Essai de mythographie étrusque de Nancy Thomson de Grummond.
Chaque peuple, quel que soit l’époque, a ses mythes. R. Barthes l’a démontré, le mythe ne se limite pas à l’Antiquité. Mais notre connaissance des mythes et légendes grecs et romains s’appuient sur des textes, à partir desquels, historiquement, une analyse des différentes iconographies a été faite. Quasiment rien de cela chez les Etrusques, dont très peu de textes nous sont parvenus et où la majorité des informations relatives aux dieux, aux héros et à leurs histoires nous ont été passées à travers le prisme d’auteurs non-étrusques (même si certains peuvent avoir, comme Virgile, des liens familiaux ou des connaissances de première main).
Comment alors, avec toutes ces limites, déterminer de manière plausible ce que les Etrusques se racontaient au coin du feu ? Nancy de Grummond propose une voie proprement étrusque, dégagée de l’idée que les représentations mythologiques étrusques seraient des copies ratées (ou avec des « erreurs ») des représentations grecques. Pour cela elle propose tout d’abord au lecteur de se défaire des descriptions basées sur les noms grecs des personnages (on ne voit pas Aphrodite mais Turan). A l’appui de sa thèse, l’auteur démontre au lecteur qu’il n’y a pas de décalque mécanique, notamment parce qu’il y a, à côté de personnages clairement grecs, des personnages que l’on ne retrouve qu’en Etrurie. Et quand des dieux grecs sont représentés, et l’on ne peut pas se méprendre du fait que leur claire dénomination, leurs attributs et leurs actes peuvent varier du tout au tout. Comme de nombreuses représentations ont pour support des miroirs, N. de Grummond est, en tant que spécialiste de ce type d’objet, tout indiquée pour explorer en profondeur l’univers mental étrusque. Les représentations traitées dans ce livre sont distinctes de la pratique religieuse, mais elles ne sont bien évidemment pas sans lien avec cette dernière.
Prenant appui sur le foie en bronze de Plaisance et sur la description par Martianus Capelle du cosmos étrusque (Ve siècle ap. J.-C.), N. de Grummond détaille tous les dieux, héros et esprits dont nous avons des représentations assurées ou probable par ordre d’importance ou de domaine. Mais avant cela, une introduction (qui forme le premier chapitre) donne au lecteur une idée de ce que furent les Etrusques, avec des aspects tant chronologiques que géographiques. On ne peut pas échapper à la question des origines, mais c’est un domaine que l’on quitte bien vite pour une progression chronologique, axée sur l’iconographie et l’arrivée dans l’art étrusques de représentation de dieux étrangers, mais pas forcément grecs. La question des sources (textes, miroirs, sarcophages, peintures murales, intailles et autres supports) est une partie fondamentale de cette introduction, suivie logiquement par une partie sur la méthodologie employée par l’auteur. Ce dernier précise ce qu’il faut entendre par influence grecque et fait le parallèle entre la méthode combinatoire interne utilisée en linguistique étrusque et les grilles d’analyse proposées dans ce livre. La question de l’usage des mythes et de la nature des dieux (souvent vague quant au nombre, au sexe, à l’apparence et aux attributs comme le dit M. Pallottino cité p. 21) complètent cette introduction d’une très grande tenue, alliant concision, précision et profondeur.
La première phrase du second chapitre sur les prophètes affirme que, comme le christianisme et le judaïsme, la religion étrusque est une religion révélée. Nous pensons que l’on peut apporter de très sérieux contre-arguments pour chacune des trois religions citées, mais l’auteur a raison dans le sens que pour ces trois religions, il existe des prophètes. Pour les Etrusques, Tagès est le plus important, puisque c’est celui qui enseigne la mantique et la signification des éclairs aux Etrusques et dont les paroles sont rassemblées dans des livres. D’autres prophètes sont connus en Etrurie, comme Cacu (représenté comme homme ou comme femme), Vecuvia, Chalchas, Orphée, Ulpan, Umaele (avec une tête dans un sac …). Il est de nombreuses « têtes prophétesses » sur les miroirs. De même, le chant semble être un élément fondamental de la prophétie.
Le chapitre suivant, plutôt court, précise les vues étrusques (enfin, ce que l’on peut en savoir …) quant à la création, au temps et à l’organisation de l’univers. N. de Grummond étudie de manière extensive et croisée le texte de Martianus Capelle et le foie de Plaisance, des documents fondamentaux pour les attributions qu’elle propose par la suite. Et à tout seigneur tout honneur, le quatrième chapitre est consacré à Tinia, correspondant à Zeus/Jupiter. Tinia peut user de trois types d’éclair et est le plus souvent représenté jeune et imberbe. Tinia est aussi en charge des bornes et des frontières et est connecté avec le monde inférieur (avec la fertilité qui lui est associée).
Souvent représentées avec Tinia, Uni, Menrva, Turan, Artumes sont avec Thesan, Cel Ati et Catha les désses abordés dans le chapitre suivant. Comme pour d’autres divinités, il arrive qu’Artumes/Artemis apparaisse sous une forme masculine (p. 102). L’analyse dans ce chapitre des antéfixes du temple de Pyrgi est particulièrement excitante (p. 109). Le chapitre s‘achève avec la statue de la déesse nue d’Orvieto.
N. de Grummond continue dans le sixième chapitre son tour d’horizon avec Fufluns, Turms (avec son double p. 125), Aplus, Usil et Śuri, Sethlans (un Héphaïstos en pleine forme et déjà représentés avant les premiers contacts avec les Grecs p. 135), Tiv (la lune sous forme masculine, alors que Usil le soleil est lui aussi masculin), Laran, Mariś et enfin Nethuns. L’importance rituelle du marteau et du clou est bien mise en relief dans le paragrqphe consacré à Sethlans, une particularité que l’on retrouve aussi à Rome.
A ces grands dieux sont parfois associés des divinités moindres. N. de Grummond ne les oublie pas. Il est donc question dans le chapitre septième de Culśanś (le latin Janus), Cilens, Selvans, Thuf, des esprits et des personnifications (la Santé, la Victoire etc.). Ces derniers participent à des scènes allégoriques.
Mais s’il est des dieux, il est aussi des héros et Hercle/Héraclès est particulièrement apprécié en Etrurie, tout comme les frères Vipinnas, les locaux de l’étape. Hercle n’échappe pas à l’étrucisation, en gagnant par exemple un autre frère jumeau dénommé Vile. Très apprécié dans le Latium, les Dioscures/Tinias Cliniar (mais aussi leur sœur Hélène) sont très présents dans l’iconographie. Persée, Pelé, Ulysse et Achille (qui survit à la prise de Troie selon un miroir) sont aussi présents. Un héro à l’araire clôt ce chapitre.
L’auteur revient ensuite vers les histoires de création en s’intéressant aux héros fondateurs Tyrrhennos, Tarchon et Mézence avant de passer au chapitre sur les Enfers. Ce chapitre rappelle les évolutions dans la conception étrusque de l’au-delà, met en lumière Aita et Persipnei, Vanth, Charun et quelques personnages mineurs.
Ce volume s’achève sur un court précis historiographique, retraçant l’histoire de l’étude des mythes étrusques. Les notes, une bibliographie, un index et un CD contenant des illustrations rangées par sujets, dont celles présentes en très grand nombre dans les chapitres du livre, font monter le nombre de pages à plus de 260 pages.
On peut ne pas toujours être d’accord avec les vues de N. Grummond (elle ne voit pas d’association Olta/Porsenna p. 14, voit sans discussion Macstarna comme un esclave p. 176, ne considère pas la possibilité qu’Usil manie des météores p. 8 ou parle de décapitation dans la tombe François alors que ce n’en est pas une p. 198), l’auteur est toujours d’une grande et très appréciable prudence dans ses interprétations (sauf peut-être avec la tombe Francois p. 178). Elle n’écrit pas d’encyclopédie (l’association de Śuri avec des sacrifices humains aux îles Lipari n’est pas mentionnée p. 133) mais cela reste un travail très impressionnant, donnant en plus un très bon aperçu des débats en cours, et pas uniquement dans la notice finale (p. 166 par exemple). Malgré le fait que le livre puisse ressembler à un catalogue, le style est très loin d’être sec. Il peut manquer ici ou là une note pour contenter le lecteur avisé, mais c’est plus que suffisant dans l’extrême majorité des cas. L’auteur fait plusieurs fois des parallèles avec la mythologie nordique, à raison sans qu’il faille y voir une vérité d’évangile (les Vanths rapprochées des Walkyries p. 224, en plus du lien supposé entre l’alphabet étrusque et l’alphabet runique).
De la lecture on ressort convaincu que la vision étrusque des mythes n’est pas une vision grecque bourrée d’erreurs, mais bien une vision locale (comme il en existe beaucoup en Grèce même par ailleurs), se basant à la fois sur des histoires locales (héros comme dieux) et des histoires grecques importées, digérées et parfois réinterprétées. La masse d’informations transmise par l’auteur est très importante mais elle arrive au lecteur de très belle manière, pour peu que celui-ci ait une connaissance minimale du monde antique.
(pour bien prophétiser, il faut savoir lever le pied gauche … 8,5)