Le piège de Lovecraft

Le livre qui rend fou.
Roman fantastico-horrifique de Arnaud Delalande.

Un peu de géométrie non-euclidienne ?

Au Québec, David Arnold Millow est étudiant en littérature. Il est membre d’un cercle d’apprentis écrivains et les membres se lisent leurs productions. Mais un groupe concurrent, des rôlistes, leur pique le membre le plus prometteur du groupe, le dénommé Spencer. Ce dernier se retire petit à petit du campus mais fait emprunter pour son usage des recueils de Lovecraft et des livres ésotériques. Intrigué, le héros essaie de reprendre contact. Mais une fois sa piste retrouvée, l’ancienne ferme délabrée au bord de la forêt est moins tranquille que prévue. David ressort du lieu un brin secoué, mais sans avoir vu trace de Spencer. C’est lui qui prend l’initiative : il revient sur le campus et tire sur des étudiants, au hasard. Une étudiante avec qui David était en train de parler et qui s’était amourachée de Spencer est tuée devant ses yeux. David est convaincu que tous ces éléments sont reliés entre eux : ce qu’il a vu dans la grange, le massacre du campus, Lovecraft et son Necronomicon et bien sûr le groupe de rôlistes sur internet appelé le Cercle de Cthulhu. Ce même cercle qu’avaient rejoint non seulement Spencer mais aussi Deborah, l’étudiante tuée sur le campus … Son doctorat en cours sur les œuvres imaginaires en littérature lui permettra-t-il démêler ce terrible écheveau ?

Faire du Lovecraft sans tomber dans la caricature ou la servilité n’a rien de facile. La lecture des collaborations posthumes de Auguste Derleth avec H.P. Lovecraft est là pour en convaincre. Alors oui, l’auteur coche beaucoup des cases qu’il y a à cocher : la géographie lovecraftienne est là (Arkham), la Nouvelle Angleterre sous la forme de la Nouvelle France, les maisons à colonnettes (du genre de celles de Providence ou Dunwich), un récit à la première personne, un narrateur avec une profession intellectuelle et une ascendance, des cultistes … Mais A. Delalande ne fait pas que décalquer ces éléments au XXIe siècle, il y a tout de même de sa sauce. Le massacre sur le campus saute aux yeux comme marque de la contemporanéité et de nombreux clins d’œil veulent aussi faire prendre conscience au lecteur que l’on est plus en 1920 : les jeux de mots dans les titres des chapitres (World of Lovecraft p. 74), les titres de nouvelles du Maître de Providence qui surgissent au détour d’un paragraphe (« Anne-Lise était ma couleur tombée du ciel » par exemple p. 68), mais aussi le passage mi narratif mi informatif sur la postérité de Lovecraft p. 7, sur la carrière de Stephen King (p. 246) ou sur les différents Necronomicon p. 116-118. L’auteur, dans son roman, se base sur des analyses de critiques contemporains. Mais là où se situe la différence, c’est au niveau de la relation au corps : A. Delalande est bien plus gore et ne se limite pas à la sidération devant les étendues cosmiques et à la folie comme protection devant l’envers du décor. Du côté de la folie, les choses sont très bien amenées, sans platitudes et sans que l’on puisse se dire que le narrateur est mythomane. On peut croire en sa paranoïa. De même, il y a un jeu avec le lecteur qui se dévoile avec beaucoup de finesse et d’humour, jusque dans les remerciements.

A. Delalande a néanmoins du mal à stabiliser le statut de son narrateur. Il est tour à tour étudiant, professeur, doctorant ou professeur émérite (p. 216, p. 243). Pourtant l’aventure ne s’étale pas sur des décennies …

C’est donc à un jeu avec des éléments lovecraftiens, authentiques ou renouvelés, que nous invite A. Delalande. Un jeu qui semble dangereux, destiné en premier lieu aux connaisseurs, mais que l’auteur déploie avec une grande maîtrise.

(Werner Heisenberg s’appelle Heiselberg p. 114 … dommage … 7)

Strade degli Etruschi

Vie e mezzi di communicazione nell’antica Etruria.
Recueil d’articles sur les voies et les moyens de transport en Etrurie, dirigé par Mauro Cristofani.

Quand faire juste des routes est trop simple.

Trente-trois ans après sa parution, ce livre volumineux et pesant continue de faire autorité. Produit à l’occasion des travaux autoroutiers de l’A1 (le tracé reliant Naples à Milan est achevé en 1988, pour des travaux débutés en 1956), il a pour but de démontrer la permanence des tracés et la filiation entre l’ingénierie étrusco-romaine et l’italienne du milieu du XXe siècle. Mais si le livre rappelle plusieurs fois qui l’a commissionné, il n’est pas qu’une ode à l’autoroute du soleil et ses six chapitres ambitionnent de faire entrevoir au lecteur quelques richesses insoupçonnées.

M. Cristofani, après une rapide présentation du volume, se charge de l’entame avec un article sur les itinéraires terrestres et maritimes. Il est d’abord rappelé l’étendue des territoires contrôlés par les Etrusques au moment de leur plus grande extension et leur thalassocratie. Puis on passe aux liens entre les différents centres, pour passer ensuite aux reprises de routes déjà existantes par le réseau romain. De très riches illustrations complètent l’article (comme pour tous les articles de ce volume), avec ici en plus des cartes, peu précises, mais donnant une bonne idée des axes de communication, tant sur terre que sur mer.

Le second article, signé du même auteur, passe très rapidement en revue les types de véhicules en usage en Etrurie préromaine. Là encore, de nombreuses illustrations font suite à l’article, montrant différents artefacts ou des reconstructions de navires. Une légende nous pose ici problème (p. 68), disant voir une apothéose sur un parement de char en bronze alors qu’il nous semble plus être la représentation d’un épisode légendaire ou mythologique (un char de chevaux ailés, comme ceux de l’Ara della Regina à Tarquinia) comme sur le second parement du même char (p. 70-71).

L’article suivant, écrit par Paola Moscati, est consacré aux routes qui parcourent le territoire des Falisques, ce peuple allié des Etrusques, ethniquement latin mais très profondément étrucisé. Les différentes voies sont commentées, qu’elles soient archéologiquement avérées dans leur tracé ou à l’état de conjectures, avec peu d’éléments concrets. Deux cartes aident heureusement à les situer, et les photos montrent à voir des réalisations de l’art hydrologique étrusque. L’article est suivi d’illustrations d’artefacts de différents types produit en territoire falisque.

L’article suivant (écrit par Giuliana Nardi) ramène le lecteur en terrain plus connu, sur le territoire de la cité de Caere. Le centre urbain est bien entendu relié à ses trois ports et à ses voisines Tarquinia et Véies, mais l’auteur préfère se concentrer sur le réseau viaire dans la périphérie de l’habitat, comprenant notamment les routes menant ou traversant les nécropoles et le système de drainage qui souvent l’accompagne (dont quelques voies taillées dans le roc). Malheureusement, les deux cartes (p. 164-165) qui accompagnent cet article sont très difficilement lisibles. Du coup, impossible de replacer sur les cartes les ponts, les portes et autres éléments dont parle l’auteur. De même, dans les photos qui font compagnie à l’article, souvent la légende souhaite porter l’attention du lecteur sur un élément qu’il aurait été bon d’indiquer sur l’illustration (certaines sont étrangement nébuleuses par ailleurs p. 212).

Le dernier article effectue un retour vers les moyens de transport avec pour thème le char d’Ischia di Castro, découvert en 1967 par une équipe archéologique belge. L’article replace la tombe dans son environnement avant de détailler les mesures de conservation dont a bénéficié le char, découvert avec des éléments ligneux. Sa décoration de bronze est elle aussi analysée, et bien entendu comparée au char de Monteleone de Spolète. C’est un article assez court, avec de nombreuses vues de détail et qui s’achève sur une note technique.

La qualité des cartes est hélas le point noir de ce livre, à la lecture parfois sèche (il faut connaître intimement le territoire falisque …). Ces cartes posent plus de questions qu’elles n’aident à en résoudre, ce qui n’est pas négatif en soit, sauf si l’on doit s’échiner à comprendre ce que l’auteur a voulu dire et ne pas vouloir se cantonner à ses propres réflexions. La carte de la p. 44 comporte deux fois la cité de Populonia, signe tout de même d’une attention moindre.

Le livre a bien entendu vieilli, pour la simple raison que l’archéologie du transport n’a pas chômé depuis 1985. On peut citer dans le domaine maritime la fouille très importante du navire vraisemblablement étrusque de la presqu’île de Giens en 1998. Pour la partie terrestre, l’étude de J. H. Crouwel pose de très solides bases (ici). Mais pour les voies, il ne semble pas qu’il y ait eu une mise à jour depuis …

(ce modelé de la tête du temple A de Pyrgi p. 152 … 7)

Méthodes de la science politique

Manuel de méthodologie des sciences politiques de Ramona Coman, Amandine Crespy, Frédéric Louault, Jean-Frédéric Morin, Jean-Benoît Pilet et Emilie van Haute.

Des bulles mais peu de boulettes.

A qui est lecteur de journaux sont souvent présentées des études d’opinion ou des études de fond sur des sujets politiques. Mais les journalistes n’expliquent jamais assez comment ces mêmes études ont été conduites, sans parler de ceux qui les ont commandées. Ce livre permet de jeter un coup d’œil dans la cuisine, pour se faire une idée de comment se fait aujourd’hui ce genre de travaux. S’il s’adresse à l’étudiant en premier lieu, il est pour le béotien une manière très complète de comprendre comment les différences budgétaires, en temps comme en argent, peuvent donner des résultats très différents.

Chaque chapitre (hormis le premier, voir ci-après) présente donc une méthode, ses avantages et ses inconvénients, accompagnée de un ou plusieurs cas concrets, en général des études récentes. A la fin de chaque chapitre, un tableau récapitule la méthode à l’attention de l’étudiant, avec une bibliographie (très très anglophone, comme pour les ouvrages cités en notes).

Le premier chapitre n’est pas, de manière étonnante, pas méthodologique mais explore les fondations épistémologiques des sciences politiques actuelles en distinguant d’abord la méthodologie de l’épistémologie et de l’ontologie. Ce premier chapitre s’intéresse ensuite au post-positivisme, que les auteurs qualifient de courant dominant, en détaillant les postulats du positivisme (ou posture compréhensive p. 18). Le constructivisme est ensuite analysé, dans ses différentes branches (entre compréhension et militantisme), nécessitant un minimum de concentration de la part du lecteur devant les exigences des parties théoriques.

Le chapitre suivant considère les grandes options méthodologiques en commençant par les différentes logiques de raisonnement (induction, déduction, abduction), le choix de l’échelle d’analyse (micro, méso, macro), la sélection des cas et leur comparabilité et si l’étude doit être transversale ou longitudinale.

Suit un chapitre sur les stratégies de recherche, qui se construit en plusieurs étapes (choix de la question, problématique, état de l’art, choix du cadre théorique, formulation des hypothèses, sélection des cas ou du terrain et opérationnalisation des hypothèses, choix des méthodes de collecte). Puis les auteurs abordent dans le quatrième chapitre la première méthode, celle de l’enquête qui amène à la constitution d’une base de données ou qui se fait à partir de bases de données déjà existantes. Le choix de la population et de la méthode d’échantillonnage est bien sûr déterminant, tout autant que la forme du questionnaire. La question du coût de l’enquête intervient dans la manière de recueillir des réponses, l’entretien répété en face à face étant bien entendu plus coûteux que de demander à des gens de remplir un questionnaire sur une page internet (mais le taux de réponse est lui aussi très variable selon la méthode p. 74). La partie sur l’analyse des résultats aurait peut-être mérité plus de détails.

Le cinquième chapitre décrit quant à lui les méthodes dites expérimentales, qui se veulent proches des sciences de la nature, généralement en comparant deux groupes, un groupe témoin et un groupe auquel 2on administre un traitement2 (p. 91). Les différents types d’expérience sont décrites, puis les auteurs s’interrogent sur les critères de validité de l’expérience, les enjeux éthiques et épistémologiques A notre sens, il y a un très grand danger, s’il l’on suit les définitions données, de créer sa propre réalité, et donc de n’avoir qu’un intérêt très relatif. Mais cela marche sans doute mieux dans une dictature.

Le chapitre sur les entretiens prend la suite, avec l’énoncé de grands principes et de stratégies de recherche. L’entretien se répare, tant pour le contexte (les réponses peuvent être différentes s’il y des témoins) que pour la conduite de l’entretien (gestion du temps, ascendant de la personne interrogée par exemple p. 119). Mais recueillir des discours, c’est bien, les analyser, c’est mieux (septième chapitre). On peut à la fois étudier le contenu (à l’aide de programmes dédiés) mais on peut aussi se pencher sur la cadre. Il faut préalablement délimiter un corpus, établir une grille d’analyse, coder le discours et interpréter.

La méthode de traçage de processus est présentée dans le huitième chapitre. Cette méthode vise à découvrir comment x produit des effets sur y, en interrogeant les liens de causalité, de manière qualitative. D’une certaine façon, il y la volonté de mettre au jour l’invisibilité des processus (p. 176), mais les auteurs eux-mêmes soulignent les problèmes de rigueur de la méthode qui emplie des notions par trop polysémiques (p. 161).

Enfin, la dernière méthode exposée dans ce livre est la méthode dite d’observation empirique. Elle emprunte beaucoup à l’ethnographie, avec les mêmes limites que pour cette dernière. Les différents degrés d’immersion sont décrits, avec la préparation nécessaire à l’utilisation d’une telle méthode et la difficulté des prises de note. Enfin, la conclusion de l’ouvrage donne à voir un tableau synthétique des méthodes, leur positionnement épistémologique et leur niveau d’emploi, avant de laisser la place à un utile glossaire.

Cet exposé des différentes méthodes qui ont court dans les sciences politiques ne se lit hélas pas avec légèreté. La faute en incombe à l’usage de l’écriture dite inclusive qui alourdit monstrueusement le propos. Mais la langue n’est pas que attaquée par le point médian, elle l’est aussi par ces accents circonflexes qui manquent aux mots « coût » et « maîtrise » (exemples non exhaustifs p. 34, p. 109, p. 121) ou d’inopportunes « mises à jour » qui doivent tenir lieu de découvertes (p. 110). Une relecture déficiente a aussi laissé passer les « réformes électoraux » (sic, p. 64).

Les chapitres en eux-mêmes sont assez inégaux. Il faut par exemple quatre pages au cinquième chapitre pour que l’on sache enfin de quoi il en retourne et certaines notes pourraient parfois donner une idée de quoi il s’agit (p. 90). Mais la critique la plus vive que l’on peut faire à l’encontre de ce livre qui s’adresse à des étudiants, c’est le tripatouillage de citation de la p. 183. Ce manque de rigueur, pour dommageable qu’il est, ne rend pas caduc les très nombreux, nécessaires et utiles conseils que donne ce livre à l’étudiant en sciences politiques (et l’envers du décor des enquêtes pour le citoyen), mais c’est se tirer une balle dans le pied.

(qu’est-ce que sont des archives complices p. 170 ? un focus groupe p. 138 ?… 6)

Le Black Mountain College

Essai d’histoire de l’art de Alan Speller.

Un graphiste peu embarassê.

En 1933, John Rice, fraîchement licencié de Rollins College, fonde en Caroline du Nord le collège universitaire de Black Mountain College. Souhaitant une approche interdisciplinaire des études supérieures, éloignée de la pédagogie alors en vigueur presque partout dans l’enseignement supérieur étatsunien, J. Rice voulait enseigner les arts en parallèle des autres matières dans un but d’élévation démocratique. Inspiré des méthodes quakers de gestion quotidienne et de prises de décisions, le collège ne délivre par contre pas de diplôme (et ne le peut d’ailleurs pas pour des raisons réglementaires). Profitant de la fermeture du Bauhaus en Allemagne en avril-juin 1933, le collège peut en faire venir plusieurs enseignants, au premier rang desquels les époux Albers. Le plasticien Josef Albers prend même la direction de l’enseignement artistique, avant de diriger le collège après le départ de J. Rice en 1940 et ce jusqu’en 1951. Mais la création des Instituts d’été, qui attirent de nombreux artistes et d’étudiants temporaires à partir de 1944, vont permettre aux arts sous toutes leurs formes de prendre le dessus sur le reste de l’offre de formation. Il n’était pas question de former des artistes au début du projet, mais les enseignants n’en sont plus si sûrs après la Seconde Guerre Mondiale.

Mais la liberté, l’absence de diplôme et des coûts d’inscription élevés font que le nombre d’étudiants inscrits à l‘année reste faible, rendant la situation financière du collège instable dès le départ. Pendant les 24 années d’existence de l’institution, c’est un problème jamais solutionné. D’autant que si les enseignants sont peu voire pas du tout payés, il reste des frais. Pour les réduire, le collège décide de quitter son emplacement premier, d’acheter un terrain dans les environs, et d’y construire divers bâtiments au bord d’un lac. W. Gropius, sollicité, dessine les plans. Mais son projet doit être abandonné à cause des coûts. Etudiants et enseignants participent à la construction.

Toujours faible financièrement, luttant continuellement mais pas toujours efficacement pour sa survie, le collège met fin à ses activités en 1957, principalement à cause de dissensions internes devenues trop fortes. Mais en 24 ans, il a permis à 3000 étudiants de se former de manière résolument novatrice, mais surtout il a conduit de nombreux artistes, enseignants ou invités de se rencontrer. Si les anciens du Bauhaus sont très présents au début du projet, l’américanisation des enseignants et des invités est rapide et on voit apparaître de nombreux artistes qui redéfinirons le paysage de l’art contemporains de l’après 1945 aux Etats-Unis.

Le musicien et compositeur John Cage et le danseur chorégraphe Merce Cunningham y rencontrent par exemple les époux de Kooning et Robert Rauschenberg (peinture). Avec les étudiants, ils montent des concerts, des pièces de théâtre ou des dômes géodésiques, voire créent le tout premier happening de l’histoire en 1952. Le Black Mountain College permet ainsi un dialogue entre les artistes, pouvant déboucher sur un dialogue entre les arts. Mais en plus de ce dialogue, le lecteur en apprend de bonnes sur Fernand Léger qui vient dans les douches des filles (note 58 p. 162), Cage et ses strip-pokers (p. 133) …

Sur la forme, l’introduction est bien développée mais la conclusion ressemble stylistiquement beaucoup à une conclusion de maîtrise. On peut aussi regretter qu’il n’y ait pas d’équivalence entre les dollars de 1930 et des euros courants (par exemple p.148). L’auteur regrette aussi, malgré lui, d’avoir succombé lui aussi au « mythe Black Mountain » (p. 147).

Une très intéressante découverte, sur un lieu qui a manqué son objectif principal mais dont les effets secondaires ont fait bouger les lignes dans l’art.

(ils ont pensé ouvrir une mine de mica pour financer le collège p. 78 …7)

Caravage

L’œuvre complet.
Essai d’histoire de l’art de Sebastian Schütze.

Être avec le Maître.

Après de trop nombreuses années d’attente, nous avons enfin ouvert, l’envie aux lèvres et le cœur prêt à être abreuvé, ce livre de Sebastian Schütze (Université de Vienne) décrivant l’œuvre complet de Caravage. Et nous ne fûmes pas déçu.

Déjà, parce que la qualité des photographies est en relation avec le poids de ce livre grand format. Ensuite, parce que ce livre est le fruit de connaissances très approfondies, non seulement dans le domaine de la peinture italienne de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe, mais dans tout ce qui tourne autour : marché de l’art en Europe (aujourd’hui et à l’époque moderne), production musicale et littéraire, théologie, histoire de l’Eglise etc.

S. Schütze conduit le lecteur au travers de la carrière météoritique du grand peintre lombard (et des presque 300 pages du livre), de ses premières œuvres au sein de l’atelier du Cavalier d’Arpin à Rome (après un apprentissage chez Simone Peterzano dans sa ville natale de Milan), jusqu’à sa mort à Porto Ercole sur le Monte Argentino à l’âge de 38 ans.

Né en 1571 à Milan, sa carrière se lance en 1593 avec un autoportrait en Bacchus.  Et il a vite fait de se faire remarquer par d’influents mécènes romains, parmi lesquels le cardinal Del Monte et on lui confie des commandes publiques. Mais Caravage ne vit pas une vie rangée et une bagarre qui finit avec la mort d’un adversaire l’oblige à fuir Rome en 1606. D’abord réfugié dans le Latium, protégé par les Colonna, il gagne ensuite Naples. Sur place, sa gloire l’a précédé et des commandes lui sont faites. Dans l’objectif d’obtenir le pardon du pape et de pouvoir retourner à Rome, Caravage part pour Malte où il est fait chevalier de l’Ordre de St. Jean. Mais tout ne se passe pas aussi bien que prévu et Caravage quitte La Valette pour la Sicile, où là encore on s’empresse pour lui proposer des contrats. Mais l’objectif, c’est toujours la Ville … Ayant appris que le pape pourrait lui avoir accordé son pardon, il embarque pour la côte romaine. Il meurt de maladie sur le Mont Argentario, après avoir retrouvé les toiles qu’il avait dû laisser derrière lui dans sa hâte. A la différence d’artistes majeurs, personne ne s’occupe de son legs et aucun de ses anciens mécènes ne commande une biographie. Il disparaît même en grande partie des radars de l’histoire de l’art, ses toiles étant souvent attribuées à des caravagesques, ceux qu’il a inspiré à travers toute l’Europe.

Ayant passé en revue la production de Caravage, l’auteur aborde dans un dernier chapitre son rayonnement, en insistant sur le fait que le maître n’avait pas vraiment d’atelier et que ceux qu’il a inspiré se sont forgés seuls une idée de sa peinture. Le catalogue des œuvres, les certaines et les attribuées (selon l’auteur toujours), clôt ce volume avec chaque fois un commentaire court mais efficace et une reproduction en format vignette (pour les autres chapitres, il y a évidemment pléthores d’illustrations de très grande qualité).  Une bibliographie très fournie et un index contenteront aisément les assoiffés de renseignements complémentaires. La dernière image est un détail du dernier David et Goliath peint par Caravage : la tête coupée de Goliath, un autoportrait du maître, vraisemblablement un cadeau pénitentiel devant aplanir les difficultés de son retour à Rome.

La qualité, du texte comme des images, est bien sûr au rendez-vous, malgré quelques inattendues coquilles que l’on ne s’attend à retrouver dans une telle édition. L’auteur est sans conteste un spécialiste, et il attend un minimum de connaissances de son lecteur. Mais la lecture d’un tel livre est difficile à interrompre, tellement défilent devant les yeux un chef d’œuvre après l’autre. Et quand on sait qu’en plus tout n’a pas survécu …

(ah s’il avait eu la longévité d’un Titien … 8,5)

Neuromancien

Roman de science-fiction de William Gibson.

Une couverture sans lien avec le contenu.

Il y a eu une guerre. Bonn a été rayé de la carte, visiblement de manière nucléaire, il y a maintenant quelques décennies. On en a même fait un jeu vidéo. Les différentes nations que compte la Terre sont toujours là et la Guerre Froide ne semble pas finie. Mais de grandes entreprises se sont taillées de grands fiefs, que ce soit dans le monde physique ou dans le cyberspace. Dans le cyberspace agissent des cow-boys, des artistes de la matrice, qui se connectent par l’intermédiaire de consoles et d’électrodes. La connexion n’est d’ailleurs pas sans danger, se mouvoir ou être attaqué dans la matrice peut avoir des effets somatiques.

Case est l’un de ses cow-boys, originaire de la grande conurbation de la côte orientale des Etats-Unis, appelée Conurb. Il vit à Tokyo, ville violente et par endroits délabrés. Il a essayé de doubler son donneur d’ordres précédent, qui s’est vengé en lui inoculant une neurotoxine partiellement innervant qui l’empêche de se connecter. Drogué et alcoolique, il vit de petits expédients. Armitage, un ancien militaire, lui propose un gros coup, bien payé, en plus de l’opération chirurgicale qui lui permettra de se reconnecter. Il accepte et fait équipe avec Molly, une tueuse aux nombreuses modifications corporelles : ses doigts cachent des lames et ses yeux sont protégés par des implants miroirs. Mais Armitage prend lui-même ses ordres de quelqu’un. Case cherche à savoir pour qui il travaille vraiment. Mais cela est peut-être encore plus dangereux que le travail lui-même …

Encore un classique (paru en 1984), mais celui-ci est de plus fondateur : c’est le premier roman cyberpunk de l’histoire de la science-fiction. Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? / Blade Runner, de Philip Dick, avait bien avancé sur la voie mais était resté dans le domaine du roman noir (d’anticipation certes), avec ses manipulations du vivant, ses vamps et ses éléments extrême-orientaux, mais il ne s’était pas aventuré du côté de l’informatique et de ses potentialités. W. Gibson pose ainsi les bases d’un genre qui fera des émules, à l’image de la série Matrix et qui popularisera le terme cyberespace (cyberspace dans la première traduction française), inventé par lui-même dans une nouvelle précédente. Il y a bien sûr aujourd’hui un petit côté daté à la lecture de l’œuvre. Au début des années 80, 32M de RAM c’est du lourd et on peut encore se permettre de penser que l’interface DOS sera à jamais le fin du fin. Mais l’auteur contribue aussi à des questions encore aujourd’hui d’actualité : la place des grandes entreprises (mégacorporations), le crime organisé à l’échelle mondiale, la massification des données, l’intelligence artificielle, le transhumanisme ou les écarts gigantesques de revenus. Le thème de la religion y est connexe sans pour autant être absent et les drogues (un point très documenté) sont centrales dans le récit (un legs de la décennie précédente sans doute). Le livre est parsemé de références culturelles. Certaines renvoient à la science-fiction (rue Jules-Verne p. 121), d’autres cherchent du côté des arts plastiques (La mariée mise à nue par les célibataires, même de M. Duchamps, p. 248).

Malgré ses plus de trente ans, la traduction a bien vieillie, même si elle est peut-être un peu trop gouailleuse par endroits (mais cela semble suivre l’original). Plein de mots, utilisés pour faire moderne, sont restés dans le langage courant. D’autres, comme le verbe watergater (p. 101 par exemple, les années 70 toujours), n’ont pas fait souche. De nombreuses marques technologiques présentes sur le marché dans les années 80 sont citées (renforçant le côté anticipation), ce qui donne aujourd’hui un effet rétro-SF bien involontaire. Qui associe Braun avec l’avenir, de nos jours ? S’il est des moments dans le récit qui sont parfois un peu flous, il nous a semblé que c’était pleinement volontaire. Entre les drogues et le cyberspace …

Mais le roman de W. Gibson, dans ce qu’il décrit sur de nombreux points, a beaucoup à voir avec notre réalité. Notre futur immédiat est-il aussi sombre, violent, décadent et amoral que ce qu’il a imaginé ?

(la police de Turing p. 186, ce sont aussi des chasseurs de réplicants ? 8)

Les derniers jours de nos pères

Roman historique de Joël Dicker.

Chute pas toujours contrôlée !

En septembre 1940, Paul-Emile, dit Pal, part de Paris pour l’Angleterre. Sur place il est recruté par le SOE (Special Operations Executive), le service britannique chargé de mettre l’Europe sans dessus dessous à l’aide d’agents formés puis envoyés sur le contient occupé. Pal est envoyé plusieurs semaines dans différents camps et bases pour apprendre le maniement des armes et de la radio, les différentes procédures pour les largages de matériel, le sabotage et le parachutage. Il y rencontre d’autres Français appartenant à sa section F du SOE, des Français d’horizons et de professions divers, mais aussi quelques Canadiens et une Anglaise parfaitement francophone. Malgré la dureté de la formation qui voit de nombreux éléments quitter le groupe, Pal et Laura l’Anglaise se rapprochent. Mais ce qui manque le plus à Pal, c’est son père resté à Paris. Très vite, le SOE planifie leurs premières missions, séparant Laura et Pal. Mais en France, et malgré les règles strictes du SOE, Pal cherche à renouer le contact avec son père, utilisant pour cela les réseaux de résistants qu’il aide et organise. Pourra-t-il sauver sa peau assez longtemps pour revoir son père ou rencontrera-t-il les caves de l’Abwehr avant ?

Le SOE n’a pas été en odeur de sainteté parmis les Français Libres : trop britannique, soustrayant des hommes qualifiés aux maquis, aux FFL ou au BCRA. Cette défiance se poursuivra après-guerre : ces gens, hommes et femmes, ne se sont pas battus sous le bon uniforme, même si c’était avec les Alliés. J. Dicker n’évoque pas ces rivalités dans son livre mais se place au niveau des recrues, avec leurs échecs, leurs peurs, leurs espoirs et leurs actes de bravoure. L’auteur nous entraîne donc à la suite des quelques éléments qui ont passé tous les tests pour être envoyés en France, qui reviennent à Londres et s’y retrouvent. Chaque personnage est très distinct des autres (même si tous ne sont pas à égalité dans la description), rendant leurs dialogues très vivants. L’un est séminariste, l’autre est un dur, un autre est passionné par la nourriture. La douceur de Laura est une grande réussite narrative. C’est de plus très bien écrit, avec des transitions magistrales et des moments de grande émotion, mais aussi parfois des trous d’air où affleure l’ennui pour le lecteur.

Le point central du livre, la relation père-fils tourne cependant au masochisme (blessure au cœur). Si Pal agit sans prudence, son père resté à Paris est d’une certaine manière déjà dans la folie : il sait son fils à la guerre et s’agace de ne pas recevoir de lettres pour ses anniversaires. Cette non prise en considération de la guerre (que l’on trouve aussi dans les étranges épisodes de pacifisme dévoyé de Pal) donne un côté irréaliste au récit, alors même que J. Dicker fait beaucoup d’efforts pour peindre, et  avec un certain succès, l’Angleterre des années 1940 (même si par moments il récite sa documentation sur le SOE). La multiplication des relations pères-fils rend le propos par trop flou : il y a des pères partout, en tous sens, de toutes sortes. Où veut nous emmener l’auteur ? C’est dommage. Ou J. Dicker souhaite-t-il nous suggérer que la piété filiale ne mène à rien et que l’âge et le veuvage ne conduisent qu’à la folie et à faire de l’instrument de la Fin son propre fils ?

De très belles formes qui conduisent à des interrogations qui durent, mais parfois le fond dissone.

(qu’est-ce que l’on fumait à l’époque ! … 6,5)

Reappraisals

Reflections on the Forgotten Twentieth Century.
Recueil d’articles de Tony Judt.

Toujours un train quelque part !

Un autre recueil d’articles de l’historien Tony Judt, où souvent la recension d’un ouvrage sert de prétexte à une leçon d’histoire percutante et bien tournée.

Le livre se découpe en quatre parties, centrées chacune autour d’une thématique : le totalitarisme, l’engagement des intellectuels, lieux et mémoires et enfin pour finir, le (demi-)siècle étatsunien. Mais avant cela, dans une introduction caractéristique des dernières publications de T. Judt (dont on retrouve bien entendu de nombreux éléments dans ces autres livres, particulièrement son « testament politique » et son autre recueil d’articles, comme la place de l’Etat p. 8-10), ce dernier entretient le lecteur de ce qui n’est plus en notre début de XXIe siècle : la mémorialisation qui remplace la mémoire, les irréconciliables visions du XXe siècle des deux côtés de l’Atlantique, sur la perte temporaire de pouvoir du politique face à l’économique et le retour de la peur comme facteur politique en Occident. Son aversion pour le victimisme et le présentéisme est plus que palpable (p. 4).

La première partie permet à T. Judt de se concentrer sur plusieurs figures de l’engagement politique d’intellectuels à différents moments dans le XXe siècle : Arthur Koestler, Primo Levi, Manès Sperber et Hannah Arendt. Dans le premier article, l’auteur n’est pas tendre du tout avec l’auteur du livre qu’il critique (p. 30). Dans le second article, au ton plus doux, T. Judt revient entre autres choses sur la réception de l’œuvre de Primo Levi (p. 46-47). Publié pour la première fois en Italie en 1946, Si c’est un homme ne parait en France qu’en 1961 sous un titre qui change son sens (J’étais un homme), mais le succès ne vient vraiment qu’après la mort de l’auteur en 1986.

Autre homme du XIXe siècle, cosmopolite comme A. Koestler, Manès Sperber est aussi un de ceux qui transforme les obligations religieuses juives en une volonté de changer le monde (p. 70) et qui grâce à ses mémoires (comme S. Zweig par exemple), permet de comprendre une époque où l’expérience de la Galicie multilingue conduit à s’intéresser au futur du prolétariat allemand (p. 72). Le dernier article de cette partie est l’occasion de parler du rapport à la germanité et au sionisme de Hannah Arendt. T. Judt revient aussi sur ce que pense H. Arendt des Conseils Juifs dans les ghettos durant la Seconde Guerre Mondiale, penchant en faveur des contradicteurs de la philosophe. On sort de la lecture de cet article avec une image différente de la philosophe : l’auteur est convaincant quand il argumente sur l’absence de systématisation chez H. Arendt. Mais T. Judt insiste aussi sur son apport à la critique de la contemporanéité.

La seconde partie est elle aussi dominée par de grandes personnalités, dont certaines connues personnellement de l’auteur. On commence avec le grand héros de T. Judt, Albert Camus, à l’occasion de la réédition en France de Le premier homme (en 1994). L’article (très court) porte essentiellement sur les parallèles que l’on peut trouver entre A. Camus et son personnage Jacques Cormery. La suite porte la lumière sur Louis Althusser, dont T. Judt a suivi le cours à l’ENS. La rencontre n’est pas décrite à l’avantage du professeur français. T. Judt, élevé dans le marxisme, n’adhère pas du tout à la présentation, toute déconstruite, qui lui en est faite (p. 107). L’article est donc une tentative de présenter la vision althusserienne du marxisme (dans une tentative de donner un sens à sa propre vie selon T. Judt p. 113), avec quelques lignes sur ses épigones (et D. Eribon prend cher p. 114 !). C’est féroce. Avec justesse, T. Judt  se demande à la fin de l’article comment un tel homme peut avoir autant attiré à lui les intelligences, excluant l’hypothèse du chartlatanisme mais regrettant son influence encore vivace aux Etats-Unis (associée aux « gender studies »).

Autre figure mondialement connue, Eric Hobsbawm est le sujet d’un article. T. Judt loue ses qualités d’écrivain, ses immenses connaissances et détaille son parcours entre Alexandrie, Vienne, Berlin, Londres et Cambridge. La place du communisme dans sa vie, jamais remise en cause, est auscultée avec précision. Ais c’est le communisme britannique, bien différent cependant de ce qu’il avait vécu en 1933 à Berlin avec le KPD (p. 120) … T. Judt est plus acerbe quand il explore l’attrait des universitaires communistes pour le mandarinat : le pouvoir à ceux qui savent ce qui est bon (p. 121). Mais pour T. Judt, E. Hobsbawm est aussi un romantique, qui voit l’URSS et les partisans italiens de cette manière et dévoile dans ses mémoires un faible pour la RDA. Et à partir de là, l’auteur formule des  critiques plus dures devant ce qu’il considère plus comme des faiblesses de la jeunesse ou l’ignorance du moment (p. 123 sur la stratégie du KPD dictée par Moscou, contre les sociaux-démocrates et ignorants les Nazis en 1932). Il y a une sorte de colère chez l’auteur à la fin de l’article, confronté à ce que E. Hobsbawm dit de l’Europe centrale après 1945. Pour lui, il a dormi pendant l’époque de terreur et de honte (p. 126). Un portrait tout en nuances de gris.

Leszek Kołakowski, le sujet du huitième chapitre, est encore un intellectuel britannique né ailleurs. Polonais, dissident, catholique et philosophe, L. Kołakowski a été exilé en 1968 et a trouvé refuge à Oxford. T. Judt rappelle ses apports à la philosophie et à l’histoire, principalement celle des sectes paléochrétienne et du marxisme (Histoire du marxisme est paru en 1976). C’est aussi un rappel sur l’attrait qu’a eu le marxisme pour les intellectuels au XXe siècle (p. 137-140), tout en rappelant les distinctions qu’il y a à faire entre marxisme et ce qu’en firent les Bolchéviques (p. 133), tout en mettant en exergue la vision polonaise de L. Kołakowski, teintée par son expérience personnelle du communisme.

Pour rester en Pologne, T. Judt entretient ensuite le lecteur de sa vision de Jean-Paul II. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’auteur n’a pas aimé le livre qu’il se propose de recenser. Il y critique en détail la présentation des années 80 qui y est faite, explorant la manière dont agit intellectuellement Jean-Paul II et insistant sur son côté polonais. Le chapitre suivant nous envoie du côté d’Edward Said, l’intellectuel palestinien connu essentiellement pour son livre L’Orientalisme. Il a été un grand critique des accords d’Oslo comme des pourparlers de Camp David, et, sur ce point, T. Judt rejoint son jugement : Camp David n’aurait rien réglé (p. 170). Après avoir montré que le mouvement palestinien s’est construit en miroir du sionisme (expulsion, résurrection, volonté de retour etc. p. 172), il en appelle à la responsabilité des Etats-Unis dans le règlement du conflit.

La section suivante débute avec un chapitre sur la chute de la France en 1940. Ca a été un combat de chaque instant pour faire comprendre au public anglo-saxon, et surtout étasunien, que la fin de la IIIe République en 1940 est un évènement important du XXe siècle, et que les semaines de combats furent très loin d’une promenade de santé et que tout n’était pas écrit d’avance, y compris au 10 mai 1940. On peut cependant lui reprocher d’utiliser le terme d’ennemi héréditaire (la France a bien plus été confrontée à  l’Angleterre, p. 183), tout comme nuancer le peu de renseignements qu’auraient eu les Français (p. 187, comme le montre les carnets du chef du Service de Renseignement français, le général Rivet). T. Judt reproche au livre qu’il critique un abus du « what if » qui conduit à perdre de vue les documents et la réalité (p. 189).

Le chapitre suivant analyse la publication en anglais des Lieux de mémoire, la fameuse série dirigée par Pierre Nora. Il remarque qu’il n’y est jamais question d’urbanisme, pas plus que des Napoléons. Il est peut-être excessif quand il parle des changements en France entre 1956 et 1981 : on peut avoir l’impression qu’il n’y a plus aucune constante. Le treizième chapitre ramène T. Judt vers l’Angleterre, dans un article où il critique durement Tony Blair (« Blair l’inauthentique pour un pays inauthentique » p. 224). C’est l’occasion de parler trains et de la privatisation ratée du rail britannique (un livre de T. Judt sans train ? Impossible !). On revient sur le continent, en Belgique, dans le chapitre suivant et T. Judt livre un portait très complet du pays. La Roumanie bénéficie du même traitement.

T. Judt se revient vers le Levant avec un article sur la Guerre des Six Jours, le début de l’éloignement d’un règlement en Terre Sainte, suivi par un autre sur les colonies.

La dernière partie de ce volume de 430 pages de texte se déplace vers le Etats-Unis. Il y est question de l’affaire Alger Hiss, de la crise de Cuba (dans un magnifique et éclairant article qui démontre que Kennedy et Khrouchtchev ne jouaient pas aux échecs mais au poker p. 335), de Henry Kissinger, de la Guerre Froide (avec démontage en règle du livre chroniqué) et de l’éclipse de la Gauche aux Etats-Unis. Le dernier chapitre est un comparatif lumineux entre les Etats-Unis et l’Europe.

La conclusion aborde le retour de la question sociale, centrale au XIXe siècle, avec parfois des approximations (pas de Front National en 1978 ? p. 412) ou des attaques moins bien fondées (sur Giscard d’Estaing p. 406). Cela ne transpire pas l’optimisme …

La diversité des thèmes est très plaisante, avec toujours une grande qualité d’écriture et une agilité intellectuelles remarquable. Une pointe d’acidité britannique vient de temps en temps mettre un coup de fouet au lecteur. Si sa connaissance de l’Europe avait été amplement démontrée, celle de l’histoire de Etats-Unis manquaient encore d’exemple. C’est fait avec ce recueil qui ravira les aficionados de T. Judt.

(«Blair made London and Britain great again », ça rappelle quelque chose p. 222 … 8)

Alice au Pays des Merveilles

Roman fantasy de Lewis Carroll.

Hop hop hop !

C’est le plus grand des hasards qui a porté ce très grand classique de la littérature de l’imaginaire devant nos yeux. On s’était imaginé l’œuvre un peu plus grosse … Mais non, en à peine 120 pages et plus de 150 ans plus tard, Lewis Carroll est encore aujourd’hui une référence connue de presque tous (avec des images Disney en prime dans chaque cerveau qui aident à sa renommée).

Alice et sa sœur sont au bord d’un cours d’eau et Alice s’ennuie. Passe un lapin en redingote, qui sort sa montre gousset et s’affole de son retard. Alice, intriguée, suit ce lapin dans un terrier et entame à sa suite une chute interminable … Qui se finit bien, mais devant un couloir aux portes fermées. Seule une porte semble pouvoir s’ouvrir mais Alice est bien trop grande pour pouvoir passer à travers. Une bouteille lui demande de la boire, alors elle s’exécute …

Alice, dans ce pays merveilleux, confronte ainsi sa logique à celle de son entourage, prenant souvent la forme d‘une critique de la société victorienne. Les pastiches de comptines (très anglaises) sont de ce point de vue emblématiques. Mais cette absence de logique, cette folie par instants (c’est bien l’adjectif accompagnant le Chapelier) dans laquelle se meut une Alice toujours calme et polie, cette folie touche au cauchemar. Si certains personnages désamorcent en fin de tableaux certaines situations, la violence affleure, venant de toutes les couches de la société (la Reine, la cuisinière) ou de la Nature elle-même. Alice a bien du mal à comprendre la Souris et son rapport aux chats et aux chiens, et cela montre peut-être un changement de rapport des populations urbaines (Oxford) à la Nature par Lewis Carroll (ou seulement la naïveté enfantine, versant alors vers le roman d’apprentissage ?).

La présentation et les notes du traducteur J.-P. Berman sont d’un très grand intérêt, replaçant le roman dans la vie de son auteur, sa fascination pour les jeunes filles (qui lui font perdre son bégaiement selon sa biographie p. 13), son œuvre de photographe, d’inventeur de jeux (de cartes aussi, bien entendu !) et de mathématicien. Les notes sont bien sûr primordiales dans l’explication des allusions aux amis de L. Carroll, aux parodies de poèmes et à l’histoire anglaise mais elles aident aussi à comprendre les difficultés de la traduction d’un tel livre (et la connaissance de la production littéraire du XIXe siècle que possède le traducteur).

Un livre compact, agréable, fascinant et léger, mais cette clochette tinte encore très bien et son écho a déjà visité d’innombrables contrées. La fantasy doit décidément beaucoup aux universitaires anglais !

 (le traducteur se sent obligé de décrire ce qu’est un jeu de croquet… tristesse…. 8)

Reconnaître le fascisme

Fascicule de politologie de Umberto Eco.

Ca nous botte !

Voici un texte court, publié tout d’abord dans la New York Review of Books, mais qui reprend un discours prononcé par Umberto Eco le 25 avril 1995 à l’université de Columbia, à l’occasion de l’anniversaire de la libération de l’Europe. Mais la date a aussi une signification plus particulière encore pour les Italiens, puisque c’est ce jour qu’est fêtée la libération de l’Italie depuis 1946.

Et le texte est très italien. Le fascisme est ici à comprendre dans son sens strict, historique, et donc comme un phénomène italien. Comme pour Comment écrire sa thèse, U. Eco s’appuie sur des souvenirs, puisque né en 1932, il a expérimenté de première main de la vie quotidienne fasciste et sa fin inattendue en 1943. Sa première découverte est la pluralité des langages : qui a été abreuvé aux discours–fleuves du Duce ne peut que être surpris par le laconisme du maréchal des carabiniers, qui dit trois mots lors de la libération du village du Piémont où vit l’auteur (p. 13). Ce dernier va de découverte en découverte au cours du printemps 1945.

L’auteur passe ensuite au cœur de son propos. Pour lui, le fascisme des années 1920 à 1940 ne reviendra pas sous la forme qu’il avait pris (p. 19), même si le fascisme désigne dès avant la Seconde Guerre Mondiale une quantité de phénomènes très différents. Ceci qui intéresse bien entendu beaucoup le linguiste, et il entre un peu dans le détail, soulignant la plasticité idéologique du fascisme (toujours au sens strict), ce qui le rend peut totalitaire (p. 22) ni monolithique (plusieurs personnalités très dissemblables sont évoquées p. 27-29).

U. Eco passe ensuite aux dix-neuf caractéristiques de ce qu’il appelle « l’Ur-Fascisme »,  qui permettent de définir un phénomène fasciste (mais hélas l’auteur ne dit pas combien de ces éléments sont nécessaires pour passer le cap entre fascisme et non-fascisme). Rapport à la tradition et au modernisme, irrationalisme, peur de la différence, frustration, nationalisme, humiliation (« des ennemis à la fois trop forts et trop faibles » p. 42), le pacifisme comme collusion, l’élitisme populaire mais avec un dominateur (le Duce) et un mépris pour les faibles, culte du héros et machisme, le populisme qualitatif et enfin une novlangue.

On peut faire ressortir de ces critères une défiance de l’auteur envers la Nation (là encore, peut-être une thématique assez italienne) mais aussi la pluralité des champs où se niche le fascisme. L’aspect humiliation alliée à la certitude progressive d’un destin national exceptionnel est aussi à noter, même s’il est de loin le seul à faire ce type de remarques. Le point essentiel de ce petit opuscule est de réintroduire à l’intention du lecteur tout l’éventail de nuances que peut prendre le totalitarisme et montrer ce qui n’en est pas. Et pour U. Eco, le fascisme italien n’en est pas un. Une dictature de droite, inspiratrice de nombreux mouvements, mais pas un totalitarisme. Un langage sans corpus idéologique conséquent, ce en quoi E. Gentile et P. Milza disconviendront peut-être …

(court, punchy et bien écrit … 7,5)