Ceci n’est pas une tulipe

Art, luxe et enlaidissement des villes
Essai sur l’installation de l’œuvre Bouquet of Tulips par Yves Michaud.

Une torgnole en forme de fleurs.

Suite à l’attentat du Bataclan (13 novembre 2015), l’artiste étatsunien Jeff Koons fait don à la ville de Paris d’une œuvre, officiellement en hommage aux victimes. L’œuvre, intitulée Bouquet of Tulips, a été inaugurée le 4 octobre 2019. Mais ce fut un don d’un genre particulier. Seule l’idée fut en cadeau, l’œuvre en elle-même ne fut pas sans coût d’érection, sans parler de son coût de fabrication. Et l’artiste avait même choisi son lieu d’installation ! Y. Michaud (philosophe esthéticien) revient sur toute la chronologie, de l’annonce du cadeau à l’inauguration en mettant en lumière les acteurs et les mécanismes réticulaires, idéologiques et financiers derrière cette opération.

Après une petite introduction programmatrice, le prologue retrace l’historique de l’installation de la statue (11,66 x 8,3 x 10,1 m), du 22 novembre 2016 au 4 novembre 2019. A l’arrière-plan, pour le montage financier (35 millions d’euros), il y a une société productrice française et une fondation de la Ville de Paris. Le lieu choisi initialement par Koons (place de Tokyo) semble cependant poser problème et les critiques aidant, la sculpture prendra place derrière le Petit Palais. Deux plaques sont posées, l’une avec le titre de l’œuvre, l’autre avec le nom des principaux donateurs.

Le chapitre suivant analyse l’œuvre en elle-même, même si « à cheval donné on ne regarde pas les dents » (p. 21), en se posant deux questions : quel sens y a-t-il à parler de monument aujourd’hui à propos du Bouquet et qu’y a-t-il à voir et à comprendre littéralement dans ce monument ? Le comparatif avec le Mémorial de la Déportation sur l’île de la Cité est très cruel et pour l’auteur, cette sculpture est un message clair envoyé aux victimes qu’il est censé honorer : « Vous êtes morts, vous êtes mutilés et handicapés, mais qu’est-ce que la vie est belle ! » (p. 34).

Du côté de la description de l’œuvre, c’est du gratiné. La tulipe vire culipe et Y.Michaud aurait aimé que la Ville de Paris regarde l’œuvre avant de l’accepter. Koons n’étant dans sa carrière pas avare de références au sexe, y compris dans le style le plus direct … De la sculpture déplacée, on passe à l’insulte.

Et derrière ce « monument », il y en premier lieu l’ambassadrice des Etats-Unis en France, une entreprise de production, le Fonds pour Paris financé par diverses entreprises du luxe et du tourisme et des donateurs (qui, comme tout don, n’est pas gratuit). Y. Michaud poursuit son enquête en démontant le parallèle fait par les promoteurs du projet avec le don de la Statue de la Liberté (achevée en 1886, p. 58-60).

Le troisième chapitre se concentre sur les rapports entre luxe, ville et tourisme. Pour un tourisme haut de gamme, il faut du luxe et de l’art. Comparant les évolutions du luxe et de l’art, l’auteur voit une hybridation, entre artialisation du luxe et luxurisation de l’art. La financiarisation de l’économie a fait exploser les prix de ventes, des cours qu’il faut ensuite maintenir, avec en plus l’objectif pour une ville d’attirer le touriste à haut pouvoir d’achat à qui on peut procurer « une expérience » (p. 84). Regarde, c’est cher. Mais cela encombre aussi beaucoup …

Ainsi dans une dernière partie, l’auteur veut formuler des propositions pour sortir de la saturation et de l’enlaidissement après avoir séparé le bon grain de l’ivraie. Il faut ainsi d’abord arrêter d’en rajouter, commencer à enlever et ensuite regarder à nouveau, c’est-à-dire former les décideurs à l’esthétique.

L’auteur ne mâche pas ses mots et ça rend le livre très jouissif. Direct sans pour autant n’être que dans la brutalité, Y. Michaud montre aussi sa connaissance, non de l’art contemporain, mais de ses mécanismes intérieurs et de son marché. Observateur affuté sans être artiste (et donc intéressé à la commande, surtout publique), il veut appuyer sur le bouton « pause » et réévaluer tout ce qui est venu habiter les rues et les ronds-points. Pour sans doute mettre à la casse une bonne partie de ce qui est installé et redonner de l’air à la ville (qui concentre la production contemporaine). Imparable sur l’art contemporain (avoir été directeur des Beaux-Arts aide sans doute un peu), il n’est pas forcément à suivre dans d’autres domaines, sauf si l’on veut vraiment croire que le Second Empire est au bord de l’effondrement dès 1865 (p. 58). Mais si l’on revient à ses trois critères d’évaluation d’une œuvre d’art qui compte (chère, attirer du monde, être édifiante p. 35), le constat est accablant pour les artistes les plus côtés (les tulipes de Koons à Bilbao c’est le printemps, à Paris c’est un massacre p.  59) mais surtout pour les responsables politiques qui participent à ses opérations spéculativo-asservissantes de bon gré (avec de l’argent public, avec un gros missile p. 42).

Au temps d’Henri IV, Paris valait bien une messe. Il vaut maintenant un bouquet de tulipes en forme de trous du cul. p. 85

C’est pourri, ce n’est même pas un cadeau mais c’est un artiste qui vous l’a un peu emballé et a décidé où le mettre, alors on est heureux … il est loin le temps de Paris capitale mondiale de l’art.

(Y. Michaud a l’honnêteté acide p. 45 … 8,5)

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