La cité antique

Étude sur le culte, le droit, les institutions de la Grèce et de Rome
Essai d’histoire des institutions antiques par Numa Denis Fustel de Coulanges.

Beaucoup de marches.

L’homme peut bien dompter la nature, mais il est assujetti à sa pensée. p. 190

Parmi les classiques des sciences historiques il nous manquait encore La cité antique, un livre paru en 1864 et qui très tôt fit date dans l’Europe savante du dernier tiers du XIXe siècle. Deux caractéristiques sautent aux yeux du lecteur : la volonté de l’auteur de toujours parler en même temps de la Grèce et de Rome et la présence soutenue des références à l’Inde, conséquence de la l’installation du fait indo-européen dans la linguistique au milieu du XIXe siècle.

Pour l’auteur, tout dans la cité antique (et on remarquera ici aussi que le reste du pourtour méditerranéen n’est pas encore à l’ordre du jour), que ce soit ses magistratures comme ses subdivisions sociales, a pour origine la religion. Aussi le livre commence avec une première partie où Fustel veut décrire les anciennes croyances des Grecs et des Romains, répartis en quatre éléments : les croyances sur l’âme, le culte des morts, le feu sacré et la religion domestique. Pour l’auteur, ces éléments se dupliquent à chaque niveau de l’organisation de la cité et ainsi la cité elle-même forme une famille avec son culte des morts et son autel domestique (qu’il faut prendre ici au sens de pré-archaïque, au moment où se fondent les cités).

De ce fait, Fustel se voit obligé dans une seconde partie de décrire la famille antique, sa continuité, ses inégalités, le mariage, la propriété et la succession pour enfin s’attacher à la description de la gens. C’est l’occasion pour l’auteur de prendre position dans le débat sur la nature de la gens romaine et d’insister sur l’exclusion des cognats du culte et de la succession.

La partie suivante monte d’un étage avec la formation de la cité, avec l’étape précédente des phratries et des tribus. Fustel voit un changement théologique à l’origine de la cité, avec l’émergence de dieux de nature physique. La place du fondateur et la religion civique sont décrites sans trop de détails mais toujours en insistant sur le parallélisme gréco-romain puis l’on passe à la question de la royauté (roi-prêtre dépossédé de son pouvoir politique avec les changements de régime), des magistrats, de la loi, l’exil et l’étranger, les alliances et les colonies. Cette partie s’achève avec l’accent mis sur la différence irréconciliable entre les Anciens et les Modernes, sur l’absence de liberté individuelle et l’omnipotence de l’Etat gréco-romain, à remettre dans le double contexte du souvenir récent de la révérence révolutionnaire pour l’Antiquité et l’esprit libéral du XIXe siècle (Fustel vit dans « l’empire libéral » de Napoléon III quand il écrit son livre).

La quatrième partie quitte la présentation presque statique qui était faite jusqu’à présent pour explorer les révolutions (selon les mots de l’auteur) qui affectèrent le modèle. La première mentionnée est la fin de l’autorité politique des rois, que cela mène à l’aristocratie ou à la démocratie. La seconde est la disparition du droit d’aînesse et la redéfinition de la gens et de la clientèle. La troisième, toujours selon Fustel, est l’intégration de la plèbe dans la cité et en parallèle l’apparition de l’intérêt public et du suffrage, avec les tensions persistantes entre riches et pauvres.

La cinquième et dernière partie est ce que l’auteur appelle « la fin du régime municipal », ce qui dans un contexte romain est un peu malheureux, mais veut décrire la fin du système des cités comme conséquence de l’expansion romaine (le passage sur la population romaine a très très mal passé l’épreuve du temps p. 499-503 et 516) mais aussi des nouvelles idées de la philosophie (pas le passage le plus convaincant du livre) et, in fine, du christianisme. Comme de bien entendu, les notes, des annexes et un index complètent le volume.

Ce qui est très étrange et qui frappe très rapidement à lecture, c’est la grande rareté des dates. Tout flotte dans une sorte d’intemporalité qui est due en partie à l’utilisation non discriminée des sources, sans égard pour les contextes d’écriture et leur genre, mais aussi à la volonté de présenter les choses sur un plan indo-européen. Quelles sont les bornes que pose Fustel pour son état « ancien » ? Nous ne le saurons pas et les parties chronologiquement postérieures ne sont pas beaucoup plus précises de ce point de vue. Côté écriture, la manière a très peu vieilli, même s’il y aurait peut-être du volume à élaguer avec des redites qui donnent par moments l’impression de tourner un peu en rond. Il y a un sens pédagogique de la formule, comme par exemple aux p. 234-235 : « [la religion] gouvernait l’être humain avec une autorité si absolue qu’il ne restait rien qui ne fût en dehors d’elle » ou sur la comparaison entre les tribuns et l’autel (p. 411). Si le style est encore à notre sens passable pour le XXIe siècle, les supputations psychologiques sur la plèbe, assises sur rien, le sont moins (p. 369 par exemple). Il en résulte que la séparation entre le patriciat et la plèbe à Rome est présentée de manière artificiellement forcée. Mais ce genre d’écarts n’est pas le monopole de l’auteur et il faut sans doute voir ici là derrière l’objectif de l’auteur de dissocier Anciens et Modernes, ce qu’il ne parvient d’ailleurs pas toujours à faire (p. 384).

Il faut aussi signaler les très bonnes introductions de l’édition Flammarion qui donnent toute sa saveur au texte, et spécialement le passage sur la réception du livre (p. v-ix), mais qui ne parlent hélas pas de l’apport éventuel de Fustel dans l’élaboration de la pensée d’une « période axiale » par K. Jaspers, ce qui aurait été un point intéressant (et mineur, mais qui nous semble poindre à la p. 427).

Rigide peut-être, pédagogique avec quelques excès, mais aux parallélismes fondateurs et l’initiateur d’une nouvelle voie pour l’étude de la religion antique.

(un « livre embaumé » p. iii, toujours cité et rarement lu nous dit F. Hartog en introduction … 7 )

Mauvais genre au musée

Pamphlet sur l’idéologie ahistorique dans les musées d’art par Didier Rykner.

Il n’y aura bientôt plus rien à voir.

L’amour de l’art chevillé au corps, D. Rykner n’est pas intéressé que par les cathédrales et monuments menacés par la ruine ou le saccage (volontaire et assumé). Il aime aussi les musées, ceux abritant de la peinture et de la sculpture, de préférence antérieures au XXe siècle. Que les musées, dont c’est la mission, ne montrent pas leur fond (voire même ne veulent plus en avoir), voilà qui l’insupporte. Mais qu’en plus, le peu qu’ils montrent, ils en fassent une mauvaise présentation, là …

Fouler au pied l’histoire de l’art c’est une nouvelle passion de beaucoup de musées en Occident pense l’auteur. Pour poser les bases, le livre commence par la définition d’un musée, ce que la définition par les professionnels en disaient jusqu’à présent et ce que certains acteurs aimeraient voir dans cette définition. Puis D. Rykner commence avec la première salle de son musée des horreurs : la recherche d’artistes femmes à tout prix par de nombreux musées, au mépris de la qualité. Le problème étant qu’avant le XXe siècle la femme artiste est une exception et donc que le stock d’œuvres d’exception est par essence limité. Donc la seule qualité est celle d’être femme (mais cela fonctionne aussi avec gay ou noir). Tout n’atteint pas le niveau d’Elisabeth Vigée-Lebrun … Cela a des répercussion sur le marché de l’art et des sommes insensées sont déboursées juste pour des œuvres médiocres (selon l’auteur), mais de femmes.

Il en est de même pour la recherche d’artistes noirs dans la peinture occidentale d’avant le XXe siècle, pour enfin « contrebalancer une histoire de l’art raciste », qui commence avec la blancheur des statues grecques et l’effacement délibéré de leur polychromie d’origine comme ode à la blanchité (même sur France Culture, p. 65-66). Si l’on part de là, effectivement, tout devient possible … Et comme on ne trouve pas de Noir, on se contentera de métis : Guillaume Guillon-Lethière, par exemple, a été second Prix de Rome et directeur de l’Académie de France à Rome (p. 69). Et si on n’a pas d’artistes, on se rabat sur des représentations, si possible d’esclaves (mais pas ceux qui le sont dans l’empire ottoman), avec glissement possible vers un anti-colonialisme un peu tardif. A chaque fois, l’auteur nous livre de nombreux exemples de faits que l’on tord pour les faire entrer dans des cases.

Les tentatives de réécriture de l’Histoire sont le sujet du quatrième chapitre, avec bien évidemment Colbert en bonne place, en compagnie de Lee et de Schoelcher. Oui, même Schoelcher … Puis D. Rykner passe à l’assignation artistique selon la couleur de peau, qui interdit ou autorise le traitement de tel ou tel sujet (mais sans exemple européen dans le livre). Les chapitres suivant s’éloignent du sujet principal mais restent dans le monde muséal pour s’intéresser aux musées sans œuvres, ceux sans véritable médiation, ceux qui veulent détruire l’ivoire d’éléphants morts il y a des siècles et ceux qui veulent faire disparaître des œuvres (vilain Picasso!). Enfin D. Rykner conclut son livre sur les restitutions d’artefacts aux pays africains, la laïcité malmenée et se fait plaisir (et nous avec) en détruisant une émission de radio prétendant expliquer le romantisme. La conclusion est pessimiste, mais pour l’auteur, le combat n’est pas encore perdu.

Et revoilà D. Rykner, dans son style habituel, plaisant, enlevé, caustique, plein de verve tout en étant fondé sur des faits et des analyses transparentes. Du journalisme très sérieux, engagé et déontologiquement irréprochable. Certains légitimes agacements sont même jouissifs pour le lecteur (Massacre à Anvers p. 160-170). Dans un style direct donnant naissance à des chapitres courts, le tout est accompagné de très nombreuses illustrations en couleurs, petites à cause du format poche, mais qui donnent une très bonne idée avant d’éventuellement aller chercher une reproduction plus grande. Elles sont sourcées comme il se doit. Et si quelques simplifications sont nécessaires (sur G. Floyd p. 142 par exemple), ainsi soit-il. L’on peut éventuellement voir dans les différents chapitres un côté disparate, c’est tout de même un tout voulant montrer les défis et les périls qui parcourent le monde des musées aujourd’hui et qui peuvent leur faire grand mal.

(le graal muséal nouveau mais introuvable, un portrait d’esclave réalisé par une artiste noire et lesbienne p. 77 … 8)