Cyberpunk’s not dead

Laboratoire d’un futur entre technocapitalisme et post-humanité
Essai de littérature sur le sous-genre cyberpunk par Yannick Rumpala.

Ecran et yeux bioniques d’occasion.

En parallèle de la démocratisation de l’ordinateur personnel, les années 1980 voient l’émergence d’un nouveau sous-genre dans la science-fiction : le cyberpunk. Un univers cyberpunk n’intègre pas que les développements de l’informatique mais ce doit aussi d’intégrer des mégacorporations toutes puissantes, une quasi-disparition des autorités publiques, une population survivant majoritairement de petits boulots ou délinquante (pour le lecteur), une prolifération des machines et des prothèses, une disparition de la Nature et des villes tentaculaires et interchangeables. Il est à noter que la question de la ville n’est pas l’unique apanage du cyberpunk, puisque la fantasy urbaine apparaît aussi au même moment.

L’introduction démarre sur les chapeaux de roue en interrogeant la pertinence du genre en 2021. N’est-ce pas de la SF déjà dépassée puisqu’elle décrit un monde qui a beaucoup de choses en commun avec le nôtre ? En plus de présenter les différents chapitres qui suivent, cette introduction aborde aussi la naissance du genre. Forment suite six chapitres centrés chacun sur une thématique canonique du genre.

Le premier chapitre débute donc avec l’extension formidable de la technosphère qui marque profondément les univers cyberpunks, avec en premier lieu l’omniprésence informatique. C’est « coder ou être codé », accompagné d’une surveillance de tous les instants (même si nous trouvons le commentaire sur les lois de la robotique d’I. Asimov très partial p. 62).

Le chapitre suivant s’aventure du côté de l’économie. Le Japon, comme souvent au début des années 80, est ici le point de départ pour ce qui est du devenir économique des univers cyberpunks. Il y a là un capitalisme ultra-raeganien allié à une structure à la japonaise avec d’immenses conglomérats (zaibatsu). Etrangement, les marques omniprésentes dans le monde réel chez Gibson sont absentes du cyberespace (p. 185). L’information y est une ressource et les plus riches habitent de manière très séparée du reste de la population …

Le chapitre suivant s’intéresse au décor de tout univers de cyberpunk : la ville. Tentaculaires, monde (mais avec une inspiration asiatique), dangereuse, la ville cyberpunk est elle-même un cyborg. Et tant que l’on est chez les cyborgs … Le corps est le thème du chapitre suivant, entre extension, connexion, marchandisation, post-biologie et post-humanité. Suit le chapitre sur la société, marquée par la précarité (mais aussi l’inventivité), la violence, le crime (mise en parallèle avec le crime victorien et les gangs new-yorkais de la fin du XIXe siècle, p. 164) mais surtout la résignation. Est-ce le reflet d’une peur du déclassement qui prend naissance dans les sociétés occidentales dans les années 1980 ? Le dernier chapitre s’intéresse au cyberespace, nouveau milieu qui imprègne tout dans les univers cyberpunks. Son côté addictif est très tôt noté dans les œuvres, tout comme son absence de frontières. Mais cette absence de bornes ne signifie pas absence de conflits et de dangers physiques …

La conclusion est articulée sur le fait de savoir si le cyberpunk est un genre dystopique (avec plusieurs angles d’attaque), ou si la fermeture de l’horizon qui le caractérise et les difficultés de vivre dans de tels mondes ne sont pas finalement à relativiser à l’aune de certaines expériences humaines (le XIXe siècle n’est pas partout une sinécure). Ce n’est clairement pas de la fiction émancipatrice (p. 171) …

Ce livre réussit pleinement à faire comprendre que le cyberpunk est à la fois une anthropologie de la technique et une esthétique du changement technique. W. Gibson dit qu’il écrit sur le présent (et le cyberpunk n’est pas une utopie qui a déraillée comme 1984, p. 200-201). Il est en plus un voyage intérieur, à l’opposé d’un autre sous-genre en vogue au même moment, le space-opéra, qui met l’accent sur le voyage stellaire (p. 182). Il n’est pas d’une lecture trop enthousiasmante, avec peut-être un peu trop de citations dans le texte et des présentations trop lourdes des auteurs de ces mêmes citations (mais le titre est accrocheur !).  Mais avec sa structure solide, ce livre balaie avec une grande efficacité le sujet choisi, même si la conclusion semble être la partie du livre la plus riche en analyses et la moins dans la description. Il ressort aussi dans le sous-genre une centralité fondamentale de William Gibson (la Trilogie de la Conurb) et il aurait été bon d’avoir une bibliographie peut-être plus complète du sous-genre pour mieux prendre en compte l’entourage.

Une très bonne analyse, tout à fait dans la lignée des autres numéros de la série.

(dans le cyberpunk, il n’y a pas déshumanisation par le totalitarisme mais par l’anomie et/ou la richesse p. 209-210 …6)

Archaeology of Sanctuaries and Ritual in Etruria

Actes d’un colloque d’étruscologie tenu en 2008 à Chicago dirigés par Nancy Thomson de Grummond et Ingrid Edlund-Berry.

De suite, cela a l’air un brin sec …

L’intérêt pour les sanctuaires étrusques, présent presque depuis les débuts de la discipline mais limité en nombre (le Lac des Idoles, sur le Mont Falterona dans les Apennins, est fouillé dès 1838) s’est doublé d’un intérêt bien plus récent pour les rituels (la religion vécue) qui pouvaient y prendre place. Il y a à la fois la volonté de dépasser le classique « on ne sait pas ce que c’est, mais c’est sûrement rituel », mais aussi la prise de conscience de plus en plus répandue dans les cercles de spécialistes que les Etrusques ne sont pas le réceptacle passif (ou malcomprenant) de la pensée et des pratiques grecques ou orientales. Il y a sans doute sortie de la vision péjorative des Etrusques qu’avait Winckelmann. Enfin, il y a la couche ethnologique, très présente en Amérique du Nord dans l’archéologie, qui s’ajoute à ces facteurs. Mais surtout, l’évolution des techniques de fouilles permet aujourd’hui des analyses qui n’étaient pas possible avant, du fait de la non-reconnaissance des artefacts ou des installations.

Passée l’introduction, les quatre premiers articles s’attachent à mettre en lumière certains aspects de quatre sanctuaires distincts : le sanctuaire du Champ de Foire à Orvieto (Campo della Fiera), celui de l’Ara della Regina à Tarquinia, Poggio Colla (dans la vallée du Mugello) et enfin Cetamura in Chianti (pays siennois). L’article sur le sanctuaire du Champ de Foire se veut une sorte de rapport d’étape, démontrant l’utilisation de cette zone au pied de la ville de l’époque archaïque jusqu’à celle de Constantin, y compris après 264 avant J.-C. quand la population est censée avoir été déportée à Bolsena après la prise de la ville par les Romains. Mais l’article échoue aussi (comme jusqu’à présent tous ceux que nous avons pu lire sur ce site) à nous convaincre que ce sanctuaire, certes d’importance, est le sanctuaire fédéral des Etrusques, le Fanum Voltumnae tant recherché. Certes il est situé sur le territoire d’Orvieto comme le laisse penser Tite-Live (sans précision cependant), près d’un important nœud routier. Mais rien pour l’instant ne nous semble permettre une telle attribution (richesse des offrandes que devrait être celle d’un sanctuaire de tout premier plan, inscription, bâtiments, offrande ou représentation spécifique etc.), autre que l’envie de le trouver.

L’article sur le sanctuaire tarquinien est une présentation actualisée, avec une meilleure compréhension des phases successives du complexe. Cependant, la partie sur le « coffre » qui forme la base (désaxée) de l’autel devant le temple principal et qui serait lié au culte du fondateur Tarchon est très intéressante. Le chapitre sur le sanctuaire de Poggio Colla se concentre sur les pratiques rituelles sur le site (en usage du VIIe au IIe siècle avant notre ère), comme par exemple le placement à l’envers d’éléments architecturaux, dans une sorte de « défondation », ayant probablement eu lieu lors de la fin de l’usage du temple archaïque.

Le sanctuaire de Cetamura a, quant à lui, comme particularité d’être fréquenté par des artisans dont les ateliers sont à proximité (comme présenté de manière synthétique dans l’article). Les offrandes sont en rapport, avec l’accent mis sur des clous. L’auteur détaille onze traces de rituels, dont l’un dans le four d’un potier, tentant une classification selon la taxonomie des rituels de M. Bonghi Jovino (propitiation, fondation, célébration, destruction).

Les trois articles suivants sont plus synthétiques et thématiques. Le premier d’entre eux a pour thème les statues de culte, avec une approche très axée sur la méthode et insistant sur la difficulté de définir la fonction cultuelle des statues retrouvées, autrement qu’en voulant absolument calquer le modèle grec et en voulant ignorer un possible aniconisme généralisé. L’iconographie étrusque semble cependant être très attentive à la représentation de statues touchées ou des actes de désacralisations.  Suit un article sur les terres cuites votives à Véies et à Tarquinia, notant des différences qui auraient pour cause le sexe des visiteurs mais aussi des différences très marquées dans les types d’offrandes. Le dernier article, enfin, pose quelques jalons dans l’étude de l’utilisation du vin en contexte rituel (la multiplication des analyses de contenants va augmenter le corpus dans les années à venir), tout en posant comme acquis son utilisation en milieu funéraire (d’où aussi une certaine ambiguïté).

La conclusion est suivie d’une bibliographie générale sur les sanctuaires étrusques, qui est appelée elle aussi à prendre de l’importance dans les décennies à venir.

Ce livre frustre un peu par sa petitesse (et à son prix inversement proportionnel …). Mais peut-être le lecteur attendait-il l’actualisation de l’ouvrage synthétique de G. Colonna paru en 1985 (Santuari d’Etruria) … Ce n’est définitivement pas le cas mais cela reste une belle fenêtre ouverte sur le sujet, avec une grande variété d’exemples (géographiquement, temporellement, typologiquement), qui s’adresse seulement à des spécialistes.

(l’étude de la base inscrite dite de Kanuta à Orvieto c’est tout de même quelque chose … 7)

Les monades urbaines

Roman de science-fiction de Robert Silverberg.

Quel est le rapport de cette couverture avec la choucroute ?

Mille étages, 3 000 m de hauteur, 885 000 habitants. Après l’effondrement, l’essentiel des habitants de la Terre s’est rassemblé dans ce type de bâtiments imposants appelés monades, laissant l’agriculture à quelques petites communes fortement robotisées qui alimentent ces mêmes monades. Des points de civilisation dans des déserts entretenus par des robots jardiniers, où personne ne va n’y ne désire aller. Grace à cette organisation, l’Humanité compte 75 milliards d’habitants sur Terre au XXIVe siècle. Pour faire tenir autant de personnes en un espace restreint, une organisation socio-spatiale est impérative. Chaque tour est donc divisée en plusieurs villes de manière verticale, peuplées selon les occupations des habitants. Au sommet, dans Louisville pour ce qui concerne la monade 116 qui est le cadre du roman, vit l’élite dirigeante de la tour.

Soi-disant débarrassée des tabous d’avant l’ère urbmonadale, la monade est dominée par la religion de la reproduction, entre liberté sexuelle obligatoire et drogues. Etrangement, le mariage existe toujours. Et quand la population devient trop importante, une partie de cette dernière est envoyée peupler une nouvelle monade.

C’est dans cet environnement que prennent place plusieurs arcs narratifs, avec des personnages liés entre eux d’une manière ou de l’autre. On suit ainsi (dans de nombreuses saynètes) Charles Mattern le socio-computeur, le musicien Dillon Chrimes, l’ambitieux administrateur Siegmund Kluver et sa magnifique femme Mamelon, les jumeaux Micael et Micaela Statler ou encore l’historien Jason Quevedo. La fiction d’un bonheur intemporel qui serait celui de la monade ne survit pas aux toutes premières pages du roman, quand Charles Mattern reçoit un visiteur venu de Vénus pour étudier la société urbmonadale. Déjà le doute s’insinue dans l’esprit du socio-computeur. Mais qui fait acte de rébellion dans un espace fermé (sans extériorité, c’est à dire une monade au sens de Leibniz) est éliminé séance tenante …

Ce roman est à juste titre un grand classique de la science-fiction urbaine. Il doit beaucoup à son époque de production (première publication en 1971), avec son approche littéralement très « sex, drugs and rock n’roll ». R. Silverberg accole même Mick Jagger à Bach et Wagner (p. 104). Il est critique à la fois de la surpopulation (explicite p. 267 et son corollaire la sururbanisation) qui ne peut que déboucher sur un système au mieux dirigiste, au pire totalitaire (p. 137, reconditionnement mental p. 80) couplé à un certain jeunisme (les soixante-huitards ?) que voit peut-être poindre l’auteur. A la page 182, il est même question de parler politique dans un monde qui en semble dépourvu, parce qu’il s’est privé de temps (un contre-exemple p. 187 ?). R. Silverberg intègre aussi dans son monde le problème de la gestion des sols arables, à un moment où le Club de Rome n’a même pas encore publié son rapport sur les limites de la croissance (1972). En allant plus loin dans cette direction, faut-il voir aussi dans ce roman une aversion pour le littéralisme évangélique (croissez et multipliez) ?

La critique antitotalitaire nous semble cependant rester au premier plan. Malgré la monade, malgré la pression sociale de tous les instants, le bonheur est lui-même obligatoire et l’Homme reste l’Homme : il n’y a pas eu de modification génétique après l’effondrement et la construction des monades, comme le montrent aussi les habitants des communes agricoles. La part animale de l’Homme, tout comme sa curiosité, n’ont pas été effacés par la satisfaction assurée de tous les besoins primaires. Les habitants doivent donc survivre, « se déguiser un peu mieux » (p. 177).

Ces thèmes, que l’on peut estimer trop nombreux pour un seul roman, sont admirablement agencés par R. Silverberg pour donner naissance à cette dystopie. Avec très peu de temps morts, une très belle économie de moyens, des articulations fines et des dialogues efficaces, l’auteur est parvenu à donner naissance à un monde où affleure l’explosion.

Ce roman est resté le classique qu’il était déjà au moment de la première publication française en 1974.

(mais pourquoi s’appelle-t-il Siegmund ? …8,5)

La pensée captive

Essai sur les logocraties populaires
Essai d’histoire des mentalités de Czesław Miłosz.

Elle en a vu des vertes et des pas mûres cette colombe.

Mes paroles sont aussi une protestation. Je conteste à la doctrine le droit de justifier les crimes commis en son nom. Je conteste à l’homme contemporain, qui oublie combien il est misérable en comparaison de ce que l’homme peut être, le droit de juger selon sa propre mesure le passé et l’avenir. p. 20

Le matériel humain paraît avoir un trait particulier : il n’aime pas qu’on le réduise à n’être que du matériel humain. p. 303

Pour celui qui voulait en savoir plus sur l’URSS et la réalité de son empire avant 1956 et le rapport secret du XXe Congrès du PCUS, il y avait tout de même de nombreuses sources. Kravtchenko, déjà en 1947, plus tous ceux qui revenaient après des années de camp de prisonniers. C. Miłosz appartient à ce mouvement éditorial mais avec des différences bien marquées : il n’est pas un dissident parce qu’il n’a jamais été communiste et il ne témoigne pas du système concentrationnaire soviétique mais s’intéresse à la manière dont vivent spirituellement les intellectuels dans les toutes nouvelles démocraties populaires, sous la coupe de Moscou mais pas intégrées à l’URSS.

Après une préface de K. Jaspers et un double avant-propos, l’auteur ouvre son livre par les conditions qui favorisent l’acceptation du totalitarisme : le vide spirituel, l’absurde, la nécessité, le succès, la culpabilité. Pour l’auteur toujours, l’intellectuel est par nature plus sensible que d’autres aux attraits de la pensée totalitaire et l’artiste trouve enfin une place dans la société (p. 30). Le second chapitre est centré sur la vision de l’Ouest qu’ont les intellectuels des démocraties populaires à la fin des années 1940. Et déjà en 1953, tout est changé …

Puis le chapitre suivant décrit le jeu d’acteur auquel est astreint tout intellectuel, à des degrés divers, dans les démocraties populaires. Appelé « Ketman » par l’auteur, c’est une sorte de taqiyya persane (dissimulation, de l’arabe kitman) qu’il a trouvé chez Gobineau (p. 87).

Suivent quatre portraits d’écrivains que l’auteur a connu, aux destins contrastés. Le premier était un auteur proche de l’extrême droite qui peu après 1945 adhère au communisme. C. Miłosz sent que c’est ce qu’il aurait pu devenir, une compromission après l’autre, graduellement. Le second est mu par la haine du monde qui se retrouve structuré par le matérialisme dialectique stalinien. Le troisième est devenu un hiérarque du régime et règne sur les carrières après être revenu dans les fourgons du gouvernement de Lublin. Le dernier portrait est celui d’un écrivain alcoolique chez qui tout est fantaisie. Pas vraiment le genre d’auteur prédisposé au réalisme socialiste, et inversement.

L’avant-dernier chapitre se veut plus général et disserte sur l’absence unanime de considération de l’Etat dans les démocraties populaires en 1950, où les soutiens sincères des autorités officielles sont bien rares, y compris parmi les ouvriers que le régime est censé choyer. Ce dernier doit donc dominer les esprits comme condition de sa survie. Il faut installer une Nouvelle Foi et cette entreprise est rendue plus facile par l’effondrement du christianisme (causé par la technique, p. 267), qui est pourtant le dernier refuge de la résistance.

Le dernier chapitre est consacré aux Baltes, que l’auteur né à Vilnius connaît un peu. Il compare l’invasion des pays baltes par les forces soviétiques à celle des Espagnols au Mexique (p. 285). Se battant contre l’absorption et la digestion par l’URSS, la situation des Baltes fait peur aux habitants des démocraties populaires qui y voient leur destin. C’est sur le constat des obligations de l’état de poète, de voir et de décrire, que s’achève ce livre.

Le constat que propose ce livre, avec beaucoup d’éléments personnels, est d’une clairvoyance très impressionnante pour 1953 (une révolution sans dynamisme révolutionnaire p. 212-214), à la fois sur les conditions historiques mais aussi quant aux choix qui sont laissés aux écrivains (fuite, soumission, adhésion, résistance, évasion) et par extension aux intellectuels et aux artistes dans les démocraties populaires. Si l’on excepte le fait que l’auteur pense que l’URSS était à un doigt de la défaite durant le Seconde Guerre Mondiale (p. 168-169), il ne nous apparait pas d’analyse historique qui soit fondamentalement fausse dans ce livre. Certaines idées sont même frappantes : avec l’arrivée des Soviétiques, le capital a été remplacé par la peur, la peur de manquer a été remplacée par la peur nue (p. 298). Et cette peur ne peut pas disparaître, parce que sans elle pas d’orthodoxie, et s’il y a hétérodoxie, il y aura alors révolte (p. 299).

Comme on peut l’attendre d’un Prix Nobel de littérature, c’est bien écrit, avec des ambiances très différentes selon les chapitres (les derniers sont les plus caustiques) et des passages d’anthologie (p. 214 par exemple). Le sujet est grave mais l’humour n’est pas absent. Un livre qui se dévore.

Des millions de gens dans des espaces dévastés quittaient juste un totalitarisme pour entrer dans un autre …

(« D. n’était jamais sérieux. Être sérieux, comme on sait, constitue l’exigence fondamentale du réalisme soviétique » p. 239 … 8)

Le Prince Rouge

Les vies secrètes d’un archiduc de Habsbourg
Biographie de l’archiduc Guillaume de Habsbourg-Lorraine pat Thimothy Snyder.

Ils ne se marièrent pas.

La mission de sa vie, quand il n’était pas au bordel ou sur la plage, était de soustraire le peuple ukrainien souffrant à la domination des bolchéviks. p. 208

Chez les Habsbourg, il y en a de très connus, comme François-Joseph, Sissi, François-Ferdinand ou Otto, et il y a les autres. Guillaume n’appartient pas à la branche aînée qui a la mainmise sur l’Europe centrale depuis des siècles. Il y a très peu de chances qu’il soit amené à régner sur la monarchie danubienne (il est aussi aux environs de la 800e place pour le trône d’Angleterre). Il mérite néanmoins un peu plus de renommée. Toute l’affaire de sa vie ou presque, ce sera d’édifier un royaume d’Ukraine et d’y devenir roi. Mais pour cela, il faut d’abord qu’il y ait une Ukraine. Même à l’âge des nationalismes et avec des Ukrainiens habitants des terres d’empire, cela n’a rien d’une évidence. Entre des écueils des grandes puissances, les intérêts dynastiques, les intérêts familiaux, la politique locale et ses propres idées politiques, y aura-t-il une voie ? Ou l’incandescence de la guerre et des totalitarismes détruira tout sur son passage ?

Chaque chapitre et période de la vie de Guillaume de Habsbourg est dans ce livre thématisé par une couleur : le rêve impérial du jubilée de François-Joseph est d’or (contexte en Autriche-Hongrie à la naissance de l’archiduc en 1895), bleue est son enfance sur les bords de l’Adriatique, vertes ses années d’apprentissage dans divers lieux de la double monarchie (déménagement en Pologne, lycée en Moravie) et le rouge est la couleur de la Première Guerre Mondiale (il est officier subalterne dans les opérations de refoulement des armées russes à partir de 1915). La fin officielle des hostilités est évidemment le marqueur d’un changement de statut personnel fondamental : son cousin Charles Ier ne règne plus et des pays nouveaux font leur apparition. Mais pas l’Ukraine … C’est une période grise d’incertitudes et de tentatives avortées (parfois avec de l’argent allemand) de création d’un royaume habsbourgeois riverain de la Mer Noire. La guerre civile russe peut-elle être utilisée pour remodeler à nouveau de l’Europe orientale en soutenant le parti blanc ? Guillaume s’engage au côté des nationalistes ukrainiens. Mais l’absorption par la Pologne d’une partie de ce qu’il considérait comme terre ukrainienne sonne le glas des espérances. Ou aller, si Vienne est interdite aux membres de l’ancienne dynastie, si la Pologne est haïe, la Russie une dévastation ?

En Espagne règne un cousin (qui accueille aussi la famille de Charles Ier) mais là aussi la monarchie est renversée. Paris est son havre une bonne dizaine d’année (période lilas), tout comme pour une bonne partie des élites mises à terre de l’ancienne Europe. Une ville d’où l’on peut continuer à faire de la politique en direction de l’Ukraine mais aussi vivre dans l’insouciance ses passions. Mais l’on tente aussi de se servir de lui. Accusé de complicité dans une affaire d’escroquerie, il s’enfuit en Autriche (devenue plus souple) en 1935. Un temps adhérant à l’idée d’un fascisme aristocratique, il se rapproche même du nazisme pour un très court temps (chapitre brun, contre les intérêts et la sécurité de sa famille p. 236-243). Mais il réalise bien vite que ce n’est sûrement pas avec le nazisme que les Ukrainiens vont se doter d’un Etat indépendant : l’idée d’un empire racial lui était totalement étranger. En 1942, il fait partie de la Résistance à Vienne (noir), sans doute en contact avec le SOE britannique. L’Autriche où il vit est après la guerre divisée en quatre zones d’occupation. Mais les forces soviétiques, et en particulier les services secrets, y ont les mains libres dans toutes. A nouveau impliqué dans l’aide aux nationalistes ukrainiens, informateur du SDECE, il est arrêté par le MGB soviétique et interrogé rudement. Privé de médicaments, sa santé décline rapidement et il meurt à Kiev en 1948.

La dernière couleur, l’orange, est utilisée dans l’ultime chapitre. Les soviétiques, ayant créé une république soviétique d’Ukraine au sein de l’URSS (rassemblant des terres à colorations ukrainiennes relevant auparavant d’Etats différents), c’est cette dernière qui accède à l’indépendance en 1991. L’épilogue narre le retour d’une nièce de Guillaume en Pologne en 2002, après 60 ans d’exil et ce que sont devenus les lieux où vécu Guillaume. Suivent des généalogies, des profils biographiques, une chronologie, une bibliographie et un index. Un cahier d’illustrations est inséré au milieu du volume.

La première qualité de ce livre est de montrer comment les Habsbourg, comme famille élargie, entreprennent de prendre en main les changements qui affectent leur empire. Dès la génération précédent Guillaume, celle née vers 1860, la question des nationalités est intégrée. C’est pourquoi le père de Guillaume, Etienne, fait le choix de la Pologne pour lui et sa famille et ainsi se placer comme potentiel roi si Vienne en voit la nécessité. Guillaume a pour première langue le polonais. S’il s’éloigne du choix du père, Guillaume participe quand même au développement des possibles de la monarchie danubienne en se tournant vers les Ukrainiens, qui in fine doit permette une meilleure gestion des minorités au sein du domaine impérial et royal. Il est clair après 1866 et la défaite face à la Prusse que l’avenir de la monarchie est slave (p. 34). Comme le souligne l’auteur p.140, quand à Vienne toutes les nationalités sous le sceptre austro-hongrois sont représentées au Parlement, Wilson ne parle devant aucun Noir au Capitole de Washington …

T. Snyder, dans un but pédagogique, a écrit ce livre dans un style très journalistique, limitant les notes infrapaginales au strict minimum mais ne sacrifiant pas pour autant la complexité. Son explication des débuts du premier conflit mondial est lumineuse et l’auteur rappelle aussi que tout en Europe ne s’achève pas en 1919 à Versailles. Parcourant tout le livre, la thématique de la nationalité est magnifiquement explorée par T. Snyder avec comme support Guillaume et sa famille. Ils ne sont en effet pas nationalement classifiables : Guillaume ne se considère jamais Allemand (p. 317), Autrichien seulement quelques années, a demandé à être français, s’est senti ukrainien toute sa vie (nationalité d’élection p. 316) et une bonne partie de sa famille proche a souffert sous les Nazis et les Soviétiques pour rester polonaise.

Moins convaincants sont les passages comparants l’empire habsbourgeois à l’Union Européenne, où T. Snyder semble très sensibles à certains mythes fondateurs étatsuniens (p. 313 et 315). Mais le gros point noir de ce livre, c’est la traduction. Que de lourdeurs, que d’erreurs que ce soit dans la narration ou le choix des mots (faut-il ici en faire la liste ?). Même les pièges les plus évidents, comme le « décade » de la p. 31, nous n’y échappons pas … Ce livre est-il bien mieux en anglais et le traducteur voulait-il absolument coller au style de l’auteur, visiblement difficilement reproductible en français ? Nous ne savons pas. Cerise sur le gâteau, la quatrième de couverture n’est pas cohérente avec le contenu du livre.

Mais au moins le tableau des complexités de l’Europe centrale et orientale peut être présenté en langue française par l’un de ces meilleurs spécialistes.

(tous les Habsbourg ne sont pas mentalement stables p. 50-51, et l’apport des Wittelsbach n’a pas beaucoup aidé …6)

Les Maîtres des Ténèbres

Livre dont vous êtes le héros par Joe Dever.

Je crois que c’est le méchant.

Parmi les chemins d’accès au jeu de rôle sur table – et ce surtout dans les années 80 et 90 avant l’essor du genre et des possibilités techniques dans le domaine vidéoludique -, il y a les livres dont vous êtes le héros. Ces livres jouables séparément ou en tant que série, sans dé grâce à une table simulant un dé à dix faces, sont genre que nous voulions essayer depuis un temps très certains.

Le principe en est assez simple. Tout d’abord, le lecteur-joueur définit les caractéristiques (habileté et endurance) de son héros de manière aléatoire et choisit des capacités spéciales parmi une liste. L’équipement du héros est ajusté lui-aussi de manière aléatoire. Puis débute l’aventure, avec un prologue donnant le cadre général de l’aventure (le monde, l’histoire du héros) puis le premier des 350 paragraphes qui constituent ce livre. A la fin de ce paragraphe, un choix parmi plusieurs options est proposé au lecteur, qui est alors renvoyé vers un autre paragraphe et ainsi de suite jusqu’à la fin de l’aventure ou le décès du héros que ce soit par la mort au combat ou un regrettable accident.

Dans ce livre en particulier, le lecteur dirige les actions de Loup Solitaire, un élève du monastère des Maîtres Kaï qui se vouent à la défense du royaume du Summerlund. Ledit monastère vient d’être attaqué par les forces des Maîtres des Ténèbres, ennemis de très longue date du royaume. Le monastère est détruit, ses occupants morts jusqu’au dernier. Loup Solitaire, absent au moment de l’attaque, est l’unique survivant de l’Ordre et prend sur lui d’aller avertir le roi de l’attaque. Il se met en route. Mais où aller ? Quel chemin prendre ? Quelle direction au premier embranchement ?

Le monde est certes cruel et souvent expéditif, mais le cheminement n’est pas aussi dirigiste que ce à quoi nous nous attendions. Certains embranchements sont cependant présentés de manière étrange si l’on se place du point de vue de la réussite de la mission, de sa supposée grande importance et de la psychologie du héros : pourquoi par exemple ressortir du château royal si le but est d’y entrer pour parler au roi ? Certains choix manquent peut-être aussi d’explications ou d’indices et sont donc au petit bonheur la chance. Il est vrai que c’est cohérent avec la création de personnage et même de manière générale comment étaient pensés les jeux de rôle à cette époque. Il y aurait été appréciable de voir plus de dissémination d’indices à employer plus tard.

De plus, les disciplines Kaï à choisir avant de démarrer l’aventure n’ont pas toutes la même valeur d’usage, et de ce fait la progression est fondamentalement différente avec ou sans. Pour une en particulier, c’est même assez scandaleux. D’autres disciplines sont, du moins dans notre expérience, très peu ou pas utilisées. Peut-être en va-t-il autrement dans les volumes suivants.

La carte est dans ce premier volume tout à fait inutile mais les autres illustrations dans le texte sont plaisantes et donnent envie de tomber sur les paragraphes correspondants. Elles sont dans un style qui nous a rappelé celles du livre de règle du jeu de rôle Warhammer (l’illustrateur Gary Chalk a aussi travaillé pour cette série).

Malgré ces petits défauts, le livre procure facilement quelques heures de délassement, multipliables si l’on veut explorer toutes les possibilités et voies. Si le produit est destiné à un public jeunesse, des adultes y trouveront aussi un contentement, qui se poursuivra peut-être dans le tome suivant.

(le héros n’est pas toujours très futé … 7)

Les Gaulois

Manuel de culture gauloise par Jean-Louis Brunaux.

Mais est-ce le bon titre ?

Si aujourd’hui certains d’entre eux sont réfractaires, les Gaulois de l’Antiquité sont surtout remuants. Du moins selon les Romains et les Grecs (et beaucoup d’autres), qui apprécièrent modérément leurs promenades armées jusque dans leurs sanctuaires. Un effet parfois envahissant d’une grande curiosité, un trait qui leur est déjà reconnu par les auteurs antiques. Cette caractéristique n’est pas la première que le grand public leur attribue de nos jours, et c’est ce que J.-L. Brunaux veut faire changer avec ce livre.

Le premier chapitre brosse rapidement l’histoire des Gaules, du rapport entre Celtes et Gaulois à la fin de l’Age du Bronze à la fin de l’indépendance au milieu du premier siècle avant notre ère, en passant par les mouvements de populations au sein des Gaules. Suit la géographie, caractérisée par de fréquents mouvements de populations (dont le plus célèbre est celui des Helvètes qui déclenche l’intervention de César en -58). L’Italie du Nord, la Grèce et l’Anatolie ne sont pas oubliées. L’organisation territoriale des cités est abordée en fin de chapitre, soulignant la faible urbanisation des Gaules mais aussi l’apparition tardive des places fortes (oppida).

L’auteur s’intéresse ensuite aux aspects sociaux, allant de la tribu à la cité, puis détaillant divers groupes (druides, guerriers, plèbe, esclaves) avant de considérer les formes politiques et les institutions rapportées par les sources (royauté, assemblées, magistratures). Quelques pages sont dévolues à la justice, aux finances et à la guerre. Le chapitre suivant commence par la guerre comme activité économique avant de présenter quelques points saillant de cette même économie gauloise (artisanat, commerce, mines).

Continuant sur le chemin allant du macro vers le micro, l’auteur explore ensuite la psyché gauloise, principalement ce que seraient les conceptions gauloises du temps et de l’espace. Le sixième chapitre veut aller plus avant en décrivant la religion gauloise, en tentant de déterminer ses principes sans aller dans les détails de chaque aspect local. Puis J.-L. Brunaux tente de parler langue et littérature gauloise, arts et loisirs avant d’achever ce manuel de manière assez abrupte (sans conclusion) avec quelques facettes de la vie privée (onomastique, habitat, famille, sexualité, soin du corps, éducation et costume).

Des annexes fournies complètent ce livre, avec quelques biographies de gaulois d’après nos sources, une chronologie, les cités connues, des cartes, un précis sur les sources, une bibliographie indicative et deux index. L’ouvrage est assez généreusement illustré dans le texte.

Mais toute cette prodigalité dans les annexes ne suffit hélas pas. Elle ne sauve pas ce livre de très nombreuses faiblesses. La première d’entre elles, c’est que c’est assez mal écrit. Tout n’y est vraiment pas clair, et c’est très frappant dans le chapitre historique. Confus, imprécis, le tout manque aussi de datation. Et la relecture n’a vraisemblablement pas eue lieu (des redites, des erreurs typographiques) …

Le second problème est celui des affirmations dont on peine à voir le soubassement. Certes, il est fait le choix ici de produire un livre grand public, avec conséquemment un appareil critique très léger. Mais l’auteur ne nous dit que très très rarement sur quoi il se base, pour par exemple autant mettre en avant les druides comme éléments rationnels (scientifiques) et rationalisateurs de la religion gauloise. En quoi est-ce un problème si les Gaulois ne sont pas entièrement rationnels (selon nos standards) ? L’irrationnalité des Grecs, que J.-L. Brunaux veut absolument voir comme les plus proches parents des Gaulois (même, très étrangement, linguistiquement p. 303) est quelque chose d’accepté depuis des décennies dans le monde universitaire. On peut encore voir cette volonté de grécisation dans d’autres domaine (fortification de la Heunebourg p. 25, comparaison avec Delphes p. 152), par une comparaison homérique très forcée (p. 306) ou par une propension à voir des bataillons sacrés à la thébaine dans toute la Gaule (p. 381). Quant à la lourde insistance sur le pythagorisme de la p. 385 …

L’auteur semble aussi avoir une conception mouvante de l’homme libre en Gaule, refuse les motifs communs indo-européens en bloc (limite infréquentables p. 24), et use de la proto-urbanisation nébuleuse (p. 45).

J.-L. Brunaux semble aussi avoir écrit son livre comme une sorte de collection de silos. Il y a de nombreuses redites, avec le problème additionnel que l’auteur peut se contredire. C’est le cas avec une tradition trévire aux pages 147, 155 et 410.

On en vient donc naturellement à devoir seulement donner crédit à l’auteur sur sa spécialité première, ce pourquoi il est devenu célèbre : la civilisation matérielle gauloise. Mais même sur les chars, nous sommes amenés à douter très fortement, pour la simple raison que la géographie gauloise ne permet pas le combat de char à l’égyptienne (p. 155). Et pourquoi les centaines de milliers de monnaies retrouvées par les archéologues ne serviraient à rien dans les échanges commerciaux (p. 200-201, d’autres zones géographiques semblent cependant y arriver) ?

L’auteur a-t-il voulu trop en faire, trop en dire, donnant ainsi ce sentiment d’inachevé ? Ce livre n’est pas sans atouts (le semi-nomadisme gaulois, le calendrier par exemple) mais les points négatifs l’emportent cette fois-ci …

(la guerre est-elle vraiment, comme à la p. 381, l’oubli de toutes les lois ? … 4)

Rise and Kill First

The Secret History of Israel’s Targeted Assassinations
Essai d’histoire des assassinats ciblés israéliens par Ronen Bergmann.
Publié en français sous le titre Lève toi et tue le premier.

Pas de fumée sans feu.

Un pays, petit et peu peuplé par rapport à des voisins qui souhaitent sa destruction, en vient vite à utiliser tous les moyens à sa disposition pour affaiblir ses adversaires ou empêcher la mise en œuvre de ses plans. Dans le cas d’Israël, c’est dès avant la création de l’Etat qu’il y a recours à des assassinats ciblés en Palestine mandataire, que ce soit contre des dirigeants arabes ou des fonctionnaires anglais. Avec la création de l’Etat en 1948, la décision de telles actions revient exclusivement au Premier Ministre (le monopole étatique prenant la suite de l’anarchie des différents groupes indépendantistes du Yichouv). Mais ses exécutants restent multiples : Armée de défense d’Israël (dans ses trois composantes terre, air et mer), renseignement intérieur et renseignement extérieur, avec des collaborations possibles si l’opération nécessite de gros effectifs.

Les cibles de ces assassinats ciblés répondent aux exigences politiques du moment. Dans les années 50, ce sont les organisateurs (jordaniens et égyptiens) des incursions de fedayins palestiniens qui sont ciblés. Il y a très peu de chasse aux anciens nazis, tout simplement parce qu’ils ne sont plus une menace. Dans les années 60, les opérations aux frontières continuent, avec comme menace principale les efforts égyptiens d’armement employant des scientifiques et techniciens allemands. Après l’échec de l’envoi de courriers piégés pour tuer ou faire fuir, le Mossad parvient à stopper les travaux en recrutant Otto Skorzeny, l’ancien officier SS. Les années 70 sont marquées par la traque des participants à la prise d’otage des Jeux Olympiques de Munich (1972) et par l’élimination de nombreux membres des différents groupes palestiniens (c’est la haute époque du détournement d’avion). Dans les années 80, la lutte contre les mouvements palestiniens se double de l’intervention israélienne au Liban contre le Fatah et de l’occupation du Sud du pays. La lutte contre les groupes palestiniens n’est pas exempte de bavures, comme en 1984 avec la prise d’otage du bus de la ligne 300 où l’exécution sommaire des preneurs d’otages est couverte par le Shin Bet en accusant faussement un général, rien de moins. Au cours des années 90, le Hamas remplace le Fatah comme cible principale des assassinats ciblés. La seconde Intifada (2000-2005) étend la pratique de l’assassinat ciblé (jusqu’à ce moment-là limitée aux cadres dirigeants d’importance du Hamas, du Jihad Islamique et du Hezbollah) aux organisateurs et artificiers des attentats suicides. Leur nombre augmente donc en proportion, triplant en cinq ans le nombre total de victimes d’assassinats ciblés d’avant 2000.

Mais l’élimination en 2004 du cheikh Yassine, le chef du Hamas, démontre aussi que l’élimination de dirigeants n’est pas pour autant abandonnée, comme c’est aussi le cas en 2008 du général Souleimane, le responsable du programme nucléaire syrien. Le nouveau siècle voit le drone faire l’objet d’une utilisation de plus en plus intensive comme moyen de surveillance et de frappe (première utilisation en 1995). Avec l’augmentation très forte des assassinats, la communication officielle change elle aussi, avec des revendications et des justifications de la part du gouvernement israélien. La Cour Suprême israélienne, saisie par des militants du Comité public contre la torture en Israël, déclare légitime sous conditions les opérations d’assassinats ciblés en 2006. Enfin, les années 2010 sont celles des opérations en Iran contre les scientifiques atomiques (par supplétifs locaux interposés). Mais pour toutes les périodes, la logique de la communauté israélienne du renseignement reste la même : il vaut mieux quelques morts, y compris des dommages collatéraux, que beaucoup plus lors d’un conflit conventionnel avec à la clef de nombreuses victimes y compris chez l’ennemi.

C’est évidemment un tour de force d’écrire un tel livre, même dans une démocratie, mais Ronen Bergman avait toutes les cartes en main : avocat, docteur en histoire et disciple de Christopher Andrew (l’historien officiel du MI6, déjà vu plusieurs fois dans ces lignes), il est journaliste spécialisé dans les questions de défense et de renseignement en Israël et aux Etats-Unis. Rassemblant sources écrites et surtout le fruit de plus de mille entretiens à tous les niveaux de la chaîne de commandement (dont certains n’ont jamais laissé de traces écrites), ce livre a certes pour prisme les assassinats ciblés à faible signature mais élargit son propos à d’autres opérations (l’élimination de l’Etat-Major égyptien juste avant Suez en 1956, l’assaut à Entebbe en 1976, l’abordage de la Flotille de la Paix en 2010 par exemple) pour des raisons de contexte et de compréhension des enjeux politiques israéliens, et formant de ce fait une histoire beaucoup plus large. L’auteur ne s’engage clairement pas dans une hagiographie tonitruante et commence même son livre avec la délicate question de la moralité d’une telle politique, sur le fait de conduire des opérations de neutralisation parfois juste parce qu’on le peut (sortant ainsi du champs politique, échangeant parfois une victoire tactique pour une défaite stratégique), en mettant le Premier Ministre sous pression. Ce livre se distingue aussi de nombreux autres sur ce genre de sujet par la qualité de son appareil critique. Sur la question morale non plus, l’auteur ne se départ pas d’une distance scientifique mais invite tout de même le lecteur à considérer ce que serait son choix s’il était le Premier Ministre d’Israël.

Critique mais réaliste, ce livre fourmille de renseignements et force l’admiration du lecteur par la masse travail qu’il a nécessité, la ténacité de l’auteur devant les obstacles et surtout devant la facilité avec laquelle se lit ce livre. L’auteur possède une grande qualité de conteur, et c’est sans doute nécessaire au vu de la dureté de ce qui est raconté. La qualité de l’ouvrage n’est amoindrie que par un système de renvoi aux notes très peu pratique (dans la version anglaise seulement, semble-t-il). Certains évènements auraient pu bénéficier d’encore plus de contextualisation. C’est par exemple le cas de la prise d’otage de Munich et les échecs de la police allemande (outre son refus de l’aide extérieure, notamment israélienne). Mais l’auteur ne précise pas que l’Allemagne ne possède pas encore d’unité spécialisé dans ce type de mission. Le GSG9 allemand est créé juste après la prise d’otage, le GIGN l’étant en 1974. Le lecteur aimerait aussi parfois en savoir encore plus sur certains points ou sur certains types de cibles, mais avec 640 pages de texte, il devient difficile d’en rajouter.

Un ouvrage qui fera date dans ce champ d’études.

(il y a eu vraiment beaucoup de monde en roue libre … 8,5)

Les carnets du Major Thompson

Roman humoristico-ethnographique de Pierre Daninos.

Parapluie et chapeau melon.

Un père fait apprendre l’anglais à son fils non pour la beauté de la langue (toujours relative aux yeux d’un Français), mais parce que cela peut lui servir plus tard. Dans la famille Turlot, il y par principe un fils qui apprend l’allemand pour pouvoir être interprète pendant la guerre. p. 195

Il est des œuvres qui ne quittent pas votre tête. Elles peuvent passer à l’arrière-plan tout au fond du tableau, s’enfoncer dans vos souvenirs, plonger profondément dans votre mémoire mais elles refont surface, de temps à autre. Il arrive que l’on porte à ce moment sur celles-ci un autre regard, fruit de l’expérience ou de la comparaison, qu’elles soient autrement valorisées. Et parfois on en relit certaines, comme c’est le cas ici avec les Carnets du major W. Marmaduke Thompson.

Roman basé sur le principe des Lettres persanes de Montesquieu (citées p. 174), il nous est donné de lire les réflexions sur la France et les Français du major Thompson, issue d’une ancienne famille britannique et vétéran de l’Armée des Indes, marié à une Française et vivant en France depuis quelques années. Parmi les thèmes abordés, on trouve entre autres le sport, la conduite automobile, le voyage, l’éducation (un passage très drôle sur l’internat anglais par lequel est passé la première femme du major) ou encore la nourriture (et les menus imaginaires que content les hôtes). Censé être une traduction de l’anglais (même si cela semble oublié p. 214), il se trouve que le traducteur, P. Daninos, est une connaissance du major …

Cette description de la France de 1954 est très plaisante à lire. Certains aspects trouvent encore un écho aujourd’hui, d’autres ont bien entendu terriblement vieilli. Le personnel de maison, les colonies, l’Abbé Pierre qui accédait à la renommée nationale (p. 134), les réceptions dans une ville que l’on visite, les lettres de recommandation en voyage, le « parler jeune » (p. 161), une certaine orthographe (Ҫiva pour Shiva p. 142). Mais il est quelques intemporalités, p.179 par exemple, où il est dit « qu’à l’étranger, tous les Français sont de Paris ». C’est évidemment un portrait très réducteur, principalement parce que l’auteur est fortement dépendant de son milieu d’origine, la haute bourgeoisie parisienne. Le reste des habitants est bien absent, sauf peut-être au bord du parcours du Tour de France, et encore … Et même en décrivant les Anglais (au même niveau social), c’est toujours les Français que l’auteur observe.

 Primesautier, virevoltant, toujours bien tourné, le livre se dévore (comme dans nos souvenirs) mais se pose aussi parfois, pour se demander si l’auteur en fait vraiment trop ou s’il a vu tellement juste.

(un classique, la première femme du major, une cavalière qui devient cheval p.113 …8,5)

The Fall of Gondolin

Recueil de textes de fantasy de J.R.R. Tolkien, édité par Christopher Tolkien.

Un grand cache-cache.

Troisième et dernier des grands récits du Premier Age de la Terre du Milieu écrit par J.R.R. Tolkien (avec Beren et Luthien et Les enfants de Hurin), cet ouvrage est aussi le dernier édité par son fils et exécuteur littéraire Christopher (mort en 2020 à 95 ans). Il présente plusieurs versions d’un même évènement-clef du Premier Age, la conquête par le Vala renégat Melko/Morgoth de la cité cachée de Gondolin.

La version la plus ancienne, parmi les tous premiers textes de Tolkien sur la Terre du Milieu, date de 1916, alors que l’auteur se remet d’une blessure reçue au combat (une expérience très visible p. 69). C’est le plus complet de tous ceux présentés ici.

Tuor fils de Peleg vit en Terre du Milieu. Retirés à l’Ouest, les autres Dieux ne sont pas intervenus dans les combats des Elfes et des Hommes contre Morgoth comme ils l’ont fait auparavant. Néanmoins, l’un d’eux, Ulmo, ne se satisfait pas de la situation et des souffrances des Elfes et des Hommes et fait venir à lui Tuor en bord de mer. Il le charge d’aller trouver Turgon, roi de la cité cachée de Gondolin, pour lui demander de quitter sa cachette, d’attaquer Morgoth et d’envoyer des messagers aux Dieux pour obtenir leur soutien. Tuor, aidé de Voronwë, trouve la cité cachée mais Turgon refuse d’écouter ses conseils pour ne pas mettre en péril tout ce qu’il a accompli jusqu’ici. Ne pouvant repartir, Tuor s’établit dans la ville, épouse Idril et engendre Eärendel. Mais Meglin, neveu du roi Turgon, n’accepte pas cette union et, pris par les Orcs de Morgoth, il trahit la cité. Morgoth envoit ses armées d’Orcs, ses Balrogs et ses dragons et s’ensuit un assaut où les champions de Gondolin combattent vaillamment mais ne peuvent empêcher la conquête et la destruction. Tuor rassemble une partie des survivants, parvient à s’échapper. Il repousse une embuscade dans un col et parvient après une longue errance à l’embouchure du fleuve Sirion où s’installent les exilés. Eärendel, devenu adulte, entendra lui aussi la musique d’Ulmo comme son père et prendra la mer.

En miroir de cette version, très marquée par l’expérience récente du combat de l’auteur, l’éditeur propose plusieurs autres version d cette histoire à la suite : la première note, une ébauche de seconde version, les versions de l’Esquisse de Mythologie et de la Quenta Noldorinwa (1930) ainsi que la dernière version inachevée de 1951. Les changements peuvent y être très importants, comme le rattachement de Tuor à la Maison de Hador, celle de Turin fils de Hurin (qui devient son cousin) ou des échanges complets de noms. C. Tolkien détaille ensuite les évolutions de l’histoire, s’aidant de la correspondance de son père. Cette histoire, selon toute vraisemblance, devait ouvrir sur celle de Eärendel fils de Tuor (le père d’Elros et Elrond les Semi-Elfes), navigateur infatigable dans les mers du Sud qui ramène un peu de lumière dans le monde en tuant l’araignée Ungoliant qui avait aspiré la sève des deux Arbres de Lumière en Valinor et qui sera l’ambassadeur des Hommes et des Elfes auprès des Dieux. Mais cette histoire n’a jamais été écrite, et même n’a jamais dépassé les intentions formulées dans divers textes épars (comme indiqué dans la conclusion).

Alan Lee a illustré dans le texte et hors texte cet ouvrage, lui-même complété par une liste de noms, des notes additionnelles, un glossaire des mots rares, obsolètes et vieillis utilisés dans le livre, deux arbres généalogiques (un peu simplifiés) et une carte.

Comme presque tous les livres édités par C. Tolkien, celui-ci s’adresse à des adeptes convaincus du Professeur. Il faut, comme toujours, aimer le style archaïque qui a dû être une part essentielle de la première lecture à haute voix du premier texte au Club des Essais à Oxford, avec la musique qui sied à un spécialiste de la littérature anglo-saxonne. Mais d’une certaine manière, le texte fait remonter plus loin encore que le VIe siècle des îles britanniques et se rattache sans décalque à la chute de Troie, de la fuite du prince avec sa famille aux errances et à la nouvelle fondation de l’embouchure du fleuve Sirion, point de départ d’un cycle de fondations (Numênor, Imladris, Arnor/Gondor).  La dernière version de 1951, 35 années après le premier jet, s’annonçait comme de premier choix (après l’achèvement du Seigneur des Anneaux et donc avec une vision d’un monde qui ne se limitait plus au Premier Age) mais s’interrompt malheureusement alors que Tuor va déboucher sur Tumladen, la plaine de Gondolin, après avoir passé les sept portes …

Un livre qui a remis d’aplomb tout ce que le Silmarillon nous avait dit de Gondolin et un très plaisant voyage de plus en Terre du Milieu.

(les dialogues de la version de 1951 sont costauds malgré une petite perte d’archaïsmes … 8,5)