Essai de sociologie politique sur l’émigration juive hors de France au XXIe siècle par Danny Trom.
Le fait pour des citoyens français de confession juive de quitter leur lieu de résidence, que ce soit pour l’étranger (et principalement Israël) ou pour une autre commune sur le territoire national qui leur serait moins hostile est pour Danny Trom le symptôme d’une crise de l’Etat-Nation (p. 15) et du retour de l’antisémitisme. Une résurgence du « problème juif » de la fin du XIXe siècle, mais dans un contexte totalement inversé puisque que la fin du XIXe siècle est justement le temps du nationalisme incandescent.
Pour l’auteur concourent à cet état de fait la condition historique d’une Europe fondée sur la défaite et le crime : la défaite militaire lors du second conflit mondial de tous les Etats composant aujourd’hui l’Union Européenne et le crime de génocide dans lequel, toujours selon l’auteur, tous ces États ont trempé. Pour D. Trom, cela conduit à un empire (parce que sans limites définies) transactionnel sans politique (p. 40). En face, il y a Israël, un État au sens d’avant 1939, belliqueux et dont nombreux sont les partisans en Europe pour que cesse ce scandale. D. Trom, après un intermède sur la flottille dite de la Paix (en 2010), passe ensuite à un chapitre qui veut définir les contours de ce qui serait une guerre contre les Juifs en France, où la prise d’otages de l’Hypercasher n’est qu’une action de plus contre des magasins casher. L’auteur en vient alors à la fin de la liquidation des Juifs d’Europe (p. 91). Suivent des considérations historiques sur le sionisme, avec comme points saillants les relations de R. Aron et H. Arendt à cette idée puis à sa réalisation. La Guerre des Six Jours, plus que 1948, est pour les deux penseurs l’occasion d’une exaltation inattendue, ensuite refoulée, qu’analyse D. Trom en profondeur. Le dernier chapitre fait le constat d’un achèvement en cours de l’expulsion, « dans un soulagement maladroitement dissimulé » (p. 147).
Que de circonvolutions dans ce court essai, dont certains chapitres partent un peu dans tous les sens. Il y règne un pessimisme certains, mais pas corroboré par des sources démographiques et où l’on mélange tout de même un peu choux et carottes. La comparaison Aron / Arendt est néanmoins fort intéressante mais les formes de la crise de l’Etat-Nation sont présentées de manière bien trop succinctes, comme actées ou connues de tous. Trop d’implicite …
(des erreurs dans la vie de F. Oppenheimer p. 141 … 6,5)
La démocratie et les Juifs
Essai sociologico-historique de Dominique Schnapper.
Tout le monde ne devient pas citoyen en France avec la Révolution. Il y a des allogènes, et le cas ne fait pas débat. Mais que faire des Juifs ? Peuvent-ils devenir des citoyens (comme les protestants, les comédiens et les bourreaux peuvent-ils l’être en tant qu’individus ? Sont-ils irréductibles en tant que peuple ? Le décret d’Emancipation, voté le 27 septembre 1791 clôt un débat entamé au milieu du XVIIIe siècle et fait des Juifs des citoyens français presque à l’égal des autres (l’obligation de serment est abolie à la Restauration). C’est le premier cas au monde, qui n’éradique pas l’antisémitisme, mais qui enclenche un tournant fondamental pour les populations juives de France et très vite d’Europe. Ce sont ces conséquences qu’analyse la sociologue Dominique Schnapper.
Mais avant cela, l’auteur détaille dans un premier chapitre ce qui conduit au décret d’Emancipation, le décret lui-même (les résistances de deux côtés p. 31) et ses premières conséquences en Europe (avec en regard le cas amstellodamois p. 39, sans droits mais avec des privilèges), où le long XIXe siècle voit les empires disparaître au profit des Nations (en Bohême, les Juifs sont une minorité au cube p. 57). De peuple, les Juifs deviennent une communauté religieuse (p. 59).
Puis dans un second temps, D. Schnapper explique au lecteur ce qu’il faut entendre quand elle parle de la Tradition. Elle décrit donc la culture juive dans son versant quotidien, avec les implications que cela a vis-à-vis des voisins non-Juifs (un droit des péages comme les animaux p. 36). Le troisième chapitre relativise la rupture en comparant les communautés avant et après l’Emancipation, en France, en Europe (avec un accent mis sur la Pologne) et dans le monde. La modernité engendre par exemple comme réaction l’émergence des haredim mais aux Etats-Unis, si au départ les immigrants Juifs reconstituent les shtetl d’Europe orientale, en trois générations ils sont majoritairement des Juifs de rite libéral habitant des banlieues bourgeoises (p. 167-168).
Le chapitre suivant s’intéresse au succès de l’Emancipation en précisant le concept d’intégration, en détaillant la mobilité sociale selon les pays et en explorant le lien entre les Juifs et le patriotisme dans l’âge des nationalismes. Cette question de l’intégration est encore développée dans le chapitre suivant, en distinguant intégration culturelle et intégration structurelle (p. 186), y compris leurs limites. La question des colonies (Juifs indigènes et Juifs de la métropole) est limitée aux cas de l’Afrique du Nord et des Indes.
Dans le sixième chapitre, D. Schnapper continue sa progression chronologique et parle d’une promesse démocratique trahie entre 1918 et 1945 (pas toujours de manière convaincante comme à la p. 233). Pus vient la question du sionisme et de l’apaisement patriotique chez les Juifs d’Europe (peut-on être citoyen et en Exil ?). Le livre s’achève, dans un dernier chapitre sur le questionnement de la Tradition dans un monde post-traditionnel, entre persistance, réinterprétation et esprit démocratique.
Dans ce livre, D. Schnapper utilise naturellement de nombreux concepts sociologiques (celui de « groupe paria » p. 114 par exemple) et n’hésite pas devant la critique historiographique (p. 169-170 par exemple), ce qu’elle peut aussi faire par petites touches (ex. p. 221). La conclusion finale est très bonne et son ouverture sur le besoin de Tradition qu’a aussi la démocratie est très bien sentie.
Mais il y a tout de même beaucoup de simplismes historiques, comme en ce qui concerne les confréries étudiantes allemandes (qui selon l’auteur sont toutes fermées aux Juifs p. 191), l’utilisation de terme comme l’Etat Français (hors période 1940-1944, p. 162), l’adjectif vichyssois au lieu de vichyste (p. 271) ou encore le qualificatif trop commode de néo-fasciste pour l’AfD (p. 282). On ne peut pas non plus dire que la Rhénanie est envahie par l’Allemagne en 1936 (254), que Francois-Joseph a été le dernier empereur d’Autriche-Hongrie (p. 51) ou que le gouvernement autrichien a déclaré récemment ne pas vouloir de Juifs en Autriches (p. 283). Embêtant … A cela s’ajoute que ce livre n’est pas toujours écrit avec toute la clarté requise.
Ce livre, très accessible, est donc un peu plombé par ces petits défauts mais donne tout de même une bonne idée des relations des liens qui unissent judaïsme et modernité démocratique.
(Moïse vu comme le premier républicain par certains Juifs français … 6)
Essai d’histoire des religions de Gershom Sholem.
Publié en français sous le titre Les grands courants de la mystique juive.
Nous avons pu rencontrer la mystique chrétienne et rhénane dans ces lignes en s’intéressant à ses productions, tout comme a pu avoir un aperçu du rationalisme juif médiéval en se rapprochant de la pensée de Maïmonide. De même, le mouvement charismatique juif (dit ultra-orthodoxe) nous avait été décrit d’un point de vue ethnographique. Il manquait donc encore à notre tableau, entre autres, la mystique juive affrontée depuis son versant intellectuel. Malgré son âge certain (première parution en 1941), ce livre est resté une référence dans l’étude de la mystique juive et de ses différentes formes. Il répond à ce vide particulier dans notre tableau.
Le livre reproduit neuf leçons, données en 1938 à New-York. Toutes ont été complétées a posteriori, sauf la dernière. Pour faciliter la lecture, les notes, très nombreuses, ont été rassemblées en fin de volume. Une fois passé les différentes préfaces, de ces neuf leçons, on peut faire ressortir sept parties.
La première de ces parties est une introduction générale, décrivant le but de ces leçons et débutant comme de bien entendu avec une définition du mysticisme, à savoir un pont au-dessus de l’abîme créé par la religion à la sortie de la religion primitive où tout était uni (p. 8), où comme Thomas d’Aquin le dit, la connaissance de Dieu au travers de l’expérience (p. 4). L’auteur passe ensuite à d’autres généralités sur le mysticisme juif sur les Sefirots (les dix sphères créatrices de Dieu), la Torah, l’usage de la langue chez les Cabalistes (pas née en réponse à la philosophie mais s’appuyant même sur elle pour aller vers une autre direction p. 24), le problème des sources (puisque les mystiques juifs sont peu portés sur l’autobiographie, sauf exceptions p. 16), sur la métaphorisation et la symbolique, sur le retour du mythe dans le judaïsme (p. 22) et enfin sur l’absence d’élément féminin dans le mysticisme juif (au contraire de son équivalent chrétien ou musulman, p. 37-38). On ne peut pas cacher que cette introduction démarre sur les chapeaux de roues et qu’il faut bien s’accrocher dès le début, au risque de ne pas tout comprendre par la suite. Il faut saisir cette différence entre le l’abstraction philosophique et le symbolisme mystique qui regardent différemment la même Loi … Mais l’auteur ne cache pas non plus les dangers dans lesquels et le mysticisme et la philosophie peuvent tomber (p. 36-37).
La seconde leçon entame la progression chronologique avec le mysticisme dit du Char (Maaseh Merkabah), dont l’efflorescence a lieu entre le Ve et le VIe siècle. Il se base sur la vision du char céleste qu’a eu Ezéchiel mais aussi sur les visions personnelles des mystiques (et qui peuvent être antinomiques avec la vision du prophète, p. 45-46). Sur les auteurs de ces textes et visions, la science semble avoir quelques problèmes à y attribuer des auteurs qui ne soient pas fictifs ou anachroniques. Ces auteurs par contre ne sont pas isolés, ils appartiennent à des écoles, à des groupes de mystiques qui ont pour caractéristiques communes d’avoir peur d’être accusés d’hérésies (pourtant certains de leurs hymnes sont intégrés dans la prière communautaires p. 60) et d’user de chiromancie et de physionomie (p. 47-48). Ces deux techniques divinatoires, tout comme les pythagoriciens du IVe siècle, sont utilisées pour définir les critères d’adhésion du novice. Ce n’est d’ailleurs pas la seule chose que les pythagoriciens ont en commun avec les mystiques du Merkabah, puisque ces derniers judaïsent l’idée déjà ancienne des sept degrés du Paradis (p. 53-54). De manière assez étonnante, et sans doute au grand dam de Maïmonide, ces mystiques ne semblent pas trop réticents devant l’anthropomorphisation de Dieu, celle d’un Dieu/roi assez différent du Dieu/esprit des rabbins (p. 63).
La troisième leçon quitte les rives de la Méditerranée pour les sombres forêts de la Germanie et y trouver le Hassidisme médiéval (qui n’a rien à voir avec celui, est-européen, du XVIIIe siècle). Celui-ci prend place entre 1150 et 1250. Le texte central de ce mouvement est le Sefer Hasidim, écrit par Juda de Ratisbonne, qui montre des connexions avec la pensée chrétienne et plus particulièrement la réforme clunisienne (p. 81). On trouve ces dévots dans tous les grands centres du judaïsme germanique et ils se démarquent par leur radicalité, leur insensibilité au blâme et à la louange (l’ataraxie aussi prisée des saints chrétiens de la période, p. 97). D’une certaine manière, ces mystiques ne sont pas inconnus du grand public puisque l’histoire du golem leur est lié, mais l’importance de l’extase n’est pas passée dans la culture populaire. L’aspect magique est d’une très grande importance (maîtrise des éléments), faisant pièce à la figure du « faible piétiste » (p. 99). Ces mystiques allemands usent de diverses techniques de combinaisons de lettres et de chiffres, basées sur des textes liturgiques, même si le lecteur éprouve du mal à saisir le but de ces jeux combinatoires. Ces techniques (appelées Gematria, Notarikon et Temurah, p. 100) sont en fait minoritaires dans le Cabalisme auxquelles elles sont attribuées. G. Sholem compare le Hassid du Moyen-Age à ceux de l’époque moderne et aux mystiques du Char (p. 101 et 118).
La quatrième partie est constituée des trois chapitres décrivant la Cabale, qui prend son essor vers 1200 pour connaître son apogée à la fin du XIIIe siècle. Ce courant ne rejette pas la tradition mais accorde une grande place à l’inspiration, et par conséquent, s’adresse à une élite (sans pour autant toujours réussir à y rester confiné p. 125). La première variante étudiée par G. Sholem est celle d’Abraham Aboulafia qui décrit comment se préparer à la méditation et à l’extase et qui souhaite séparer la magie de l’utilisation des noms de Dieu (p. 145). L’auteur décrit par ailleurs la théorie prophétique de ce dernier comme un mélange entre Maïmonide et le yoga (p. 135).
La seconde variante est celle du Zohar, que G. Sholem développe en deux chapitres. Le premier de ces chapitres, très impressionnant, est consacré au livre lui-même ainsi qu’à son auteur et le second chapitre explore la théorie théosophique du Zohar.
En ce qui concerne le livre, pour l’auteur, il n’y a plus de débat sur l’auteur du Zohar : c’est Moïse de Léon (un espagnol donc, comme beaucoup des premiers cabalistes), qui n’a jamais avoué avoir été l’auteur de ce livre écrit en araméen et qui le cite dans d’autres de ses écrits (p. 201). Pour G. Sholem, le Zohar est l’antithèse d’Aboulafia et élabore une théosophie juive (un terme que G. Sholem définit, et cela n’a rien à voir avec une pseudo-religion p. 205-206). Pour ce qui est de cette même théosophie, elle s’appuie sur une lecture mystique de la Torah (p. 209), ce qui fait tu Zohar le premier livre juif intégrant l’idée chrétienne qu’il y a quatre modes d’interprétation d’un texte sacré (littéral, homilétique, allégorique et mystique, p. 210). De leurs lectures, les Cabalistes déduisent qu’Adam est responsable d’une fissure entre la vie et l’action et que ce monde cassé n’est réparable que par la dévotion à Dieu (p. 232-233). L’accent est aussi mis sur la pauvreté, là encore une première dans le judaïsme rabbinique (p. 234), ainsi que sur l’élaboration d’une théorie du Mal (p. 235) et d’une théorie de l’âme (p. 239).
Mais l’expulsion d’Espagne, vécu comme un traumatisme égal à la destruction du Temple pour beaucoup de contemporains, va rebattre les cartes et avoir une influence considérable dans la mystique de l’époque moderne qui avec les théories d’Isaac Luria est le sujet du septième chapitre (p. 245). On retrouve avec ces mystiques le phénomène concentration, cette fois-ci dans la ville galiléenne de Safed, mais les idées développées par Luria, Moïse Cordovero et leurs disciples et successeurs ne se diffusent plus uniquement dans un petit cercle d’érudits mais atteignent un grand groupe de croyants à partir de 1550 (p. 284-286). Le point focal d’intérêt passe des origines du monde (les mystiques précédents) à la rédemption (mais passant par les origines, puisqu’ils développent l’idée du Tsimtsum, ce retrait de Dieu permettant l’existence du monde p. 260). Ainsi pour I. Luria, l’objectif de l’Homme est de réunifier le Nom de Dieu et de restaurer l’harmonie originelle (p. 275), avec participation de l’âme à un cycle de réincarnation (ou transmigration) faisant partie de ce processus de restauration dont la croyance se répand parmi les mystiques après l’Exil (p. 281-284).
Les idées cabalistes qui se sont insinuées dans toutes les communautés juives autour du monde et plus particulièrement dans l’empire ottoman pavent le chemin au sabbatianisme, cette hérésie mystique (mais aussi révolte juive) conduite par celui qui se voulait le Messie, Sabbataï Tsevi, et son prophète, Nathan de Gaza (le huitième chapitre). Ce dernier n’est pas que le prophète annonçant le Messie mais aussi l’interprète de l’apostasie de ce dernier (S. Tsevi, après d’être déclaré comme Messie, se convertit à l’Islam à Constantinople en 1666). Le sabbatianisme ne se limite pas pour autant à l’empire ottoman mais atteint jusqu’au nord de l’Europe (Prague, Offenbach) et il est particulièrement soutenu par les Marranes, qui eurent aussi l’expérience de l’Apostasie (p. 303 et p. 309). G. Sholem insiste aussi sur la difficulté qu’il y a eu jusqu’au XIXe siècle à étudier le sabbatianisme (à cause de ses paradoxes, p. 316, mais aussi par peur de l’hérésie, p. 299-300) et à comprendre cette révolte. Il met aussi en relation le sabbatianisme et le réformisme juif du XIXe siècle, le comparant à l’influence des Quakers et des Anabaptistes dans le christianisme (p. 301) et note le lien entre le Frankisme, son épigone allemand, et la Révolution française de 1789 (p. 320).
Le dernier chapitre est celui portant sur les seconds Hassidim. Pour l’auteur, c’est la troisième étape d’un même processus commencé avec le lurianisme et le sabbatianisme (p. 327) et qui est pour G. Sholem l’une des quatre options possibles après la chute du sabbatianisme (p. 328-329) avec lequel il y a une filiation qui se voit dans son rapport aux actes considérés comme scandaleux par les orthodoxes (antinomianisme, p. 334, comme par exemple avec des prières charismatiques). G. Sholem est très rapide dans ce chapitre où tout est un peu trop uniforme (mais l’auteur en est conscient et l’avoue dans la préface). Cette leçon est plus personnelle dans le ton et un peu moins construite (p. 337 par exemple). L’auteur dégage cependant quatre caractéristiques qu’il voit dans le mouvement (p. 343-344) : l’enthousiasme, des illuminés (zaddikim) au centre de chaque communauté, une idéologie dérivée du cabalisme mais populaire et imprécis dans sa terminologie et une appropriation individuelle de valeurs générales devenant ainsi éthiques.
On ressort avec éblouissement de la lecture. Si le sommet est le chapitre qui analyse le Zohar et son auteur, le reste du livre est à peine moins aérien du point de vue de l’érudition. Il y a une telle masse de lectures derrière ce livre ! Et l’auteur ne s’est pas contenté des ouvrages de mystiques juifs ou chrétiens, mais n’a pas laissé ni la philosophie ni le monde gréco-romain de côté. La lecture nécessite bien évidemment une grosse dose de concentration, mais son montant est amoindri par une écriture directe et claire, si tant est que le lecteur n’ait pas besoin de chercher la signification de trop de mots spécifiques au champ étudié.
Certaines idées sur l’aspect monolithique de la religion juive (celle de la période rabbinique) peuvent aussi être battues en brèche, tout comme certaines conceptions que l’on a pu avoir sur le sabbatianisme, au rayonnement plus large et plus puissant si l’on suit G. Sholem, européen comme ottoman, populaire plus que limité à certains cercles apocalypticistes.
G. Sholem n’hésite pas devant la controverse avec ses devanciers, anciens comme contemporains (sur le Zohar par exemple p. 199). Il n’est pas tendre avec les savants du XIXe siècle, à deux doigts du règlement de compte même (p. 66-67). Mais s’il relève les erreurs, il a aussi l’honnêteté de remarquer leurs succès (p. 203).
Il reste en toute fin de livre, à la toute dernière page, une allusion à l’actualité du moment (1941). L’auteur avait pleine connaissance de la répression en Europe, mais ne pouvait sans doute pas connaître son étendue. Cette dernière phrase porte une lumière crue sur un texte qui parle plus de circulation des idées entre de très nombreux groupes parfois éloignés de plusieurs milliers de kilomètres que de cloisonnement en ensembles hermétiques.
(cette petite histoire hassidique sur la puissance des mots p. 349 forme une belle conclusion … 8,5)
Essai sur l’histoire des deux bords de la Mer Rouge de Glen Warren Bowersock.
Le judaïsme ne se limite pas au pourtour méditerranéen durant l’Antiquité et le Moyen-Âge, comme nous avions déjà pu le voir dans ces lignes à plusieurs reprises (les ouvrages dirigés par D. Biale par exemple). Le bord du Rhin et la Mésopotamie étaient parmi les régions abordées, tout comme le Yémen dont il est question dans le présent livre. Mais ce que ce même livre rappelle ou fait découvrir, c’est qu’il y a bien plus que la présence de Juifs au Yémen (jusqu’à aujourd’hui), il exista un royaume arabe dont la religion d’Etat était le judaïsme : le royaume de Himyar. Ce royaume occupait la pointe sud-ouest de la péninsule arabique, contrôlant le détroit de Bab el-Mandeb et l’actuelle Aden et étendant à la fin de l’Antiquité son emprise sur tout le sud de l’Arabie.
Mais le royaume de Himyar n’a pas que maille à partir avec les royaumes et les cheikhs d’Arabie. Sur l’autre bord de la Mer Rouge, le royaume d’Aksoum a lui aussi, à plusieurs reprises, des vues sur Himyar, conduisant à plusieurs invasions ou tentatives d’invasion entre le début du IIIe siècle et le Vie siècle de notre ère. Un objet, aujourd’hui perdu, rappelait les revendications aksoumites dans la ville portuaire d’Adoulis (actuellement en Erythrée) : un trône accompagné d’une stèle, tous deux avec des inscriptions.
Ce trône, qui n’était pas destiné à recevoir un occupant, est le point de départ du livre de G. Bowersock (un spécialiste étatsunien de l’Antiquité et du Proche-Orient). Il est l’objet d’une analyse poussée dans le premier chapitre qui fait suite à une petite préface expliquant l’origine de ce livre, à une chronologie, deux cartes, une liste des abréviations et un prologue qui plante le décor. L’analyse du trône commence par la description du port d’Adoulis, ses occurrences dans la littérature antique avant de commenter en profondeur la description qu’en fait dans les années 520 le marchand nestorien Cosmas Indicopleustès (trois exemplaires de sa Topographie chrétienne nous sont parvenus). Le trône est en marbre et il est accompagné d’une stèle de basalte. Ce trône et cette stèle, Cosmas peut très bien les décrire puisqu’il a été chargé par le gouverneur d’Adoulis de faire une copie des textes en grec qui y sont gravés (celui de la stèle et celui du trône, que Cosmas ne différencie pas), à la demande expresse du négus et à sa destination. Cosmas en a gardé une copie qu’il retranscrit dans son livre écrit 25 ans après son voyage vers Aksoum pour y porter la copie des textes. Ainsi le trône d’Adoulis est lié à trois âges différents de l’histoire de l’Ethiopie : celui de Ptolémée III Evergète au IIIe siècle av. J.-C. (la stèle), celui du négus Aezanas au milieu du IVe siècle de notre ère (le trône) et enfin celui du négus Ella Asbeha au VIe siècle qui souhaite les copies des textes.
Mais pour l’instant, G. Bowersock revient à Cosmas Indicopleustès dans le second chapitre (p. 25). Il est tout d’abord question de son nom, pour passer à ses voyages, à sa vision du monde (il est contre ceux, à la suite des savants païens, qui promeuvent une Terre ronde) et ses centres d’intérêts. Le chapitre suivant revient à Adoulis pour explorer plus en profondeur la stèle de Ptolémée III. Celle-ci décrit les accomplissements du roi lagide sur plusieurs fronts, loin de l’Ethiopie. Mais la stèle est sans doute érigée à Adoulis pour commémorer la chasse et la capture d’éléphants de guerre (dont il est fait mention dans les opérations en Thrace) par Ptolémée III et son père, Ptolémée II Philadelphe. Le texte de la stèle inspire la titulature des négus mais permet surtout de la dater entre 246 et 244 avant J.-C.
Le quatrième chapitre est centré sur le royaume d’Aksoum, en prenant pour point de départ le trône et de son inscription qui fait mention d’un roi sans nom qui dédit ce trône à Mahrem, l’équivalent du dieu grec Arès. Ce texte renseigne sur la politique étrangère du royaume ainsi que son étendue. Mais le texte est aussi un programme : le roi d’Aksoum n’est plus en possession des territoires qu’il contrôlait jusque vers 270 ap. J.-C. mais il se déclare encore roi de Himyar plusieurs décennies après ce retrait, vers 350.
Mais entre 270 et 350 se produit un grand changement en Ethiopie, celui de la conversion du roi Aezanas et à de l’aristocratie aksoumite au christianisme monophysite vers 340 (cinquième chapitre). Cette conversion est à mettre en parallèle avec la conversion du royaume de Himyar au judaïsme vers 380 (sixième chapitre, avec très vite une présence à Jérusalem, p. 84). Le monothéisme est largement majoritaire dans le sud de l’Arabie à la fin du IVe siècle. Le changement de religion en Ethiopie n’affecte cependant pas pour autant les vues du royaume aksoumite sur la péninsule arabe, mais pour l’auteur, ces deux conversions ajoutent du comburant au conflit entre les deux royaumes, avec en arrière-plan les deux grandes puissances que sont Byzance (chrétienne, mais dyaphysite) et la Perse sassanide (zoroastrienne et alliée à Himyar). L’étincelle, c’est la répression qu’exerce le roi Joseph de Himyar sur les Chrétiens (après une tentative avortée d’invasion aksoumite entre 518 et 522, en appuis de forces chrétiennes locales, p. 93) et qui se traduit notamment par des pogroms faisant suite à des tentatives de conversions forcées. Le plus important est celui dit d’Azqir qui a lieu dans la ville de Najran en 523. Deux ans plus tard, Aksoum prend possession de Himyar avec l’aide de Byzance, et installe un roi chrétien dénommé Sumyafa Ashwa (ou Esimphaios en grec, chapitre sept). Une stèle en langue guèze d’Ethiopie est érigée à Marib, à l’est de l’actuelle Sanaa, pour rappeler cette victoire (p. 98-103).
Mais le règle d’Esimphaios est de courte durée, il est vite remplacé par Abraha (que Aksoum essaie par deux fois d’éliminer, p. 112), comme cela est raconté dans le huitième chapitre. La diplomatie contantinopolitaine n’est pas restée les bras croisés après la victoire de Ella Asbeha et souhaite intégrer le royaume himyarite à son réseau d’obligés arabes engagés contre les Perses (et si possible couper le commerce perse de la soie en direction d’Aqaba, p. 107). En 552, Abraha conduit une campagne en direction vers le Nord, en partie en direction de La Mecque. Mais la présence éthiopienne ne peut se maintenir et en 575, sous la pression de chefs juifs aidés par une armée perse, elle n’est plus dans la péninsule arabique. Le retrait éthiopien relance l’instabilité religieuse en Arabie, juste contenue par la présence perse, et c’est dans cet environnement explosif que Mahomet vient au monde (traditionnellement en 570).
Les conséquences de l’affaiblissement d’Aksoum sont mises en perspectives dans le neuvième et dernier chapitre du livre. Assez étrangement, avant l’Hégire, plusieurs familles de disciples de Mahomet s’exilent à Aksoum (p. 123).Enfin l’auteur aborde le cas du polythéisme mecquois et le cas d’Abraham (le patriarche ici) dans la pensée de Mahomet. Un appendice et une table consacrés aux ambassadeurs byzantins en Arabie, les notes, une bibliographie et un index complètent ce volume fort de 140 pages de texte entrecoupé de quelques illustrations.
Certes, ce livre nécessite un bagage historique assez lourd pour ne pas devoir s’attarder dans des recherches explicatives à tout bout de champs. Mais il est écrit avec une grande clarté, avec des redites « pédagogiques » qui permettent au lecteur de faire des pauses. L’auteur montre avec éclat mais sans pédantisme ses décennies de travail sur le monde méditerranéen antique (et des débuts du Moyen-Âge), n’oubliant pas de citer ses dettes, souvent avec admiration. Son expérience lui donne une hauteur de vue qui se remarque dans les passages historiographiques (p. 4). D’une construction solide, avec plusieurs documents et cartes, le propos éclaire à partir de plusieurs foyers et au maximum des possibilités méthodologiques la première partie du VIe siècle sur les bords de la Mer Rouge. Il est quelques digressions qui ne font pas de mal mais qui sont tout autant riches en informations que le reste. On peut seulement reprocher à l’auteur son manque de clarté dans le dernier chapitre (ainsi que, pour les spécialistes, sur le statut de la province d’Egypte sous Auguste p. 43), alors qu’il doit être le but de sa démonstration. En quoi le contexte politico-religieux des débuts du VIIe siècle en Arabie façonne la religion mahométane nous reste hélas encore bien nébuleux.
L’auteur évoque à plusieurs reprises des fouilles archéologiques au Yémen qui doivent permettre de préciser encore les évènements de la période. Si elles ont eu lieu, c’est tant mieux, puisqu’à l’heure où ces lignes sont écrites, les terres où fut le royaume himyarite sont recouvertes de nombreux décombres supplémentaires.
(le négus Ella Asbeha, aussi dénommé Kaleb, qui reçoit dans un palanquin porté par quatre éléphants p. 109, seul Kubilaï Khan est au niveau … 7)