du crypto-christianisme. La répression fait 2000 morts en 30 ans et le christianisme joue un rôle dans certaines révoltes paysannes, comme celle de Shimabara-Amakusa (1637-1638). Le gouvernement du shogun fait rechercher des chrétiens avec une administration propre sur ses terres en administration directe mais encourage aussi les féodaux à le faire. Des groupes de chrétiens sont ainsi démantelés jusque dans les années 1680 et il se mets en place un contrôle religieux des populations. En face, les communautés chrétiennes qui subsistent s’organisent autour de confréries (qui avaient déjà été instituées du temps de la présence des missionnaires) et mettent en place un secret autour de leurs croyances et rites (p. 73).
Le second chapitre couvre la période allant de 1790 à 1865. Entre la fin du XVIIe siècle et la fin du XVIIIe siècle, les communautés crypto-chrétiennes sont passées sous le radar des autorités. Elles ont réussi à ne pas faire parler d’elles et la répression a cessé. Mais à la fin du XVIIIe siècle, les autorités féodales conduisent quelques enquêtes pour s’assurer de racontars, dans un contexte religieux qui voit une effloraison de mouvements religieux hétérodoxes au sein du bouddhisme (p. 88), dont beaucoup trouvent des adeptes dans le sud de l’archipel. Mais les chrétiens cachés du XIXe siècle ne cherchent pas le martyr. Ce sont des paysans respectueux des lois, avec justes quelques rites inhabituels pour les autorités. Hétérodoxes mais pas hérétiques. Et comme en plus les autorités ne recherchent pas vraiment des chrétiens, ou plutôt n’ont pas envie d’en trouver … L’auteur détaille aussi dans ce chapitre l’organisation interne des communautés, leurs chefs, les réseaux de solidarité (la mobilité paysanne p. 51) et l’importance de la maîtrise du calendrier (qui peut différer selon les lieux, p. 109). Les inhumations se font comme la loi y oblige avec un bonze et une cérémonie additionnelle a lieu après.
En 1865 débute la seconde évangélisation du Japon (troisième chapitre). La Japon est ici à replacer dans tout un mouvement d’évangélisation de l’Asie, principalement sous a conduite de la Société des Missions Etrangères de Paris (fondée en 1658, mais active en Asie à partir de 1831). L’évangélisation du Japon est projetée dès 1844 (apprentissage de la langue aux Ryūkyū p. 146) mais la présence de prêtres n’est possible qu’avec les traités de 1858. Ces derniers sont limités aux cinq ports autorisés et au service des étrangers. Mais la première rencontre en 1865 à Nagasaki avec des chrétiens cachés va les amener à se déplacer illégalement. Pendant deux ans, cela ne pose pas vraiment problème mais en 1867 a lieu le premier cas de refus d’inhumation par les bonzes par une famille de nouveaux catholiques. La répression reprend contre ceux qui troublent l’ordre public, avec tortures, emprisonnements, déportations dans d’autres parties du Japon et décès (p. 150). Les difficultés ne cessent qu’á partir de 1873 avec la première constitution de l’ère Meiji. A la différence d’autres zones géographiques, les nouveaux convertis japonais sont demandeurs. Ils veulent d’abord s’assurer qu’ils ont bien fait en l’absence des prêtres. La présence de ces mêmes prêtres modifie aussi l’organisation des communautés. Le chapitre s’achève avec des portraits de convertis, permettant de définir des profils sociologiques.
Le chapitre suivant quitte les domaines chronologiques et organisationnels pour s’intéresser aux croyances des crypto-chrétiens. Le but premier est le salut. Le secret, nécessaire à la survie au début de la répression, devient une valeur religieuse en soi avec les années (et un obstacle futur à la diffusion du catholicisme, p. 206-207) et les autres religions sont très profondément méprisées. Pour l’auteur, la forme prime sur le fond doctrinal dans les pratiques des chrétiens cachés (p. 201). La conversion au catholicisme après 1865 (dans un contexte millénariste) ne se détache pas vraiment non plus de la culture japonaise qui met un fort accent sur le culte des ancêtres : la conversion est un parachèvement de la volonté des ancêtres.
Le cinquième chapitre analyse les réactions des autorités face au retour du christianisme revendicatif entre 1865 et 1889. La première phase, jusqu’en 1867, est caractérisé par un attentisme. Le préfet de Nagasaki souhaite avant tout ne pas se retrouver à nouveau avec une révolte chrétienne. Puis la répression reprend, après l’échec dans la recherche de compromis, avec une radicalisation des chrétiens cachés devenus catholiques, jusqu’en 1873. Les choses s’apaisent, même si le christianisme reste interdit. En 1889, le gouvernement japonais reconnait la liberté de culte.
Le chapitre suivant se pose ensuite la question de savoir si le catholicisme rural de la fin du XIXe siècle est une contre-société. Très vite des prêtres japonais sont ordonnés (la conversion conduit à l’alphabétisation mais aussi peut-être à une occidentalisation des populations p. 332-339), mais il y a encore plus de religieuses, des églises sont construites et on ne se réuni plus dans des maisons particulières. A la fin du siècle, l’influence du clergé missionnaire sur la population s’est beaucoup développée et les catholiques ont abandonné tout contrôle sur leur vie religieuse (p. 338). C’est peut-être ce qui contrarie les communauté crypto-chrétienne qui ne se sont pas converties (la conversion se fait en groupe de manière ultra-majoritaire, à cause des implications socio-économiques). Le catholicisme ne rajoute cependant pas de tensions dans les villages, elles existaient déjà antérieurement (minorités et majorités p. 355).
La conclusion redit à la fois la réalité d’une répression après 1614 mais limitée dans le temps et surtout limitée dans ses moyens. Respectant en apparence toutes les lois, ces paysans un peu spéciaux n’avaient nul besoin de se retirer dans des lieux inaccessibles pour échapper à des autorités dont c’était rarement l’intérêt de les trouver. L’auteur dresse aussi quelques parallèles avec d’autres mouvements religieux interdits avant d’évoquer les suites possibles à cette étude. Un glossaire des termes japonais, une liste des villages crypto-chrétiens et/ou catholiques au XIXe siècle, une bibliographie rangée par types de documents et par langue et enfin un index.
Ce livre a le premier avantage de permettre de lire en français sur un thème, certes pas inconnu, mais qui parvient souvent au curieux par l’intermédiaire d’une forme qui se rapproche souvent du martyrologe. Il détaille au maximum des sources l’organisation et l’idéologie des chrétiens cachés, tout en replaçant celles-ci dans le contexte socio-religieux local. M. Nogueira Ramos (qui enseigne à Kyoto) n’oublie pas pour autant de faire des parallèles avec l’expérience religieuse française commune de la fin du XIXe siècle (qui nous est de plus en plus étrangère elle aussi) et avec le christianisme chinois. Concernant le formalisme de la pratique crypto-chrétienne, on peut éventuellement regretter une sous-valorisation non expliquée (à l’image des Romains de J. Scheid, p. 283).
Une connaissance du contexte japonais est conseillée pour cette lecture, mais le plus grand problème est de comprendre les différences entre les écoles bouddhiques, et surtout les schismatiques et/ou clandestines. La relecture pèche un peu, comme par exemple p. 143, mais sans que cela soit un obstacle. On a laissé passer dans cette relecture une décade pour un intervalle de dix ans p. 174, erreur hélas bien trop classique … Mais la lecture est aisée, avec un bon équilibre entre la partie chronologique et la partie plus analytique. Les illustrations (cartes et photographies) sont nombreuses. Pour finir, un autre avantage du livre est l’ouverture qu’il permet sur les avancées historiques japonaises sur la question tout en se détachant d’un point de vue trop catholique. Les connaissances en langues de l’auteur sont à l’évidence pour beaucoup dans la qualité de ce travail.
(les statuettes mariales dites Maria Kannon en forme de bouddha, choix esthétique ou syncrétisme p. 225 ? … 8)