Blade Runner

Roman de science-fiction de Philipp Dick. Paru en français sous le titre Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?

Ah la belle année 2019 !

Les androïdes n’ont pas le droit de venir sur Terre en 2019. S’ils y parviennent, cela veut dire qu’ils ont tué leurs propriétaires sur Mars. Huit d’entre eux viennent d’arriver à San Francisco où la police met sur le coup ses chasseurs de prime. La ville, suite à un apocalypse nucléaire mondial, n’est plus aussi peuplée qu’au XXe siècle. Une bonne partie de sa population a, comme partout, émigré hors de la Terre, laissant de grandes parties de la ville à peine habités. Ainsi les androïdes peuvent se cacher au sein de la population comme loin d’elle. Comme le premier chasseur de prime va le remarquer en y laissant presque sa vie, ces androïdes en fuite sont d’un modèle nouveau, beaucoup plus dangereux et presque indétectables avec les moyens actuellement à disposition. Rick Deckard, chasseur de prime de la police de San Francisco, hérite du dossier, moins les deux fuyards déjà « retirés » de la circulation. A peine est-il mis sur la piste que l’un des androïdes cherche à l’éliminer. Pourra-t-il compter sur l’aide de la corporation conceptrice des androïdes recherchés, l’Association Rosen ? Et si oui, sera-t-elle sincère ?

Cette œuvre est une sorte de carrefour de la SF et de l’œuvre de Philip Dick. Il y a à la fois la longue traîne de l’atome, débutée dans les années 40, et celle des robots, même si ici les robots ont quitté la bienveillance asimovienne pour retourner à la figure du golem. Plus récent chez Dick, l’aspect drogue est très caractéristique des années 1960 (mais on la voit déjà très présente chez A. Huxley trente ans avant…). Ce qui semble en germe dans ce roman, c’est le questionnement sur la religion qui va prendre une très grande importance chez l’auteur dans la suite de sa carrière (et Dune est sorti un an avant, en 1965).

S’il est de premier abord difficile de se défaire des images du film de 1982, le livre raconte une histoire que l’on ne peut pas dire totalement différente. Si tout ce qui tourne autour de la disparition des animaux, de leurs transformation en marqueur de statut social, n’apparaît pas dans le film, le contraste ville surpeuplée/immeubles abandonnés est bien présent. Le monde est finissant (sans pluie mais avec de la poussière), chacun se raccroche à ce qu’il peut. Et il n’y a pas de lumière au bout du tunnel, avec des personnages dont aucun n’est finalement sympathique, naviguant tous entre les ambiguïtés. Le retour à l’état de nature, sans la Nature, mais partout ses ersatz.

Comme on s’y attendait, c’est très bien écrit. Stylistiquement, ce n’est pas foudroyant, mais tout se tient admirablement et le lecteur prend grand plaisir à se faire balader par l’auteur. Il est extrêmement agréable d’essayer de cerner les personnages, dans leurs revirements ou leurs comportement de monades. Faut juste être prêt à la confrontation avec l’argot étatsunien des années 1960 et son hybridation néologique.

(ah cette vieille légende sur Mozart et la fosse commune p. 77 … 8,5)

L’alchimie de la pierre

Roman de fantasy urbaine de Ekaterina Sedia.

Des océans derrière le masque.

Mattie est une automate émancipée. Faite de rouages et de ressorts, elle possède une conscience, le libre arbitre (mais pas d’âme) et peut ressentir la douleur. Le Mécanicien Loharri, son créateur, lui a donné sa liberté et lui a permis de devenir une Alchimiste. Mais il ne lui a pas donné la clef qui lui permettrait de se remonter elle-même. Les gargouilles, qui sont censées avoir bâti une bonne partie de la ville il y a très longtemps, font appel à Mattie pour les aider. L’une après l’autre, ces dernières se pétrifient et retournent à la pierre. Le seul moyen de pouvoir continuer à veiller sur la ville est pour elles de trouver le moyen d’échapper à ce sort. Mattie accepte cette tâche, en plus des commandes de Loharri et d’autres clients. Mais pourra-t-elle contenter tout le monde dans une ville en proie à la concurrence entre Mécaniciens et Alchimistes, où la moindre étincelle peut tout faire exploser ?

Dans cette version steampunk du XIXe siècle, au lieu de se limiter à la vapeur et ses maîtres, E. Sedia mâtine son monde avec des alchimistes et une zoologie « utile », comme des lézards de bât. C’est une particularité intéressante, avec comme clef de voûte ambiguë l’héroïne qui appartient aux deux mondes. Un monde qui tient plus de New-York et ses migrants méridionaux que de la Londres dickensienne, déjà parce qu’il y a des escaliers de secours (p. 137). Tant pour l’automate que en ce qui concerne les gargouilles (oxymoriquement), l’auteur met l’accent sur les sens de manière très belle, bien servie en cela par une traduction de tout premier ordre. Si c’est intéressant au niveau langue, c’est un peu plus compliqué au niveau scénario, où les trous nous ont semblé nombreux. Question personnages, il y a d’intéressantes fausses pistes et Loharri se voit assigné un développement plutôt intéressant. La fin est très rapide (mais pas sans points forts), contrastant avec un développement assez lent. Il manque des éléments au lecteur, mais la lecture n’a pas été désagréable.

(Mattie l’automate s’interroge sur la Liberté p. 81 … 6,5/7)

Confessions d’un automate mangeur d’opium

Roman de science-fiction uchronique de Fabrice Colin et Mathieu Gaborit.

Dans les rouages de l’esprit.

Paris, 1889. L’exposition universelle qui doit célébrer le centenaire de la Grande Révolution bat son plein. La Tour Eiffel a été construite. Le Champs de Mars et le Trocadéro sont couverts de pavillons et de halles qui présentent au public toutes les merveilles produites par le génie humain. Parmi ces nouveautés, une bonne partie a l’éther pour source d’énergie, dont toutes les facettes ne sont pas encore comprises par les scientifiques et qui semble avoir été découverte vers 1875. Ainsi, des taxis volants ont envahi un Paris surplombé par des croiseurs parcourant le ciel et le nombre d’automates en service augmente chaque jour. Aux portes de Paris se dressent les monumentales tours de Métropolis. Margaret Saunders est une jeune actrice à la renommée déjà très importante dont l’amie Aurélie vient de mourir devant l’Opéra en tombant d’un aérocab. Traumatisée par sa mort inexpliquée, Margaret (dite Margo) va requérir l’aide de son frère Théophraste de Barrias Archimbault, aliéniste novateur à Sainte-Anne. Mais la petite enquête que mène les deux jeunes gens semble indisposer quelqu’un de puissant et les deux curieux ne sont pas toujours des plus prudents.

Ce roman écrit à deux mains fait alterner les points de vue, Margo et Théo s’échangeant le rôle de narrateur à chaque chapitre. Il fait la part belle aux clins d’œil, sans lourdeurs : on croise ainsi Auguste Villiers de l’Isle-Adam (l’inventeur du terme andréide/androïde, p. 175), Metropolis n’a pas besoin d’être expliqué (mais on sent comme une légère défiance envers La Défense), le titre en appelle au récit de T. de Quincey paru en 1821 et traduit par A. de Musset et C. Baudelaire, Lovecraft apparaît par l’intermédiaire de livres aux titres évocateurs (p. 79) et Jules Verne n’est pas oublié (le train-obus p. 387, la polysémie dans le nom d’un personnage). Avec de telles références, on ne se situe clairement pas dans une veine hard SF et de petits éléments irrationnels et horrifiques ont été intégrés au scénario. Le réalisme dudit scénario n’est pas non plus le souci ultime des auteurs, avec des personnages principaux qui se font des petites cachotteries assez improbables …

La lecture est très plaisante et tout n’est pas dit sur le monde au premier chapitre, sans que le lecteur n’éprouve le sentiment que l’on cherche à faire plus pour faire plus. Le parallèle entre l’éther et l’atome semble assez clair, mais avec comme limite que l’éther apparaît avant l’invention du moteur à explosion. La séparation entre poésie et automatismes est très étanche dans ce monde faits de changements rapides (ce qu’elle n’est plus depuis les années 60 dans le notre avec les développements de l’informatique). C’est donc la reprise de motifs de la science-fiction française de la fin du XIXe siècle avec des préoccupations des années 50/60 (atome, critique du scientisme autoritariste). Mais cette actualisation est faite de main de maître, entre bonbon acidulé vernien, labyrinthe à la Wolfenstein 3D et un ton cru de la fin du XXe siècle (si J. Verne met en scène des femmes plus émancipées que ses contemporaines, il dévoile moins leurs préférences sexuelles, ni ne décrit la violence de manière aussi directe). Il est bien quelques défauts mineurs (la devise royale anglaise p. 390, Futuropolis pour Metropolis p. 394 ou un vocatif mal maîtrisé dans le cas d’un nom à particule p. 19), mais cela n’atteint pas un récit sans temps mort, aux nombreuses surprises, aux personnages chatoyants et au final cinématographique (quoi qu’un peu court).

(cette araignée mécanique, on se croirait dans un Elder Scrolls … 7,5)