Roman humoristico-ethnographique de Pierre Daninos.
Un père fait apprendre l’anglais à son fils non pour la beauté de la langue (toujours relative aux yeux d’un Français), mais parce que cela peut lui servir plus tard. Dans la famille Turlot, il y par principe un fils qui apprend l’allemand pour pouvoir être interprète pendant la guerre. p. 195
Il est des œuvres qui ne quittent pas votre tête. Elles peuvent passer à l’arrière-plan tout au fond du tableau, s’enfoncer dans vos souvenirs, plonger profondément dans votre mémoire mais elles refont surface, de temps à autre. Il arrive que l’on porte à ce moment sur celles-ci un autre regard, fruit de l’expérience ou de la comparaison, qu’elles soient autrement valorisées. Et parfois on en relit certaines, comme c’est le cas ici avec les Carnets du major W. Marmaduke Thompson.
Roman basé sur le principe des Lettres persanes de Montesquieu (citées p. 174), il nous est donné de lire les réflexions sur la France et les Français du major Thompson, issue d’une ancienne famille britannique et vétéran de l’Armée des Indes, marié à une Française et vivant en France depuis quelques années. Parmi les thèmes abordés, on trouve entre autres le sport, la conduite automobile, le voyage, l’éducation (un passage très drôle sur l’internat anglais par lequel est passé la première femme du major) ou encore la nourriture (et les menus imaginaires que content les hôtes). Censé être une traduction de l’anglais (même si cela semble oublié p. 214), il se trouve que le traducteur, P. Daninos, est une connaissance du major …
Cette description de la France de 1954 est très plaisante à lire. Certains aspects trouvent encore un écho aujourd’hui, d’autres ont bien entendu terriblement vieilli. Le personnel de maison, les colonies, l’Abbé Pierre qui accédait à la renommée nationale (p. 134), les réceptions dans une ville que l’on visite, les lettres de recommandation en voyage, le « parler jeune » (p. 161), une certaine orthographe (Ҫiva pour Shiva p. 142). Mais il est quelques intemporalités, p.179 par exemple, où il est dit « qu’à l’étranger, tous les Français sont de Paris ». C’est évidemment un portrait très réducteur, principalement parce que l’auteur est fortement dépendant de son milieu d’origine, la haute bourgeoisie parisienne. Le reste des habitants est bien absent, sauf peut-être au bord du parcours du Tour de France, et encore … Et même en décrivant les Anglais (au même niveau social), c’est toujours les Français que l’auteur observe.
Primesautier, virevoltant, toujours bien tourné, le livre se dévore (comme dans nos souvenirs) mais se pose aussi parfois, pour se demander si l’auteur en fait vraiment trop ou s’il a vu tellement juste.
(un classique, la première femme du major, une cavalière qui devient cheval p.113 …8,5)
Recueil de textes de fantasy de J.R.R. Tolkien, édité par Christopher Tolkien.
Troisième et dernier des grands récits du Premier Age de la Terre du Milieu écrit par J.R.R. Tolkien (avec Beren et Luthien et Les enfants de Hurin), cet ouvrage est aussi le dernier édité par son fils et exécuteur littéraire Christopher (mort en 2020 à 95 ans). Il présente plusieurs versions d’un même évènement-clef du Premier Age, la conquête par le Vala renégat Melko/Morgoth de la cité cachée de Gondolin.
La version la plus ancienne, parmi les tous premiers textes de Tolkien sur la Terre du Milieu, date de 1916, alors que l’auteur se remet d’une blessure reçue au combat (une expérience très visible p. 69). C’est le plus complet de tous ceux présentés ici.
Tuor fils de Peleg vit en Terre du Milieu. Retirés à l’Ouest, les autres Dieux ne sont pas intervenus dans les combats des Elfes et des Hommes contre Morgoth comme ils l’ont fait auparavant. Néanmoins, l’un d’eux, Ulmo, ne se satisfait pas de la situation et des souffrances des Elfes et des Hommes et fait venir à lui Tuor en bord de mer. Il le charge d’aller trouver Turgon, roi de la cité cachée de Gondolin, pour lui demander de quitter sa cachette, d’attaquer Morgoth et d’envoyer des messagers aux Dieux pour obtenir leur soutien. Tuor, aidé de Voronwë, trouve la cité cachée mais Turgon refuse d’écouter ses conseils pour ne pas mettre en péril tout ce qu’il a accompli jusqu’ici. Ne pouvant repartir, Tuor s’établit dans la ville, épouse Idril et engendre Eärendel. Mais Meglin, neveu du roi Turgon, n’accepte pas cette union et, pris par les Orcs de Morgoth, il trahit la cité. Morgoth envoit ses armées d’Orcs, ses Balrogs et ses dragons et s’ensuit un assaut où les champions de Gondolin combattent vaillamment mais ne peuvent empêcher la conquête et la destruction. Tuor rassemble une partie des survivants, parvient à s’échapper. Il repousse une embuscade dans un col et parvient après une longue errance à l’embouchure du fleuve Sirion où s’installent les exilés. Eärendel, devenu adulte, entendra lui aussi la musique d’Ulmo comme son père et prendra la mer.
En miroir de cette version, très marquée par l’expérience récente du combat de l’auteur, l’éditeur propose plusieurs autres version d cette histoire à la suite : la première note, une ébauche de seconde version, les versions de l’Esquisse de Mythologie et de la Quenta Noldorinwa (1930) ainsi que la dernière version inachevée de 1951. Les changements peuvent y être très importants, comme le rattachement de Tuor à la Maison de Hador, celle de Turin fils de Hurin (qui devient son cousin) ou des échanges complets de noms. C. Tolkien détaille ensuite les évolutions de l’histoire, s’aidant de la correspondance de son père. Cette histoire, selon toute vraisemblance, devait ouvrir sur celle de Eärendel fils de Tuor (le père d’Elros et Elrond les Semi-Elfes), navigateur infatigable dans les mers du Sud qui ramène un peu de lumière dans le monde en tuant l’araignée Ungoliant qui avait aspiré la sève des deux Arbres de Lumière en Valinor et qui sera l’ambassadeur des Hommes et des Elfes auprès des Dieux. Mais cette histoire n’a jamais été écrite, et même n’a jamais dépassé les intentions formulées dans divers textes épars (comme indiqué dans la conclusion).
Alan Lee a illustré dans le texte et hors texte cet ouvrage, lui-même complété par une liste de noms, des notes additionnelles, un glossaire des mots rares, obsolètes et vieillis utilisés dans le livre, deux arbres généalogiques (un peu simplifiés) et une carte.
Comme presque tous les livres édités par C. Tolkien, celui-ci s’adresse à des adeptes convaincus du Professeur. Il faut, comme toujours, aimer le style archaïque qui a dû être une part essentielle de la première lecture à haute voix du premier texte au Club des Essais à Oxford, avec la musique qui sied à un spécialiste de la littérature anglo-saxonne. Mais d’une certaine manière, le texte fait remonter plus loin encore que le VIe siècle des îles britanniques et se rattache sans décalque à la chute de Troie, de la fuite du prince avec sa famille aux errances et à la nouvelle fondation de l’embouchure du fleuve Sirion, point de départ d’un cycle de fondations (Numênor, Imladris, Arnor/Gondor). La dernière version de 1951, 35 années après le premier jet, s’annonçait comme de premier choix (après l’achèvement du Seigneur des Anneaux et donc avec une vision d’un monde qui ne se limitait plus au Premier Age) mais s’interrompt malheureusement alors que Tuor va déboucher sur Tumladen, la plaine de Gondolin, après avoir passé les sept portes …
Un livre qui a remis d’aplomb tout ce que le Silmarillon nous avait dit de Gondolin et un très plaisant voyage de plus en Terre du Milieu.
(les dialogues de la version de 1951 sont costauds malgré une petite perte d’archaïsmes … 8,5)
Organizational Routines in Multinational Missions
Essai sur le comportement de troupes occidentales en mission par Cornelius Friesendorf.
Quels sont les facteurs qui conduisent les soldats en opération à agir comme ils le font ? Sont-ils en premier lieu influencés par la doctrine, par les institutions politiques nationales ou par ce que des instances internationales peuvent attendre d’eux ? Cornelius Friesendorf explore dans ce livre la part des routines dans la prise de décision et la conduite des opérations, sans pour autant exclure ces facteurs susmentionnés. Voulant s’extraire des débats universitaires sur la notion de culture, il emploie le concept de routine comme une partie d’une culture, un schéma de comportements continuellement répétés (ou des capacités organisationnelles déclenchées par des stimuli adéquats). Plus le répertoire des routines est important, plus une organisation peut effectuer de tâches. Ainsi l’auteur s’intéresse non pas à la stratégie mais à son implémentation sur le terrain, en étudiant les usages de la force mais pas sa préparation (renseignement).
Nanti de sa grille de lecture (types de routines, formes possibles d’adaptation à une nouvelle situation), l’auteur analyse les réactions de quatre armées à des situation qu’il décrit comme non conventionnelles (qu’il faut ici comprendre ici comme ne ressortant pas du combat mais de la lutte contre le crime violent ou la gestion de foules hostiles) : l’armée des Etats-Unis d’Amérique, l’armée britannique, l’armée allemande et les Carabiniers italiens. Considérant environ vingt années d’opérations de ces quatre entités militaires, l’auteur suit leurs évolutions d’abord en Bosnie, puis au Kosovo et enfin en Afghanistan.
En Bosnie, les Etats-Unis, dès le départ peu emballés par la mission, se contentent de démonstrations de force et ne se préoccupent pas de combattre le crime violent (malgré les textes définissant la mission, aux formulations certes vagues et au grand regret de l’auteur). La protection positive des populations en pâtit. Les Britanniques (à l’expérience nord-irlandaise encore fraîche) sont plus actifs contre le crime, arrêtant plusieurs suspects de crime de guerre tout comme les Allemands. Ces derniers, dont c’est la première mission hors du pays depuis 1945, rechignent tout de même à quitter leurs bases et à patrouiller (sous l’effet premier du micromanagement du niveau politique). Les Carabiniers sont quant à eux dans leur élément et d’une certaine manière agissent comme sur leur sol national. Leurs actions sont bien plus problématiques quand ils commencent à suppléer les Etats-Unis dans leur lutte contre le terrorisme et leurs violations des droits de l’Homme après 2001.
Au Kosovo, les postures des différents contingents évoluent peu. Les Etats-Unis ont toujours comme premier objectif la protection de leurs forces. La lutte contre le crime se fait avec cet objectif, si bien qu’il peut arriver qu’un hélicoptère Apache soit dépêché pour empêcher un pillage (p. 143) ou que des gaz lacrymogènes soit largués d’hélicoptères pour disperser une émeute. Les Etats-Unis font aussi le choix de déléguer la fonction de police dans leur secteur au Corps de Protection du Kosovo, émanation directe de l’UCK, contre la volonté de l’ONU. Avec le remplacement de troupes d’active par la Garde Nationale, l’auteur observe un rééquilibrage des objectifs en faveur de la sécurité des populations civiles. Les Britanniques optent pour l’autre extrémité du spectre. Leurs troupes vont à pied, sans gilet pare-balle et font de l’îlotage. Ils vont jusqu’á dormir dans des appartements serbes pour protéger leurs habitants. L’armée allemande veut certes défendre les droits de l’Homme au Kosovo, mais sa propre sécurité est au premier rang de ses préoccupations, au détriment des minorités. Son impréparation devant des foules hostiles est telle que des unités se laissent enfermer dans leur base par des émeutiers en 2004. Très critique d’un commandement allemand craignant pour sa carrière, C. Friesendorf note toutefois les capacités d’adaptation de l’armée allemande, tant en entraînement qu’en matériel après 2004. Les Carabiniers sont au Kosovo en pointe contre le crime et investis dans la formation de la police locale, mais pour l’auteur, cela a aussi eu des conséquences négative sur la protection des minorités : des Serbes à qui on a pris leurs armes illégales se retrouvaient en état de danger face à une police kosovare majoritairement composée d’anciens combattants de l’UCK.
L’Afghanistan est le cadre de la troisième opération multinationale considérée par l’auteur. Pour les Etats-Unis, passé la première phase de destruction des Talibans et des combattants d’Al Qaida, il faut aussi prendre en considération la population locale pour améliorer sa sécurité. De ce point de vue, la publication de la doctrine étatsunienne de contre-insurrection en 2006 marque un changement, mais qui n’est cependant pas total. A tel point que la définition de ce qu’est un chef taliban à éliminer devint très large (les officiers ont des objectifs chiffrés) et malgré un accent mis sur la protection de la population, les pertes civiles ont augmenté après 2006. Les troupes britanniques ne font pas mieux en termes de pertes civiles et si les Allemands s’en sortent un peu mieux, c’est surtout du fait de leur réticence à combattre (qui viennent en premier lieu de Berlin). Enfin, les Carabiniers sont chargés de la formation de la police afghane, au profil tellement militarisé qu’elle pense pouvoir se doter d’artillerie. Dans un pays où 75 policiers sont assassinés chaque semaine, les bases du combat enseignées par les Carabiniers semblent adaptées à la situation pour l’auteur.
La conclusion propose une analyse générale de la part des routines dans les comportements des soldats et met en avant quelques voies de recherche dans l’analyse du comportement des forces armées en se basant sur plus de microanalyse et un accent mis sur la multicausalité. Pour peut-être idéalistiquement aller vers une meilleure protection des populations par une répartition plus égalitaire des risques encourus par les troupes étrangères et la population dans les interventions militaires ?
Avec cet ouvrage au titre légèrement trompeur, C. Friesendorf met en perspective les entretiens qu’il a pu conduire entre 2005 et 2013 et décrit avec précision les différentes approches des armées prenant part à une opération militaire multinationale. Allant au-delà de l’étude des différentes doctrines et de leurs évolutions dans le temps, il analyse les interactions entre celles-ci et le terrain en se demandant in fine si le résultat a été positif pour les populations locales. Même si l’on peut discuter de définitions présentées, comme celles de la non-conventionnalité ou de l’asymétrie, ce livre est assis sur de très solides fondations théoriques permettant une analyse de grande clarté des données de terrain, recueillies à tous les niveaux et pendant une longue période.
Au moment où l’intervention otanienne prend fin en Afghanistan et que de moins en moins de militaires en activité ont connu les opérations dans les Balkans, C. Friesendorf transforme avec une grande précision la mémoire de ces opérations en processus historique, à charge pour le lecteur de placer d’autres armées ayant agi sur ces théâtres sur le spectre ainsi élaboré ou d’interroger ses propres routines et leurs origines.
(un Apache pour faire fuir des pillards, il y a une certaine ironie … 8)
Novak se fait courser. Pourquoi ? Il ne le sait. Pour le tabasser ? Le violer ? Son ordiphone l’aide dans sa fuite, le renseigne sur ses poursuivants, lui indique sa fréquence cardiaque, mais lui demande aussi s’il veut partager son nouveau record de vitesse avec ses amis. Est-ce vraiment le moment ? Ou ses poursuivants en veulent-ils à son ordiphone et à son assistante à la voix veloutée, nantie du nom de Scarlett ? Il doit la protéger.
Cette très courte nouvelle d’Alain Damasio (50 pages avec beaucoup de mise en page) est à ranger dans ses œuvres d’anticipation, de très courte anticipation. Elle partage quelques caractéristiques avec nombre de ses autres écrits et s’en démarque par d’autres. Première grosse différence, le texte est moins ciselé. Mais ce ne signifie pas pour autant que ce n’est pas aussi bien écrit que ses autres écrits aux temps de maturation plus long. Pas de formules marquantes cette fois-ci. Au rayon des ressemblances, on retrouvera un monde proche des Furtifs, entre méga-corporations, hyperconnexion, bagues de données et privatisation de la ville. La paternité, thème central des Furtifs, est évoquée dans le poème en fin de volume (Une vie passée à caresser une vitre). Comme souvent encore, la forme rejoint le fond avec un tournage de pages frénétique qui rend très bien l’idée de course.
Quelques habiles références parsèment le texte, renvoyant à d’autres œuvres sur le même thème (Scarlett, pour la voix du film Her sorti en 2013), interloquant le lecteur (pourquoi un personnage s’appelle-t-il donc Davor Suker ?) en cherchant même sa confusion, ou encore faisant référence au premier lieu de publication de la nouvelle (01Darknet pour le site internet 01net, mais avec des modifications dans la version papier, comme à la p. 14).
Un bonbon très agréable, qui veut montrer que la réversibilité n’est pas impossible.
(est-ce que les locuteurs d’une même langue ne peuvent même plus se comprendre à cause de l’envahissante béquille technologique ? … 8)
The Holocaust as History and Warning
Essai d’histoire de l’Holocauste par Timothy Snyder. En francais sous le titre Terre noire : L’Holocauste, et pourquoi il peut se répéter.
Le sujet a bénéficié de beaucoup d’attention de la part des spécialistes et pourtant il est toujours autant nécessaire de pouvoir lire des ouvrages qui font le lien entre toutes les études. Mais T. Snyder ne se contente pas de la collation des différentes sources et analyses et offre au lecteur des perspectives peu communes, tant au niveau de la chronologie que de la compréhension générale de ce phénomène central du XXe siècle.
Pour commencer par le commencement, l’introduction s’occupe la source de l’Holocauste : la pensée hitlérienne. Celle-ci ne cache nullement son orientation, sans pour autant prendre parti sur les moyens : l’Allemagne doit se débarrasser des Juifs qui l’empêchent par leur présence et les idées qu’ils véhiculent d’attendre le rang qui lui est promis comme race dans l’éternel combat pour la survie et le bien-être, à savoir le premier. Puisque l’homme est un animal (comme l’a montré le darwinisme), il faut faire coïncider la science et la politique (p. 5). Le premier chapitre poursuit l’exploration du contexte idéologique en mettant en avant le parallèle fait entre l’Allemagne et les Etats-Unis (possible avec la mondialisation du début du XXe siècle), un pays au niveau de vie fabuleux, ayant l’espace pour sa population et qui a su se débarrasser presque complètement des « êtres inférieurs » qui occupaient ce même espace : les Indiens. Pour son espace vital nécessaire, son biotope (Lebensraum), la race allemande n’aurait alors, compte tenu de la domination anglo-saxonne des mers, que comme solution de coloniser l’Est européen (avec en exemple aussi les expériences colonisatrices allemandes en Afrique, de loin pas douces). La conquête doit donc se faire jusqu’à l’Oural (en détruisant l’URSS « judéobolchévique »), en redirigeant la nourriture produite sur place vers l’Allemagne (le blocus allié de la Première Guerre Mondiale a fait des dizaines de milliers de morts) et donc en affamant les populations locales (comme en 1916 déjà, p. 17). De ce point de vue, A. Hitler est à la fois colonialiste et anticolonialiste (p. 8).
Posé le contexte idéologique, T. Snyder passe ensuite au contexte géopolitique et analyse en détail les différentes phases dans les relations à trois entre Berlin, Moscou et Varsovie dans les années 1930. La Pologne a essayé dans ces années de maintenir une position de neutralité entre ses deux voisins aux visées révisionnistes (plus de 100 000 citoyens soviétiques ethniquement polonais sont éliminés avant la guerre p. 57). Plus étonnamment, elle soutenait aussi avant la guerre le sionisme combattant et terroriste de V. Jabotinsky (camps d’entrainement p. 64) tout en souhaitant se rapprocher de la Grande-Bretagne (pourtant la victime de ces mêmes terroristes en Palestine p. 67). En fin de compte, ce sont l’URSS et les Nazis qui s’entendirent pour se partager la Pologne …
Le quatrième chapitre du livre marque le début de l’argument principal de l’auteur : c’est la fin des Etats en Europe centrale et orientale qui permet l’Holocauste. T. Snyder démontre clairement à notre sens la gradation par l’expérience qui lie ces deux phénomènes. L’Autriche, la Tchécoslovaquie, la Pologne, à chaque fois c’est une étape de plus dans la répression, à chaque fois de plus en plus longtemps. En Pologne, l’Etat détruit n’est à dessein pas remplacé par un autre Etat (l’Autriche est intégrée au Reich assez rapidement) et donc les éliminations (de Juifs et de personnes jugées comme dangereuses par les Nazis) qui ont duré des jours en Autriche durent le temps de la guerre, d’abord à l’Ouest du pays puis à l’Est avec l’opération Barbarossa, dans un territoire déjà parcouru par les assassinats ciblés (mais de masse) et les déportations (les pays doublement occupés comme les dénomme l’auteur). En Pologne, mais aussi en Biélorussie et en Ukraine, il n’y a plus de légalité et il n’y a plus que la survie qui compte (et l’enrichissement rapide), au prix de l’extermination de la minorité juive (avec participations locales à divers titres). Des pogroms sont suscités (mais pas toujours avec succès selon les lieux et le contexte sociopolitique local p. 160), les polices locales sont restructurées et leurs missions réorientées. Néanmoins, comme le démontre l’auteur, si le résultat pour les communautés juives locales (mais aussi les handicapés et d’autres personnes considérées comme indignes de vivre) est le même, les processus empruntent des voies différentes selon les pays, conséquences de leurs histoires récentes. L’auteur se penche pour se faire aussi sur les trois pays baltes (le judéobolchévisme comme mythe rédempteur pour les collaborateurs des Soviets dans les pays baltes en 1941, p. 164 et p. 187) et donne de nombreux détails sur la répression et la déportation des Juifs par les Soviétiques (dans le cadre de la lutte contre le capitalisme, dans une sorte de réforme agraire par la dénonciation et la déportation p. 132).
Après les premiers mois de l’occupation nazie à l’Est, tout est déjà presque achevé et la survie des Juifs dans les territoires colonisés est devenue presque impossible tant le risque de dénonciation est omniprésent et le danger très réel pour ceux qui protègent ou ne dénoncent pas (une seule peine, la mort). C’est ce que l’auteur appelle le paradoxe d’Auschwitz : quand le camp d’extermination ouvre, sont qui y sont destinés (pas ceux qui y sont transportés) et vivent en Europe de l’Ouest ont plus de chances de survivre à la guerre que ceux qui vivent encore dans sa proximité. Et ce pour une seule raison : ils sont encore protégés par des Etats. Et pourtant c’est ce camp d’extermination qui devient le symbole de l’Holocauste, principalement parce que le but était aussi d’y faire travailler des gens (dans un choix stratégique entre le travail des déportés ou le transfert des calories qu’ils consomment vers l’Allemagne, p. 201) et qu’il y a des survivants (en plus grand nombre que pour les tueries au bord de fosses, aux rescapés infinitésimaux comme ceux entrés dans les camps d’extermination de Sobibor, Treblinka, Chelmno ou Belzec). Ce sont la bureaucratie, la citoyenneté et les besoins de la politique étrangère des Etats non détruits de l’Ouest de l’Europe qui sauvent beaucoup des Juifs du sort qui leur est réservé à Auschwitz.
Une fois ces bases posées, T. Snyder va plus profondément, en prenant plusieurs exemples en commençant par les Etats alliés aux Nazis que sont la Slovaquie, la Croatie ou la Roumanie (où les politiques d’extermination ont libre cours), l’Italie (où l’Holocauste ne démarre qu’après la chute de B. Mussolini en 1943), la France ou encore le Danemark (qui organise plus ou moins la fuite de ses sujets juifs vers la Suède neutre).
La dernière partie de ce conséquent livre de 640 pages est consacré aux gens qui sauvent des Juifs en Europe orientale, malgré les énormes risques. L’auteur les classe en plusieurs catégories. La première est celle des « sauveurs gris », en général des soldats, qui sauvent certains juifs mais en exécutent d’autres selon le lieu (y compris dans les Einsatzgruppen qui tuent par balle hommes, femmes et enfants par milliers en une journée). La seconde catégorie est celle des hommes ou femmes d’église (qui peuvent bénéficier du soutien de leurs ouailles) et des groupes de résistance et de partisans locaux, qui ont chacun pour eux d’appartenir à des organisations constituées dans un environnement sans Etat (Armée polonaise de l’Intérieur, partisans soviétiques, plus rarement encore nationalistes ukrainiens) et qui peuvent éventuellement recruter. La catégorie suivante est qualifiée de Justes par l’auteur et ceux-ci sauvent par intérêt personnel (d’ordre sentimentalo-sexuel ou économique par exemple) ou par simple humanité (la bonté en ces temps p. 313 et l’irrationalité du sauvetage p. 318). Une fin de livre appropriée sans doute.
Mais ce n’est pas réellement la fin … La conclusion met l’accent sur la non-unicité du génocide des Juifs en tant que phénomène historique et humain et sur le fait qu’un tel mécanisme pourrait bien resurgir si une crise frumentaire mondiale venait à surgir et que des responsables venaient à être désignés. Les années 2010 n’ont pas été sans problèmes de ce genre, comme en Egypte ou en Syrie par exemple. En Syrie, c’est sans nul doute une cause de la guerre civile. Et l’Etat peut paraître solide, il n’en est pas moins une patiente construction dont l’absence fait disparaître tout droit. Il reste des gens qui rêvent de ce genre de choses prévient l’auteur.
Au-delà des cartes dans le texte, ce volume est complété par d’abondantes notes (au système sans numérotation assez moyen), une bibliographie bien entendue très ample et un index étoffé.
Le point le plus le plus important du livre est de rappeler que les Nazis ont pour objectif de remplacer l’Etat par la race, mais que cet objectif n’est pas d’abord atteint en Allemagne mais bien à l’Est. L’Etat est clairement l’obstacle au plan des Nazis de se débarrasser des « éléments non-naturels » en Europe. Le lien direct entre l’échec de l’Opération Barbarossa et la Solution finale est de plus très clairement expliqué (et les unités de la Wehrmacht sont très vites autonomes pour ce qui est d’éliminer des gens p. 190). Le livre a aussi pour objectif de lutter contre une mémorialisation de l’Holocauste, où il n’y a plus qu’Auschwitz, et il y réussit assez bien (alors que le grand public soit censé découvrir la « Shoah par balles » à intervalles réguliers). Pour T. Snyder, l’histoire dans sa complexité et sa variété doit encore être présente dans la sphère publique non spécialisée. La différence entre le communisme et le nazisme est aussi patente dans cette étude : les exécuteurs soviétiques sont organisés, efficaces et seul le NKVD est chargé des basses œuvres, tandis que les Nazis sont dans l’improvisation et la massification des tueurs (chacun y est appelé, p. 123). C’est dans ce sens qu’il faut comprendre H. Arendt.
C’est un livre très rude mais agréable à lire au sens esthétique (par exemple p. 170 ou p. 285 sur l’Holocauste qui pave le chemin à l’occupation soviétique), avec des cartes nombreuses et très utiles (malgré l’erreur sur celle de la p. 197 concernant une Alsace non intégrée au Reich). La partie sur la France est peut-être un peu simpliste ou fait confiance au lecteur pour se rappeler qu’il y deux zones en France, une libre et une occupée, jusqu’en novembre 1942 (p. 246). L’auteur semble aussi laisser entendre, de manière fausse ou très incomplète, que ce sont les colonisateurs qui ont inventé les ethnies en Afrique, comme p. 329 dans le cas des Tutsis et des Hutus au Ruanda. Très concentré sur l’Europe centrale et orientale, ce livre est néanmoins un indispensable sur l’horreur meurtrière à grande échelle qui ravage la moitié d’un continent pendant de très longues années.
(les Polonais ne se nomment pas une Nation martyre sans aucun fondement … 8,5)
Roman de science-fiction autofictionnelle de Philip Dick.
Existe en français sous le titre SIVA.
« But that’s why I started on drugs », Gloria said. « Because of the Grateful Dead ? » « Because », Gloria said, » everyone wanted me to do it. I’m tired of doing what other people want me to do ». p. 13
La citation ici mise en exergue résume bien le livre et illustre pleinement l’ambiance du livre : le lecteur ne baignera pas dans le naturalisme. Cela n’a jamais vraiment été le crédo de P. Dick dans toute sa carrière. Mais dans ce livre, l’auteur lui-même est un personnage.
Horselover Fat, auteur de science-fiction, a de gros problèmes psychologiques qu’il essaie peut-être de contrôler grâce aux drogues. Très fortement affecté par la mort par suicide de son amie Gloria, il est gagné par les idées suicidaires qu’il finit par mettre en œuvre. Survivant à sa tentative de suicide, il pense progressivement avoir fait une rencontre avec la divinité, une théophanie, au travers d’un laser rose envoyé par un satellite extraterrestre en orbite autour de la Terre dénommé VALIS. Fat se reconstruit au travers d’une recherche mystique, concluant que le monde est irrationnel et une illusion. Sa vision est corroborée par un film que lui et ses amis vont voir et qui conte comment R. Nixon est remplacé à la présidence des Etats-Unis d’Amérique par VALIS. Qui donc a fait ce film et serait-ce possible que ceux-ci soient en lien avec VALIS ?
Avec toujours la question de savoir si l’auteur endosse ce qu’il écrit, ce roman est, comme parfois dans la science-fiction, un véhicule philosophique. C’est assez crédible (renforcé par la transcription du « traité » écrit par Fat en fin de volume) même si nous ne pouvons juger de l’articulation de tout ce qui est écrit sur les écrits gnostiques de Nag Hammadi, Parménide, de la mystique rhénane ou Boudha. C’est très touffu et pas toujours facile à suivre. Le roman ne se caractérise pas par un scénario magnifiquement agencé mais c’est dialogué de très belle manière, conduisant à une lecture très plaisante. L’irrationalité, un des thèmes centraux du roman (selon Fat, Dieu est l’irruption de la Raison dans un monde irréel et irrationnel p. 81-82), est très bien rendue tout comme les aspects psychologiques (le lien narrateurs/auteur p. 43 ou p. 168 ou la prise en charge des patients en psychiatrie par exemple). D’une certaine manière tous les personnages du roman sont fous et presque tous drogués …
Pour ce qui concerne la caractérisation de l’œuvre, l’autofiction est avérée, au vu des nombreuses autocitations et des notes renvoyant à des œuvres de P. Dick. Pour la science-fiction, c’est plus complexe. Il est certes question d’un satellite venant d’un autre système solaire mais les personnages ne sont pas assurés de son existence dans le roman. De manière intéressante, les théories de Fat reprennent des idées sur les siècles inventés, un rallongement artificiel de la chronologie (p. 182), mais ici ce ne sont pas que les siècles du Moyen-Age qui ont été ajoutés (comme dans la théorie récentiste) puisque l’on serait au début des années 1980 encore dans les temps apostoliques.
Un livre particulier, sur un auteur des années 1960 et ses préoccupations qui débarquent en 1980.
(l’eucharistie chocolat chaud/hot dog, c’est tout de même difficilement interprétable … 8)
The Career of a Concept
Essai de philosophie politique de Paul Gottfried.
Les accusations de fascisme sont d’une grande banalité, en provenance de toutes les cases de l’échiquier politique et en direction de toutes les autres, dans de nombreux pays occidentaux. Reposent-elles sur un fondement analytique, sur une analogie historique et politique éprouvée ? Pour l’auteur, mais aussi pour un grand nombre d’observateurs, ce n’est pas le cas de la très écrasante majorité des occurrences. Mais comme cela reste efficace (ou que cela rempli un but autocentré), principalement à cause du fait que cela ne renvoie même plus à un mouvement politique italien mais aux Nazis, cela continue 75 ans après la fin de la Deuxième Guerre Mondiale.
L’essai est composé de différents chapitres que l’auteur a souhaités autonomes et qui se concentrent chacun sur un angle d’attaque (qu’il ne prétend nullement avoir été le premier à aborder). La question de la définition du fascisme (et donc si son utilisation lors de débats aurait un fond) est bien évidemment le premier angle abordé, suivi de savoir si le fascisme est un totalitarisme. Suivent des chapitres sur la relation du fascisme au passé, sur le fascisme vu comme un mouvement de Gauche, sur l’échec du versant internationaliste du fascisme, sur l’existence ou non d’une utopie fasciste et enfin sur la disparition d’une Droite révolutionnaire qui serait liée au fascisme.
L’auteur ne prétend pas à l’objectivité et ses opinions conservatrices au sens étatsunien sont connues et pas cachées du tout (contre le néoconservatisme et la « modernité exportatrice » p. 57, fascisme et Etat-Providence p. 88). A. Merkel n’a pas l’heur de plaire à P. Gottfried et il ne s’en cache pas (p. 6). J. Habermas est dans le même panier. Si plusieurs exemples du livre sont européens, la grande majorité de ces derniers sont étatsuniens, ce qui peut éventuellement rendre la lecture plus compliquée. D’un autre côté, l’auteur n’a pas forcément les prévenances que l’on peut avoir en Europe : Senghor est directement qualifié de dictateur, chose rare surtout en France (p. 22).
L’auteur arrive bien à cerner ce qui différentie mais aussi ce qui rapproche le fascisme (toujours distinct du nazisme, mais aussi le plus souvent d’autres mouvements espagnol, français ou roumain) du communisme. Il y a une aile marxiste dans le fascisme italien qui veut aller plus loin dans la collectivisation et le corporatisme (p. 28). La question du positionnement du fascisme sur le spectre politique, comment il est perçu, est très bien analysée, tout comme le fait que le fascisme soit un totalitarisme inachevé pour le moins (imagine-t-on Staline renvoyé ?). En 1920, l’origine à gauche du spectre politique ne fait pas de doute pour les observateurs mais cela change au cours des années 1920 et 1930 à cause du combat contre le bolchévisme (p. 37-38). Certaines assertions peuvent être décapantes (le fascisme comme conséquence de la démocratisation et de l’égalitarisme qui le sous-tend p. 135), d’autres faire comprendre certaines oppositions encore actuelles (assimilation à la française vue comme un étatisme p. 102), d’autres encore rappeler un contexte social qui pousse à la recherche de solutions nouvelles (Crise de 1929). Passage à noter : celui sur le théoricien du fascisme G. Gentile qui compare le fascisme à la Révolution française, le premier insistant sur les devoirs, la seconde sur les droits (p. 136-137).
Loin d’être ignorant des réalités européennes, l’auteur commet néanmoins des erreurs assez étonnantes, comme situer Bielefeld dans le Land de Hesse (p. 73) ou un président ouest-allemand prononçant un discours le 8 mai 1945 (p. 85). Dans la même veine, le Front National est-il un parti que l’on peut à un moment de son histoire qualifier de bourgeois-chrétien (p. 77) ?
Le voyage que propose l’auteur passe par de nombreuses contrées de l’histoire des idées aux Etats-Unis (souvent en profondeur). Le fascisme vu comme phénomène latin par l’auteur ne manque pas d’Intérêt mais la faiblesse se situe clairement du côté du cas de la France où l’auteur essaie de se raccrocher aux branches : le philosophe G. Sorel n’a jamais été même proche du pouvoir. Le comparer à A. Primo de Rivera, G. Gentile ou C. Codreanu qui selon P. Gottfried théorisèrent le fascisme respectivement en Espagne, Italie et Roumanie, c’est aller très loin. D’un autre côté, l’auteur fait aussi un sort à Z. Sternhell (p. 155-156) et à sa conception très extensive du fascisme …
Du bon grain mais aussi de l’ivraie.
(Etat-Providence qui survit aux Nazis après 1945 …moué … 6,5)
The KGB and the World
Essai historique de Vassili Mitrokhine et Christopher Andrew.
Existe en français sous le titre Le KGB à l’assaut du tiers-monde : agression-corruption-subversion, 1945-1991
L’archiviste du Premier Directorat Principal du KGB n’avait pas tout dit avec son premier livre sur les actions du KGB en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis. Les autres continents avaient bien sûr été aussi un champ d’action des services secrets de l’URSS, et en premier lieu du KGB. Trotsky n’avait pas été en sécurité au Mexique. Mais le livre se concentre sur l’après 1945 (bien que la période 1917-1945 aurait été d’un grand intérêt aussi), avec toujours pour base les notes prises par l’archiviste sur des dossiers qu’il a eu entre les mains lors du déménagement partiel du siège du KGB et qui partirent avec lui lors de son exfiltration vers le Royaume-Uni en 1992 (ce que rappelle sans entrer dans les détails l’introduction).
Le livre s’organise en quatre parties inégales mais également munies d’un chapitre introductif : les Amériques, le Moyen-Orient, l’Asie et l’Afrique. La partie sur les Amériques s’intéresse entre autres à Cuba, au Chili, au Guatemala, au Panama, au Salvador, au Pérou, à l’Argentine et à la Colombie. Cuba prend bien sûr une place très importante puisque le régime a pu se maintenir et qu’il a été non seulement une tête de pont pour les services soviétiques mais a aussi voulu prendre sa part de manière active dans l’exportation de la révolution, que ce soit avec des guérillas (avec E. Guevara à la manœuvre, aussi pour moins le voir à La Havane) ou, plus tard, avec des soutiens armés plus conventionnels comme en Afrique (Mozambique, Angola, Ethiopie, Algérie etc.). Les Sandinistes et Allende (avec ses défauts) sont de la partie. Les auteurs veulent aussi montrer qu’avec la mort d’Allende, les priorités du KGB changent. L’élection d’un président un peu plus à gauche au Mexique permet au KGB d’être plus actif dans le pays. Mais si la résidence locale affirme faire beaucoup pour influencer la population via des articles de presse, elle n’apprécie pas à sa juste valeur un transfuge de la CIA qui finit chez les Cubains (p. 104). Si les Cubains sont de plus en plus critiques de l’URSS au fur et à mesure que le soutien économique soviétique se fait moins massif (parce qu’ils n’en ont plus les moyens et que les quémandeurs sont nombreux), la crise avec Solidarité en Pologne leur fait tout de même craindre qu’en cas d’invasion soviétique pour ramener la Pologne dans le droit chemin, ils soient en guise de rétorsion envahis par les Etats-Unis (p. 126).
Le Moyen-Orient englobe l’Egypte dans ce livre. Ce pays a été le plus grand allié de l’URSS dans la zone et l’intérêt premier des Egyptiens, c’est de faire monter le niveau de leur armée dans le cadre de son affrontement avec Israël. L’URSS était tellement confiante dans son alliance qu’elle a demandé au PC local de se dissoudre … C’était donc un peu compliqué pour les communistes locaux quand A. El-Sadate a renversé son alliance pour se ranger du côté des Etats-Unis en 1976. Mais le KGB agissait en parallèle en Irak (S. Hussein était un grand admirateur de Staline et de ses méthodes p. 188), en Iran et aussi bien évidemment en Syrie (comme la seconde partie de la guerre civile syrienne des années 2010 l’a rappelé). La République Démocratique du Yémen, là encore un pays meurtri du début du XXIe siècle, avait elle aussi d’étroits contacts avec l’URSS et donc avec ses services secrets. Israel est aussi traité, avec la question de l’antisémitisme très présent au KGB et au cas des refuzniks, ces Juifs soviétiques à qui on refuse le visa d’émigration dans les années 1970 et 1980 et qui sont réprimés. Les Soviétiques ont beaucoup de mal, au vu des notes Mitrokhine, à pénétrer les appareils de sécurité israéliens mais sont très en chevilles avec le terrorisme palestinien (mais pas que), de toutes obédiences. Mais tout n’était pas sous contrôle …
En Asie, le livre porte la lumière sur de très gros morceaux. En premier lieu la Chine, un terrain très difficile pour le KGB après le schisme de 1960 (l’URSS avait donné les noms de son réseau au PCC p. 271). Et avec le Grand Bond en Avant, où parler avec un étranger vous envoie au camp, c’est encore pire pour les officiers traitants du KGB. La vie n’est pas bien facile non plus à Hanoi, alors même qu’il n’y a pas l’inimitié qu’il y a avec la Chine (p. 266) L’ambiance est bien plus relâchée au Japon (sous protectorat étatsunien) et plus encore en Inde. Dans ce pays, le rapprochement politique avec l’URSS, notamment avec Indira Gandhi, ouvre les portes toutes grandes au KGB. Conséquence de cette proximité avec l’Inde, le KGB est beaucoup moins en faveur au Pakistan et au Bengladesh. Petit excursus dans cette partie asiatique, les auteurs font un détour par les affaires intérieures de l’URSS en traitant de l’Islam soviétique (qui fait miroir avec la partie sur l’Eglise orthodoxe dans le premier volume). Au KGB, il n’y a pas de barrière entre domestique et étranger, comme le montre la chasse aux dissidents, y compris sportifs ou artistiques (p. 486-487). Logiquement, l’Afghanistan prend la suite, un sujet forcément très lourd dans ce volume et où le KGB agit beaucoup avant et après l’intervention de l’armée soviétique pour sauver un régime frère.
Le dernier continent est traité en une introduction et un chapitre … c’est donc très rapide pour passer très vite sur l’Afrique du Sud, l’Ethiopie (sur les causes premières des concerts contre la faim p. 478), l’Angola ou encore le Maroc. Le volume s’achève sur la désillusion qui gagne le KGB dans les années 1980, entre des alliés qui ne sont toujours que marxistes par intérêt (ou encore staliniens), les difficultés économiques soviétiques de plus en plus insupportables et sur les changements ou les constances au KGB après 1991. Le SVR (successeur du Premier Directorat Principal du KGB) fête toujours l’anniversaire de la fondation de la Tchéka en 1917 mais a maintenant une église paroissiale à Moscou …
Des appendices sur l’organisation du Premier Directorat Principal, des résidences (postes à l’étranger), sur les dirigeants du KGB, puis les notes, la bibliographie et un index complètent un volume de 490 pages de texte entrecoupé de deux cahiers d’illustrations.
Ce volume semble bien plus dépendant de C. Andrew que le premier. Les informations apportées par les archives Mitrokhine semble bien moins nombreuses et cela se voit très fortement dans la partie sur l’Afrique. Un intérêt moindre dans ces sujets semble être la cause principale, allié au fait que recopier des dossiers que l’on n’est pas censé avoir entre ses mains prend évidemment beaucoup de temps et que des choix sont opérés. Il n’est donc pas scandaleux que certaines zones géographiques soient mieux représentées que d’autres.
Il y a tout de même beaucoup d’informations dans ce livre, et chacun y trouvera des éléments à son goût. Un point commun avec le premier volume : les chefs de l’URSS comme ceux du KGB préfèrent qu’on leurs disent ce qu’ils veulent entendre, même quand cela vient d’Aden ou de Managua. Les agents le savent parfaitement et comme ils souhaitent continuer leur carrière (voire leur vie au début de la période considérée) ils font remonter leurs succès (réels ou prétendus) et ce qu’ils voient mais se gardent bien de relier des points. Les fonctions d’analyse restent conséquemment des voies de garage au sein du Premier Directorat Principal du KGB, ce qui a évidemment de profondes conséquences. La première de ces conséquences est souvent la surprise. Si l’on en croit Mitrokhine, le KGB n’apprend le début de la Guerre des Six Jours que grâce aux dépêches d’agences de presse (p. 151).
Quelques points en florilège. La facilité du travail du KGB en Inde est illustrée par le fait que l’ambassade indienne à Moscou est la cible d’un kompromat (pot de miel en général, p. 313). Les limites du KGB sont déjà visibles au Japon dans les années 1970 : il n’y est pas assez puissant en termes financiers pour corrompre dans les plus hautes sphères (p. 302). Tout aussi étonnamment, le lecteur découvre que le FPLP palestinien reçoit des armes que même d’autres pays du Pacte de Varsovie ne peuvent avoir (p. 247), que le Nord-Caucase est dès les années 1970 un espace soviétique hors de contrôle (p. 377) préfigurant la guerre civile des années 1990 ou encore que le KGB monte de fausses bandes de moudjahidines en Afghanistan pouvant comprendre plusieurs centaines d’hommes (p. 409). On ne suivra pas forcément les auteurs quand ils avancent le chiffre de plus d’un million de victimes pour la Guerre d’Algérie (p. 431).
Peut-être encore à la différence du premier volume (avait-il moins d’ambitions ?) la lecture n’est pas terriblement aisée. On saute de lieu en lieu, on revient à d’autres. La partie sur l’Amérique centrale nous a paru très nébuleuse. Les chapitres sur l’Afghanistan ou sur les terroristes moyen-orientaux comptent sans doute parmi les meilleurs.
Un livre très utile mais qui aurait peut-être gagné à être réduit dans son spectre.
(la taupe idéologique reste inconcevable pour l’ex-KGB p. 483-485 … 6,5)
Magic and Mind in Late Iron Age Scandinavia
Essai d’archéologie viking de Neil Price.
Rien n’est certain sauf le loup et le Ragnarǫk. p. 328
Si la mythologie nordique bénéficie d’une connaissance superficielle mais large au sein de la culture populaire européenne (bien aidée en cela par les nombreuses productions artistiques qui la prennent pour source d’inspiration), la question de la religion des habitants de la Scandinavie au Haut Moyen-Age est restée bien en retrait. Et pour cause : hors l’importance du sacrifice, il est peu de choses certaines. Temples, espace sacré au sein d’une exploitation agricole aristocratique, bosquet ou lac sacrés ? La question des lieux et des possibles évolutions ou particularités locales est encore très débattue (mais le débat se tourne actuellement vers la solution de lieux multifonctionnels, p. 31). Il en est de même des pratiques et des croyances. Comme il apparaît peu probable que les auteurs des sagas du milieu du Moyen-Age aient recopié mot à mot des sources écrites plus anciennes, ces mêmes sagas ne peuvent rendre compte sans critique et à elles seules de l’état des croyances lors de la période de la colonisation viking (VIIIe-XIe siècles). C’est là qu’intervient l’archéologie, qui chez N. Price vient établir un dialogue avec les sources textuelles quand cela est possible. Chez l’auteur britannique (qui enseigne à Uppsala), la religion ce n’est pas que le culte « officiel » aux dieux et aux esprits (ce qui serait trop dépendant d’une Weltanschauung chrétienne contemporaine) mais aussi tout le monde supranaturel dans lequel baigne le Scandinave des deux sexes au Haut Moyen-Age. Le moyen pour les Humains d’agir sur le monde, au travers des forces supranaturelles, c’est la magie, le seiðr, et dont les grands-maîtres sont Freya et Odin.
Le présent livre étant l’édition d’une thèse de doctorat parue en 2002 (mais dans la version augmentée de 2019), il ne s’adresse pas à un public très large et démarre assez classiquement par des considérations méthodologiques. Dans la grande tradition britannique, cette partie méthodo-philosophique est très maîtrisée (avec une histoire des courants historiographiques et comment l’auteur se place par rapport à eux) et aboutit à un deuxième chapitre qui se concentre plus spécifiquement sur les problèmes que rencontre l’étude de la sorcellerie norroise et en premier lieu l’absence de système. N. Price détaille aussi la composition de la « population invisible » de la Scandinavie au-delà des dieux eux-mêmes (p. 27), qu’ils soient servants des dieux (corbeaux, boucs etc.), les Nornes, les géants, les elfes, les nains, les ogres et les trolls, les esprits gardiens de lieux, le Cauchemar et les projections de l’esprit humain. Puis l’auteur va plus loin dans la description des différents types de magie : le seiðr à proprement parler (lié à l’esprit et à l’invocation), le galdr (parlé, chanté, lié à la malédiction), le gandr (lié à l’énergie du chaos primordial), l’útiseta (être assis à l’extérieur, souvent sous un pendu, près d’une tombe ou d’une eau courante), la sorcellerie dite odinnique (propre à Odin aux dires des sources) et enfin une magie à bas bruit (littéraire). Une fois les termes définis, N. Price passe aux sources littéraires avant de consacrer plusieurs pages à l’historiographie du sujet et notamment les relations entre l’histoire des religions et l’ethnologie, ou comment l’idée de chamanisme fait son apparition dans l’étude des croyances des habitants non-Lapons de la Scandinavie haut-médiévale.
Le chapitre suivant va au cœur du problème en étudiant de manière ordonnée la magie chez les Vikings. A tout seigneur tout honneur, Odin ouvre le bal (actions, noms), suivi de Freya puis des acteurs humains de la magie, hommes et femmes. Et ces acteurs sont parfois inhumés, et certaines de leurs tombes ont peut-être été déjà fouillées. L’auteur propose plusieurs tombes au lecteur qu’il pense être celles de praticiens (Birka, Klinta, Fyrkat, Kaupang, Gausel, Ile de Man, Oseberg). Pour chaque cas, la fouille, le site et la tombe sont analysés de manière très serrée. Puis N. Price s’intéresse à d’autres artefacts qui peuvent marquer la pratique de la magie : des masques, des tambours, des boucliers, des charmes, des narcotiques et bien sûr des baquettes (en métal ou en bois, très en détail). Les chants et la transe ne prennent pas beaucoup de place dans le développement, beaucoup moins que la question très complexe du genre des pratiquants : même si Odin (dieu roi et guerrier) est le patron des magiciens, les hommes qui pratiquent sont vus comme efféminés, une qualification très invalidante dans la société viking. Ce que l’auteur élargit en considérant le lien entre magie, érotisme et pratique sexuelle (p. 177). La fin du chapitre est centrée sur les champs d’application dits « domestiques » de la magie (non guerriers, c’est-à-dire la météorologie, la guérison ou l’envoi de maladie, la divination etc.).
Le quatrième chapitre n’est pas un contrepoint, c’est l’argument central de la démonstration de l’auteur. En analysant de la même façon le chamanisme lapon, il appuie sur leur proximité, voire leur identité. Le chapitre débute par une actualisation des aires de peuplement lapons (culture Sami), qui commençaient bien plus au sud qu’aujourd’hui. Il y a très clairement un entremêlement entre les deux cultures, norroise et sami, dans ce qui est aujourd’hui la Norvège et la Suède. La cosmogonie sami, son monde invisible, l’onomastique et les sources sont décrites par l’auteur, avant de passer aux rituels et aux matérialisations de ces mêmes rituels (tambours, mailloches, pointeurs) pour enfin finir sur les caractéristiques de la magie lapone (noaidevuohta) : fonctions et champs sont les mêmes que la magie norroise.
Le chapitre suivant quitte en grande partie le Nord de l’Europe pour comparer d’autres religions circumpolaires et le chamanisme norrois. En Russie, les premiers textes sur le sujet datent du milieu du XVIIe siècle (p. 231). Mais l’exploration ne se limite pas à la Sibérie et le lecteur voyage tout de même beaucoup : Mongolie, Côte Nord-Ouest américaine et Canada intérieur. Puis N. Price revient en Scandinavie et s’attaque à la question du seiðr avant les Vikings (p. 260) et comment il faut comprendre le chamanisme en contexte norrois (Sleipnir et Loki, p. 266-268).
Le versant « domestique » de la magie ayant principalement été l’objet de l’essai jusqu’à présent, l’auteur passe maintenant à la face guerrière (sixième chapitre). Et la guerre est très présente dans un monde fait de petites chefferies n’ayant pas encore de royaume au-dessus d’eux … N. Price précise d’abord la figure de la valkyrie qu’il avait laissé de côté dans le premier chapitre, puis enchaîne sur la réalité des femmes combattantes (ce dont nous aurons à l’avenir encore à discuter …) avant de revenir sur les sources et l’onomastique entourant cette figure accueillant les combattants choisis dans la halle d’Odin pour y attendre le combat dernier. Le chapitre se poursuit avec les différentes sortes de magie utilisées lors de batailles selon la littérature et les acteurs (guerriers, sorciers) de ces sorts. La question du change-forme est bien entendue traitée elle-aussi, plus en largeur (p. 301) avec les berserkir (ours) et les ulfheðnar. Constantin Porphyrogénète, empereur byzantin, relate lui-même une cérémonie norroise avec des guerriers masqués et revêtues de peaux à laquelle il a assisté (p. 307), mais des pierres runiques et d’autres artefacts de plus petites tailles sont aussi analysés. La encore, l’extase, l’effet psychique de la violence de masse (avec une comparaison faite avec ce que dit Homère p. 315) sont évoqués comme un renversement intéressant concernant la Scandinavie : là où d’autres cultures animalisent l’ennemi, les norrois eux se transforment en prédateurs (avec un aspect sacrificiel à Odin ?).
L’avant-dernier chapitre forme la conclusion de la première édition. Il revient sur quelques points mais l’auteur se permet aussi une petite évocation qui n’est pas sans qualités littéraires (notre exergue), puis ce très court chapitre se clôt avec quelques ouvertures et une explication des origines des petites histoires qui ont ouvert ce livre.
Le dernier chapitre est une postface. Tous les autres chapitres ont été remaniés et augmentés pour la seconde édition mais le dernier chapitre est quant à lui entièrement neuf. Il fait le point sur la réception du livre au début du XXIe siècle, sur son influence, et l’auteur prend beaucoup de temps pour répondre aux critiques ou préciser un point après un développement inattendu ou inconnu (le bâton de sorcière vu comme quenouille et la projection filaire de l’âme p. 339). Le texte prend fin sur quelques ouvertures de pistes supplémentaires et une mise au point finale sur sa vision des Vikings : ce ne sont pas des héros romantiques.
Avec un tel livre, la couverture ne se referme pas avant d’avoir sous les yeux une bibliographie très conséquente (sur à peine 42 pages …) et un index (qui n’est pas sans manques).
Ce livre n’a aucune prétention à la vulgarisation. Et s’il est quelques passages qui souhaitent faire une présentation cosmogonique, elle tourne court très vite, ou plus précisément, elle devient unidirectionnelle. Et même pour ceux déjà un peu versés dans le Nord ancien, tout ne roule pas comme sur des roulettes. Les chapitres sur le chamanisme lapon et circumpolaire sont particulièrement âpres et le train ne passe pas deux fois … Sans parler du fait qu’il faut attendre la p. 84 pour que démarre la partie archéologique, ce qui peut rebuter un lecteur non préparé. La contrepartie, c’est la qualité et le foisonnement. L’expérience du terrain se sent très bien, systématisée avec le temps, et qui s’ajoute à de nombreuses autres qualités (linguistiques notamment mais aussi de modestie et d’honnêteté intellectuelle). Le mariage entre sources littéraires et archéologique est un modèle du genre et rencontre notre vision de ce que l’on pourrait faire dans d’autres aires géographiques. La très haute qualité des analyses est servie par des illustrations nombreuses et les vues d’artistes des tombes étudiées sont époustouflantes (exécutées par l’islandais Ƿórhallur Ƿráinsson). Nous avons pendant la lecture (très convaincante) pu nous faire beaucoup de remarques qui ne peuvent de très loin pas toutes figurer ici. Certaines ont attrait à l’Italie antique, quand par exemple la tête coupée de Mimir est analysée comme un masque (p. 60) et que l’on pourrait comparer aux têtes coupées divinatrices étrusques ou encore ces vélites romains p. 310 liés aux loups comme les ulfheðnar (une confrérie indo-europénne de jeunes hommes ?). D’autres évoquent quelques imprécisions quand l’auteur s’aventure hors du domaine septentrional, mais rien de méchant (mais le nazisme de E. Jünger est plus que discuté, malgré ce que laisse penser la p. 314).
Mais en regard des moments d’excellente science, lumineux, d’étonnement ou même d’effroi que propose ce livre …
(l’auteur remercie des bars et des restaurants à York et Uppsala p. xx … 8 ,5)
Roman policier et de fantasy urbaine de China Miéville.
[…] Cachés comme des livres dans une bibliothèque. p. 298
Après une lecture de Perdido Street Station qui nous avait laissé admiratif et marqué, nous souhaitions connaître plus avant l’œuvre de C. Miéville. Notre choix a porté sur The City & the City, mais cette fois-ci en version originale pour pouvoir apprécier autrement l’auteur et se faire une idée des difficultés de la traduction.
Dans un parc, une jeune femme est retrouvée morte, mutilée. L’inspecteur Tyador Borlú, de la police de Besźel, est chargé de l’enquête. Très vite, il apparaît que si le corps a été retrouvé à Besźel, le meurtre a été commis à Ul Qoma. Ces deux villes-Etat sont très proches l’une de l’autre, situées en Europe balkanique, mais si Besźel évoque Bucarest ou plus encore la Prague du début du XXe siècle (toponymes, patronymes, nom des institutions), Ul Qoma peut se voir comme une ville d’Asie centrale, type Kazakhstan (religions, régime politique, patronymes, dénomination de la police). L’inspecteur Borlú doit mener l’enquête à bien (pour un court temps croit-il au début …), mais est bien vite empêtré dans les affres de la coopération internationale …
Il est un peu compliqué de parler de ce livre, puisque son attrait principal, son étrangeté mais aussi son tour de force, se déploie dans les premières trente ou quarante pages du livre. Ces pages sont par ailleurs assez compliquées, entre néologismes, argot et le parler heurté du narrateur/inspecteur (en anglais aussi …). Mais cela nous a permis de voir les énormes difficultés que la traduction a dû rencontrer et de se faire une idée très positive du style de l’auteur en version originale, même s’il a du s’astreindre à se couler dans le moule du roman policier. Le livre ne se finit pas comme un Agatha Christie et tient très peu du roman noir. Il ne cherche pas non plus à coller au style nordique. Même s’il est moins foisonnant que dans Perdido, le monde inventé par l’auteur fait plus que bien se tenir, s’insérant avec une terrible efficacité dans l’Europe du XXIe siècle sans pour autant permettre à la technique de tout résoudre.
Tout est-il parfait ? Non, mais la petite baisse de tension se passe finalement assez vite et la seule imperfection que nous pensions avoir trouvé dans le scénario se révèle en fait très fondée (la caméra de contrôle de la p. 133). L’auteur s’amuse, et le lecteur avec, de ses remarques ironiques sur les archéologues trop proches de la philosophie (p. 106) ou comment le nom du philosophe S. Žižek est habilement maltraité (p. 110).
Un très grand plaisir à lire, une belle réflexion sur l’aveuglement, et une enquête très plaisante que le narrateur n’oublie pas de mener malgré les embûches. Et une idée de base du roman d’une incroyable force.
(ah ce petit moment subtil en rapport avec l’œuvre de G. Meyrink p. 290 … 8)