The Assassins

A Radical Sect in Islam
Essai d’histoire de l’Islam par Bernard Lewis. Publié en français sous le titre Les Assassins, terrorisme et politique dans l’Islam médiéval.

Non non, c’est pour mon saucisson.

Après la lecture du roman Alamut, il nous est apparu qu’il nous plairait de déterminer ce qui relevait de la littérature de ce qui relevait de sources historiques dans ce roman. Et avec le livre de B. Lewis c’est une bonne tranche d’ismaélisme nizârite qui est proposée au lecteur, par un spécialiste, islamologue et orientaliste, qui a eu une activité politique plus disputée à partir de la fin des années 1990 (sans parler de positionnements scientifiques, disons particuliers, sur le génocide arménien ou l’antisémitisme importé en terre d’Islam). En 1957, c’est lui qui a inventé le terme « choc des civilisations ». Mais en 1967, il est encore loin des ors de la Maison Blanche (et de la justification d’une politique aux conséquences encore bien visibles et désastreuses) et se spécialise dans les relations entre l’Islam et l’Occident.

De manière très intéressante, le livre débute sur la manière dont l’Occident a pris connaissance de l’existence de cette secte musulmane, en prenant comme point de départ l’introduction dans le vocabulaire du mot assassin (comme chez Dante par exemple, en Enfer, XIX, 49-50, dans le premier quart du XIVe siècle). Louis IX lui-même échange des cadeaux diplomatiques avec le chef syrien de la secte en 1250. L’existence des Assassins est donc connue, voire reconnue comme un acteur politique, par les Croisés alors qu’ils ne sont pas parmi les cibles prioritaires de leurs assassinats. Les cibles sont en effet les dirigeants politiques sunnites qui visent à la réunification de l’Islam ou pourraient le faire : un calife, un vizir, un sultan seldjoukide, jusqu’à Saladin lui-même (sans succès). Les études scientifiques sont bien sûr plus tardives, mais relativement précoces, puisque dès 1603, une étude lexicographique parle des Assassins. En 1809, l’orientaliste Silvestre de Sacy lit un mémoire entièrement consacrée à ce sujet à l’Institut de France.

Le second chapitre quitte l’historiographie pour plonger dans la théologie musulmane et décrire ce qu’est l’ismaélisme, la matrice de la secte des Assassins. Logiquement, tout commence avec la mort de Mahomet et le choix qui doit être fait entre la succession familiale ou la succession par les compagnons. Les Chiites, partisans d’Ali le gendre de Mahomet, se transforment avec les années en confession autonome. Mais le massacre d’Ali et d’une grande partie de sa famille en 680 lance un processus axant le chiisme sur le dolorisme et la succession des imams, dont certains peuvent disparaître (et doivent revenir sous la forme du Messie pour la fin des temps). Mais tous doivent être issus d’Ali, par son seul fils survivant. Le chiisme se construit donc autour de la succession des imams, mais est aussi traversé par des courants révolutionnaires pouvant contester une succession. Celle du sixième imam en 765 est compliquée et aboutit à une séparation en deux courant, celui des Chiites duodécimains (reconnaissant douze imams, comme c’est le cas en Iran) et celui des Ismaélites. Ces derniers trouvent un public chez les perdants économiques des IXe et Xe siècle dans tous les territoires contrôlés par l’Islam. En 909, des Ismaéliens du Yémen sortent de la clandestinité et établissent un Etat et même une dynastie en Egypte en 969 : les Fatimides. Ces derniers ne prennent pas le contrôle de l’Oumma ni ne renversent tous les pouvoirs sunnites, principalement à cause de l’arrivée sur le devant de la scène des Seldjoukides. Le pouvoir fatimide se délite, et l’Ismaélisme subit une nouvelle sécession par la non reconnaissance par tous du calife cairote à la fin du XIe siècle. Si le prince rebelle Nizâr est tué, ses soutiens survivent et quittent l’Egypte.

Le chapitre suivant arrive enfin à Hassan-i Sabbah, le fondateur des Assassins et comment il passe du chiisme duodécimain à l’Ismaélisme grâce à un exilé d’Egypte puis s’engage dans la prédication. Il est notamment présent au nord de l’Iran, zone déjà travaillée par l’Ismaélisme et aux volontés d’indépendance vis à vis de Bagdad. Au bout d’un temps, le vizir de Bagdad veut justement mettre un terme aux entreprises ismaéliennes. Problème, Hassan a pris le contrôle du château d’Alamut et d’une série d’autres places fortes qui lui permettent de résister à une action de vive force du pouvoir de Bagdad (mais aussi aux Seldjoukides), qui justement échoue. Pour que cela ne recommence pas, Hassan-i Sabah commande son premier assassinat, celui du vizir Nizam Al Mulk.

L’arme de l’assassinat continue d’être utilisée par Alamut et ses dirigeants dans les années qui suivent dans les combats qui les opposent aux autres pouvoirs musulmans locaux. En interne, certains changements doctrinaux (une abolition de la Loi en 1164?, p. 72) conduisent à des dissensions. Mais c’est l’avancée mongole qui va se révéler un problème insurmontable pour les Assassins de Perse. Entre 1258 et 1270, ils sont dépossédés de leurs places fortes (y compris Alamut) et finalement le dernier imam et sa famille sont exécutés au retour d’un voyage à Karakorum où il n’est pas reçu par le Khan (p. 95).

Un autre pôle nizârite existait cependant (cinquième chapitre). Dès le temps de Hassan-i Sabbah, les efforts de prédication en Syrie permettent l’établissement de fortes bases des Assassins venus de Perse, principalement dans les villes. En 1103 a lieu à Homs le premier meurtre qui peut leur être attribué. En 1106, ils ont pris possession de la citadelle d’Afamyia, mais Tancrède d’Antioche leur reprend dans la foulée. En 1126, ils ont la main sur la forteresse de Banyas, accordée par le Turc Dodequin qui règne sur Damas et peuvent acquérir d’autres places dans les années qui suivent. En 1175-1176, les Assassins essaient d’éliminer Saladin par deux fois et l’assassinat en 1192 de Conrad de Montferrat, roi de Jérusalem (alors que la ville n’est plus sous contrôle franc), serait selon l’auteur aussi à attribuer aux Assassins, dans une de leurs rares actions contre des Chrétiens.

La secte existe toujours comme pouvoir politique en Syrie jusque dans les années 1260. La menace mongole est combattue, mais c’est le sultan mamelouk d’Egypte qui les oblige à payer tribut. En 1271, ils lui sont soumis alors que Alamut n’est déjà plus.

Le dernier chapitre discute des buts et des fins des Assassins de manière générale. L’assassinat politique n’est bien sûr pas leur invention et le régicide est une constante en Islam depuis la mort de Mahomet, où les martyrs demandent vengeance et où la justification religieuse du meurtre de dirigeants illégitimes est constante. D’autres sectes chiites pratiquent le meurtre ritualisé (par étranglement, p. 128). L’innovation se situe dans l’usage planifié et continu du meurtre politique, très efficace dans des sociétés où la continuité politique est dynastique au mieux. Les ordres de moines combattants, qui reçoivent un temps tribut des Assassins, les craignent sans doute moins, du fait de leurs mécanismes de succession de type électif (p. 130).

La lecture du livre n’est pas toujours simple, non parce que l’auteur est adepte de circonvolutions inutiles, mais parce que du fait des alliances changeantes, mais aussi de faits qui courent sur plusieurs siècles, les interactions sont très mouvantes. Heureusement il y a des cartes. Les photos en cahier central sont assez inutiles, parce que majoritairement de mauvaise qualité ou pas assez explicitées.

Il peut aussi par moments manquer un peu de contexte. Le passage sur l’abolition de la Loi à Alamut est peu clair et B. Lewis n’arrive pas à expliquer comment un tel changement de doctrine, suivi d’un retour à la situation ante, peut avoir été possible (puisqu’il pense cet épisode véridique), surtout dans une ambiance sectaire tout de même peu propice à ce genre de virages brusques. L’auteur, nous semble-t-il, fait l’économie de nous mentionner des hypothèses qu’il ne retient pas mais qui ne sont pas plus improbables. C’est le cas par exemple avec la mort de C. de Montferrat. Certes la série vidéoludique Assassin’s Creed met l’assassinat sur le compte des Ismaélites, mais le roi de Jérusalem avait d’autres ennemis, et comme le dit justement l’auteur dans son dernier chapitre, ces derniers n’avait de loin pas de monopole (sans parler des sources peu loquaces). N’excluons cependant pas l’influence que le format du livre peut avoir sur la suppression de développements qu’un éditeur pourrait voir comme superflus. Les notes en fin d’ouvrage sont assez peu nombreuses mais apportent un grand plus sur les questions de sources. Par contre les translittérations nous ont parues étranges, surtout pour un arabisant du calibre de l’auteur, mais c’est peut-être là une pratique anglophone (éventuellement datée) qui ne nous est pas connue.

Après cette lecture, nous pouvons juger le roman de V. Bartol comme très solidement et profondément ancré dans les faits historiques, avec une bonne utilisation de personnages historiques reliés entre eux par le romancier mais aussi certaines compressions chronologiques (dont justement le moment nihiliste).

(synonyme de zèle, foi et sacrifice avant d’être celui de meurtre …7)

La Maison des Jeux I : Le serpent

Roman fantasy de Claire North.

Theodotos et le lion.

En 1610, à Venise. Thene accompagne son mari dans la Maison des Jeux. Ce dernier vient y dilapider sa dot, mais sans style. Pensant à raison pouvoir bien mieux jouer que son mari, elle s’y rend seule et commence à accumuler les succès qui se matérialisent en ducats sonnants et trébuchants. Mais elle attire aussi l’attention des gérants de la Maison des Jeux, des gens masqués et habillés de blanc. Ses succès dans la Loge Basse de la Maison pourraient lui permettre d’accéder à la Loge Haute. Pour y être accepté, il faut battre trois autres joueurs dans un jeu qui a pour objectif de faire élire un patricien au Tribunal Suprême, le pouvoir exécutif de la république vénitienne (vraisemblablement le Collège Suprême de la Venise historique). Il y a peu de règles et il n’est pas dit que les joueurs ou les pièces jouées (des individus aux capacités particulières à la disposition du joueur) puissent s’en sortir indemne …

Ce court roman, première partie d’une trilogie, peut se lire de manière indépendante. Nous pensions initialement que ce serait un récit de science-fiction, mais il nous a fallu nous rendre à l’évidence à la lecture que ce n’est pas le cas (du moins aucun élément tangible du genre ne figure dans ce premier volet). Nous sommes donc dans un roman de fantasy, éventuellement de fantastique, qui prend place dans une Venise du XVIIe siècle (une constante dans les romans chroniqués ici ces derniers temps) et qui ne semble pour son cadre sociopolitique, géographique et architectural pas très différente de la Venise historique.

C’est une très bonne histoire, très axée sur la politique et sa petite cuisine, peut-être légèrement teintée de militance néoféministe, servie par un narrateur très intéressant que nous pensons être un collectif de juges de la Maison des Jeux. Ce narrateur pluriel accompagne le lecteur en suivant Thene mais aussi en observant d’autres scènes. Très agréable à lire, le livre parvient très bien à donner l’illusion du masque derrière le masque derrière le masque derrière le masque etc. Et la froideur marmoréenne de Thene, son flegme, ne sont pas une donnée immuable …

Restera-t-elle l’héroïne dans le tome suivant pour autant ?

(le titre du livre reste assez mystérieux …8)

Le désastre de 1940

Dossiers secrets de la France contemporaine IV, 1 La répétition générale
Essai historique de Claude Paillat.

A l’ancienne.

Pour les gouvernements français des années 1930, l’inéluctabilité de la guerre est loin d’être un fait accepté par tous. La France n’est-elle pas encore considérée par tous comme la plus puissante force militaire d’Europe ? N’a-t-elle pas à la tête de ses armées des généraux qui furent les vainqueurs de 1918 ? N’est-elle pas riche d’un réseau d’alliances qui cercle une Allemagne qui certes, a déjà pu alléger le carcan de Versailles grâce à son action diplomatique mais est un pays encore marqué par les très fortes polarisations politiques de la République de Weimar ? Le printemps 1940 n’est pourtant pas imprévisible. De nombreux observateurs, au plus haut niveau, voient bien les conséquences des coups de poker hitlériens et les encouragements qui constituent les non-réponses françaises. Les services de renseignement, les ambassades, les pays amis font remonter quantités de renseignements de première main. Mais en mai 1940, la surprise est quand même là …

Le premier chapitre démarre fort avec la simulation de l’Etat-Major qui, dès 1937, conclut à l’impossibilité pour la France de venir en aide à la Tchécoslovaquie si celle-ci est attaquée par l’Allemagne. Pire, toujours selon les perspectives explorées lors de cet exercice, l’Armée ne serait pas en mesure de prendre pied sur la rive droite du Rhin. Ces conclusions sont confirmées par le haut commandement allemand qui a lui aussi simulé ces opérations la même année et dont le rapport est fourni par les sources du Service de Renseignement militaire. Ces mêmes services (chapitre deux) sont déjà à l’œuvre pour comprendre et percer Enigma (comme les services polonais et tchécoslovaques, comme décrit dans les carnets du Général Rivet). Toutes les informations ne doivent d’ailleurs pas être acquises de manière secrète : la Wehrmacht, dans une grande opération PsyOps, montre ses chars et ses avions (troisième chapitre) aux visiteurs français invités. Les conceptions tactiques de Guderian (sur les divisions blindées) ne sont pas plus cachées.

On l’a dit, la France anime un réseau d’alliances en Europe. La seconde partie du livre les passe en revue. On commence avec la Pologne, alliée par toujours facile, soutenue financièrement et matériellement (alors que l’équipement de l’armée française est déjà insuffisant). La Tchécoslovaquie, création française de 1919, est handicapée par le conflit avec la Pologne à propos de la ville de Teschen. Comment dès lors obtenir de l’aide de Varsovie ? L’armée tchécoslovaque, amoindrie par la diversité ethnique du pays (Slovaques, Sudètes, Hongrois), n’est bien sûr pas en état de résister efficacement à une poussée allemande. Le chapitre suivant considère la Grande-Bretagne, qui comme à son habitude recherche l’équilibre des forces sur le continent, en plus de la germanophilie des élites. Très en retard sur l’armement, son armée est ridiculement petite et inapte à un engagement. L’Italie est encore en 1937 du côté de la France (septième chapitre) et Mussolini n’a que mépris pour Hitler. Mais l’affaire de Tchécoslovaquie va rapprocher le Duce de l’Allemagne, de même que l’Etat-Major envisage une intervention en Espagne. Le chapitre suivant revient au Nord et détaille l’état d’esprit belge, entre revendications flamandes et déclaration de neutralité en 1936 (qui empêche tout positionnement préventif de troupes françaises au plus près du Rhin pour ne pas rééditer 1914). L’année 1937 s’achève sur les premières opérations de propagande contre la Tchécoslovaquie et la réorganisation du haut-commandement allemand qui place Hitler seul à la direction des opérations.

L’année 1938 est celle qui voit démarrer l’expansion nazie. Avec l’annexion de l’Autriche (conséquence inéluctable du Traité de Versailles, chapitre dix), la Tchécoslovaquie devient la prochaine cible. Mais là encore, peu de conséquences stratégiques en France. Une simulation donne même une espérance de vie de quinze jours à l’aviation française en cas de guerre (chapitre suivant).

C. Paillat profite ensuite du douzième chapitre pour faire le portrait du général Gamelin, général en chef depuis 1935. Ancien adjoint de Weygand, il a 66 ans en 1938 …

D’autres simulations sont faites par l’Etat-Major, dont une qui a pour scénario une forte attaque blindée vers Sedan (p. 192) … Mais ce n’est guère plus reluisant du côté de l’aviation, où la production d’avions moderne n’atteint que 10% de la production allemande. Le tout sans concertation tactique avec l’armée de terre, en plein dans le douhetisme. Cinq chapitres sont ensuite consacrés à Munich, entre un négociateur anglais favorable à l’Allemagne, les préparatifs de cette dernière, les réticences dans une partie de la Wehrmacht, la constatation par Prague de sa solitude (p. 272), la propagande anti-française qui s’organise et le nouveau constat des insuffisances de la mobilisation et de la défense passive en France.

Pour l’auteur, l’année 1939 est celle qui voit émerger une technocratie qui continuera à être aux affaires jusque dans les années 1960 (vingtième chapitre). Cette émergence est la conséquence de blocages sociaux, de l’aveuglement face à une Allemagne qui certes, met son économie en surchauffe, mais produit pour conquérir. La solution peut-elle se trouver aux Etats-Unis ? Dans l’immédiat, cela est peu probable (chapitre suivant). Les Etats-Unis sont neutres (avec une législation qui empêche l’exportation), veulent un paiement comptant et n’ont pas le matériel sur les étagères … Et le besoin est là, avec l’envahissement par l’Allemagne de ce qui reste de la Tchécoslovaquie en mars. La Pologne reçoit un premier ultimatum tandis que Hitler et Mussolini mettent sur pied une alliance, le « Pacte d’acier ». L’Angleterre ouvre les yeux, donne sa garantie à la Pologne, mais comme la France, sait qu’elle ne pourra honorer cette promesse …

Si le style est monstrueusement journalistique (il y a beaucoup trop de points d’exclamation), ce livre va dans les détails (ce qui peut parfois être un peu trop) avec une très grande constance malgré un appareil critique minimal. Il y vraiment peu de notes au vu de la masse d’informations dont certaines basées sur des témoignages recueillis par l’auteur. Certaines tournures sont datées (il est paru en 1983), comme avec le « nègre-blanc » de la p. 125 ou les autostrades de la p. 198.  Les photos sont très nombreuses, près de 150. Nous sommes venus à lui à cause de la relation des simulations, exercices sur cartes et autres kriegspiel de l’Etat-Major dont à notre sens on ne parle pas assez dans les ouvrages sur la Seconde Guerre Mondiale et qui semblent décisifs quant au diagnostic des faiblesses françaises (les p. 319-320 sont terribles). Nous ne fûmes pas déçus. Ce livre est surtout un rappel de ce qu’était l’Europe sans système d’alliance fixe, comme c’était le cas pendant la Guerre Froide (mais sans l’automaticité de 1914). Le système devant encercler l’Allemagne n’était vraiment pas au point, avec des alliés qui se tirent dans les pattes constamment.

L’auteur ne ménage pas ses critiques contre la politique gouvernementale des années 1930 et Gamelin est particulièrement gâté de ce côté-là dans le chapitre qui lui est entièrement dévoué. Pour l’auteur, la pusillanimité de Gamelin serait due à la crainte qu’il aurait eu pour sa carrière (p. 320). Il nous semble que cet argument est inopérant. Qu’elle carrière espère encore un généralissime de 68 ans, certes reconnu par tous comme un esprit brillant ? Il est déjà au sommet ! Là encore, la p. 319 qui parle de la note du 12 octobre 1938 (listant les correctifs à apporter à la défense du territoire) est affolante. En octobre 1938, après trois ans de commandement suprême, le général Gamelin se rend compte que la Ligne Maginot ne couvre pas la Belgique, ni le Jura, ni les Alpes. Et ce n’est qu’une énormité de la note qui en comporte une palanquée si l’on suit l’auteur. Alors que tout le Deuxième Bureau de l’Etat-Major sait en 1938 que la guerre rattrapera la France dans un an tout au plus, aucune mesure, budgétaire, de temps de travail ou opérative (doctrine d’emploi des chars par exemple), n’est prise par le gouvernement. La France n’est pas passée entre les gouttes …

(on sent bien la rage à peine contenue du témoin dans ce livre … 7,5/8)

 

 

La crise de la culture

Recueil d’articles de philosophie de Hannah Arendt.

L'isolement.
L’isolement.

Comparée aux différentes superstitions du XXe siècle, la pieuse résignation à la volonté de Dieu apparaît comme un canif pour enfant en compétition avec des armes atomiques. p. 177

Eichmann à Jérusalem, avec son style journalistique qui n’était pas collé à l’immédiateté, nous avait beaucoup plu. Il nous fallait donc aller plus avant dans l’œuvre de la philosophe née à Hanovre en 1906. Nous avons fait le choix de ne pas directement aller voir du côté de son analyse du totalitarisme mais, en lien avec Marcel Gauchet, nous avons porté notre choix sur La crise de la culture (paru en 1961 dans une version moins étoffée avec six articles au lieu des huit que compte la traduction française reprenant l’édition de 1968).

La préface donne derechef le ton, avec un propos mariant R. Char à F. Kafka visant à installer une des idées maîtresses de ce recueil, à savoir le fait que la civilisation occidentale (et non plus seulement les penseurs), héritière de concepts romains, est coincée dans une brèche entre passé et futur quant à ses conditions de pensée (p. 24). La préface s’achève sur la présentation du plan du livre, en trois parties selon l’auteur : la première s’attache à décrire la rupture moderne dans la tradition et le remplacement de la métaphysique par le concept d’histoire, la seconde discute de l’autorité et de la liberté et enfin la troisième partie présente au lecteur quatre réflexions sur l’éducation, la crise de la culture, le lien entre vérité et politique et le changement introduit par la conquête spatiale dans la dimension de l’Homme.

Le premier article, intitulé La tradition et l’âge moderne, vise à décrire la fin de l’autorité, elle-même fille de la tradition, avec l’entrée dans la modernité. Cette fin est pour H. Arendt irrémédiable, sans retour possible vers ce qu’était l’autorité héritée de Rome. Si l’article prend son essor avec une définition de la citoyenneté qui nous semble au mieux imprécise (p. 30-31, le citoyen antique ne travaille pas selon l’auteur), il se rétabli bien vite dans l’estime du lecteur avec son analyse de la rébellion de K. Marx face à Platon et Aristote. H. Arendt résume avant de les discuter trois propositions marxiennes décisives : le travail a créé l’Homme, la violence est la sage-femme de toute vieille société grosse d’une nouvelle et sur l’importance de transformer le monde au lieu de l’interpréter (p. 33-36). Elle souligne ses contradictions de Marx avant de souligner les apports de S. Kierkegaard, F. Nietzsche et G. Hegel à la modernité, quelle qualifie de défis à la tradition (p. 43), sans pour autant que tous ces auteurs soient sur la même longueur d’onde (G. Hegel et K. Marx différent par exemple sur la nature de l’Homme, p. 55, essentiellement esprit pour le premier et surtout doté de la faculté d’action pour le second). H. Arendt conclut son article sur la manière dont  a été modifiée la science, croyant avoir abandonné des valeurs transcendantales au travers de la défiance cartésienne, n’a fait que tomber dans la superstition scientiste, une science sans valeurs qui a donné naissance à des valeurs d’échange (p. 50).

Cette conclusion sur la science fait très bien le lien avec l’essai suivant, Le concept d’Histoire (antique et moderne). Là encore, l’auteur montre le changement que subit l’Histoire à l’ère moderne. Partant de la conception grecque du rapport de l’Homme à la Nature (p. 58-61), elle devient un processus fait par l’Homme (p. 79). Mais cela va plus loin, en déclenchant des phénomènes naturels (et il est clairement ici visé l’atome), l’Homme apporte dans ce royaume figé son imprévisibilité (p. 83). H. Arendt analyse aussi l’apport de Saint Augustin, en comparant les conceptions grecques et romaines de l’Histoire (p. 90-91), cette dernière tradition étant pour l’auteur répudiée contre beaucoup d’apparences par la Révolution française (p. 109, notamment avec la question du calendrier). L’épilogue de l’article aborde enfin les pensées hégelienne et kantienne, reprenant aussi à son compte la pensée de W. Heisenberg qui affirme que chaque fois que l’Homme cherche à expliquer des phénomènes qui lui sont extérieurs, il ne rencontre que lui-même (p. 115 et 119).

Le troisième article, Qu’est-ce que l’autorité, est à notre sens l’un des meilleurs de ce recueil et celui qui engendre le plus de réflexions chez le lecteur. L’auteur titille même ce dernier en remettant en cause le titre dès la première phrase, en indiquant qu’il faut parler de l’autorité au passé (p. 121), et que sa disparition est une des causes de la crise occidentale (p. 183). H. Arendt fait cependant bien attention à distinguer l’autorité du régime autoritaire (comme elle différencie celui-ci de la tyrannie et du totalitarisme p. 130-132, en égratignant la sociologie au passage p. 135) et en argumentant longuement sur le fait que c’est un concept absent de la culture grecque et que Platon cherche longuement (p. 138-152), tout comme Aristote. H. Arendt en vient naturellement à caractériser l’autorité comme issue de la tradition, c’est-à-dire l’augmentation de la fondation, une autorité qui passe à l’Eglise avec la fin de l’empire romain en Occident (p. 164-167). Pour l’auteur, l’autorité ecclésiale est amoindrie au Ve siècle par l’idée de châtiments et d’Enfer, avant que la Réforme n’enclenche le processus de la modernité. Mais dès cette période, Machiavel voit la nécessité de la fondation (même s’il est le seul, p. 187-185). C’est dans la fondation des Etats-Unis que H. Arendt voit la réussite étatsunienne, ou tout au moins de sa révolution (dans un moment peut-être un brin idéaliste concernant une révolution sans violence, p. 183).

Puis H. Arendt s’attaque à un morceau de bravoure : dire quelque chose d’intéressant sur la Liberté sans tomber ni dans les poncifs ni dans les pièges logiques antédiluviens qui attendent le penseur (ce qu’elle n’ignore nullement, p. 186). Pour ce faire, elle sépare la liberté d’action du libre arbitre (p. 197), mais aussi la maison (siège des soucis de la vie) de l’espace public (là où est la liberté du monde, p. 203). De la différence entre liberté et libre arbitre il est de nouveau question plus loin, quand l’auteur soutient que les philosophes ont commencé à s’interroger sur la liberté quand les hommes ne l’ont plus exercée entre eux mais en eux-mêmes, quand elle s’est transformée en libre –arbitre (p. 211-212). La place de l’action au milieu de l’Humanité est donc prépondérante, voir qualifiante.

Le cinquième essai ou article marque le début de la dernière partie de l’ouvrage. A sa lecture, l’impression première n’est pas celle d’un texte daté (c’est même criant d’actualité sur les activités extra-scolaires p. 237), même si l’aire géographique concernée est les Etats-Unis (et par moment revient l’idéalisme de l’auteur, qui a peut-être la reconnaissance pour origine p. 226). C’est un grand réquisitoire contre les théories pédagogiques qui ont été adoptées du jour au lendemain aux Etats-Unis et qui pour l’auteur sont un signe de la crise qui a atteint l’Occident. Pour elle, trois idées ont mis à mal l’éducation : une séparation du monde des enfants de celui des adultes (celui qui justement est censé être enseigné, l’enfance n’étant qu’un passage, avec en plus la conséquence que l’enfant soumis sans échappatoire au groupe d’enfants subit la pire des tyrannies p. 233), la déconnection entre la pédagogie et la matière à enseigner et enfin la croyance que l’on ne comprend que ce que l’on fait soi-même (substitution du faire à l’apprendre). La perpétuation de l’enfance (p. 236) n’est pas vue de façon positive par la philosophe, comme l’est le refus de responsabilité des adultes (p. 244). Les notions de maison et d’espace public (vues dans l’essai sur la Liberté) reviennent appuyer sa démonstration p. 239, tout en revenant sur la question de l’autorité (p. 245).

En fait, comme on vient de le voir, l’auteur ne s’aventure pas trop loin de ses terres, tant l’éducation ne serait être séparée de la politique : « Quiconque se propose d’éduquer les adultes se propose en fait de jouer les tuteurs et de les détourner de toute activité politique (p. 228) ». Une phrase qui peut revenir à l’esprit à chaque fois que l’on entend une ou un élu avancer que ce qui manque pour faire changer d’avis le citoyen (il n’est ici question d’enfants), c’est un peu de pédagogie. « On prétend éduquer alors qu’en fait on ne veut que contraindre sans employer la force ».

Le titre de l’article suivant a donné son nom au recueil dans l’édition française : La crise de la culture. Elle y conteste que la culture de masse puisse être la culture d’une société de masse. Il n’y aurait que du loisir de masse et non de la culture de masse, tournée vers des consommateurs (p. 270), n’ayant rien de commun avec  le temps libre des Anciens. Le seul petit problème de cet article, ce n’est pas que H. Arendt retrace l’origine romaine du concept de culture (avec des gros morceaux de Kant dedans), mais que sa définition puisse être tout de même un peu étriquée, et le philistinisme accolé à tout ce qui ne serait pas au goût d’un bourgeois du XIXe siècle (et selon le bourgeois, cela peut être assez peu de choses en définitive). Néanmoins, le passage sur le goût, à partir d’une citation de Périclès,  est à signaler pour son côté stratosphérique. Le final (p. 288) est même grandiose : « En toute occasion, nous devons nous souvenir de ce que, pour les Romains – le premier peuple à prendre la culture au sérieux comme nous – une personne cultivée devrait être : quelqu’un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé ».

L’avant-dernier article revient vers le cœur de la politique en scrutant l’articulation entre vérité et politique, qui se veut une réponse aux critiques sur Eichmann à Jérusalem. Pour l’auteur, dire la vérité est d’abord une mise en danger (Platon) et donc le mensonge est un acte de survie et n’est donc conséquemment pas un problème (p. 295). Car en plus la mort du diseur de vérité ne valide pas ses dires (p. 317) !  H. Arendt distingue clairement aussi les opinions de la vérité du philosophe, non politique par nature (puisque la vérité refuse le dialogue, p. 299, p.307 et p. 313) et qui ne peut qu’être pervertie par l’action (p. 318). Le ton est en définitive un brin pessimiste, avec juste un trait de lumière quand il est conseillé au menteur de ne point se mentir à lui-même. Est-ce la condition de l’action politique ? Pour l’auteur, le réconfort est le la sphère politique est limitée et que la vérité, que l’on ne peut changer, est et notre terre et notre ciel (p. 336).

Enfin, le recueil se termine avec un court essai qui prend sa source dans la course à la Lune que se livrèrent les deux Grands de la Guerre Froide. Pour la philosophe, l’alunissage prochain est un rétablissement du contact entre monde des sens et vision du monde de la physique (p. 347). Mais elle reste pourtant pessimiste, car rôde toujours la destruction de l’humanité depuis que nous nous sommes immiscés dans les processus naturels (p. 355) et que le langage usuel est vidé de son sens et remplacé par le formalisme vide de sens des symboles mathématiques.

Il nous sera difficile de faire une critique poussée de la pensée d’H. Arendt exposée dans ce livre. Nous nous bornerons à remarquer que l’auteur éprouve quelques problèmes avec l’histoire antique (p. 160 et p. 181), voir avec l’histoire de la papauté contemporaine (p. 301, mais elle est sur ce point victime d’une très forte propagande). De même au sujet de la théologie, pour H. Arendt, beaucoup de choses dans le Christianisme sont dues à Platon (p. 170) et le lecteur en vient vite à se demander s’il reste encore quelque chose dont Jésus de Nazareth (ou même quelques disciples, comme Paul) puisse être comptable.

Malgré le haut niveau d’érudition et les nombreux et complexes concepts utilisés par H. Arendt, la lecture de ces huit articles est incroyablement aisée (à part les rares mots en langue ancienne peut-être), la clarté du propos étant alliée une maturation achevée des idées.

De la philosophie politique, donc pratique, qui ne peut être que d’actualité.

(qu’aurait dit en frissonnant H. Arendt de Tolkien, ce divertisseur … 8)