Lumières du Moyen-Âge

Maïmonide philosophe
Essai sur la philosophie de Moïse Maïmonide par Pierre Bouretz.

La couverture ne donne pas de faux espoirs.
La couverture ne donne pas de faux espoirs.

Il est des livres qui permettent assez aisément d’étalonner son intelligence (mieux qu’un très aléatoire test de Q.I.) et celui-ci fait sans doute partie de cette catégorie. Il permet même de faire un double étalonnement, avec l’auteur et avec son sujet. L’auteur d’abord : Pierre Bouretz est professeur de philosophie et spécialiste de la philosophe allemande. Le sujet ensuite : il est ici question de l’unique livre de métaphysique de Moïse Maïmonide, qui est bien plus connu pour son influence dans l’interprétation de la loi juive (et qui vécut aux XIIe et  XIIIe siècles en Espagne et en Egypte). Ce livre, écrit en arabe, c’est le Guide des perplexes.

La définition de ces perplexes occupe une bonne partie de ce livre de 950 pages, dont seulement 450 pages de texte, et six chapitres. L’introduction démarre en terrain connu pour l’auteur puisqu’il y est question de la place accordée à la philosophie médiévale judéo-arabe dans le cours d’histoire de la philosophie dispensé par Hegel dans la première moitié du XIXe siècle. Si Maïmonide est l’auteur le plus longuement cité de tout le cours, la place de la philosophie judéo-arabe est congrue, faisant ressortir la filiation directe entre les philosophies grecques et allemandes (p. 18). Puis P. Bouretz annonce son plan (p. 24), liant Maïmonide à Fârâbi (la politique et le danger d’être philosophe), montrant  que tous deux ont un programme d’éducation du plus grand nombre, alors pourtant que Maïmonide ne dit s’adresser qu’à un unique élève.

Le premier chapitre est consacré au philosophe Fârâbi (actif aux IXe et Xe siècles), que Maïmonide considère comme son Second Maître (le premier étant Aristote). Celui définit une « philosophie populaire » dans le double but d’élever le niveau intellectuel général pour le rapprocher de la Raison et de se protéger, puisque si le peuple comprend le philosophe, il sera moins tenté de l’éliminer (p. 34-40), le tout dans le cadre d’une religion révélée. Farabi a raison de craindre pour sa vie cela dit, puisqu’il avance aussi que la religion est une chose humaine, née après l’accomplissement de la philosophie, tout en mettant l’accent sur son utilité politique (p. 41) mais aussi son utilité dans l’instruction du peuple, comme imitation de la philosophie et premier pas vers elle (p. 45, sans pour autant que Fârâbi soit un Spinoza persan). Dans ce chapitre, le passage sur les idées admises et les opinions reçues (qui sont des formes dégradées des premières) est particulièrement intéressant dans le fait qu’il pointe en direction du camp critiqué par Fârabi mais aussi, en son temps, par Maïmonide (p. 46, et pour qui la philosophie est la véritable science de la Loi p. 118).

Une fois explicité Fârâbi (un peu), P. Bouretz en vient à Maïmonide, toujours dans le premier chapitre. L’attention du lecteur est d’abord orientée sur une analyse de l’introduction du Guide qui justifie la transgression de l’auteur prétendant s’adresser qu’à un seul lecteur par l’état d’urgence dans lequel il se trouve (pour des sujets où seule la transmission orale de maître à disciple est de mise, p. 60-61). P. Bouretz continue son parallèle entre Maïmonide et Fârâbi (la philosophie comme connaissance de Dieu, perfection de la Torah car adaptée au vulgaire comme au savant p. 75), avec chez Maïmonide un Abraham qui suit les principes de Fârâbi et le primum mobile d’Aristote, toute comme la reprise du principe d’accommodation (p. 85).

Le second chapitre démarre avec la conséquence du principe d’accommodation visant à faire monter d’un degré la capacité de compréhension de tous, avant de passer à la composition de la bibliothèque de Maïmonide puis de parler de Joseph, le disciple à qui est destiné le Guide en premier lieu (p. 109-123). Maïmonide décrit ainsi lui-même son lectorat : « Joseph et ses semblables ». L’auteur explique ensuite le titre du livre avant de poursuivre avec le point crucial de sa construction, ou plutôt devrait-on dire, son atomisation (p. 138-139). Maïmonide y enseigne selon un très savant dosage d’occultations, de paradoxes aussi, qui ne se résolvent pas à la suite, mais dans d’autres chapitres (une phrase ici, à peine annoncée, une autre à un autre endroit inséré dans un chapitre au sujet totalement différent etc.). Le tout a pour but de faire lâcher prise à ceux qui ne sont pas encore assez instruits pour poursuivre.

Le troisième chapitre change d’éclairage sur le Guide des perplexes (c’est-à-dire ceux qui sont englués dans le paradoxe apparent entre Loi et Raison) pour passer dans un thème que Maïmonide avait un temps souhaité explorer dans un livre séparé (projet abandonné puis repris et intégré dans le Guide) : la prophétie. Il y est question des rôles du philosophe et du prophète, de leurs buts et moyens (p. 182). Par moment on peut même se demander si Maïmonide n’exclurait presque pas Dieu de la prophétie (p. 187) … Impression qui se révélera in fine fausse (P. Bouretz lui aussi aime les fausses conclusions). Il est aussi question d’Adam, ou plus précisément, des deux Adams. Maïmonide distingue un premier Adam, celui avant la Chute, qui est philosophe et que lui-même prend pour modèle philosophique, du second Adam, décrit comme moraliste après la clôture du Jardin d’Eden (p. 191). Cette analyse de la prophétie amène surtout Maïmonide à prendre position pour la Raison et contre l’imagination qu’il attribue au groupe qu’il combat (p. 207), celui du Kalam (courant théologique transreligieux).  Le chapitre s’achève sur une égalité entre philosophe et prophète, deux figures de l’excellence (p. 201).

Le quatrième chapitre va plus en profondeur dans ce qui sépare très nettement Maïmonide du Kalam et que soutient ce dernier : l’éternité du monde. Mais une chose les rassemble aussi, et c’est la défense de la religion (p. 241). Pour l’auteur, Maïmonide conçoit que l’on puisse être et philosophe et juif (ce en quoi il s’oppose à Léo Strauss, le philosophe allemand qui a lui aussi étudié la pensée de Maïmonide, p. 246). L’avis de P. Bouretz est que Maïmonide n’est en rien le représentant d’un Kalam « éclairé » puisqu’il use de méthodes tout autres (p. 258).

Toujours Maïmonide encourage le lecteur à chercher par lui-même, à consulter les sources et c’est particulièrement présent dans le cinquième chapitre de ce livre où l’auteur reprend l’exposition par Maïmonide des quatre méthodes d’Aristote concernant l’éternité du monde, puis trois méthodes de philosophes « modernes » avant de les discuter (p. 286-294). Pour P. Bouretz, au bout d’une tentative de déduction de l’avis de Maïmonide qui n’apparaît pas clairement dans ses écrits, il semble que ce dernier était partisan de l’existence éternelle du monde avec Dieu comme origine (p. 334).

Le dernier chapitre commence avec un rappel du combat que Maïmonide menât contre l’idée de corporéité de Dieu (p. 337) puis ce qu’il pense être la fin de l’homme,  le moyen d’y parvenir (p. 388) ainsi que sa perfection : « acquérir des vertus intellectuelles en concevant des choses intelligibles » et « devenir rationnel en acte, c’est-à-dire posséder l’intelligence en acte » (p. 398). Ce dernier chapitre explore aussi la possibilité que la Guide puisse contenir des éléments pour les tous meilleurs lecteurs que Maïmonide espère voir continuer son œuvre (p. 408) tout comme il porte son regard sur une parabole qui ouvre la conclusion du Guide, décrivant différents types de personnes et exprimant que la première fonction de la Loi parfaite c’est-à-dire la religion) est de faire disparaître la violence réciproque parmi les hommes (p. 419-420). Cette même conclusion (où Maïmonide s’élève contre les passions de son temps p. 441-447) propose deux modèles de vie équivalents, contemplative ou active, mais également philosophiques (p. 435), tout en soulignant que si les prophètes allient les deux, les hommes parfaits doivent faire un choix.

Un envoi discourant sur la place de Maïmonide dans l’histoire de la philosophie et son héritage, les notes et de touffus index complètent le volume.

Cette plongée dans la pensée du Second Moïse (auquel lui-même se compare par ailleurs), présentée par P. Bouretz,  ne laisse pas indemne.  Et le lecteur sortirait non pas ébranlé mais écorché par les obstacles s’il ne bénéficiait pas de la clarté de l’auteur dont les redites pédagogiques permettent d’entrecouper la lecture de ce livre pour le moins massif et pas toujours évident. La lecture nécessite un minimum de connaissances mais ce n’est pas inatteignable à un lecteur curieux. Et un tel lecteur aura aussi le loisir de s’interroger sur la circulation des écrits au XIIe-XIIe siècle, phénomène toujours étonnant et qui permet à Maïmonide de correspondre avec le monde entier comme à ses lecteurs d’avoir en leur possession de nombreux livres. Et P. Bouretz a sans conteste raison quand il parle de Lumières pour Fârâbi et Maïmonide. Si ce dernier voit une élite (dont il n’a pas bénéficié de l’entourage, comme d’autres philosophes), il n’en oublie pas les autres (du moins ceux qui pourraient ouvrir un de ses livres). Il est même possible qu’il soit de ce côté plus démocratique qu’un Voltaire qui se méfiait d’un peuple sachant lire …

Et il y a toujours la possibilité ou non d’adhérer à ce que dit Maïmonide, encore aujourd’hui une autorité dans le commentaire biblique, qui fait un autre intérêt de ce livre. Il fait s’interroger le lecteur sur ce que sont aujourd’hui les accommodations, sur les deux types de commandements, sur les intelligences séparées et bien sûr sur l’incorporéité de Dieu (peut-être judéo-islamique, assurément pas chrétienne). Vaste programme, mais qui n’est peut-être poursuivable qu’une fois fait un choix de voie … ou que Aristote nous soit mieux compris qu’à l’heure actuelle.

(Où a-t-il trouvé le temps d’écrire autant de livres, un mystère plus grand que la création du monde …8)

Comprendre le malheur français

Pamphlet de philosophie politique de Marcel Gauchet.

Remettre l'église au milieu du village, même dans la brume.
Remettre l’église au milieu du village, même dans la brume.

M. Gauchet n’est pas qu’un philosophe tutoyant l’empyrée des idées, il aime aussi partager son savoir. Et comme de nombreux philosophes, dont certains mêmes sont barbus et grecs, il peut choisir la conversation comme médium. C’est ce qu’il fait dans ce livre, interrogé par le journaliste Eric Conan et le philosophe François Azouvi (EHESS/CNRS, disciple de Paul Ricœur).

Le point de départ de l’ouvrage est le décalage qui existe entre comment les Français jugent leur situation propre et son évolution et la situation de la France. Si une majorité de Français considère sa situation comme pas si mauvaise, leur inquiétude se tourne vers la France. Ce pessimisme (et la défiance généralisée qui une caractéristique de la société française) est le thème du premier chapitre et déjà s’esquisse le fossé qui semble s’agrandir entre les élites et ceux qui sont les perdants de la mondialisation. Le second chapitre démarre une partie de l’ouvrage qui a pour objectif de retracer la généalogie de ce pessimisme, depuis le sommet que fut le règne de Louis XIV jusqu’à nos jours. Le rythme est assez rapide, puisque le chapitre passe par 1789, l’instauration de la République après 1870, les Guerres Mondiales et la IVe République. La discussion débouche sur les années De Gaulle dans le troisième chapitre, où le rythme de la progression chronologique ralentit fortement. Pour l’auteur, C. De Gaulle est celui qui enfin fait la synthèse entre un gouvernement stable et efficace et le principe de la souveraineté populaire, dilemme qui existait depuis 1789 (p. 76). La conception gaullienne de l’Etat (et son rapport à l’économie), la vision gaullienne de l’Europe et l’abandon de son héritage par ses successeurs (p. 95) sont aussi discutés. Mais voilà la crise (chapitre quatre) … Pour M. Gauchet, on entre dans la mondialisation avec la crise de 1973, qui marque la fin de l’impérialisme politique. Si V. Giscard-d’Estaing modernise, il perd néanmoins face à F. Mitterrand en 1981 devant la prise de conscience par les Français que la crise ne prenait pas fin, dans un contexte international de thatchérisme et de reaganisme (p. 113-114).

Le chapitre suivant est celui de F. Mitterrand et de ses successeurs. Le « tournant de la rigueur », l’antiracisme, l’Acte Unique européen, le culte de la personnalité du second septennat, les conditions de l’abrogation de la peine de mort (fruit de la conception néo-libérale de  l’individualisme, p. 120), tous ces thèmes sont portés sous une lumière crue par les auteurs qui reprochent à F. Mitterrand une absence de convictions à la différence de ses prédécesseurs (p. 140). Mais ce que laisse principalement F. Mitterrand en 1995, c’est le choix de l’Europe, jamais infléchi par la suite et qui, pour M. Gauchet, est un des problèmes de la France aujourd’hui. Les deux derniers quinquennats en date de la Ve République ne sont pas épargnés non plus par les critiques : « il est que l’élection d’un président de la République n’est pas le tirage au sort d’un Français moyen à peu près équilibré et honnête (p. 156) ». De l’Europe, il est encore question dans le sixième chapitre (qui inaugure une troisième partie dans l’ouvrage), sous le titre peu flatteur de « Le piège européen » mais où le philosophe explicite sa position. Déficit démocratique, affaiblissement de l’influence française, mais surtout manque de poids stratégique international, telles sont les premières critiques, mais la principale reste l’absence de discussion (ou son impossibilité) sur les résultats et conséquemment, l’absence de sanctions (p. 164). Son souhait qui clôt le chapitre (faisant suite à une somme d’analyses assez poussées) est celui du réalisme …

Le septième chapitre explore le modèle français, souvent évoqué dans le débat public, de sa naissance à sa crise. M. Gauchet définit quatre traits principaux et historiques de ce modèle (p. 206-2011): l’universalisme, la république, un antagonisme intrinsèque (souvent qualifié de guerre civile par les observateurs politiques) et la réincarnation permanente de l’Ancien Régime (les statuts, les grands corps, les concours, la Légion d’Honneur, etc.). Les auteurs échangent sur l’Etat, la Nation comme dépassement (p. 238), la laïcité, le jacobinisme et la décentralisation (un échec, p. 224-230), la place de l’école et de la culture (p. 244-245), l’Islam, l’altérité vraie (p. 253). M. Gauchat insiste particulièrement sur le système comme forment la citoyenneté, l’école (qui ne forme plus de futurs citoyens à utiliser la Raison dans l’espace public, c’est-à-dire politique, voire est même scindée en deux, selon qu’elle soit destinée à l’élite ou aux masses, p. 271), la laïcité et la culture (p. 242). Ce chapitre contient aussi d’intéressants passages sur la tolérance universelle, sorte d’ethnocentrisme contemporain (« Nous sommes tous pareils », à comparer avec le premier ethnocentrisme « Nous sommes supérieurs aux autres », p. 252) ou encore sur la vague utopique de « Je suis Charlie » (p. 262-263) et la haute culture, où l’auteur est sombre et drôle à la fois (p. 275).

Le huitième chapitre est moins éclectique et revient à la politique stricto sensu. M. Gauchet explique le rapport particulier de la France à la politique, avant de se concentrer sur la transformation de la Droite et de la Gauche sous l’action du néo-libéralisme, amenant ainsi l’émergence d’une troisième force (p. 284). Tous les partis sont passés en revue (les Verts sont particulièrement croqués p. 287), puis le philosophe passe à la haine de soi (p. 301-307) juste avant d’envoyer quelques missiles sur S. Hessel et B.-H. Lévy (p. 307-308). La difficulté à seulement poser un diagnostic qui puisse être consensuel (sans préjuger même des remèdes) continue de l’effarer (p. 267 et p. 309). Enfin, le dernier chapitre cherche à démontrer que nous n’avons pas quitté le règne de l’idéologie. M. Gauchet y montre les conséquences du primat de l’économie sur la famille (p. 329), tout comme le fait que le néo-libéralisme a asséché la production d’utopies politiques (p. 333). La place de la politique elle-même a changé, passant de la superstructure à l’infrastructure, ce qui induit aussi un sentiment de dépossession démocratique malgré l’augmentation des droits. Le chapitre est marqué en sa fin par une tonalité assez pessimiste : M. Gauchet fait remarquer que Platon voit l’euphémisation du langage comme un prélude à la tyrannie (p. 354).

La conclusion (qui n’est plus sous la forme d’une conversation, comme la préface) est à l’inverse plus optimiste, voire même presque volontariste. Elle reprend les thèmes abordés, tout en rajoutant celui de la puissance. Certes la France ne sera plus une grande puissance, mais elle a toujours son mot à dire.

Comme ce (court) résumé vous a pu le montrer, le livre est dense mais pourtant se lit avec une très grande facilité. D’une part parce que l’on a l’impression d’entendre M. Gauchet parler en le lisant. L’oralité, qui est très loin d’être son point faible, est bien rendue dans ces conversations à trois voix (où les relanceurs/interviewers sont néanmoins assez indistincts tout en étant d’une indéniable hauteur de vue eux aussi). Ce livre peut très bien se dévorer.
D’autre part parce que ces mêmes conversations ne s’adressent pas à des étudiants en philosophie, se cantonnant à délimiter des problèmes sans forcément faire appel à des notions trop lourdes (pas de circonvolutions, du direct, même si quelques connaissances historiques sont le bienvenu). Deux passages peut-être cherchent du côté de la métaphysique (où M. Gauchet s’excuse d’ailleurs, comme par exemple p. 299). Le Désenchantement du monde (voir ici), entre autres, y est une référence en filigrane.

C’est donc une vision particulière de la vie politique et de la psyché française qui est proposée ici, assez éloignée de ce que peuvent dire (dans un temps souvent bien plus contraint, et/ou avec moins de fond) les commentateurs politiques habituels. De là à dire que ce livre doit avoir rang d’évangile … Il démontre cependant à notre sens la difficulté pour le philosophe d’exister en démocratie (M. Gauchet ne cache pourtant pas son ancrage à gauche, y compris dans cet ouvrage) tout en étant pas loin d’être un manuel pour être français, le devenir, le re-devenir. Au minimum, il permet de bien mieux comprendre où en est la France.

Le malheur français n’est pas celui des Yéménites, il n’en pas moins sérieux.

(les Verts, champions des libertés qui souhaitent la contrainte p. 287 … 8,5)

 

La crise de la culture

Recueil d’articles de philosophie de Hannah Arendt.

L'isolement.
L’isolement.

Comparée aux différentes superstitions du XXe siècle, la pieuse résignation à la volonté de Dieu apparaît comme un canif pour enfant en compétition avec des armes atomiques. p. 177

Eichmann à Jérusalem, avec son style journalistique qui n’était pas collé à l’immédiateté, nous avait beaucoup plu. Il nous fallait donc aller plus avant dans l’œuvre de la philosophe née à Hanovre en 1906. Nous avons fait le choix de ne pas directement aller voir du côté de son analyse du totalitarisme mais, en lien avec Marcel Gauchet, nous avons porté notre choix sur La crise de la culture (paru en 1961 dans une version moins étoffée avec six articles au lieu des huit que compte la traduction française reprenant l’édition de 1968).

La préface donne derechef le ton, avec un propos mariant R. Char à F. Kafka visant à installer une des idées maîtresses de ce recueil, à savoir le fait que la civilisation occidentale (et non plus seulement les penseurs), héritière de concepts romains, est coincée dans une brèche entre passé et futur quant à ses conditions de pensée (p. 24). La préface s’achève sur la présentation du plan du livre, en trois parties selon l’auteur : la première s’attache à décrire la rupture moderne dans la tradition et le remplacement de la métaphysique par le concept d’histoire, la seconde discute de l’autorité et de la liberté et enfin la troisième partie présente au lecteur quatre réflexions sur l’éducation, la crise de la culture, le lien entre vérité et politique et le changement introduit par la conquête spatiale dans la dimension de l’Homme.

Le premier article, intitulé La tradition et l’âge moderne, vise à décrire la fin de l’autorité, elle-même fille de la tradition, avec l’entrée dans la modernité. Cette fin est pour H. Arendt irrémédiable, sans retour possible vers ce qu’était l’autorité héritée de Rome. Si l’article prend son essor avec une définition de la citoyenneté qui nous semble au mieux imprécise (p. 30-31, le citoyen antique ne travaille pas selon l’auteur), il se rétabli bien vite dans l’estime du lecteur avec son analyse de la rébellion de K. Marx face à Platon et Aristote. H. Arendt résume avant de les discuter trois propositions marxiennes décisives : le travail a créé l’Homme, la violence est la sage-femme de toute vieille société grosse d’une nouvelle et sur l’importance de transformer le monde au lieu de l’interpréter (p. 33-36). Elle souligne ses contradictions de Marx avant de souligner les apports de S. Kierkegaard, F. Nietzsche et G. Hegel à la modernité, quelle qualifie de défis à la tradition (p. 43), sans pour autant que tous ces auteurs soient sur la même longueur d’onde (G. Hegel et K. Marx différent par exemple sur la nature de l’Homme, p. 55, essentiellement esprit pour le premier et surtout doté de la faculté d’action pour le second). H. Arendt conclut son article sur la manière dont  a été modifiée la science, croyant avoir abandonné des valeurs transcendantales au travers de la défiance cartésienne, n’a fait que tomber dans la superstition scientiste, une science sans valeurs qui a donné naissance à des valeurs d’échange (p. 50).

Cette conclusion sur la science fait très bien le lien avec l’essai suivant, Le concept d’Histoire (antique et moderne). Là encore, l’auteur montre le changement que subit l’Histoire à l’ère moderne. Partant de la conception grecque du rapport de l’Homme à la Nature (p. 58-61), elle devient un processus fait par l’Homme (p. 79). Mais cela va plus loin, en déclenchant des phénomènes naturels (et il est clairement ici visé l’atome), l’Homme apporte dans ce royaume figé son imprévisibilité (p. 83). H. Arendt analyse aussi l’apport de Saint Augustin, en comparant les conceptions grecques et romaines de l’Histoire (p. 90-91), cette dernière tradition étant pour l’auteur répudiée contre beaucoup d’apparences par la Révolution française (p. 109, notamment avec la question du calendrier). L’épilogue de l’article aborde enfin les pensées hégelienne et kantienne, reprenant aussi à son compte la pensée de W. Heisenberg qui affirme que chaque fois que l’Homme cherche à expliquer des phénomènes qui lui sont extérieurs, il ne rencontre que lui-même (p. 115 et 119).

Le troisième article, Qu’est-ce que l’autorité, est à notre sens l’un des meilleurs de ce recueil et celui qui engendre le plus de réflexions chez le lecteur. L’auteur titille même ce dernier en remettant en cause le titre dès la première phrase, en indiquant qu’il faut parler de l’autorité au passé (p. 121), et que sa disparition est une des causes de la crise occidentale (p. 183). H. Arendt fait cependant bien attention à distinguer l’autorité du régime autoritaire (comme elle différencie celui-ci de la tyrannie et du totalitarisme p. 130-132, en égratignant la sociologie au passage p. 135) et en argumentant longuement sur le fait que c’est un concept absent de la culture grecque et que Platon cherche longuement (p. 138-152), tout comme Aristote. H. Arendt en vient naturellement à caractériser l’autorité comme issue de la tradition, c’est-à-dire l’augmentation de la fondation, une autorité qui passe à l’Eglise avec la fin de l’empire romain en Occident (p. 164-167). Pour l’auteur, l’autorité ecclésiale est amoindrie au Ve siècle par l’idée de châtiments et d’Enfer, avant que la Réforme n’enclenche le processus de la modernité. Mais dès cette période, Machiavel voit la nécessité de la fondation (même s’il est le seul, p. 187-185). C’est dans la fondation des Etats-Unis que H. Arendt voit la réussite étatsunienne, ou tout au moins de sa révolution (dans un moment peut-être un brin idéaliste concernant une révolution sans violence, p. 183).

Puis H. Arendt s’attaque à un morceau de bravoure : dire quelque chose d’intéressant sur la Liberté sans tomber ni dans les poncifs ni dans les pièges logiques antédiluviens qui attendent le penseur (ce qu’elle n’ignore nullement, p. 186). Pour ce faire, elle sépare la liberté d’action du libre arbitre (p. 197), mais aussi la maison (siège des soucis de la vie) de l’espace public (là où est la liberté du monde, p. 203). De la différence entre liberté et libre arbitre il est de nouveau question plus loin, quand l’auteur soutient que les philosophes ont commencé à s’interroger sur la liberté quand les hommes ne l’ont plus exercée entre eux mais en eux-mêmes, quand elle s’est transformée en libre –arbitre (p. 211-212). La place de l’action au milieu de l’Humanité est donc prépondérante, voir qualifiante.

Le cinquième essai ou article marque le début de la dernière partie de l’ouvrage. A sa lecture, l’impression première n’est pas celle d’un texte daté (c’est même criant d’actualité sur les activités extra-scolaires p. 237), même si l’aire géographique concernée est les Etats-Unis (et par moment revient l’idéalisme de l’auteur, qui a peut-être la reconnaissance pour origine p. 226). C’est un grand réquisitoire contre les théories pédagogiques qui ont été adoptées du jour au lendemain aux Etats-Unis et qui pour l’auteur sont un signe de la crise qui a atteint l’Occident. Pour elle, trois idées ont mis à mal l’éducation : une séparation du monde des enfants de celui des adultes (celui qui justement est censé être enseigné, l’enfance n’étant qu’un passage, avec en plus la conséquence que l’enfant soumis sans échappatoire au groupe d’enfants subit la pire des tyrannies p. 233), la déconnection entre la pédagogie et la matière à enseigner et enfin la croyance que l’on ne comprend que ce que l’on fait soi-même (substitution du faire à l’apprendre). La perpétuation de l’enfance (p. 236) n’est pas vue de façon positive par la philosophe, comme l’est le refus de responsabilité des adultes (p. 244). Les notions de maison et d’espace public (vues dans l’essai sur la Liberté) reviennent appuyer sa démonstration p. 239, tout en revenant sur la question de l’autorité (p. 245).

En fait, comme on vient de le voir, l’auteur ne s’aventure pas trop loin de ses terres, tant l’éducation ne serait être séparée de la politique : « Quiconque se propose d’éduquer les adultes se propose en fait de jouer les tuteurs et de les détourner de toute activité politique (p. 228) ». Une phrase qui peut revenir à l’esprit à chaque fois que l’on entend une ou un élu avancer que ce qui manque pour faire changer d’avis le citoyen (il n’est ici question d’enfants), c’est un peu de pédagogie. « On prétend éduquer alors qu’en fait on ne veut que contraindre sans employer la force ».

Le titre de l’article suivant a donné son nom au recueil dans l’édition française : La crise de la culture. Elle y conteste que la culture de masse puisse être la culture d’une société de masse. Il n’y aurait que du loisir de masse et non de la culture de masse, tournée vers des consommateurs (p. 270), n’ayant rien de commun avec  le temps libre des Anciens. Le seul petit problème de cet article, ce n’est pas que H. Arendt retrace l’origine romaine du concept de culture (avec des gros morceaux de Kant dedans), mais que sa définition puisse être tout de même un peu étriquée, et le philistinisme accolé à tout ce qui ne serait pas au goût d’un bourgeois du XIXe siècle (et selon le bourgeois, cela peut être assez peu de choses en définitive). Néanmoins, le passage sur le goût, à partir d’une citation de Périclès,  est à signaler pour son côté stratosphérique. Le final (p. 288) est même grandiose : « En toute occasion, nous devons nous souvenir de ce que, pour les Romains – le premier peuple à prendre la culture au sérieux comme nous – une personne cultivée devrait être : quelqu’un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé ».

L’avant-dernier article revient vers le cœur de la politique en scrutant l’articulation entre vérité et politique, qui se veut une réponse aux critiques sur Eichmann à Jérusalem. Pour l’auteur, dire la vérité est d’abord une mise en danger (Platon) et donc le mensonge est un acte de survie et n’est donc conséquemment pas un problème (p. 295). Car en plus la mort du diseur de vérité ne valide pas ses dires (p. 317) !  H. Arendt distingue clairement aussi les opinions de la vérité du philosophe, non politique par nature (puisque la vérité refuse le dialogue, p. 299, p.307 et p. 313) et qui ne peut qu’être pervertie par l’action (p. 318). Le ton est en définitive un brin pessimiste, avec juste un trait de lumière quand il est conseillé au menteur de ne point se mentir à lui-même. Est-ce la condition de l’action politique ? Pour l’auteur, le réconfort est le la sphère politique est limitée et que la vérité, que l’on ne peut changer, est et notre terre et notre ciel (p. 336).

Enfin, le recueil se termine avec un court essai qui prend sa source dans la course à la Lune que se livrèrent les deux Grands de la Guerre Froide. Pour la philosophe, l’alunissage prochain est un rétablissement du contact entre monde des sens et vision du monde de la physique (p. 347). Mais elle reste pourtant pessimiste, car rôde toujours la destruction de l’humanité depuis que nous nous sommes immiscés dans les processus naturels (p. 355) et que le langage usuel est vidé de son sens et remplacé par le formalisme vide de sens des symboles mathématiques.

Il nous sera difficile de faire une critique poussée de la pensée d’H. Arendt exposée dans ce livre. Nous nous bornerons à remarquer que l’auteur éprouve quelques problèmes avec l’histoire antique (p. 160 et p. 181), voir avec l’histoire de la papauté contemporaine (p. 301, mais elle est sur ce point victime d’une très forte propagande). De même au sujet de la théologie, pour H. Arendt, beaucoup de choses dans le Christianisme sont dues à Platon (p. 170) et le lecteur en vient vite à se demander s’il reste encore quelque chose dont Jésus de Nazareth (ou même quelques disciples, comme Paul) puisse être comptable.

Malgré le haut niveau d’érudition et les nombreux et complexes concepts utilisés par H. Arendt, la lecture de ces huit articles est incroyablement aisée (à part les rares mots en langue ancienne peut-être), la clarté du propos étant alliée une maturation achevée des idées.

De la philosophie politique, donc pratique, qui ne peut être que d’actualité.

(qu’aurait dit en frissonnant H. Arendt de Tolkien, ce divertisseur … 8)

Le désenchantement du monde

Essai de philosophie politique de Marcel Gauchet.

Lumineux, et loin d’Hélios.

Nous sommes des nains qui ont oublié de monter sur les épaules des géants. Si l’altitude de leurs prouesses nous est interdite, le secours de leur taille nous est offert. (p. 37)

Difficulté infinie de s’assurer de ce que l’on est quand votre identité cesse de vous être dite d’ailleurs par d’autres, et plus encore, étrangement, de se conformer à soi-même quand on est délié de l’obéissance aux dieux. (p. 326)

Marcel Gauchet a accru sa notoriété (mais pas forcément sa popularité) lors d’interventions dans le débat sur l’école ces dernières années. Cependant, ce thème n’est pas sa seule spécialité, puisqu’il était jusqu’il y a peu directeur d’études en philosophie politique à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (depuis 1989). Le présent ouvrage est son troisième livre, paru en 1985 (on y parle encore de l’occupation soviétique de la Pologne p. 12). Il a pour but d’expliquer la sortie de la religion des sociétés d’Europe occidentale, la « fonction du religieux » telle qu’elle fut et ce qu’il en reste (p. 11), une sortie qui n’est pas à confondre avec la fin des pratiques religieuses (comme l’auteur le rappelle à plusieurs reprises, dont à la page 312 dans le cas des Etats-Unis, et où la religion superstructure survit très bien à la fin de la religion infrastructure).

Pour ce faire, M. Gauchet organise son propos en deux parties principales, la première abordant l’origine, le sens et l’avenir du religieux (en quatre chapitres), et la seconde s’occupant plus spécifiquement du christianisme et son développement en Occident (en seulement deux chapitres). L’auteur a identifié deux écueils qu’il souhaite éviter pour conduire à bien cette étude : un écueil apologétique et un écueil athéiste (p. 14).

La première partie démarre donc avec l’analyse, forcément spéculative (« un abyme nous sépare de nos origines » p. 19), de ce qu’était la religion au néolithique, bien avant l’apparition de l’écriture. Pour l’auteur, la religion première est une externalité immodifiable, où la société s’oppose au politique (chaque membre de la société sait ce qu’il en est des dieux et le chef n’est qu’un passeur de la tradition) et le règne du passé pur (p. 50). Avant le basculement dans une religion où les hommes ont prise (très belle explication à la p. 28 avec la spatialisation divine, quand un dieu gouverne le monde au présent), la religion première est le choix de se fondre dans la Nature, c’est-à-dire la négation de la potentialité de l’outil (p. 52). De même, le glissement vers une religion de la transcendance (une divinité agissant dans le monde) est une réduction de l’altérité du fondement que l’auteur voit comme une conséquence de l’apparition de l’Etat (p. 64). Cette apparition, M. Gauchet la classe parmi les trois discontinuités majeures qui concourent à la sortie du religieux, avec l’apparition de divinités dites d’outre-monde et le mouvement interne du christianisme occidental (p. 65).  Et avec l’apparition de l’Etat, vient l’empire, qui agglomère à lui (avant l’Etat la guerre conduit à la destruction ou à l’expulsion de l’autre, pas à son absorption p. 78) et qui permet la duplication des registres d’expérience (la religion officielle et celle des soumis, pour faire vite, p. 81), rompant l’unicité de la société (mais aussi qui délégitime le passé, p. 252). L’auteur débouche au terme de cette réflexion sur la question de l’individualité et sur la période dite « axiale » théorisée par le philosophe allemand Karl Jaspers (entre 800 et 200 av. J.-C. et de la Chine à la Grèce) qui voit l’individu apparaître (p. 85).

M.Gauchet passe ensuite, dans un troisième chapitre au début nécessitant une attention de tous les instants (et pour tout dire difficile), à la dynamique de la transcendance. Il fait remarquer par exemple que le monarque de droit divin souligne l’absence du divin (p. 111) et que plus l’Etat organise la société, pour maintenir une hiérarchie principalement, plus il se délégitime et renforce ainsi l’égalitarisme (p. 113) qui se conjugue à l’autonomie religieuse de l’individu (né avec le monothéisme mais qui se renforce sensiblement avec le christianisme p. 127). Le chapitre suivant évoque la troisième composante de la refonte de l’expérience humaine : un nouveau rapport aux choses où l’Homme devient le maître de la Nature (qui donc est parallèle à la transformation du lien entre les personnes et la transformation de l’intelligence des choses, p. 132-133). Dans ce chapitre M. Gauchet souligne néanmoins que la Révolution néolithique ne porte pas l’Etat en son sein, mais juste sa potentialité. L’agriculture peut très bien être de juste subsistance, mais c’est le surplus qui entraîne pour lui la naissance de l’Etat (p. 141). De même, le monothéisme est pour M. Gauchet à lui seul insuffisant pour sortir de la religion (l’exemple de l’Islam p. 147). Ce qui produit la rupture, c’est l’investissement dans un autre monde contre celui-ci (p. 148), même si cet investissement (cette évasion) a aussi ses limites comme le montre le monachisme (p. 168, le choix du cénobitisme contre l’érémitisme).

La première partie s’achève avec des considérations sur le monde plein (tel qu’il l’est en Europe au XIIIe siècle), qui lance la conquête du temps puisque celle de l’espace est achevée (p. 177-178) et l’auteur conclut sur le fait que, de manière contrintuitive, c’est la « noria des êtres et l’universelle mobilité des choses » qui est le socle stable de notre civilisation (p. 181).

La seconde partie est d’un ton plus théologique que purement philosophique dans ses premières pages. M. Gauchet passe en revue la naissance du monothéisme, dans une société dominée (p. 2111-212), tout en distinguant très clairement les voyants des prophètes, soutiens de la religion mosaïque (p. 216-217). Ce développement conduit l’auteur à mettre en relief le grand changement qu’est le christianisme, combinant un messie inversé (Jésus, p. 231) à l’apport de Paul (p. 243). On ne suivra pas l’auteur sur sa vision d’Akhenaton, mais il faut dire que l’exposé sur la double nature de Jésus est plus que maîtrisé (comme conséquence logique du dogme de l’Incarnation, p. 249, ce qui a des conséquences sur le parallèle entre l’Eucharistie et l’Eglise, p. 267). Cette double nature emporte in fine que le chrétien bénéficie d’une indépendance individuelle hors le monde et qu’il est, en même temps, dépendant du monde au plan social et au plan sensible (p. 258-259). Ces deux principes sont en tension et l’auteur affine sa définition tout du long de cette partie, comme à la p. 327 par exemple (le chrétien n’est pas que peccamineux, il est aussi le siège d’un combat intérieur).

Au niveau politique, cette césure voit donc la contribution de l’Eglise à l’esprit de Liberté (p. 271, mais l’Egalité n’est pas en reste p. 296) comme elle marque la fin des rois-prêtres car il y a dorénavant rupture dans l’emboîtement Nature/Surnature (p. 275). Le roi de droit divin n’est plus le représentant d’une loi extérieure (ce qui est le cas dans la religion première) mais répond aux besoins du tenir-ensemble, il est représentation du fait même de l’Etat-Nation (p. 339).

Ce basculement religieux, du passé vers l’avenir, permet aussi l’émergence d’idéologies, puisque le futur est devenu modelable (p. 344-350). Néanmoins, pour M. Gauchet, « la manière dont nous travaillons à le générer exclut que nous le sachions. Et sans doute arrivons-nous justement au point critique où l’accumulation même des moyens de changement frappe d’inanité l’ambition prédictive des idéologies en faisant irrésistiblement ressortir l’inconnu principiel de l’avenir. Plus nous œuvrons délibérément pour lui, plus il nous devient ouvert » (p. 350).

La fin de l’ouvrage continue le cheminement historique, décortiquant la tentative hégémonique de l’Eglise qui tourne à son désavantage avec les affirmations princières (p. 296-301), pour arriver au tournant moderne, quand, avec la Réforme (p. 312), on peut enfin s’accommoder de la séparation des deux principes. Enfin, l’auteur aborde les grands changements induits par cette évolution (l’incertitude de l’avenir est la norme, laïcisation de l’histoire), avec les idéologies comme queue de comète de la religion infrastructurelle (p. 361), les conséquences sur l’éducation, sur la psyché (la difficulté d’être soi p. 406 : «  C’est quand les dieux s’éclipsent qu’il s’avère réellement que les hommes ne sont pas des dieux. » ) sur la politique devenu marché et sur la désymbolisation du monde (p. 386) qui appelle son administration. Des thèmes qui reviendront sous la plume de l’auteur et dont il élargit la liste en conclusion.

Lecteur, si tes yeux rencontrent cette phrase, tu auras compris que la lecture d’un tel livre laisse peu de place à d’autres activités en même temps. Mais cet ouvrage est excellemment écrit, et chaque mot est, comme il se doit dans ce domaine d’activité intellectuelle, très soigneusement et rigoureusement pesé. Et s’il faut parfois relire une phrase pour s’assurer de sa compréhension, ce livre est loin de tomber des mains. Son érudition est revigorante et son lien avec l’actualité n’arrive pas à être démenti (la laïcité qui naît dans le champ religieux p. 116), que cette actualité soir européenne ou mondiale.

L’auteur sait aussi être tonique, comme par exemple quand il s’attaque au marxisme néo-obscurantiste (p. 23) ou qu’il distribue des missiles méthodologiques (p.37). Mais si en de rares occasions l’auteur passe devant son propos, ce dernier est tout de même parmi ce qui peut se faire de mieux dans ce domaine d’études en France à l’heure actuelle.

Sûrement pas le dernier livre de M. Gauchet à figurer dans ces colonnes !

(ah on aurait aimé en savoir plus sur la conception byzantine du religieux p. 298 … mais le livre fait déjà plus de 400 pages de texte, sans illustrations … 8,5)