Sur la côte anglaise, pas loin de Bath, dans la seconde partie du XIXe siècle. Gideon Belman et ses parents John et Clare ont quitté la ville pour retourner, contraints, dans la ferme qui a vu grandir John, à Ormesleep dans la région d’Ormeshadow. La moitié de la ferme appartient à John, qu’il a quittée pour aller étudier. L’autre moitié est à Thomas son frère, qui y règne en tyran. La vie pour Gideon y est peu agréable, entre sa chambre-cagibi, ses cousins violents et la vie économique de la ferme. Son père, conteur émérite, insiste heureusement pour l’école et l’emmène aussi à la découverte des terres qui entourent la ferme. La légende raconte qu’un dragon se serait posé en bord de mer, il y a des siècles, après un rude combat. L’ancêtre des Belman aurait veillé sur lui jusqu’à ce que la terre recouvre le dragon et que ce dernier se fonde dans le paysage. Sa charge, il l’a transmise à ses descendants, jusqu’au réveil du dragon. Qui dit dragon, dit trésor. Mais le jeune Gideon pense plus à survivre dans son nouveau chez lui qu’à chercher de l’or, d’autant que le monde des adultes est encore moins plaisant que celui des enfants.
La première œuvre lue de Priya Sharma nous ayant forte impression, il était logique de voir si l’auteur avait fait d’autres belles choses. Ici, rien de contemporain, mais un roman court situé très indistinctement à l’ère victorienne. On a droit à la misère à la Dickens, mais sans l’industrie. Par contre le thème de la famille hautement dysfonctionnelle est lui resté, tout comme la science du sous-entendu de l’auteur, qui parvient ainsi à créer des mondes parallèles avec leurs possibilités. Mais ce qui nous a semblé le mieux fait, c’est la façon dont le paysage semble hanter le roman. Il serait un peu hasardeux de rapprocher cette impression du Chien des Baskerville de A. Conan Doyle, d’autant que ce n’est pas du tout le même coin (la lande de Dartmoor pour Holmes et ici une côte fictive), mais il nous a semblé que ce n’était pas sans similitudes.
La fin n’est pas celle d’un détective londonien de Baker Street.
La Maison des Jeux a ouvert ses portes ailleurs. Venise c’était bien, mais Bangkok, c’est pas mal aussi. En 1938, c’est le point de rencontre de nombreuses influences, proches comme lointaines. De fins observateurs voient déjà la guerre approcher, mais cela ne préoccupe pas Remy Burke quand il se réveille dans sa chambre, la bouche pâteuse et l’esprit embrumé par les restes d’alcool. Franco-britannique et joueur de la Haute Loge, un autre joueur lui rappelle qu’il a hier soir accepté de jouer une partie de cache-cache dans toute la Thaïlande. S’il gagne, il empochera vingt années de vie de son adversaire, Abhik Lee. Dans le cas contraire, il perdra tous ses souvenirs. Problème, il commence la partie comme chassé à midi ce jour même. Dans vingt minutes.
Nous nous demandions à la fin du premier tome comment allait se poursuivre la trilogie. Le fait de continuer à Bangkok avec un tout autre héros répond à une partie de nos questions. Certes le protagoniste central change et quelques éléments font référence au premier tome, mais il ne serait pas impossible de lire ce volume de manière indépendante. Ce n’est toutefois pas à conseiller.
Si ce second opus permet d’approfondir la connaissance de la Haute Loge, le changement de lieu de l’intrigue permet la découverte d’un environnement totalement différent et la claque descriptive est encore plus grande qu’avec Le Serpent. Tout y est : la géographie de la Thaïlande, sa population tant urbaine que rurale, sa politique et ses mœurs. Même si le lecteur accompagne comme dans le premier tome les narrateurs/arbitres omniscients de la partie, l’auteur parvient très bien à faire sentir les différents états psychologiques du héros et à camper (dans des styles différents) toute une galerie de personnages qui éveillent à chaque fois l’intérêt du lecteur. Et toujours avec une économie de mots remarquable, format du roman court oblige. Beaucoup de phrases simples aussi, mais sans excès, juste ce qu’il faut pour des descriptions ou des remarques qui claquent. Et puis cela semble faciliter les zeugmas, comme à la p. 34.
C. North fait aussi sentir l’imminence d’une conflagration tout en gardant, justement, beaucoup de cartes en main. Le prochain saut temporel sera-t-il aussi important qu’entre les deux premières parties ou souhaitera-t-elle tout résoudre lors de la Seconde Guerre Mondiale ? Voulons-nous parier ?
(nous espérons tout de même comprendre les titres à l’aboutissement de la trilogie …8,5)
Roman d’horreur cosmique uchronique de Gilberto Villarroel.
Le roman lovecraftien ne se sent pas obligé de se cantonner au XXe et XXIe siècles (quelques exemples ont été vus dans ces lignes), il peut aussi aller chatouiller le XIXe siècle. Cela est même indiqué, dans un but littéraire, dans des espaces qui se revendiquent au sortir des Lumières de suivre les chemins de la Raison, de les confronter aux horreurs cosmiques. L’Homme devenu mesure se retrouve face aux éternités pour lesquelles l’humanité est moins que négligeable. Avec Gilberto Villarroel, le lecteur évite même l’ère victorienne pour être coupé du monde pendant les Cent Jours dans un Fort Boyard achevé bien plus tôt que dans la réalité (en 1815 au lieu de 1866, pour des travaux débutés en 1803).
Au maintenant très connu Fort Boyard (vous entendez la musique?), l’auteur associe un noble écossais, officier de marine, inventeur et aventurier ayant participé aux indépendances sud-américaines : Thomas Cochrane, dixième comte de Dundonald, qui gagne justement à être connu.
Ce dernier se trouve être fait prisonnier avec l’équipage de son canot par la garnison du fort, commandée par le capitaine Eonet des Dragons de la Garde Impériale, alors qu’ils étaient dans la rade des Basques. Habilement, Cochrane s’échappe de sa cellule, libère ses marins mais son évasion échoue parce que est arrivé sans être annoncé le commissaire Durand, second du ministre Fouché, en mission secrète et accompagné de deux sommités qui doivent déchiffrer une étrange inscription retrouvée sur le banc de sable lors de la construction du fort. Son escorte de grenadiers maîtrise les Anglais. La situation dans le fort change. Durand y donne maintenant les ordres et les éléments commencent à se déchaîner autour du fort qui perd le contact visuel avec les autres forts défendant les approches de l’arsenal de Rochefort. Fort Boyard sort progressivement du monde régi par la géométrie euclidienne …
L’idée de base est intéressante et son insertion dans la chronologie impériale est faite avec maestria, en utilisant avec efficacité l’attaque anglaise dite des brûlots contre des vaisseaux français devant Rochefort en 1809 (par le Cochrane historique), qui a pour conséquence une accélération de la construction du fort et son entrée en service. Mais la richesse de la vie dudit Cochrane est aussi mise à contribution, avec son séjour en prison, le scandale financier où son oncle trempe, son élection au Parlement ou encore ses inventions. Avec une telle matière romanesque … Conséquemment, le personnage de Cochrane est doté d’une belle épaisseur, à laquelle les autres personnages principaux sont haussés (mais ceux-ci sont sans historicité).
Les dialogues sont bien montés, les éléments principaux d’un roman lovecraftien sont bien là mais sans excès et comme de juste, il ne faut pas s’attacher à tous les personnages. Tous les canons lovecraftiens ne sont pas respectés, mais cela ne conduit pas pour autant à un amoindrissement de la qualité. Seule anicroche, mais sans doute pour les besoins de l’intrigue, le décalage d’Austerlitz à 1809 (p. 20). Là, ça pique un peu beaucoup … Mais la fin est bien !
Ingrid Planck est une parisienne trentenaire terre-à-terre qui vit de petits jobs dans l’intérim. Dans le métro elle est abordée par un inconnu qui connaît son nom et qui lui dit qu’il en va de l’avenir de l’humanité. Alors s’il en va de l’avenir de l’humanité … Ingrid se demande si elle attire les gens bizarres, avec son ex qui n’était pas le dernier côté délires. Tout ce que lui annonce cet étranger se produit : la DGSE débarque chez elle et l’interroge sur son ex. Mais surtout, une secte d’hommes- poissons prend contact avec elle. Il semblerait qu’elle ait vraiment quelque chose à faire, un rôle à tenir, dans un jugement. Celui de Chtulhu … Doit-il sortir de sa prison de R’lyeh et tout détruire ou y rester ? Cinq sectes, adorants des entités cosmiques immémoriales, doivent le décider et Ingrid est le centre du pentacle et peut-être une voix décisive dans le choix …
Ce roman de 400 pages n’est pas un pastiche qui se plairait à moquer l’œuvre de H.P. Lovecraft. C’est plus un hommage, irrévérencieux le plus souvent, mais un hommage tout de même. Il ne cherche pas non plus l’imitation : rien ici du réalisme, de l’ancrage historique fort (voir microhistorique), géographique du Maître de Providence. Le réalisme est le dernier soucis de K. Berrouka. La logique n’est pas absente, mais ce n’est pas un problème quand Ingrid passe alternativement de la méfiance au non questionnement de ce qui lui est dit. La légèreté sans doute … Cela donne par contre une histoire très solide et surtout extrêmement plaisante. La connaissance de la production lovecraftienne est par contre requise, rien que pour identifier les allusions dans les titres de chapitres et pour bien comprendre l’ironie de certains dialogues. Tout n’est d’ailleurs de ce côté-ci pas toujours juste il nous semble (p. 147). Les portraits des différentes factions sont délirants et drôles, le final est totalement foutraque et inattendu (sans être pour autant éloigné de la doxa lovecraftienne) et tout ne s’explique pas. Et il y a bien sûr des livres. Y aura-t-il un Arabe fou ?
Une réussite, ciselée et enjouée, qui a le bon goût de ne pas vouloir cocher toutes les cases.
(Beaucoup de choses impies et cyclopéennes, mais pas d’ichor irisé … 8,5)
Cette nouvelle accompagne le catalogue de la collection Une Heure Lumière des éditions Le Bélial. Elle ne fait que cinquante pages mais on peut dire que c’est concentré et que cela fait une excellente publicité aux autres textes de l’auteur, dont un est bien entendu édité par la maison sus-mentionnée.
Ami et Kath, deux sœurs, vivent dans une tour au Nord de l’Angleterre, dans une ville qui ne s’est jamais remise de la fin de l’industrie lourde. Toutes les deux ont chacune une fille. Lola est la fille que Kath a eu à seize ans et Tallulah est le nourrisson d’Ami. Le moins que l’on puisse dire,c’est que personne ne roule sur l’or et les deux sœurs attendent la sortie de prison de Kenny, incarcéré pour meurtre crapuleux. Enfin, Kath, pas trop. Lola est un peu particulière. Elle est très attirée par les serpents, et il semble que se faire mordre par elle occasionne plus de dégâts que ne le ferait un autre enfant. Les années passent et revient Kenny. Kath, qui voulait partir avant sa sortie de prison, ne l’a pas fait et n’y arrive pas plus quand il revient habiter chez elle. Qu’a Kenny en commun avec Lola ? Lola ne va pas tarder à le découvrir.
P. Sharma maîtrise l’ellipse comme personne et donne à ce court texte une très grande force en finalement assez peu de mots. Et comme l’intrique est très bien conçue, la fin met tout le reste de la nouvelle dans une autre perspective et explique l’illustration qui ouvre le récit par la même occasion. L’ambiance, dans une Angleterre pauvre, criminelle et décadente à plusieurs titres, est admirablement rendue. La fin est haletante et terrible, mais au vu de la brièveté de l’œuvre nous nous abstiendrons de plus en parler.
Si je ne risquais pas de t’offenser, je dirais que les Grecs et leurs coutumes sont partout comme une maladie contagieuse. p. 340
Turms d’Ephèse est un Ionien un peu particulier. C’est lui qui, sur injonction d’Artemis, a mis le feu au temple de Cybèle à Sardes (l’une des grandes villes perses à l’ouest de l’empire) et ainsi démarré les guerres médiques. Mais cet acte qui l’obsède n’est connu que de lui … Pour trouver le sens des directives divines et pour savoir qui il est, Turms se rend à Delphes pour y consulter la Pythie. Sur place il fait la connaissance de Dorieos, un membre d’une des deux familles royales de Lacédémone, venu chercher un avis sur l’héritage de son père disparu en Sicile. Les deux retournent en Ionie, à Milet, où ils s’engagent contre la Perse. Les combats terrestres étant peu nombreux, ils s’engagent comme combattants embarqués dans la marine de la coalition ionienne révoltée. Mais la bataille de Ladé tourne à l’avantage des Perses. Turms et Dorieos rejoignent la flottille de Dionysos de Phocée, versent dans la piraterie et espérant rejoindre Massilia, en passant par Cos et Chypre. Ils hivernent à Himère en Sicile.
Turms, Dorieos et le médecin Mikon sont hébergés par Tanakil, une femme riche et ambitieuse. De son côté, Turms rencontre ses premiers Etrusques. Tous se rendent à Eryx au sanctuaire d’Aphrodite pour que cette dernière réponde à leurs questions matrimoniales. En route, ils passent par la ville de Ségeste et rencontrent des Sicanes. A Eryx, Dorieos décide de se marrier avec Tanakil et de conquérir Ségeste, l’héritage de son père. Turms rencontre la prêtresse Arsinoé, en tombe amoureux et l’enlève. Dorieos, après quelques soubresauts et ayant réussi à conquérir Panorme et Ségeste, il est couronné roi de Ségeste. Mais meurt empoisonné peu de temps après, des mains de son épouse bafouée. Turms, Arsinoé et Mikon cherchent ensuite refuge chez les Sicanes pendant quelques années, puis Turms et Arsinoé partent pour Rome, devenue une république à peine quelques années plus tôt. De là Turms peut en apprendre plus sur l’Etrurie. Et peut-être enfin sur lui-même.
L’argument central du roman est que les Etrusques sont mystérieux, surtout leurs sourires. Ce qui se marie assez bien avec le fait que ledit Turms est lui aussi bien mystérieux (moins pour les étruscologues, il faut le dire). On présente donc au lecteur toute une série d’éléments, souvent sous un angle pédagogique, qui doivent construire cette mystériosité (les siècles étrusques, les dés, les dieux voilés, l’aniconisme etc, avec un petit concentré p. 438 mais aussi avec le raté du papyrus en place du livre de lin p. 504). Ces éléments sont sourcés et on peut aisément sentir que l’auteur s’est documenté avec sérieux (R. Bloch sur Bolsena au début des années 1950 p. 297 ?), sa documentation étant elle aussi très largement contaminée par le lieu commun évoqué plus haut (et par d’autres courants idéologiques, comme les Troyens germaniques de la p. 141). C’est en définitive la documentation de son temps.
Mais à notre sens, M. Waltari a aussi puisé à d’autres sources, d’un autre type de littérature. La première nous semble être D.H. Lawrence dans Etruscan Places, emblématique de la douceur étrusque (voir son pacifisme) mis en regard de l’ascétisme romain. La seconde est le Nouveau Testament (avec une coloration platonicienne), ce qui pour un fils de pasteur n’est pas si étonnant. Il y a une claire et explicite mise en parallèle entre ce que M. Waltari caractérise comme saints hommes étrusques (qu’il appelle lucumons) et Christ. Cela se voit dans des citations directes de la Bible (Jean 5,8 p. 492), les miracles (avec un aveugle et une paralytique p. 492-493) et la morale qu’ils professent (guerre défensive, ne pas faire à autrui ce que l’on ne souhaite pas qu’on nous fasse etc p. 494-501). On en vient à des Etrusques qui deviennent des proto-chrétiens (« Nous avons arrêté les sacrifices humains », historiquement très discutable), à mettre en miroir des protagonistes qui ne reculent pas devant les sacrifices sanglants ou humains (justification fallacieuse de la mer p. 68). De manière intéressante, l’auteur mentionne un mythe de fondation romain avec Ramon et Remon (p. 340) qui ne nous est pas connu par ailleurs. Tite-Live et (p. 352) Théopompe (p. 100) sont aussi expressément cités.
Le récit est plein de rebondissements et de voyages comme il sied à un récit initiatique (même si celui-ci se termine quand Turms a la quarantaine), au point de peut-être verser dans la longueur. C’est correctement écrit mais les personnages sont tous d’une inconstance rare et pas forcément très épais. De manière assez « choquante », Tanakil n’est pas une femme étrusque mais phénicienne. Cependant, comme chez Tite-Live, elle est aussi faiseuse de roi. De toute manière les personnages féminins sont peu valorisés (et toujours avec une touche d’érotisme « à l’antique ») et parler d’un roman misogyne n’est pas exagéré.
De plus, M. Waltari montre avec justesse l’unicité de la Méditerranée en insérant son récit avec habileté dans des événements historiques connus. Les vues stratégiques perses sur la Méditerranée occidentale ne sont pas improbables, comme le montrèrent au IVe siècle celles d’Alexandre III le Grand (véritable successeur de Darius III). La Rome que nous fait voir M. Waltari est bien sûr téléologisée mais pas non plus anachronique. Ce n’est pas parfait (grosse erreur sur Tertius p. 353), parce que certains éléments romains dépréciés sont en fait la norme (charges selon le cens), mais ce n’est pas si mal.
Romantisme et idyllisme étrusque (emblématique p. 383) sont au programme de ce roman historico-fantastique de 520 pages, appréciable par tous et avec des gros morceaux de mystère dedans.
(les cités grecques n’ont pas le beau rôle p.428 et n’était sûrement pas aussi naïves face aux Perses … 6,5)
En 1610, à Venise. Thene accompagne son mari dans la Maison des Jeux. Ce dernier vient y dilapider sa dot, mais sans style. Pensant à raison pouvoir bien mieux jouer que son mari, elle s’y rend seule et commence à accumuler les succès qui se matérialisent en ducats sonnants et trébuchants. Mais elle attire aussi l’attention des gérants de la Maison des Jeux, des gens masqués et habillés de blanc. Ses succès dans la Loge Basse de la Maison pourraient lui permettre d’accéder à la Loge Haute. Pour y être accepté, il faut battre trois autres joueurs dans un jeu qui a pour objectif de faire élire un patricien au Tribunal Suprême, le pouvoir exécutif de la république vénitienne (vraisemblablement le Collège Suprême de la Venise historique). Il y a peu de règles et il n’est pas dit que les joueurs ou les pièces jouées (des individus aux capacités particulières à la disposition du joueur) puissent s’en sortir indemne …
Ce court roman, première partie d’une trilogie, peut se lire de manière indépendante. Nous pensions initialement que ce serait un récit de science-fiction, mais il nous a fallu nous rendre à l’évidence à la lecture que ce n’est pas le cas (du moins aucun élément tangible du genre ne figure dans ce premier volet). Nous sommes donc dans un roman de fantasy, éventuellement de fantastique, qui prend place dans une Venise du XVIIe siècle (une constante dans les romans chroniqués ici ces derniers temps) et qui ne semble pour son cadre sociopolitique, géographique et architectural pas très différente de la Venise historique.
C’est une très bonne histoire, très axée sur la politique et sa petite cuisine, peut-être légèrement teintée de militance néoféministe, servie par un narrateur très intéressant que nous pensons être un collectif de juges de la Maison des Jeux. Ce narrateur pluriel accompagne le lecteur en suivant Thene mais aussi en observant d’autres scènes. Très agréable à lire, le livre parvient très bien à donner l’illusion du masque derrière le masque derrière le masque derrière le masque etc. Et la froideur marmoréenne de Thene, son flegme, ne sont pas une donnée immuable …
Restera-t-elle l’héroïne dans le tome suivant pour autant ?
Roman d’anticipation fantastique cyberpunk linguistique de Alain Damasio.
Tischka, la fille de Lorca et Sahar Varèse et âgée de quatre ans, a disparu il y a maintenant deux ans. Elle s’est pour ainsi dire volatilisée : aucune trace de sortie ni d’entrée de l’appartement. Au matin, elle n’était juste … plus là. Sahar a accepté la disparition mais Lorca croit encore qu’il est possible de la retrouver. A force d’efforts et d’abnégation, il a pu intégrer une structure secrète militaire, appelée le Récif, qui a pour but de traquer et étudier des animaux presque indétectables : les furtifs. Ces furtifs se placent dans les angles morts de la vie humaine. Ils sont polymorphes, dotés de capacités hors-normes, comme la reproduction de sons artificiels et naturels. Mais surtout, pour protéger l’espèce et les rendre non étudiables s’ils seraient pris, ils se suicident en se céramifiant. Lorca pense que les furtifs sont liés à la disparition de sa fille.
Lorca fait ainsi partie d’une meute de chasseurs de furtifs, avec Agüero (l’ouvreur d’origine argentine), Saskia (ancienne oreille d’or de la Marine) et Nèr (un israélien en charge de des senseurs optiques). Leur terrain de chasse est la France de 2041, où certaines villes se sont vendues à des marques, où tout est tracé par des mégacorporations et où presque chaque citoyen vit dans la réalité virtuelle grâce à des prothèses optiques et des bagues. Les habitants sont classés dans des catégories ouvrant droit à certains services, comme pouvoir utiliser tel moyen de transport, marcher ou habiter dans telle rue ou échapper à certaines publicités. Et pourtant, les furtifs échappent à cette société panoptique. Qui sont-ils ? Peuvent-ils être domestiqués, voire même utilisés à des fins militaires ? Ou peuvent-ils être le moyen de sortir de cette société de défiance et de peur ?
Ce livre est une sorte de verre diatrète romain. Le texte est poli jusqu’à l’incandescence, les phrases sont ciselées au micron, le vocabulaire scintille, les styles jouent entre transparence et obscurité. Les furtifs, c’est le lien entre les personnages narrateurs de La Horde du Contrevent et le thème de la Zone du dehors. La typographie est ici encore une fois l’alliée du texte, et pas seulement pour indiquer de quel côté se situe la narration. La qualité stylistique de l’auteur, aujourd’hui pleinement reconnue, est mise au service d’une histoire très bien construite et dont les visées politiques avaient conduit l’auteur à être invité pour la promotion de son livre dans des médias nationaux (chose inimaginable il y a quelques années). Mais surtout, le style (c’est un feu d’artifice de 680 pages) n’assèche pas le roman, avec des émotions qui sont transmises brutes au lecteur. Il y a des mélanges joie/tristesse qui sont poignants (exemple p. 282) et on sent l’influence que doit avoir eu la vie de l’auteur sur ce roman.
L’auteur nous décrit un monde dérangeant, non seulement par ce que la surveillance est constante mais surtout parce qu’il ne semble pas être au bord de la révolte. Même un évènement, qui dans les préquelles de Dune lance le Jihad Butlérien, n’a ici presque aucun effet sur la société (nous ne voulons pas ici tout dévoiler …). Et parler de Dune ici fait sens, avec les quelques références qu’il y a dans le livre (p. 172, Mme Wallach). Mais Tolkien l’est aussi (sur un ton un peu moqueur à propos des anneaux p. 305).
Comme dans ses textes précédents, l’auteur nous gratifie de néologismes incroyables (une proferrante est une prof mobile à la voix qui porte ou encore Mme Cloud p. 681) ou d’expressions détournées et jouissives (Hacker vaillant, rien d’impossible p. 520). Mais là encore, tout dévoiler ici …
Quelques points qui ne seraient pas du domaine de l’excellence ? On voit bien que l’auteur n’est pas bon connaisseur de la chose militaire, et il y a un peu l’impression que la spiritualité n’a une valeur que si elle est exotique. De même, un sociologue qui croit au don gratuit (p. 178) …
Il y aurait encore tant de choses à dire sur ce livre … mais il vaut mieux le voir par soi-même.
Musique des sphères, vieux rêve grec de contrôle, syndrome de la Gorgone, dilemme d’Orphée, Marseille est une fondation grecque !
(avec ce livre, A. Damasio a voulu créer un furtif comme il le fait dire explicitement p. 677 …9,5)
Budaï est un linguiste hongrois. Pour se rendre à un congrès de spécialistes à Helsinki, il prend l’avion. Il dort pendant le vol, sort l’esprit embrumé de l’aéroport, monte dans un bus et arrive à l’hôtel. Mais pas à Helsinki. A l’hôtel, personne ne le comprend, alors qu’il parle une dizaine de langues. Rien dans ce qu’il peut lire et voir ne lui permet de savoir où il se trouve, et aucun interlocuteur, quand il arrive à parler avec quelqu’un dans cette ville suractive, ne parle de langue étrangère. Il se mets au travail pour décrypter l’idiome local, qu’il n’arrive même pas à lire. Mais la langue parlée semble elle-même mouvante selon les moments (p. 178) et défier la retranscription. Les jours passent et Budaï n’est pas plus avancé qu’au premier jour, malgré toutes les tentatives qu’il fait. Devra-t-il rester dans cette ville inconnue pour le restant de ses jours ? Pourquoi personne ne vient-il l’en sortir ?
Si personne ne vient récupérer le héros dans cette ville sans nom, c’est parce qu’elle semble dépourvue de sortie. Pas de canaux, pas de chemin de fer partant vers le lointain, pas d’autoroute. Tout semble s’agiter en vase clos, dans une ville à la Jacques Tatie mais avec en plus une immense bousculade (p. 61, p. 120) dans le métro comme sur la route, partout, y compris au cimetière (p. 117). Tout est gris et les gens font la queue pour tout, dans une ambiance soviétoïde (p. 22-23). Budaï est ainsi dans une situation très proche de ce que pourrait être un habitant d‘une société totalitaire qui ne comprendrais absolument aucun de ses codes. Rappelons que l’auteur est hongrois et que le livre est paru en 1970 … De plus, il n’y a jamais une inscription dans une langue étrangère, aspect fantastique s’il en est. Même dans une librairie, le héros ne peut mettre la main sur une autre graphie que la locale ! La référence, attendue, à la langue étrusque est faite p. 157 (même si elle fait plus appel au mythe entourant cette langue qu’à la philologie).
Budaï, qui ne manque ni de courage ni d’organisation, oscille selon les jours entre de nouvelles idées de pistes et de rudes frustrations. Mais par moment, il se dit qu’il pourrait se faire à cette vie, à cette ville qui veut de ses habitants une compétitivité de tous les instants. Il reste une part d’ambiguïté, une attraction pour la normalité (personnifiée par la jeune Épépé, dont Budaï souhaite la compagnie pour pouvoir la quitter). Il n’est pas à exclure que cette ambiguïté soit aussi celle de l’auteur, qui peut voyager malgré son appartenance au camp socialiste. Mais cette normalité peut elle même être trompeuse. La société multiraciale qui s’offre à la vue du héros ne semble pas exempte de tensions éruptives (p. 165-166). Faut-il là encore y voir une critique du soviétisme ? Mais s’il y a éruption sociale, que la ville est atteinte dans ses structures de manière très sérieuse, tout rentre si vite dans l’ordre que les évènements ne sont plus qu’un souvenir flou pour ceux même qui y ont participé.
Ce roman nous a fait penser à L’étoile et le fouet de F. Herbert, qui lui aussi traite du problème de la communication. Mais il y a chez F. Karinthy peut-être plus d’inventivité et moins de conséquences cataclysmiques à la non-communication. Budaï subit une catabase mais semble pouvoir s’en sortir aux yeux du lecteur, et l’utilitarisme ne prend jamais complètement le pas sur l’éthique dans sa quête vers la connaissance.
Ce roman, aux lenteurs voulues et calculées mais bien réelles, n’est pas de ceux que l’on lit d’une seule traite. Mais il est terriblement marquant, sans doute plus encore pour un lecteur qui a déjà pu être confronté à un pays où il ne maîtrisait pas l’alphabet. Mais il n’y a ici aucune langue tierce …
(allusion à l’Anabase p. 115 mais sans les mêmes conséquences que chez Xénophon …8/8,5)
Au début du XXe siècle, un homme de passage à Prague lit une biographie de Bouddha Gautama avant de se coucher. En peu de temps, le voici qui passe dans un monde onirique le renvoyant une trentaine d’année en arrière, au même endroit, dans le quartier juif de Prague. Il se coule dans le corps de Athanasius Pernath, tailleur de gemmes à la fin du XIXe siècle. Celui a oublié son passé, mais quelques éléments commencent à lui revenir quand une dénommée Angelina, qui semble être une amie d’enfance, vient l’implorer de l’aider. Second élément inhabituel dans une vie bien rangée, un mystérieux visiteur est venu lui commander la restauration d’un livre, appelé « Livre d’Ibbour ». Problème, Pernath ne se souvient plus qui était ce visiteur, ni pour quand il doit accomplir le travail. Aidé de ses amis, il tente d’y voir plus clair avant de les accompagner au café et de se déplacer dans Prague mais surtout de rencontrer divers personnages du quartier, de sa rue ou de son immeuble : Aaron Wassertrum le brocanteur qui ne vend jamais rien, Charousek l’étudiant en médecine, Schemajah Hillel l’archiviste de l’hôtel de ville juif avec sa superbe fille Myriam, Rosine-la-Rousse, les jeunes délinquants Loisa et Jaromir. Pernath est ballotté de défaillances en évanouissements, d’expériences mystiques en découvertes dans les sous-sols de la ville juive, cherche à contrer les menées de Wassertrum et se retrouve à aimer deux femmes. Sous une accusation de meurtre, il passe même plusieurs mois en prison, ayant refusé d’avouer. Coupé de tout, tant de choses auront changé à sa sortie …
Sur un très vague fond de légende juive praguoise, ce roman du symbolisme tardif joue avec les vapeurs, les demi-lumières et la neige, la folie et le sommeil. Le héros ne décide pas de grand-chose et ne peut qu’acter le fait qu’il en sait plus sur lui à la fin du roman qu’au début. Mais comme le héros n’est pas vraiment le narrateur, sans que l’on ne sache in fine qui il est. Toujours est-il que le livre peut être vu comme non seulement peu sympathique avec les roux (p. 39) mais surtout antisémite. La description de la très grande majorité des juifs est très dépréciative et les deux personnages de Hillel (visiblement un tzadik) et Myriam arrivent finalement très tard pour contrebalancer ce sentiment. Le long passage de la prison ressemble à de la torture, dans une ambiance plus proche du naturalisme que de l’absurde. C’est très bien écrit, avec un certain maniérisme dans les dialogues (très visible p.170-177 par exemple) et dévoile certaines connaissances de l’auteur dans tout ce qui est occultisme. Si la fin est classique et attendue, elle n’est pas pour autant à rejeter, loin de là, avec sa félicité de goût classico-paradisiaque. Un très bon roman doté d’une introduction très bien faite (écrite par le traducteur), mais qui défie une description précise …