La disparition de Joseph Mengele

Roman historique d’Olivier Guez.

Une longue disparition.

Joseph Mengele est devenu un personnage mythique, éloigné du personnage historique à force d’œuvres de fictions et de rumeurs (maintenant éteintes mais encore bien vivaces dans les années 80). C’est du mythe que veut s’éloigner O. Guez en se concentrant dans ce roman (cela reste un roman) sur la vie quotidienne du médecin SS d’Auschwitz le plus connu.

Le roman commence quand J. Mengele, fils d’un industriel de la ville bavaroise de Günzburg, arrive en Argentine en 1948. En 1945, il avait été pour une courte durée prisonnier des Etats-Uniens, puis valet de ferme pour se cacher pendant deux ans. Quand il arrive dans l’Argentine péroniste (celle qui était cliente de l’industrie d’armement de l’Allemagne nazie) son intégration se fait grâce aux migrants allemands arrivés depuis la fin du XIXe siècle mais surtout grâce à tous les anciens Nazis ou assimilés qui y ont trouvé un havre : Ante Pavelic, Adolf Eichmann, Klaus Barbie, etc. D’abord avec une identité d’emprunt puis sous sa véritable identité, J. Mengele se fait à sa nouvelle vie. Il est soutenu par sa famille resté en Allemagne. Il retourne même pour de courts séjours en Europe. En 1956, il obtient des documents d’identité allemands à son nom, peut investir au nom de la famille et se remarier avec la veuve de son frère, Martha.

Mais en 1959, changement d’atmosphère en Allemagne fédérale, Un mandat d’arrêt est lancé et Mengele part pour le Paraguay, et obtient rapidement la nationalité paraguayenne, empêchant ainsi toute extradition. L’enlèvement de Eichmann en Argentine le conduit à retourner dans la clandestinité et à se cacher au Brésil. Mais les recherches du Mossad s’arrêtent peu de temps après, ses maigres ressources étant requises par l’aggravation du climat sécuritaire au Moyen Orient. Des volontés privées, comme S. Wiesenthal, continuent de le chercher mais surtout empêche son nom de retourner à l’oubli des années 50. La fin des années 60 est la période de la redécouverte pour les opinions des camps d’extermination (jusqu’à ce moment, l’attention s’était plus portée sur les camps de concentration où avaient été internés les résistants). Au Brésil, Mengele se cache dans une ferme avant de déménager dans un petit appartement d’un quartier pauvre. C’est là que son fils lui rend visite en 1977. Il meurt d’un arrêt cardiaque en 1979, toujours aidé par sa famille.

Ce qui frappe en premier lieu dans ce roman, c’est la place que doit se faire le récit non historique. La documentation de l’auteur, détaillée en fin de volume, est tellement imposante que O. Guez a dû se contraindre à utiliser tous les interstices possibles pour laisser un peu de place au romancier. Et ces interstices, ce sont les pensées de Mengele, sa relation avec les femmes, avec son neveu, son fils ou encore ceux qui le logent. L’auteur veut aussi jouer avec une intertextualité floue, citant des ouvrages existants (p. 120) et imaginaires (semble-t-il p. 112).

Tout ce qui a à faire à l’Argentine des années 40 (chaque personnage rencontré dans ce livre, s’il est ancien nazi, est accompagné du nombre de ses victimes), à l’Allemagne des années 50 ou 60 est donc rendu de manière historique (très grinçant), tout comme le revirement stratégique du Mossad au mitan des années 60 (l’abandon de la traque des Nazis pour un recentrement sur le Moyen-Orient p. 158). Ce mélange est aussi assumé dans les réflexions annexes de l’auteur, que ce soit en égratignant Simon Wiesenthal (un mythomane p. 177) ou sur les liens entre l’essor des films de la série James Bond et comment Mengele est érigé en super-méchant doté de nombreuses légendes (p. 174-179).

Tout du long, O. Guez se défend donc d’être un historien (il se trompe sur la traduction du terme militaire allemand d’adjutant p. 48 et p. 89). C’est l’homme qui l’intéresse, comment il vit sa relation avec une famille éloignée mais qui ne cesse de le soutenir et surtout comment la solitude le gagne au fil des années, avec une paranoïa qui ne va pas en s’amenuisant. La figure du fils est ici très intéressante, puisqu’on lui a menti toute sa vie sur son père, qu’il rencontre ce dernier au Brésil, que cela se passe mal mais qu’il ne lui retirera jamais son soutien. Derrière l’histoire, les hommes. Et les plus grands criminels restent des êtres humains, avec leurs attentes, leurs regrets mal placés, leur conception de la justice et leurs contradictions. Et l’homme Mengele est peint ici au plus près, physiquement et mentalement (ce que l’auteur propose de voir dans la tête de Mengele sonne toujours juste), dans une langue à la fois journalistique et alerte. Et malgré le peu de sympathie que l’on peut avoir pour le personnage principal (O. Guez rappelle aussi que ses chefs ne furent pas inquiétés après 1945), il parvient à faire naître de la pitié chez le lecteur, quand Mengele paie les conséquences de sa fuite.

C’est la leçon du livre, son apport au célèbre mot de Hannah Arendt.

(petit jeu de mots pour les germanistes p. 114 avec ces cruches de filles Krug …8)

 

Perdido Street Station II

Roman steam-punk de China Miéville.

Mandy Bulle, pour vous servir !

Isaac Dan der Grimnebulin est à l’origine d’évènements désagréables. Chargé avec des fonds non négligeables de trouver le moyen de faire revoler l’homme-oiseau Yagharek, il a malencontreusement et par ignorance nourri une chenille devenue papillon. Et quel papillon …Pas du genre à virevolter joyeusement au-dessus des prés. Un de ses camarades de laboratoire fut sa première victime, gisant maintenant à l’état de légume et vidé de sa psyché. Et le monstre retrouve bientôt des congénères retenus prisonniers quelque part dans Nouvelle-Crobuzon et les cauchemars s’abattent sur la ville. Les victimes s’accumulent, de toutes races et toutes classes sociales et il est vite évident que ce n’est pas seulement son ami que Isaac va devoir sauver. Aussi ce dernier, la journaliste Derkhan, Yagharek et le délinquant Lemuel se mettent à la recherche d’une solution (Lin l’artiste doit continuer son œuvre de commande), sans savoir que d’autres, bien plus puissants qu‘eux, s’attèlent aussi au problème mais avec d’autres objectifs. Le gouvernement de la ville utilise tous les moyens de son appareil répressif et cherche les alliés les plus improbables, versatiles et dangereux. Isaac et ses compagnons ignorent tout de cet échiquier et ne voient pas toutes les pièces, dont certaines courent après un pouvoir bien plus grand encore.

Le premier tome avait été celui de l’exposition et ce second tome ne s’attarde plus sur les présentations. L’action se déploie quasiment sans temps mort dans tout le reste du roman. Certains aspects déjà évoqués dans la première partie sont plus présents dans celle-ci. En premier lieu, la magie, très loin d’être massivement employée, joue un petit rôle. Ensuite , la violence gouvernementale, qui dans un premier temps paraissaient surjouée, montre toute son étendue. Du côté de la violence on peut par ailleurs dire que le lecteur est gâté. Elle est omniprésente et son traitement est détaillé et naturaliste. Mais si à l’évidence la ville de Nouvelle-Crobuzon est une société d’une énorme dureté (acceptée), ce n’est pas pour autant l’anomie et il reste très clairement une morale minimale, qui d’une certaine manière conduit au dénouement final (un retour au départ et en même temps un nouveau départ). C. Miéville ne tombe pas dans le piège qu’aurait été de coller à un victorianisme transposé et ses clins d’œil le restent.

Pour ce qui est de l’écriture, il n’y a aucune perte de qualité, déjà très haute, entre le premier tome et celui-ci. Tout s’agence très bien et si certains développements sont prévisibles, l’auteur ne cherche pas à arnaquer le lecteur en faisant apparaître des éléments ou en sauvant les héros grâce au scénario. On peut, ça et là, penser que certaines pauses seraient inutiles (voire même des longueurs), mais d’une certaine manière cela renforce le réalisme de ce roman, qui, pour ce second volume, se déroule sur à peine quelques jours. Il y a dans ce roman une très grande inventivité, où des termes anciens et archétypes sont réinterprétés avec justesse, sans donner au lecteur l’impression du pillage d’une autre œuvre de littérature de l’imaginaire. Le monde en lui-même, sans être tolkinien dans sa profondeur, possède une véritable épaisseur. Subtilement, l’auteur peut au travers de ce véhicule introduire des réflexions sur la ville (ce qu’il fait visiblement encore dans d’autres de ses romans ou essais) ou la liberté (de plusieurs manières en toute fin de roman).

Si la reproduction de la carte de la ville-monde qui figure dans le premier tome manque au lecteur, cela n’amoindrit en rien l’énorme qualité de ce roman, presque parfaitement servi par la traduction. A juste titre l’une des plus grandes œuvres de la fantasy urbaine, subtile et très équilibrée, mélange de profond pessimisme et d’espoir guidé par des sentiments puissants se révélant de manière abrupte aux personnages.

(il y a du Orphée et Eurydice dans ce livre …8,5/9)

Oeuvres III

Recueil de textes de Howard Philipp Lovecraft.

Ouh !

Ne pensez pas pour autant que les spéculations fantastiques sur l’univers ou sur la vie m’indiffèrent, même si je n’y adhère pas. Au contraire, comme les rêves mystérieux qui m’inspirent mes histoires fantastiques, elles m’intéressent d’autant plus que je n’y crois pas. p. 1223

Le troisième et dernier tome des œuvres de H.P. Lovecraft peut être considéré comme rallongé. Il est au minimum très inégal. S’il côtoie les sommets, il est aussi alourdi par les collaborations posthumes de August Derleth (à qui il faut reconnaître le grand mérite d’avoir sans relâche diffusé l’œuvre de l’écrivain de Providence) dont on peut aisément se passer.

Ce volume est d’une grande variété, en plus d’être très épais. Il est divisé en plusieurs sections, d’inégales longueurs et importances. La première partie est constituée par les écrits inspirés des rêves de l’auteur. Aux nouvelles (parmi lesquelles les très connues La Malédiction de Sarnath, Le Témoignage de Randolph CarterPolaris, La Quête d‘Iranon ou Les Chats d’Ulthar) succède la suite de Kadath l’Inconnue (composée de A la Recherche de Kadath, La Clé d’argent et A travers les portes de la clé d’argent). Puis dans le chapitre « Rêves et Chimères », l’éditeur a rassemblé diverses lettres de H.P. Lovecraft où ce dernier explique les liens entre ses rêves et ses écrits ou l’origine de certains motifs. De ces textes, il faut faire ressortir La Quête d’Iranon et le cycle de Kadath (sauf peut-être son dernier épisode) qui pour nous sont très au-dessus du lot. Il y a du Alice dans le cycle. Le rêve …

La partie suivante rassemble les écrits satiriques et les pastiches pour lesquels H.P. Lovecraft est sans doute le moins connu et qui n’étaient sans doute pas non plus destinés à la publication. Les notes et l’introduction de l’éditeur aident fortement à la compréhension de ces courts textes. Au lecteur il est ensuite proposé une très longue suite de textes de A. Derleth, à partir de canevas de H.P. Lovecraft. C’est là que le contraste est violent, car au niveau du style, tout oppose les deux auteurs et amis. Quand Lovecraft va à l’efficacité et conduit son récit à la première personne, Derleth use de la polyphonie et délaie de manière outrancière. On peut éventuellement croire à des idées originales de Lovecraft, mais le traitement est battu et rebattu. La lecture en est très pénible mais montre en creux les qualités de l’auteur principal de ce recueil. L’espoir que le rythme s’accélère est constamment déçu.

La section suivante collationne divers textes, allant du guide touristique au récit de voyage pour aboutir à des essais portant sur la superstition ou sur F. Nietzsche. Le guide de voyage décrit Québec en démarrant par l’histoire de la Nouvelle-France. Il est écrit à l’usage personnel de l’auteur (sans modification substantielle de l’éditeur au vu d’incohérences comme la chapelle russe grecque orthodoxe de la p. 1160 ou les charmes médiévaux p. 1069) et long de 180 pages. Fusionnant recherches et visite sur place, ce guide présente de manière synthétique l’histoire du Canada français, avec quelques redites (pas trop gênantes et finalement assez classique dans ce genre de littérature) mais aussi quelques défauts. La Grande Paix de 1701, fondamentale pour la compréhension des rapports sociaux en Nouvelle France et leur grande spécificité, n’est pas évoquée. La description de la ville en 1930 propose des circuits de visites dans tous les quartiers du plus ancien établissement encore actif au Nord du Rio Grande. H.P. Lovecraft, qui ne perd jamais une occasion de crier « God save the King » (les Etatsuniens sont des barbares p. 1057), p, montre que son attention pour l’architecture ne se limite pas à la Nouvelle-Angleterre, et que s’il ne cache pas son inclination pour l’Angleterre et les loyalistes de 1774 (sa dévotion vieil-anglaise p. 1005, sa complaisance pour la déportation des Acadiens p. 1017), il admire les réalisations des colons français et le courage de leurs explorateurs (mais pas la religion papiste et ses reliques, p. 1132, dont il s’amuse. La page 996 voit un concentré des positions lovecraftiennes : contre la standardisation et le mécanisme, les choses anciennes contre « rempart à la désillusion de la décadence ».

Les nouvelles publiées dans les autres tomes l’ont montré, H.P. Lovecraft est très conscient de l’influence hollandaise en Nouvelle-Angleterre (p. 1081). Il résume une partie de ses connaissances dans un court texte, qui fait suite à celui qu’il a retravaillé pour son ex-épouse Sonia Greene (suite à son voyage en Europe). On peut clairement y voir insérées les propres idées de Lovecraft (comme le signale dans une courte notice S.T. Joshi) mais aussi que S. Greene a assisté à un discours d’Adolf Hitler à Wiesbaden en 1932 (p. 1162). S. Greene n’est pas très tendre avec les commerçants français, toujours prêts à arnaquer le touriste (p. 1163) même si elle voit Paris comme la Nouvelle Athènes, tout comme V. Hugo en 1841 dans Choses vues.

D’autres textes peuplent cette dernière partie, que l’on peut diviser en deux sous-parties. La première rassemble des écrits sur l’astronomie, la religion, le temps et la linguistique. La seconde partie est plus ancrée dans l’actualité, avec des sujets allant du monde anglo-saxon (il est pour l’aristocratie p. 1245), à la Première Guerre Mondiale, à l’histoire de l’art contemporain (contre le fonctionnalisme p. 1232) et aux relations entre matérialisme, idéalisme et nietzschéisme. Mais l’auteur n’est pas toujours très bien renseigné, quand il met dans la même catégorie l’autocratie russe et le régime impérial allemand en 1915 (p. 1246).

Le volume est complété par une bibliographie fournie et un répertoire francophone de la critique lovecraftienne, arrêtée en 1991 (la seconde édition de 2016 n’a pas actualisé cette liste). La traduction est efficace, sans être irréprochable (décade pour décennie p. 159) ou toujours plaisante (p. 1159, p. 1244 en note).

Certaines pages, il faut le dire, relèvent du combat. Les nouvelles de A. Derleth sont très dispensables et ne valent que pour permettre la comparaison avec le style lovecraftien et imaginer ce que cela aurait pu donner si le concepteur des synopsis avait écrit le texte. Les textes d’actualité, par leurs outrances et leur lien avec la guerre ne sont pas les meilleurs, mais font partout des premiers publiés. Les articles philosophiques jettent par contre une lumière très appréciable sur ce que fait l’auteur dans ces récits fantastiques, annihilant toute tentation de voir de l’ésotérisme dans l’œuvre (Matérialisme et idéalisme). Les autres lettres (après le Cycle de Kadath) renseignent avec intérêt le lecteur sur le processus créatif de H.P. Lovecraft. Le volume n’aurait donc rien perdu à être un peu plus fin. Mais il n’aurait pas forcément élargi son public potentiel, qui est bien celui des gens qui veulent connaître le maximum de cet auteur et ne pas se limiter aux quelques nouvelles du Mythe de Cthulhu. La bibliographie et le répertoire des études lovecraftiennes, bien que daté, vont bien dans ce sens.

Avec plus de 1300 pages et des textes aussi différents que ceux rassemblés dans ce dernier volume des Œuvres, il ne pouvait pas que y avoir un haut niveau constant de qualité. Mais la lecture en valait assurément le coût !

(comment marier son loyalisme envers la couronne britannique et son athéisme, il ne donne pas la solution … 6,5)

 

Perdido Street Station I

Roman de fantasy urbaine de China Miéville.

Ca vole très haut.

Venant des durs déserts du Cymek, Yagharek le Garuda arrive dans la métropole de Nouvelle-Crobuzon. Il est à la recherche de quelqu’un qui pourra le faire voler à nouveau, lui à qui on a retiré les ailes pour crime majeur. Isaac Dan der Grimnebulin, savant indépendant, est celui que choisit Yagharek pour mener cette tâche à bien. Grimnebulin ne manque ni d’idées ni de connexions dans la ville tentaculaire et se met à la tâche avec ardeur. Lin son amante est une Khépri, hybride d’humain et de scarabée. C’est une artiste qui crache ses œuvres plastiques grâce à ses glandes. Elle est contactée par un mystérieux admirateur qui souhaite lui passer commande moyennant une très forte rétribution. Mais dans le contrat, le secret est aussi un impératif, ce qui peut s’avérer compliqué quand on entend des choses pas destinées à ses oreilles … Amie d’Isaac et Lin, Derkhan est journaliste. Elle travaille pour le Fléau Endémique, un journal résolument opposé au Parlement et au maire qui gèrent la ville de Nouvelle-Crobuzon. Mais le pouvoir l’a dans sa ligne de mire et la possession d’un exemplaire même est passible de sanctions. Et il est des choses pires que la prison que peuvent ordonner les juges de la ville …

Les choses mettent leur temps pour se mettre en place dans ce roman très bien écrit et surtout remarquablement traduit (sauf ce petit possessif à la place du démonstratif p. 32). Mais si les évènements s’accélèrent en fin de volume, c’est surtout parce que la coupure en deux tomes est le fait de l’éditeur. L’impression doit donc être différente en version originale.

Le monde est d’un grand intérêt et présente une ville chatoyante. On parle d’autres contrées environnantes ou lointaines mais toute l’action se passe dans la ville. La vie urbaine est cependant d’une grande dureté, entre quartiers en ruine, bidonvilles, crime et répression de la part des autorités (Mervyn Peake est cité dans les remerciements, sans doute pour l’inspiration du côté tentaculaire du bâtit que l’on retrouve dans Gormenghast). Technologiquement, on se trouve globalement dans un développement technologique comparable à la fin de notre XIXe siècle, avec des trains et des dirigeables mais où les fiacres n’ont pas encre été remplacés par les voitures automobiles. Mais il y a encore des fusils à silex, et à l’autre bout du spectre des bombes surpuissantes qui engendrent des mutations. A cela s’ajoute la magie mais cette dernière est très loin d’être omniprésente. Sociologiquement, ce qui est décrit dans le roman est peu probable (avec tant de violence et d’inégalité), mais il ne semble pas que l’objectif de C. Miéville fut d’écrire une fable sociale. Le second volume nous rapprochera peut-être de réactions sociales violentes si des éléments du pacte social ne sont plus actifs. Les religions et les partis politiques sont abordées et elles aussi auront peut-être un rôle plus important à jouer dans la suite.

Les Humains et les Khépri ne sont pas les seuls habitants de Nouvelle-Crobuzon (un nom que l’on peut penser mal choisi au premier abord mais qui à l’usage se révèle assez puissant). Des quantités d’autres races ont fait souche : parmi d’autres, les Vodyanoi sont des sortes de batraciens qui peuvent sculpter l’eau, les Recréés ont été modifiés par des adjonctions de tissus organiques ou de mécanismes et les Calovires sont des sortes de gargouilles volantes et peu civilisés. Ménagerie bien pensée et intéressante (il a même des surprises en cours de route !) qui renforce l’atmosphère dickensienne de ce steampunk mesuré (avec un léger soupçon de post-apocalyptique ?). Le roman, malgré une exposition un peu longue, sait devenir prenant. Les personnages principaux, en nombre limité, ne sont pas qu’une collection d’archétypes et possèdent une belle profondeur psychologique. Ils ne sont ni des héros invincibles ni des perpétuelles victimes ni encore des trains lancés vers une directions connue d’avance, ce qui va rendre la résolution de leurs problèmes, petits et grands, particulièrement intéressants.

Le second volume nous regarde et nous sentons monter la convoitise.

(il y a tellement de potentialité que je ne vois pas comment nous serions déçus … 7,5)

Le piège de Lovecraft

Le livre qui rend fou.
Roman fantastico-horrifique de Arnaud Delalande.

Un peu de géométrie non-euclidienne ?

Au Québec, David Arnold Millow est étudiant en littérature. Il est membre d’un cercle d’apprentis écrivains et les membres se lisent leurs productions. Mais un groupe concurrent, des rôlistes, leur pique le membre le plus prometteur du groupe, le dénommé Spencer. Ce dernier se retire petit à petit du campus mais fait emprunter pour son usage des recueils de Lovecraft et des livres ésotériques. Intrigué, le héros essaie de reprendre contact. Mais une fois sa piste retrouvée, l’ancienne ferme délabrée au bord de la forêt est moins tranquille que prévue. David ressort du lieu un brin secoué, mais sans avoir vu trace de Spencer. C’est lui qui prend l’initiative : il revient sur le campus et tire sur des étudiants, au hasard. Une étudiante avec qui David était en train de parler et qui s’était amourachée de Spencer est tuée devant ses yeux. David est convaincu que tous ces éléments sont reliés entre eux : ce qu’il a vu dans la grange, le massacre du campus, Lovecraft et son Necronomicon et bien sûr le groupe de rôlistes sur internet appelé le Cercle de Cthulhu. Ce même cercle qu’avaient rejoint non seulement Spencer mais aussi Deborah, l’étudiante tuée sur le campus … Son doctorat en cours sur les œuvres imaginaires en littérature lui permettra-t-il démêler ce terrible écheveau ?

Faire du Lovecraft sans tomber dans la caricature ou la servilité n’a rien de facile. La lecture des collaborations posthumes de Auguste Derleth avec H.P. Lovecraft est là pour en convaincre. Alors oui, l’auteur coche beaucoup des cases qu’il y a à cocher : la géographie lovecraftienne est là (Arkham), la Nouvelle Angleterre sous la forme de la Nouvelle France, les maisons à colonnettes (du genre de celles de Providence ou Dunwich), un récit à la première personne, un narrateur avec une profession intellectuelle et une ascendance, des cultistes … Mais A. Delalande ne fait pas que décalquer ces éléments au XXIe siècle, il y a tout de même de sa sauce. Le massacre sur le campus saute aux yeux comme marque de la contemporanéité et de nombreux clins d’œil veulent aussi faire prendre conscience au lecteur que l’on est plus en 1920 : les jeux de mots dans les titres des chapitres (World of Lovecraft p. 74), les titres de nouvelles du Maître de Providence qui surgissent au détour d’un paragraphe (« Anne-Lise était ma couleur tombée du ciel » par exemple p. 68), mais aussi le passage mi narratif mi informatif sur la postérité de Lovecraft p. 7, sur la carrière de Stephen King (p. 246) ou sur les différents Necronomicon p. 116-118. L’auteur, dans son roman, se base sur des analyses de critiques contemporains. Mais là où se situe la différence, c’est au niveau de la relation au corps : A. Delalande est bien plus gore et ne se limite pas à la sidération devant les étendues cosmiques et à la folie comme protection devant l’envers du décor. Du côté de la folie, les choses sont très bien amenées, sans platitudes et sans que l’on puisse se dire que le narrateur est mythomane. On peut croire en sa paranoïa. De même, il y a un jeu avec le lecteur qui se dévoile avec beaucoup de finesse et d’humour, jusque dans les remerciements.

A. Delalande a néanmoins du mal à stabiliser le statut de son narrateur. Il est tour à tour étudiant, professeur, doctorant ou professeur émérite (p. 216, p. 243). Pourtant l’aventure ne s’étale pas sur des décennies …

C’est donc à un jeu avec des éléments lovecraftiens, authentiques ou renouvelés, que nous invite A. Delalande. Un jeu qui semble dangereux, destiné en premier lieu aux connaisseurs, mais que l’auteur déploie avec une grande maîtrise.

(Werner Heisenberg s’appelle Heiselberg p. 114 … dommage … 7)

Neuromancien

Roman de science-fiction de William Gibson.

Une couverture sans lien avec le contenu.

Il y a eu une guerre. Bonn a été rayé de la carte, visiblement de manière nucléaire, il y a maintenant quelques décennies. On en a même fait un jeu vidéo. Les différentes nations que compte la Terre sont toujours là et la Guerre Froide ne semble pas finie. Mais de grandes entreprises se sont taillées de grands fiefs, que ce soit dans le monde physique ou dans le cyberspace. Dans le cyberspace agissent des cow-boys, des artistes de la matrice, qui se connectent par l’intermédiaire de consoles et d’électrodes. La connexion n’est d’ailleurs pas sans danger, se mouvoir ou être attaqué dans la matrice peut avoir des effets somatiques.

Case est l’un de ses cow-boys, originaire de la grande conurbation de la côte orientale des Etats-Unis, appelée Conurb. Il vit à Tokyo, ville violente et par endroits délabrés. Il a essayé de doubler son donneur d’ordres précédent, qui s’est vengé en lui inoculant une neurotoxine partiellement innervant qui l’empêche de se connecter. Drogué et alcoolique, il vit de petits expédients. Armitage, un ancien militaire, lui propose un gros coup, bien payé, en plus de l’opération chirurgicale qui lui permettra de se reconnecter. Il accepte et fait équipe avec Molly, une tueuse aux nombreuses modifications corporelles : ses doigts cachent des lames et ses yeux sont protégés par des implants miroirs. Mais Armitage prend lui-même ses ordres de quelqu’un. Case cherche à savoir pour qui il travaille vraiment. Mais cela est peut-être encore plus dangereux que le travail lui-même …

Encore un classique (paru en 1984), mais celui-ci est de plus fondateur : c’est le premier roman cyberpunk de l’histoire de la science-fiction. Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? / Blade Runner, de Philip Dick, avait bien avancé sur la voie mais était resté dans le domaine du roman noir (d’anticipation certes), avec ses manipulations du vivant, ses vamps et ses éléments extrême-orientaux, mais il ne s’était pas aventuré du côté de l’informatique et de ses potentialités. W. Gibson pose ainsi les bases d’un genre qui fera des émules, à l’image de la série Matrix et qui popularisera le terme cyberespace (cyberspace dans la première traduction française), inventé par lui-même dans une nouvelle précédente. Il y a bien sûr aujourd’hui un petit côté daté à la lecture de l’œuvre. Au début des années 80, 32M de RAM c’est du lourd et on peut encore se permettre de penser que l’interface DOS sera à jamais le fin du fin. Mais l’auteur contribue aussi à des questions encore aujourd’hui d’actualité : la place des grandes entreprises (mégacorporations), le crime organisé à l’échelle mondiale, la massification des données, l’intelligence artificielle, le transhumanisme ou les écarts gigantesques de revenus. Le thème de la religion y est connexe sans pour autant être absent et les drogues (un point très documenté) sont centrales dans le récit (un legs de la décennie précédente sans doute). Le livre est parsemé de références culturelles. Certaines renvoient à la science-fiction (rue Jules-Verne p. 121), d’autres cherchent du côté des arts plastiques (La mariée mise à nue par les célibataires, même de M. Duchamps, p. 248).

Malgré ses plus de trente ans, la traduction a bien vieillie, même si elle est peut-être un peu trop gouailleuse par endroits (mais cela semble suivre l’original). Plein de mots, utilisés pour faire moderne, sont restés dans le langage courant. D’autres, comme le verbe watergater (p. 101 par exemple, les années 70 toujours), n’ont pas fait souche. De nombreuses marques technologiques présentes sur le marché dans les années 80 sont citées (renforçant le côté anticipation), ce qui donne aujourd’hui un effet rétro-SF bien involontaire. Qui associe Braun avec l’avenir, de nos jours ? S’il est des moments dans le récit qui sont parfois un peu flous, il nous a semblé que c’était pleinement volontaire. Entre les drogues et le cyberspace …

Mais le roman de W. Gibson, dans ce qu’il décrit sur de nombreux points, a beaucoup à voir avec notre réalité. Notre futur immédiat est-il aussi sombre, violent, décadent et amoral que ce qu’il a imaginé ?

(la police de Turing p. 186, ce sont aussi des chasseurs de réplicants ? 8)

Les derniers jours de nos pères

Roman historique de Joël Dicker.

Chute pas toujours contrôlée !

En septembre 1940, Paul-Emile, dit Pal, part de Paris pour l’Angleterre. Sur place il est recruté par le SOE (Special Operations Executive), le service britannique chargé de mettre l’Europe sans dessus dessous à l’aide d’agents formés puis envoyés sur le contient occupé. Pal est envoyé plusieurs semaines dans différents camps et bases pour apprendre le maniement des armes et de la radio, les différentes procédures pour les largages de matériel, le sabotage et le parachutage. Il y rencontre d’autres Français appartenant à sa section F du SOE, des Français d’horizons et de professions divers, mais aussi quelques Canadiens et une Anglaise parfaitement francophone. Malgré la dureté de la formation qui voit de nombreux éléments quitter le groupe, Pal et Laura l’Anglaise se rapprochent. Mais ce qui manque le plus à Pal, c’est son père resté à Paris. Très vite, le SOE planifie leurs premières missions, séparant Laura et Pal. Mais en France, et malgré les règles strictes du SOE, Pal cherche à renouer le contact avec son père, utilisant pour cela les réseaux de résistants qu’il aide et organise. Pourra-t-il sauver sa peau assez longtemps pour revoir son père ou rencontrera-t-il les caves de l’Abwehr avant ?

Le SOE n’a pas été en odeur de sainteté parmis les Français Libres : trop britannique, soustrayant des hommes qualifiés aux maquis, aux FFL ou au BCRA. Cette défiance se poursuivra après-guerre : ces gens, hommes et femmes, ne se sont pas battus sous le bon uniforme, même si c’était avec les Alliés. J. Dicker n’évoque pas ces rivalités dans son livre mais se place au niveau des recrues, avec leurs échecs, leurs peurs, leurs espoirs et leurs actes de bravoure. L’auteur nous entraîne donc à la suite des quelques éléments qui ont passé tous les tests pour être envoyés en France, qui reviennent à Londres et s’y retrouvent. Chaque personnage est très distinct des autres (même si tous ne sont pas à égalité dans la description), rendant leurs dialogues très vivants. L’un est séminariste, l’autre est un dur, un autre est passionné par la nourriture. La douceur de Laura est une grande réussite narrative. C’est de plus très bien écrit, avec des transitions magistrales et des moments de grande émotion, mais aussi parfois des trous d’air où affleure l’ennui pour le lecteur.

Le point central du livre, la relation père-fils tourne cependant au masochisme (blessure au cœur). Si Pal agit sans prudence, son père resté à Paris est d’une certaine manière déjà dans la folie : il sait son fils à la guerre et s’agace de ne pas recevoir de lettres pour ses anniversaires. Cette non prise en considération de la guerre (que l’on trouve aussi dans les étranges épisodes de pacifisme dévoyé de Pal) donne un côté irréaliste au récit, alors même que J. Dicker fait beaucoup d’efforts pour peindre, et  avec un certain succès, l’Angleterre des années 1940 (même si par moments il récite sa documentation sur le SOE). La multiplication des relations pères-fils rend le propos par trop flou : il y a des pères partout, en tous sens, de toutes sortes. Où veut nous emmener l’auteur ? C’est dommage. Ou J. Dicker souhaite-t-il nous suggérer que la piété filiale ne mène à rien et que l’âge et le veuvage ne conduisent qu’à la folie et à faire de l’instrument de la Fin son propre fils ?

De très belles formes qui conduisent à des interrogations qui durent, mais parfois le fond dissone.

(qu’est-ce que l’on fumait à l’époque ! … 6,5)

Alice au Pays des Merveilles

Roman fantasy de Lewis Carroll.

Hop hop hop !

C’est le plus grand des hasards qui a porté ce très grand classique de la littérature de l’imaginaire devant nos yeux. On s’était imaginé l’œuvre un peu plus grosse … Mais non, en à peine 120 pages et plus de 150 ans plus tard, Lewis Carroll est encore aujourd’hui une référence connue de presque tous (avec des images Disney en prime dans chaque cerveau qui aident à sa renommée).

Alice et sa sœur sont au bord d’un cours d’eau et Alice s’ennuie. Passe un lapin en redingote, qui sort sa montre gousset et s’affole de son retard. Alice, intriguée, suit ce lapin dans un terrier et entame à sa suite une chute interminable … Qui se finit bien, mais devant un couloir aux portes fermées. Seule une porte semble pouvoir s’ouvrir mais Alice est bien trop grande pour pouvoir passer à travers. Une bouteille lui demande de la boire, alors elle s’exécute …

Alice, dans ce pays merveilleux, confronte ainsi sa logique à celle de son entourage, prenant souvent la forme d‘une critique de la société victorienne. Les pastiches de comptines (très anglaises) sont de ce point de vue emblématiques. Mais cette absence de logique, cette folie par instants (c’est bien l’adjectif accompagnant le Chapelier) dans laquelle se meut une Alice toujours calme et polie, cette folie touche au cauchemar. Si certains personnages désamorcent en fin de tableaux certaines situations, la violence affleure, venant de toutes les couches de la société (la Reine, la cuisinière) ou de la Nature elle-même. Alice a bien du mal à comprendre la Souris et son rapport aux chats et aux chiens, et cela montre peut-être un changement de rapport des populations urbaines (Oxford) à la Nature par Lewis Carroll (ou seulement la naïveté enfantine, versant alors vers le roman d’apprentissage ?).

La présentation et les notes du traducteur J.-P. Berman sont d’un très grand intérêt, replaçant le roman dans la vie de son auteur, sa fascination pour les jeunes filles (qui lui font perdre son bégaiement selon sa biographie p. 13), son œuvre de photographe, d’inventeur de jeux (de cartes aussi, bien entendu !) et de mathématicien. Les notes sont bien sûr primordiales dans l’explication des allusions aux amis de L. Carroll, aux parodies de poèmes et à l’histoire anglaise mais elles aident aussi à comprendre les difficultés de la traduction d’un tel livre (et la connaissance de la production littéraire du XIXe siècle que possède le traducteur).

Un livre compact, agréable, fascinant et léger, mais cette clochette tinte encore très bien et son écho a déjà visité d’innombrables contrées. La fantasy doit décidément beaucoup aux universitaires anglais !

 (le traducteur se sent obligé de décrire ce qu’est un jeu de croquet… tristesse…. 8)

Mör

Roman policier/thriller de Johana Gustawsson.

La mör qui tue.

La Suède : ses lacs, ses exportations à base de bois, sa boulange et ses tueurs en série sadiques. C’est un peu ceux à quoi nous invite Johana Gustawsson dans ce roman qui ne prend pas de pincettes.

Une actrice connue qui disparaît à Londres et voilà qu’un tueur en série sadique refait surface. Tout son mode opératoire y est, rendant son identification certaine. Seul problème : il a été arrêté il y a dix ans et est toujours dans un hôpital-prison. Le pire c’est que le criminel se déplace, puisqu’un corps mutilé selon le même rituel, avec les mêmes détails, est retrouvé sur les bords d’un lac en Suède. L’enquête va donc être conjointe, entre la Suède et l’Angleterre. Mais que cherche-t-on ? Est-ce le même tueur, avec un innocent en prison ? Un imitateur qui aurait eu accès à des données connues de la seule police ? Un complice qui ne s’était pas fait pincer à l’époque mais qui, fait rare, reproduit exactement les mêmes exactions sans son acolyte de l’époque ? La profileuse canadienne Emily Roy est dépêchée en Suède par Scotland Yard et l’écrivain française Alexis Castells, dont le compagnon a été tué par le tueur en série, est contrainte de se replonger dans son passé.

Le polar nordique a tout emporté sur son passage, avec Millenium comme tête de proue, et le succès ne se dément pas. Mais le style n’est pas réservé aux seuls écrivains dont les noms finissent en –son. C’est ici le cas mais l’auteur est française (dotée d’un pseudonyme admirativo-commercial ?), marseillaise de surcroit (ou même ciotadenne ?), et vit avec un Suédois à Londres. Les ambiances découlent donc directement de son expérience personnelle, avec l’apport français en plus (le personnage de Alexis Castells, française en diable, avec son côté alter-ego). Mais on sent la volonté de montrer ce parcours de vie : le lecteur doit comprendre qu’elle connaît la Suède et Londres, avec à l’appui de nombreuses références culturelles qui ont pour but de crédibiliser le récit mais qui font trop appuyées quand on les ajoute aux placements de produits (c’est dans le cahier des charges du genre ? c’est enseigné dans les cours d’écriture ? l’auteur attend-t-il une rétribution ?). Le récit, parallèle à l’enquête, d’épisodes de la vie d’une immigrée suédoise à Londres dans les années 1880 a la bonne idée de mettre en scène cette immigration peu connue et de rappeler que la Scandinavie n’a pas toujours été cette zone économiquement bien portante. Cependant, l’auteur décrit une ambiance dickensienne surdéveloppée qui pourrait faire penser que le crime naît de la seule misère.

Au-delà de ça, que l’on dirige le lecteur vers l’histoire de Jack l’Eventreur  est d’une gênante transparence (p. 25). Quand p. 142 Sade est expressément cité, on se demande s’il n’y aurait pas derrière ce roman l’envie d’imiter cette grande figure, mais en ajoutant aux excentricités sexuelles une couche de gore qui prend la place du noyau de philosophie.

 Plus gênant encore, il n’y a aucune réaction mesurée. Toutes les émotions sont passées à l’amplificateur, potentiomètre sur 12 (p. 75 par exemple). Le côté marseillais ? Les paroles « giflent » constamment, et de nombreux personnages sont toujours au bord de défaillir à la moindre remarque ou allusion. Ces personnages, dont chacun a au moins une demi-douzaine de traumatismes (anciens et nouveaux), sont parfois difficiles à différencier. A tel point que Emily Roy et Alexis Castells pourraient être finalement le même personnage. La profileuse tient bien évidemment de la voyante extralucide et la criminologue suédoise, avec son syndrome d’Asperger, est bien sûr l’impertinence personnifiée. Cela dit, les autres policiers du roman sont aussi à ranger dans la catégorie « je me contrefous de la hiérarchie ». La fin du roman est cependant bien construite, avec un bon rythme qui fait monter la tension avec doigté mais abouti sur un dénouement à notre sens assez tarabiscoté et qui réintroduit des longueurs.

(c’est sympathiquement amené et peut-être vécu le coup de la suédoise qui se moque de l’accent français d’une personnage parlant anglais p. 259-261 …4,5)

L’abbaye blanche

Roman policier/thriller de Laurent Malot.

Des choses à se mettre sous la dent.

Le Jura non plus ne peut pas échapper à la corruption du monde (mais Elie Semoun le savait déjà). C’est l’argument de fond de ce roman policier, né d’un scénario de cinéma pas tourné.

Matthieu Gange est inspecteur de police à Nantua (comme la sauce). Sa femme est partie sans explication il y a un peu plus d’un mois, et il doit donc élever seul sa fille de six ans. Sa disparition est-elle liée aux trois meurtres sauvages commis en quelques jours, auxquels une jeune femme blonde semble liée ? Est-elle victime ou coupable dans cette affaire ? En équipe avec le capitaine Michelet, Gange enquête, parfois au péril de sa vie. Les ennemis semblent puissants, retords et imprévisibles mais la pugnace journaliste Héléna Medj semble aussi sur le coup. Alliée ou sangsue ? Si la hiérarchie de Gange marche sur des œufs, d’autres œuvreront pour aider Gange. Et éventuellement aussi aider la Justice …

Ce premier roman policier de L. Malot est bien construit, avec quelques brins d’humour qui rendent la lecture agréable. L’aspect rural, où les Jurassiens se sentiront à la maison, ajoute en crédibilité au roman qui a la bonne idée de ne pas tomber dans les listes de marques quand il s’agit de décrire quelque chose. L’auteur joue lourdement sur le côté montagnard bourru, idéaliste et intègre contre Parisiens lâches et corrupteurs (Gaëlle et les autres), comme effet secondaire de cette crédibilisation. Les paysages jurassiens sont plus évoqués que décrits mais on sent bien l’hiver local, présence difficile à manquer.

L’auteur évite aussi quelques poncifs : le flic ne sort pas avec la journaliste, par exemple. Il y a une fraîche ambiguïté dans la relation entre le héros et l’étudiante qui garde sa fille et la relation entre Etienne et Carole est drôle sans être fleur bleue.

Certains éléments sont beaucoup  moins crédibles, comme l’expédition dans l’abbaye ou comment l’ancien membre de la secte agit avec les policiers. La fin est assez bizarre, voire mal construite (même si l’on comprend que c’est le premier tome d’une série, explicite dans la version poche) : si la fatigue du héros mène à une telle fin, le lecteur y est assez mal conduit.

Une lecture plaisante avec un récit plaisamment rythmé (l’auteur est un scénariste expérimenté), mais sans être inoubliable. C’est l’occasion d’un changement de style et de voir ce qui s’écrit aujourd’hui dans le monde francophone.

(un beau piège pour ceux qui aiment commencer par lire les dernières pages d’un roman … 6,5)