Weihnachtserzählungen
Recueil d’histoires de Noël d’André Weckmann.
Noël a été l’occasion de lire quelques histoires de Noël, du genre de celles qui pourraient figurer dans une veillée (certaines le furent de manière certaine) : courtes, enneigées, avec des personnages parfois connus et souvent avec une morale. Mais il n’y a pas que ça dans les histoires d’André Weckmann, puisque son passé, la guerre en général ou la critique de ce qu’est pour lui devenu Noël, sont aussi des éléments récurrents dans les quinze histoires rassemblées dans ce petit livre illustré par des portraits de Bethléemites et entrecoupés de brefs poèmes.
On peut ranger les histoires dans quelques catégories simples mais qui parfois s’entremêlent. La première est celle qui voit leurs actions se dérouler sur le Front de l’Est (en Ukraine), et donc visiblement issues de l’expérience personnelle de Malgré-Nous de l’auteur, ou dans une ambiance de guerre (inspirées par les guerres de Bosnie ?). La seconde catégorie est celle qui rassemble des histoires où des personnages bibliques agissent dans le monde tel que nous le connaissons : Marie qui se promène dans les rues après avoir déserté la crèche domestique, les archanges Michel et Gabriel qui viennent raconter Noël dans le village de Steinbourg (celui de l’auteur, p. 85) ou Joseph parlant de son voyage vers Bethléem avec Josué, David et Salomon dans son atelier. La troisième catégorie est celle de gens ordinaires, qui s’assoient sur un banc dans les bois, ou reçoivent une visite inattendue ou encore qui sont seuls à Noël pour différents motifs et vont visiter une usine occupée par des grévistes. La dernière catégorie est celle, nostalgique surtout, qui critique le consumérisme de Noël (p. 91-93, opposé à un vrai Noël alsacien), ce qu’il est devenu à Strasbourg (le cancer qu’est le Marché de Noël p. 96), et ce parfois dans une veine antijacobine.
Ces histoires sont encadrées par une introduction et une conclusion. C’est cette dernière qui donne un peu plus de renseignements sur la genèse du recueil, fruit de trois décennies d’écriture (visiblement des années 1970/80 à 2000).
Divers thèmes connexes sont abordés dans les histoires au-delà de celui du miracle (auquel on s’attendait un peu) : l’écologie, la survie, le colonialisme, la frontière, l’identité alsacienne (la disparition du Christkind, p. 83), la désindustrialisation ou encore l’immigration. Les histoires sont souvent religieusement engagées, avec une tonalité très catholique, et beaucoup sont émotionnellement chargées. Celle avec les archanges est assez comique, tout comme celle avec Joseph parlant avec Josué, David et Salomon. Mais ce qui frappe, c’est le refus de l’intemporalité de ces histoires. Elles ont un lieu et une époque, si ce n’est parfois une date. Il y a à la fois un refus de parler d’un passé qui serait scellé et une volonté de faire voir au lecteur (ou à l’auditeur) qu’il peut aussi être acteur de sa propre histoire de Noël.
Un livre plaisant (d’à peine 140 pages), plein d’inventivité et de malice, qu’il faut cependant réserver aux lecteurs qui ont une bonne compréhension des langues de Goethe et de Tomi Ungerer.
(la municipalité strasbourgeoise est sous le feu des critiques p. 96 … 7,5)
Livre d’entretiens de Marcel Gauchet, interrogé par François Azouvi et Sylvain Piron.
Comme on s’en souvient, Marcel Gauchet a déjà publié un livre d’entretiens (dont on parle ici). Celui-ci est le premier du genre, publié en 2003, et qui se veut une réponse aux critiques qui lui ont été faites à la sortie du Désenchantement du monde. Mais ce n’est pas qu’une réponse point par points, c’est aussi l’occasion pour l’auteur de dévoiler le parcours qui l’a construit et des clarifications sur ses idées-forces dans d’autres livres.
Le livre démarre avec la question de la position d’où parle M. Gauchet et donc de la question disciplinaire : est-il historien ? Philosophe ? Autre chose ? De cette question on glisse vers la construction intellectuelle de celui qui était alors professeur à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et qui est toujours aujourd’hui le directeur de la revue Le Débat. Celle-ci commence dans une famille modeste (p. 17), avant de se poursuivre à l’école normale de Saint-Lô qu’il intègre à l’âge de 15 ans. En même temps que sa formation professionnelle d’instituteur, il se forme à l’université en suivant des enseignements en philosophie, en histoire et en sociologie et y fait ses premières rencontres intellectuelles et politiques. Dans le second chapitre, il est plus question de la génération de M. Gauchet, à laquelle par ailleurs il lie son parcours : celle de 1968. Les réponses de M. Gauchet portent surtout sur l’arrière-plan intellectuel de ces évènements, ainsi que son éloignement du structuralisme et de la phénoménologie. Il nomme aussi ses trois influences majeures : Descartes, Kant et Hegel (p. 56).
Le chapitre suivant est consacré à l’influence sur l’interviewé de l’ethnologie, dont c’était les grandes années après la décolonisation. Cette influence nourrit son analyse du politique (p. 75), le tout dans un paysage universitaire et intellectuel dominé par le marxisme et divers types de gauchismes, où M. Gauchet a bien du mal à trouver sa place (p. 76).
Les lectures sur les « Sauvages » portent aussi leurs fruits dans la compréhension du lien entre la religion et le politique que M. Gauchet explore à partir de 1975 (chapitre 4, p. 79). Le lecteur peut ainsi revenir sur l’explication de la transformation par l’Etat des religions anciennes (p. 81), débouchant par la suite sur le monothéisme, phénomène qu’il qualifie d’imprévisible (p. 97). Du monothéisme, premièrement juif, on passe dans le cinquième chapitre au christianisme qui pour M. Gauchet est la religion de la sortie de la religion (p. 221). Il y est aussi question des différences entre christianisme, judaïsme et islam devant la métaphysique. Les idées de M. Gauchet sur le christianisme continuent de se développer dans le sixième chapitre (pas de conflit entre le Salut et l’Eglise p. 118, contrairement à la blague bien connue, et même consubstantiel au Message), intitulé « La bifurcation occidentale ». Cette bifurcation, c’est celle des années 950-1150 en Europe occidentale, qui voit les institutions sociales, politiques et ecclésiales du Haut Moyen-Âge changer (p. 135-142). C’est l’occasion de commenter E. Kantorowicz et M. Weber (p. 148-151, il a traduit le premier et se réclame du second), après avoir analysé les ambitions oxymoriques de l’Eglise au pouvoir impérial (p. 145-146).
Le chapitre suivant recolle un peu plus à la carrière de M. Gauchet, l’entretien passant aux revues auxquelles ce dernier a collaboré : Textures, Libre et Le Débat. Les nouveaux philosophes en prennent aussi pour leur grade (de la camelote, p. 165) mais il est aussi question en termes plus laudateurs de K. Pomian, P. Nora et F. Furet. Avec les revues et le politique, et c’est le sujet du huitième chapitre, la psychanalyse est l’autre passion de M. Gauchet. Il vient à Freud par Lacan, avant de s’intéresser à l’histoire de la psychiatrie avec G. Swain et se confronter à M. Foucauld (et réfuter certaines de ses interprétations alors que c’est déjà une idole, p. 187-190). Pour lui, la folie dépasse la médecine (p. 181).
Le neuvième chapitre est incontestablement le plus dur à lire de cet ouvrage. L’idée de l’histoire du sujet, qui est son objet, c’est pour l’auteur la confluence du politique et de la psychanalyse. Mais Platon et M. Heidegger sont aussi de la partie dans le chapitre le plus purement philosophique du livre.. Point fondamental de sa théorie, M. Gauchet réexplique de manière limpide ce qu’il entend par autonomie et hétéronomie des sociétés (fondamental, p. 199).
On en vient à la sortie de la religion (chapitre 10), dont le processus est détaillé dans trois phases (1500-1650, 1650-1800 et de 1800 à nos jours), où l’absolutisme et la découverte de l’Histoire (qui fait suite à la Grande Révolution française et qui a lieu tout d’abord en Allemagne, p. 242) tiennent les rôles principaux. Les auteurs évoquent l’autonomie naissante de la société par rapport à l’Etat au XIXe siècle. La Révolution française est plus particulièrement explorée dans le onzième chapitre, avec en particulier son lien avec le totalitarisme (p. 255-264) mais aussi le libéralisme, que ce soit au XIXe siècle ou dans les années 1970 (p. 269). Le Bicentenaire de 1989 est évoqué avec ses débats, tout comme les droits de l’homme et ce qu’ils sont devenus (p. 281), une évolution qui se retrouve être le thème central de l’avant-dernier chapitre. Dans ce chapitre, c’est la « religion allemande » née des angoisses de la Belle Epoque (l’Age d’Or de l’autodestruction p. 294) qui donne naissance au nazisme (p. 301-302), lui-même alliant le nationalisme au racisme.
Le dernier chapitre, qui précède des remerciements, est celui de l’actualité. L’Europe, le lien entre la démocratie et le libéralisme (les sociétés sont de plus en plus libérales et de moins en moins démocratiques, p. 332, avec sa conséquence sur l’éducation), la réforme de l’Etat (entre confiance et défiance p. 305 et p. 334), la célébrité (p. 330) et le rôle des intellectuels sont au menu.
L’ouvrage est, on l’a compris, touffu et plein de défis. Il y est de plus donné une définition de ce que doit être en partie aujourd’hui la philosophie, ne fournissant peut être pas de réponse mais posant les bonnes questions (lumineux, p. 60), mais c’est toujours les réflexions de M. Gauchet sur l’Etat (dont la naissance en même temps que le sacré est à jamais mystérieuse p. 83-88, sans passage par le proto-Etat) qui sont éclairantes et stimulantes. On peut sur ce point critiquer la vision monothéiste d’Akhenaton que propose M. Gauchet (p. 90). L’optimisme de l’auteur dans les derniers chapitres est bien caché mais existe néanmoins, car pour lui, rien n’est inéluctable (p. 335-338, pas de décadentisme). Nous traversons une crise, comme il y en eu d’autres.
La retranscription est bien faite et on a souvent l’impression d’entendre parler le philosophe. On peut cependant regretter que plus on avance dans le livre, plus on s’éloigne de l’idée de base qu’était de retracer le parcours, intellectuel puis professionnel, de l’auteur. On ne sait par exemple pas quand il obtient un poste à l’EHESS. Le propos est toujours clair et vivant, et l’auteur ne cache rien des vicissitudes de certaines amitiés, comme de quelques-unes de ses erreurs sur les hommes ou les idées. Dans cette ouverture sur l’homme derrière l’auteur, nulle trace d’apitoiement et le plaidoyer pro domo annoncé n’a pas la lourdeur et le systématisme que l’on aurait pu craindre.
Encore un très bon livre de M. Gauchet, plus synthétique bien sûr que ceux où il est plus en profondeur dans les phénomènes, moins politique que Comprendre le malheur français mais pas moins intéressant car donnant un supplément de chaire à un auteur observateur majeur de notre temps.
(nous attendons donc l’histoire de la philosophie que l’on nous a promis p. 54 …8)
Essai sur la société des illusions
Essai de sociologie par Louis Chauvel.
La réalité, c’est ce qui, quand on cesse d’y croire, ne s’en va pas.
Philip K. Dick, cité p. 11
Un auteur de livres sérieux, par ailleurs pas unanimement apprécié dans son milieu (mais qui en retour, n’hésite pas non plus à critiquer les collègues), qui cite Philip K. Dick, il ne peut pas être foncièrement mauvais. Et d’ailleurs le présent livre est très loin d’être mauvais, en plus d’être dense et de néanmoins se dévorer. Mais sa caractéristique principale n’est ni d’ordre scientifique, ni d’ordre moral, il est d’ordre politique : l’auteur est d’un pessimisme à peine atténué par quelques frémissements de relativisation sur l’avenir de la société française et sa démocratie.
L’introduction démarre de manière classique, avec une prise de position méthodologique qui commence déjà par envoyer quelques piques en direction du constructivisme : L. Chauvel se déclare pour un néomatérialisme objectiviste (une catégorie malheureusement pas assez expliquée dans le livre), débarrassé des croyances et voulant lutter contre le déni de faits sociaux. Dans ce cadre, l’auteur liste cinq éléments qui désagrègent la société de classes moyennes en Europe et en France (ce qui conduit à une société d’illusions) et qui forment ainsi les cinq chapitres de son livre.
Le premier chapitre, premier facteur d’érosion, est celui des inégalités croissantes. Les hiérarchies sociales s’étirent, avec une repratrimonialisation galopante que ne fait pas voir au premier abord un coefficient de Gini français plutôt stable sur les dernières décennies et des inégalités de revenus qui sont beaucoup moins choquantes qu’aux Etats-Unis. Afin de mieux faire comprendre le phénomène en court de constitution (ou de reconstitution si l’on considère le XIXe siècle par exemple), L. Chauvel fait un détour par le concept d’inégalité sidérale, qu’il illustre en prenant pour exemple la société égyptienne ayant permis la construction des grandes pyramides : l’extrême inégalité laisse des traces sans égales (IVe dynastie, p. 27-28). Puis l’auteur passe à Rome et démontre que l’égalitarisme relatif de la légion cache des différences de patrimoine monumentaux entre le petit gars des quartiers pauvres de Rome et les sénateurs, gagnant certes des sommes rondelettes lors de campagnes mais s’appuient sur d’autres réseaux générateurs de revenus (qui restent des estimations …). En considérant la reproduction sociale et la hausse en valeur du patrimoine moyen des français (liée aux prix de l’immobilier en grande partie), la méritocratie risque tout simplement d’être totalement remplacée par la loterie de la naissance (p. 52).
Le second facteur d’érosion selon L. Chauvel est le malaise dans la classe moyenne. Après avoir établi que les classes moyennes ne sont pas hypocondriaques (pour clarifier cette notion polysémique de classe ou classes moyennes, il est mieux de se reporter à l’article de l’auteur consacré aux classes sociales : Retour des classes sociales ?, Revue de l’OFCE, 79, 2001/4, p. 315-359), le lecteur est mis en présence de divers problèmes : celui du tassement de l’échelle des salaires, de la fin de la hausse systématique du niveau de vie, du chômage touchant aussi les cadres, de l’expansion limitée de cette même population et du déclassement scolaire (source d’angoisses et de frustrations importantes). Après avoir comparé les approches divergentes de G. von Schmoller et G. Simmel, L. Chauvel définit une civilisation de classe moyenne en sept éléments : une société salariale avancée, dans laquelle un salaire moyen suffit à mener une vie confortable (acquisition d’un logement), avec une expansion scolaire permettant une mobilité sociale, appuyée par une croyance dans le progrès social, scientifique et humain. Il ajoute à ces cinq premiers points le contrôle du politique par les catégories intermédiaires au travers d’institutions syndicales ou associatives et enfin la promotion « d’objectifs politiques de progrès mesurés, équilibrés au regard des contraintes réelles » (p. 85).
Mais le revenus et le patrimoine ne font pas tout, l’âge entre aussi en ligne de compte. C’est le troisième chapitre, ajoutant les fractures générationnelles au tableau. Suivant K. Mannheim (et d’autres), L. Chauvel démontre ici que les conditions d’entrée de l’individu sur le marché du travail conditionnent tout son futur. En clair, un individu qui effectue sa socialisation transitionnelle (p. 94-95, phase entre la stabilité infantile et la stabilité familiale adulte) dans une période économiquement peut porteuse ne rattrapera jamais un départ laborieux (p. 127-132). Ceci affecte non seulement les individus (plus haut taux de suicides par exemple, p.131) mais aussi les cohortes générationnelles. Les générations nées entre 1948 et 1955 s’en sont exceptionnellement bien tirés si l’on regarde l’ensemble de la société française. Les générations nées au début des années 60 prennent de plein fouet la crise de 1973 (elles ont les mêmes conditions que les générations nées dans les années 1920, selon le modèle âge-période-cohorte p. 100), celles nées en 1980 étant déjà averties de l’existence de la stagnation, sans pour autant en éviter tous les effets. A partir des années 80, avec la protection des individus déjà intégrés, être femme est aussi handicapant dans l’intégration sociale que d’être jeune ou immigré (p. 105). A cela s’ajoute le rendement décroissant du diplôme, tout simplement la conséquence de l’explosion du nombre de diplômés du supérieur aux attentes dont les attentes ne peuvent être que déçues en regard du monde de leurs parents : les bacheliers de la génération 1980 occupent la position sociale des titulaires du BEPC de la génération 1950 (p. 110-11) … L. Chauvel complète son chapitre avec la mobilité descendante, qui peut prendre la forme d’un déclassement résidentiel (la gentrification, cette fois-ci vue du côté des classes moyennes) et la moindre implication politique des plus jeunes générations (les générations de baby-boomers accèdent aux manettes dès les années 70 et ne les ont pas encore lâchées, p. 126-127). Son plaidoyer contre le déni et le renoncement sera-t-il entendu ?
Quittant l’Europe et la France, l’auteur élargit ensuite son angle de vue au monde pour considérer la position des classes moyennes et plus généralement de la population française dans l’ensemble de la population mondiale. Avec une plus grande répartition mondiale des richesses et le développement économique des BRICS (même si l’on cède nous aussi à la facilité de cette dénomination), la richesse relative de la population française s’affaisse : si en 2000, 80% des Français étaient parmi les 20% les plus riches de la planète, ils ne sont plus que 75% en 2010 (p. 146). La difficulté ne réside pas dans le relèvement de la médiane mondiale, mais plutôt dans la rapidité de ce mouvement, puisque les groupes sociaux regardent à la fois les groupes visiblement situés au-dessus d’eux (l’objectif) mais aussi ceux en-dessous (dont il faut se distancer). Le groupe dont il faut se distancier ne se trouve plus forcément dans la même ville ni le même pays (ouvriers de l’automobile). La conscience de classe pourra-t-elle alors aider les classes en danger à s’en sortir par le haut ? L’auteur est sur ce point très pessimiste, par manque d’identité collective (des classes ou autre), voir d’anomie (p. 173).
Le dernier chapitre du livre approfondit la notion de déclassement systémique, c’est-à-dire quand les déclassements s’accumulent. L. Chauvel n’exclut pas un grand collapsus final, couplé au problème écologique maintenant bien connu mais qui est pensé depuis plus de 40 ans (Club de Rome), sur fond de civilisation insoutenable dont une partie, les générations qui ont aujourd’hui plus de 65 ans, n’aurait pas conscience de son héritage. Le chapitre s’achève sur l’idée de Ver Sacrum, ce mouvement générationnel de colonisation et de scission d’une société qui fut aussi un thème abordé par la Sécession viennoise au début du XXe siècle (un concept que l’auteur attribue à Rome mais qui est en vérité samnite, p. 195-197 et p. 208), en vue d’ébaucher une solution. Le volume est complété par une conclusion très littéraire (la société des illusions, l’objet des sciences sociales est de monter l’invisible) et des tables.
Voilà de la bien belle sociologie, alliant érudition théorique (G. Simmel, G. von Schmoller, tous des gens liés à F. Oppenheimer, sont du lot), littéraire (de tous styles) et des statistiques bien employées. Quelques redites et des passages arides peuvent freiner certaines ardeurs, mais dans l’ensemble, ce livre balaie de manière large et en profondeur la société française dans son environnement naturel. On peut se poser la question de la véracité des calculs de coefficients de Gini pour des civilisations anciennes (p. 27-34, avec de très grosses simplifications), mais l’idée en elle-même ainsi que les comparaisons, limitées, sont intéressantes. Certaines intuitions du lecteur trouvent aussi des bases chiffrées et des noms à mettre sur des phénomènes : après 40 ans de stagflation, les écarts de revenus entre les classes populaires et moyennes sont passés de 120 à 37% par exemple. La dévalorisation du diplôme dans l’Europe méditerranéenne est aussi une réalité (p. 73, tout descend d’un palier p. 111), pas améliorée par le passage au système LMD dans les universités françaises, qui engendre d’incommensurables frustrations (et une panique dans la course aux diplômes qui peut avoir pour conséquence de passer d’une société de la connaissance à une société de la connivence devant le trop plein de diplômés, p. 112). Les conséquences sur les solidarités intrafamiliales sont importantes aussi, avec une culture de la dépendance familiale qui s’installe en France (p. 106, en comparaison avec l’Italie ou l’Espagne par exemple). Mais au-delà des statistiques des effets de générations sur le personnel politique (p. 125-127), c’est le rappel du fait que le temporaire des années 70 qui est devenu le permanent qui donne cette tonalité très pessimiste au livre qui percutera de plein fouet le lecteur non encore retraité.
Du point de vue formel, la rareté des notes infrapaginales n’est pas trop gênante, mais une relecture supplémentaire aurait permis l’élimination des dernières coquilles restantes, tout comme de l’incohérence entre le texte et la note de la p. 81 concernant la date de l’article de T. Geiger , Panik im Mittelstand de 1930.
Ce livre a fait un peu de bruit médiatique et c’est justifié tant il met très bien à portée du grand public les avancées et les découvertes récentes de la sociologie et de l’économie. Quant à savoir si son avertissement sera entendu …
(L. Chauvel a un rythme de publication proche d’A. Damasio tout de même …8)
Essai d’histoire du droit romain par Derek Roebuck et Bruno de Loynes de Fumichon.
Une énorme partie de la résolution des disputes dans l’Etat romain (République et Empire, y compris dans à Byzance au début du Moyen-Âge, qui sont les ères et les aires ici considérées) n’est pas le fait de tribunaux institutionnels mais d’arbitrages par un citoyen (ou parfois plusieurs) désigné par les deux parties en conflit. Ces arbitrages avaient plusieurs avantages (tout en étant limité au civil) : il n’y avait pas vraiment de perdant pouvant encourir l’infamie comme c’est le cas lors d’un procès (p. 152) et les parties décidaient de la procédure dans le contrat passé entre eux et l’arbitre, dans les limites de la loi. Il y était plus question d’équité, sans la sanction d’un procès où toute erreur de présentation se soldait par l’infamie. Mais comme ces procédures, qui parfois s’appuient sur la puissance publique au travers du préteur, sont essentiellement privées, les documents de première main sont assez rares et les auteurs du présent livre (Derek Roebuck est l’auteur de toute une série d’ouvrages sur l’arbitrage tout en étant professeur de droit comme le second auteur) eurent aussi à considérer un large éventail de sources.
Cet ouvrage est divisé en douze chapitres, que l’on peut répartir en trois parties. La première de ces parties est une mise en contexte, avec un prologue centré sur un papyrus découvert en Egypte, écrit en grec mais suivant le droit romain, celui d’un arbitrage rendu par Dioscoros d’Aphrodite, juriste et poète. Il montre la persistance au VIe siècle du droit romain dans une Egypte faisant partie de l’empire byzantin. Le second chapitre cherche à mettre au clair différents termes (arbitre, juge, etc.) tout en insistant sur les difficultés de traductions des textes anciens. Avant de passer aux sources elles-mêmes, les auteurs font un détour dans le troisième chapitre par l’histoire de Rome, ses institutions et la naissance de son système judiciaire tout comme les transformations de ce dernier avec la christianisation de l’empire. Clôturant cette première partie, les auteurs présentent leurs sources, avec au premier rang d’icelles le Code de Justinien, mais touchant aussi aux domaines littéraires ou techniques (architecture, arpentage), transmises par la tradition ou trouvées sur à des fouilles archéologiques.
La seconde partie est celle décrivant deux types d’arbitrages en usage à Rome, celui par bonus vir et celui dit judex arbiterve. L’arbitrage dit de bonus vir (que l’on peut traduire par bonhomme, où citoyen de bonne réputation et bonnes mœurs p. 51) n’est pas juste une médiation mais n’a pas l’appui de l’Etat. L’arbitre est choisi par les parties (il est un ami des deux parties), mais sans l’assentiment du préteur (ou tout officiel romain reprenant son rôle de direction du système judiciaire dans la province ou le municipium). Cependant, sa décision est susceptible d’appel à Rome. Signe de son caractère commun, l’arbitrage par bonus vir a son abréviation officielle avant le premier siècle de notre ère (p. 64). Le second type d’arbitrage décrit dans cette partie est celui dit judex arbiterve. A la différence du bonus vir, l’arbitre est choisi par le préteur dans une liste d’hommes qualifiés (l’album), mais avec une procédure fixe (découlant de l’édit du préteur). Mais si les parties n’étaient pas d’accord avec le choix du préteur il leur restait toujours le choix de revenir à une procédure privée.
Et la reine de ces procédures privées, c’est celle de l’arbitrage ex compromisso (troisième et dernière partie, les chapitres sept à douze). Les auteurs procèdent avec méthode et profondeur dans ces six chapitres, abordant tout d’abord les origines de ce type d’arbitrage, le rôle du préteur (qui ne choisit par l’arbitre mais apporte caution et soutien dans la résolution la plus rapide possible du conflit) et les objets de conflits. Puis les auteurs s’intéressent au compromis entre les parties et l’arbitre dans le chapitre suivant, à qui peut être arbitre (tenu par le contrat et l’obligation de rendre une décision, mais aussi tenu par les lois et sa morale et celle de la société, p. 57) et quand le citoyen cesse de l’être. L’audience est l’objet du dixième chapitre, avec ses limites, la place des preuves et des témoins (l’arbitre ne peut convoquer des témoins, p. 160 et p. 167, à la différence du judex), sa publicité, les recours contre la fraude (l’arbitre ne reçoit aucune rémunération d’aucune sorte comme un magistrat, pas même si les deux parties se trouvaient ici aussi à égalité, p. 77), la langue employée (cela peut se faire dans n’importe quelle langue, p. 167) et les serments (surtout pour la période paléochrétienne). Après l’audience, qui n’est pas un procès (p. 162-163), l’arbitre doit rendre sa décision (c’est le onzième chapitre). Les auteurs s’intéressent à sa portée, aux éventuels appels, à sa forme mais évoquent aussi les cas particuliers de sentences impériales (puisque bien entendu, le prince peut aussi être arbitre).
Le dernier chapitre est celui de la conclusion et de l’épilogue. La conclusion revient par exemple sur la différence entre la loi et l’équité (la loi et les formules rigides à l’inverse de l’équité et de la recherche de la paix dans l’arbitrage dont on rappelle qu’il ne concerne pas les crimes). Procope, contemporain de Justinien, y est cité avec beaucoup d’intérêt (p. 195-198), avant que les auteurs ne concluent leur ouvrage sur les similarités et les différences avec la pratique actuelle de l’arbitrage (l’arbitrage moderne prohibe le lien avec les parties mais autorise par contre les accords qui concerne des désaccords futurs, p. 6, p.11 et p.201).
Le volume est augmenté d’un répertoire des sources (seules les sources latines sont reproduites), d’une chronologie, d’une bibliographie et enfin d’un mix entre un index et un glossaire.
Il y avait bien longtemps que l’on avait pas lu un livre sur le droit romain, et le plaisir a de nouveau été au rendez-vous. Les auteurs sont peut-être un brin trop critiques en ce qui concerne les sources de la Rome royale et de son droit (p. 23) et ces mêmes auteurs restent aussi des juristes. Cela se voit dans certaines imprécisions (pour ceux qui se souviennent du manuel néanmoins classique de Michel Humbert, cité parmi les grandes influences des auteurs p. XI …) : le « parti » des optimates, la différence entre pérégrins et non-citoyens (p. 25), le christianisme comme religion officielle sous Constantin (p. 27), l’édit de Caracalla en 212 ap. J.-C. (p. 164), par exemple, sont des notions assez survolées. Et quand on parle de Vitruve comme architecte de Jules César (p. 43 et p. 86) ou de, meilleur encore, « citoyenneté féminine » (p. 25), les sourcils se haussent beaucoup … De même, le résumé d’histoire romaine (p. 24-25) est assez baroque. Pour en finir avec les points noirs, le système de citation plaçant un mot latin traduisant un mot placé devant lui après une virgule n’est pas des plus plaisant (ni même sans doute efficace).
Dès que l’on passe à l’analyse des textes, on revient en pays connu. C’est très structuré (même si cela pourrait être plus long sur le judex arbiterve), clair et avec la volonté de porter la lumière sur tous les aspects de la question. Les sources non judiciaires sont bien utilisées (Pline le Jeune comme arbitre bonus vir, p. 63, voir un peu de truculence avec Aulu-Gelle p. 68-69 comme judex) et l’épigraphie n’est pas non plus laissée de côté. Le tout se lit assez facilement dans un anglais qui ne cherche pas les effets de manche, grâce aux bases bien posées au niveau lexical au début de l’ouvrage qui font ce livre très accessible aux non-spécialistes.
La qualité générale de l’ouvrage encourage donc à aller voir les autres livres sur l’arbitrage de Derek Roebuck, en espérant que les parties historiques soient un peu meilleures …
(d’être arbitre, on ne peut être délivré presque que par la mort, l’insolvabilité ou par la prononciation de la décision … 6,5)
Maïmonide philosophe
Essai sur la philosophie de Moïse Maïmonide par Pierre Bouretz.
Il est des livres qui permettent assez aisément d’étalonner son intelligence (mieux qu’un très aléatoire test de Q.I.) et celui-ci fait sans doute partie de cette catégorie. Il permet même de faire un double étalonnement, avec l’auteur et avec son sujet. L’auteur d’abord : Pierre Bouretz est professeur de philosophie et spécialiste de la philosophe allemande. Le sujet ensuite : il est ici question de l’unique livre de métaphysique de Moïse Maïmonide, qui est bien plus connu pour son influence dans l’interprétation de la loi juive (et qui vécut aux XIIe et XIIIe siècles en Espagne et en Egypte). Ce livre, écrit en arabe, c’est le Guide des perplexes.
La définition de ces perplexes occupe une bonne partie de ce livre de 950 pages, dont seulement 450 pages de texte, et six chapitres. L’introduction démarre en terrain connu pour l’auteur puisqu’il y est question de la place accordée à la philosophie médiévale judéo-arabe dans le cours d’histoire de la philosophie dispensé par Hegel dans la première moitié du XIXe siècle. Si Maïmonide est l’auteur le plus longuement cité de tout le cours, la place de la philosophie judéo-arabe est congrue, faisant ressortir la filiation directe entre les philosophies grecques et allemandes (p. 18). Puis P. Bouretz annonce son plan (p. 24), liant Maïmonide à Fârâbi (la politique et le danger d’être philosophe), montrant que tous deux ont un programme d’éducation du plus grand nombre, alors pourtant que Maïmonide ne dit s’adresser qu’à un unique élève.
Le premier chapitre est consacré au philosophe Fârâbi (actif aux IXe et Xe siècles), que Maïmonide considère comme son Second Maître (le premier étant Aristote). Celui définit une « philosophie populaire » dans le double but d’élever le niveau intellectuel général pour le rapprocher de la Raison et de se protéger, puisque si le peuple comprend le philosophe, il sera moins tenté de l’éliminer (p. 34-40), le tout dans le cadre d’une religion révélée. Farabi a raison de craindre pour sa vie cela dit, puisqu’il avance aussi que la religion est une chose humaine, née après l’accomplissement de la philosophie, tout en mettant l’accent sur son utilité politique (p. 41) mais aussi son utilité dans l’instruction du peuple, comme imitation de la philosophie et premier pas vers elle (p. 45, sans pour autant que Fârâbi soit un Spinoza persan). Dans ce chapitre, le passage sur les idées admises et les opinions reçues (qui sont des formes dégradées des premières) est particulièrement intéressant dans le fait qu’il pointe en direction du camp critiqué par Fârabi mais aussi, en son temps, par Maïmonide (p. 46, et pour qui la philosophie est la véritable science de la Loi p. 118).
Une fois explicité Fârâbi (un peu), P. Bouretz en vient à Maïmonide, toujours dans le premier chapitre. L’attention du lecteur est d’abord orientée sur une analyse de l’introduction du Guide qui justifie la transgression de l’auteur prétendant s’adresser qu’à un seul lecteur par l’état d’urgence dans lequel il se trouve (pour des sujets où seule la transmission orale de maître à disciple est de mise, p. 60-61). P. Bouretz continue son parallèle entre Maïmonide et Fârâbi (la philosophie comme connaissance de Dieu, perfection de la Torah car adaptée au vulgaire comme au savant p. 75), avec chez Maïmonide un Abraham qui suit les principes de Fârâbi et le primum mobile d’Aristote, toute comme la reprise du principe d’accommodation (p. 85).
Le second chapitre démarre avec la conséquence du principe d’accommodation visant à faire monter d’un degré la capacité de compréhension de tous, avant de passer à la composition de la bibliothèque de Maïmonide puis de parler de Joseph, le disciple à qui est destiné le Guide en premier lieu (p. 109-123). Maïmonide décrit ainsi lui-même son lectorat : « Joseph et ses semblables ». L’auteur explique ensuite le titre du livre avant de poursuivre avec le point crucial de sa construction, ou plutôt devrait-on dire, son atomisation (p. 138-139). Maïmonide y enseigne selon un très savant dosage d’occultations, de paradoxes aussi, qui ne se résolvent pas à la suite, mais dans d’autres chapitres (une phrase ici, à peine annoncée, une autre à un autre endroit inséré dans un chapitre au sujet totalement différent etc.). Le tout a pour but de faire lâcher prise à ceux qui ne sont pas encore assez instruits pour poursuivre.
Le troisième chapitre change d’éclairage sur le Guide des perplexes (c’est-à-dire ceux qui sont englués dans le paradoxe apparent entre Loi et Raison) pour passer dans un thème que Maïmonide avait un temps souhaité explorer dans un livre séparé (projet abandonné puis repris et intégré dans le Guide) : la prophétie. Il y est question des rôles du philosophe et du prophète, de leurs buts et moyens (p. 182). Par moment on peut même se demander si Maïmonide n’exclurait presque pas Dieu de la prophétie (p. 187) … Impression qui se révélera in fine fausse (P. Bouretz lui aussi aime les fausses conclusions). Il est aussi question d’Adam, ou plus précisément, des deux Adams. Maïmonide distingue un premier Adam, celui avant la Chute, qui est philosophe et que lui-même prend pour modèle philosophique, du second Adam, décrit comme moraliste après la clôture du Jardin d’Eden (p. 191). Cette analyse de la prophétie amène surtout Maïmonide à prendre position pour la Raison et contre l’imagination qu’il attribue au groupe qu’il combat (p. 207), celui du Kalam (courant théologique transreligieux). Le chapitre s’achève sur une égalité entre philosophe et prophète, deux figures de l’excellence (p. 201).
Le quatrième chapitre va plus en profondeur dans ce qui sépare très nettement Maïmonide du Kalam et que soutient ce dernier : l’éternité du monde. Mais une chose les rassemble aussi, et c’est la défense de la religion (p. 241). Pour l’auteur, Maïmonide conçoit que l’on puisse être et philosophe et juif (ce en quoi il s’oppose à Léo Strauss, le philosophe allemand qui a lui aussi étudié la pensée de Maïmonide, p. 246). L’avis de P. Bouretz est que Maïmonide n’est en rien le représentant d’un Kalam « éclairé » puisqu’il use de méthodes tout autres (p. 258).
Toujours Maïmonide encourage le lecteur à chercher par lui-même, à consulter les sources et c’est particulièrement présent dans le cinquième chapitre de ce livre où l’auteur reprend l’exposition par Maïmonide des quatre méthodes d’Aristote concernant l’éternité du monde, puis trois méthodes de philosophes « modernes » avant de les discuter (p. 286-294). Pour P. Bouretz, au bout d’une tentative de déduction de l’avis de Maïmonide qui n’apparaît pas clairement dans ses écrits, il semble que ce dernier était partisan de l’existence éternelle du monde avec Dieu comme origine (p. 334).
Le dernier chapitre commence avec un rappel du combat que Maïmonide menât contre l’idée de corporéité de Dieu (p. 337) puis ce qu’il pense être la fin de l’homme, le moyen d’y parvenir (p. 388) ainsi que sa perfection : « acquérir des vertus intellectuelles en concevant des choses intelligibles » et « devenir rationnel en acte, c’est-à-dire posséder l’intelligence en acte » (p. 398). Ce dernier chapitre explore aussi la possibilité que la Guide puisse contenir des éléments pour les tous meilleurs lecteurs que Maïmonide espère voir continuer son œuvre (p. 408) tout comme il porte son regard sur une parabole qui ouvre la conclusion du Guide, décrivant différents types de personnes et exprimant que la première fonction de la Loi parfaite c’est-à-dire la religion) est de faire disparaître la violence réciproque parmi les hommes (p. 419-420). Cette même conclusion (où Maïmonide s’élève contre les passions de son temps p. 441-447) propose deux modèles de vie équivalents, contemplative ou active, mais également philosophiques (p. 435), tout en soulignant que si les prophètes allient les deux, les hommes parfaits doivent faire un choix.
Un envoi discourant sur la place de Maïmonide dans l’histoire de la philosophie et son héritage, les notes et de touffus index complètent le volume.
Cette plongée dans la pensée du Second Moïse (auquel lui-même se compare par ailleurs), présentée par P. Bouretz, ne laisse pas indemne. Et le lecteur sortirait non pas ébranlé mais écorché par les obstacles s’il ne bénéficiait pas de la clarté de l’auteur dont les redites pédagogiques permettent d’entrecouper la lecture de ce livre pour le moins massif et pas toujours évident. La lecture nécessite un minimum de connaissances mais ce n’est pas inatteignable à un lecteur curieux. Et un tel lecteur aura aussi le loisir de s’interroger sur la circulation des écrits au XIIe-XIIe siècle, phénomène toujours étonnant et qui permet à Maïmonide de correspondre avec le monde entier comme à ses lecteurs d’avoir en leur possession de nombreux livres. Et P. Bouretz a sans conteste raison quand il parle de Lumières pour Fârâbi et Maïmonide. Si ce dernier voit une élite (dont il n’a pas bénéficié de l’entourage, comme d’autres philosophes), il n’en oublie pas les autres (du moins ceux qui pourraient ouvrir un de ses livres). Il est même possible qu’il soit de ce côté plus démocratique qu’un Voltaire qui se méfiait d’un peuple sachant lire …
Et il y a toujours la possibilité ou non d’adhérer à ce que dit Maïmonide, encore aujourd’hui une autorité dans le commentaire biblique, qui fait un autre intérêt de ce livre. Il fait s’interroger le lecteur sur ce que sont aujourd’hui les accommodations, sur les deux types de commandements, sur les intelligences séparées et bien sûr sur l’incorporéité de Dieu (peut-être judéo-islamique, assurément pas chrétienne). Vaste programme, mais qui n’est peut-être poursuivable qu’une fois fait un choix de voie … ou que Aristote nous soit mieux compris qu’à l’heure actuelle.
(Où a-t-il trouvé le temps d’écrire autant de livres, un mystère plus grand que la création du monde …8)
Livret de Friedrich Wilhelm Riese (modifié à de nombreux endroits) sur une musique de Friedrich von Flotow.
Production de l’Opéra de Francfort-sur-le-Main.
La production avait pourtant été chamboulée avec la maladie de la chanteuse en charge du rôle de Nancy. Mais la solution retenue a fait plus que colmater les brèches. Une chanteuse de remplacement a pu être trouvée et le metteur en scène, une femme, a pris sa place d’actrice. A l’arrivée, un plaisir intact.
L’histoire est bâtie autour d’un quiproquo assez classique. Lady Harriet s’ennuie et refuse pourtant toutes les idées de sa servante Nancy et de son cousin Lord Tristan. Entendant les voix des servantes se rendant à la foire de Richmond, elle décide d’y aller. Pour ce faire, tous trois se griment. Sur place, les différentes servantes vantent leurs talents, avant qu’un propriétaire fasse une offre de rémunération. Un juge (un bailli dans le texte original) certifie les contrats, qui ont une durée d’un an, si les deux parties se tapent dans la main. Deux paysans, dont l’un d’origine inconnue, cherchent de la main d’œuvre et causent avec les deux femmes. Ils concluent ensemble un contrat, mais quand Nancy et Harriet pensent mettre fin à leur petite escapade costumée, les paysans et le public présent leur rappellent la loi. Elles doivent donc suivre les deux agriculteurs chez eux …
Dans la ferme, les deux femmes démontrent leur incapacité à être d’une quelconque aide mais Lyonel, le paysan qui semble avoir des manières au-dessus de sa condition, n’en a cure et fait même une déclaration d’amour à Harriet, qui s’est donné Martha pour nom. La nuit venue, les deux femmes s’enfuient de la ferme avec l’aide de Lord Tristan. Lyonel est dévasté et son frère Plunkett organise les recherches.
Lyonel finit par arriver dans une forêt où il s’endort. Il est réveillé par la voix d’Harriet qui participe à une partie de chasse. Il l’a reconnait, elle nie, et, encore désespéré mais conseillé par Plunkett qui les a rejoint, il lui confie l’anneau que son père lui a laissé avant de le laisser dans sa famille d’adoption (et qu’il devait user en cas de très grand besoin). Harriet porte l’anneau à la reine Anne puis retourne à la ferme pour annoncer à Lyonel qui est en réalité de comte Darby. Après un petit temps, les deux se réconcilient, puis Plunkett et Nancy se trouvent aussi des atomes crochus. La scène finale à lieu à Richmond, où les deux couples finalisent leurs contrats respectifs.
Quelle belle soirée, tout de même ! La distribution vocale était d’une grande homogénéité, à un très bon niveau, dans une pièce où les habits font les moines. Aucune faiblesse, beaucoup d’émotion, ont rempli d’aise, et parfois de rires, une salle comble. Le metteur en scène a bien tenu son rôle, sur un plateau où l’on a nouveau utilisé ses capacités de mobilité circulaire pour en faire une sorte de carrousel sur lequel se succède les éléments de décor et les personnages. En fond, des murs en papier peint et en boiseries dotés de portes. Les costumes oscillent entre le dirndl et le kitch (avec des pompon-boys sous acide), avec une pincée de queer (renforçant donc fatalement le côté comédie aux dépens du romantisme). L’orchestre a été d’une grande agilité pour proposer avec une grande force romantique (de goût français semblerait-il) la partition d’un von Flotow que R. Wagner admira sans pour autant imiter, au vu des ornementations vocales qui foisonnent dans Martha. Nous ne sommes de loin pas favorables aux changements de livrets non autorisés par les auteurs, mais il faut avouer que les dégâts sont ici minimes, servis par une mise en scène inventive, joyeuse, proposant une retranscription au XXIe siècle, et dans son environnement social surtout, un thème du XIXe.
Pourra-t-on un jour voir sur scène l’un des nombreux autres opéras de von Flotow ? Hélas, rien ne semble moins sûr tant il semble peu donné …
(la reine Anne qui descend du ciel dans une gigantesque boîte illuminée, un grand moment de cette année à l’opéra … 8,5)
Le 7 novembre 2006, il y a donc 10 ans aujourd’hui, nous démarrions à deux puis trois la rédaction du blog casalibri.blog.fr. J’espérais déjà à ce moment avoir démarré quelque chose qui allait durer, avec des imperfections au début (et elles furent grandes, et pour certaines n’ont pas encore disparues) mais qui allait après quelques semaines pouvoir trouver un format, une variété de sujets et une stabilité. S’il y eut quelques auteurs invités (ils ont le droit de revenir !), nous sommes resté le seul taulier de ce blog. L’arrêt de la plateforme blog.fr n’a pas atteint l’ardeur commentatrice qui a présidée aux débuts et a même permis de franchir un palier appréciable (et tardif) à l’esthétique du site.
En considérant ces dix années, la place de la musique nous semble assez congrue et il serait bon de refaire des analyses d’albums (comme ceux de Dream Theater et Laibach). L’opéra mérite aussi des analyses plus profondes, surtout en ce qui concerne la description des voix. La littérature devrait aussi pouvoir bénéficier d’un rééquilibrage. Non dans sa diversité (nous resterions majoritairement dans la SF et la Fantasy), mais quantitativement. Et si dans les temps qui viennent, une 25e heure pouvait entrer en fonction, je pourrais elle aussi la consacrer à la lecture.
J’aurais été très malheureux à une autre époque que la nôtre. Non que Internet, et donc le fait de pouvoir un peu écrire, m’aurait manqué (bon, aller, si un peu), mais je n’aurais sans doute pas eu à disposition l’électricité pour lire plus longtemps et surtout pas de dispositif de correction de vision. Je pense que les personnes interrogées sur leur choix de l’époque dans laquelle ils auraient aimé vivre ne sont pas assez sensibilisés à ce fait (en dehors des maladies et du peu de gens privilégiés). Cela dit, j’admire les chevaliers aveugles qui veulent néanmoins charger.
Que soient ici remerciés Vincent Tim et Chaton Fourbe pour leurs discussions et leur apport à casalibri, sans qui tout cela n’aurait jamais eu lieu. Merci aux auteurs invités pour les couleurs qu’ils ont ajouté au blog (et aussi du coup à leurs idées de lecture). Merci aux bots anti-spam qui empêchent ces pages d’être submergées par des offres crapoteuses ou illégales.
Et à bientôt pour nous l’espérons d’autres lectures instructives ou plaisantes, voir les deux si nous avons de la chance !
Musique de Giuseppe Verdi et livret de Francesco Maria Piave.
Production de l’Opéra de Francfort-sur-le-Main.
Nous avons eu droit à un public assez dissipé ce soir-là … Entre celui qui émet un rôt sonore en début de second acte et celle qui fait la chouette à chaque fin d’air, on a eu droit aux bavards, au téléphone qui sonne pendant de longues minutes et autres manifestations intempestives. Ce ne fut pas le pire public qu’il m’ait été donné de voir dans un théâtre, mais c’était tout de même d’un niveau conséquent. Tout cela pour voir un bon mais pas exceptionnel opéra de jeunesse de G. Verdi, qu’il estimait peu et qu’il a refondu sept ans après la première représentation en un opéra appelé Aroldo (bien aidé par la censure en Italie).
Le pasteur Stiffelio revient de mission et est accueilli par sa femme Lina, le père de cette dernière, les cousins de Lina et le noble Raffaele. Stiffelio raconte que le nocher du château lui a raconté avoir vu un homme et une femme s’échapper au travers d’une fenêtre dudit château, laissant échapper des lettres. Ces mêmes lettres, Stiffelio les a en sa possession mais les brûle par charité. Lino et Raffaele, les deux amants, sont soulagés et conviennent d’un moyen de communiquer, au travers d’un livre de la bibliothèque. Une fois salué par ses amis, Stiffelio remarque l’absence de l’anneau de sa mère au doigt de Lina. Mais Stankar, le père de Lina, les interrompt pour presser Stiffelio à l’accompagner à la fête organisée en son honneur. Lina écrit alors une confession mais son père revient et comprend que sa fille est la femme vue par le nocher. Le père voulant sauvegarder l’honneur familial, lui et sa fille conviennent de garder cela pour eux. Raffaele rentre en scène et place un mot dans un livre mais est vu par Jorg, le collègue de Stiffelio, qui lui dit. Stiffelio constate que le livre est fermé par un cadenas dont Lina aurait la clef. Elle refuse de l’ouvrir mais Stiffelio réussit néanmoins forcer la serrure en détruisant le livre. Un mot s’en échappe mais Stankar est le plus prompt à s’en emparer. Il déchire le mot, à la grande fureur de Stiffelio.
L’acte suivant a pour cadre le cimetière. Lina se rend sur la tombe de sa mère mais Raffaele la rejoint. Elle lui demande de partir immédiatement. Stankar arrive et propose un duel à Raffaele. Stiffelio arrive à son tour, rappelant qu’ils sont dans un cimetière. Finalement, Stiffelio cherche à convaincre les deux hommes d’arrêter de se battre mais Stankar révèle que Raffaele est l’amant de Lina. Stiffelio souhaite alors se battre contre Raffaele mais l’heure du culte et Jorg stoppent cette tentative.
Le troisième acte démarre avec Stankar seul qui pense au suicide. Il commence à écrire une lettre à Stifelio. Jorg lui apprend que Raffaele va revenir au château et Stankar voit alors le moyen de se venger. Stiffelio rencontre Raffaele et lui demande ce qu’il ferait si Lina était libre. Il ne dit rien et Stiffelio lui demande de se cacher pendant qu’il parlera avec Lina. Stiffelio propose le divorce à Lina qui lui répond par une déclaration d’amour éternel. Stankar entre sur ces entrefaites et annonce qu’il a tué Raffaele, et Jorg rappelle à Stiffelio qu’il doit se rendre à l’église. A l’église, Stiffelio monte en chaire et n’ayant rien préparé il ouvre la Bible au hasard et lit les versets sur la femme adultère et son pardon.
La scène était très dépouillée, avec une maison en forme de croix aux armatures illuminées incluse dans deux cercles mobiles. La maison est relevée pour les scènes au cimetière ou à l’église pour ainsi former une croix érigée. Dans le fond, un mur blanc et lui aussi mobile laisse parfois apparaître une vingtaine de portes. Côté vestimentaire, Lina est en noir (avec des cheveux très long, un peu à la Marie-Madeleine), les hommes en costume. Les couleurs sont assez semblables, à tel point que l’on a pu presque confondre Stiffelio et Stankar. Le chœur est habillé dans des couleurs assez criardes, assez un petit rappel des années 1950.
La mise en scène a choisi de faire croire au public que Lina commet l’adultère à cause de la violence de son père et de son mari. Mis à part cela, le metteur en scène est resté assez classique, même si l’effet de la mort de Raffaele a plus fait rire par son excès que renforcé le tragique. Autre problème, le fait de devoir orienter la maison entre les scènes occasionne des délais qui cassent le rythme de la pièce. C’est particulièrement prégnant juste avant la dernière scène. La même maison ne cesse par ailleurs de bouger grâce aux deux cercles mobiles, ce qui n’apporte absolument rien. Par contre, les jeux de lumière ont créé d’intéressants effets d’ombre sur le mur blanc, notamment quand la foule s’éparpille façon attaque de zombies dans l’acte II.
Enfin, du côté de la musique, Stiffelio a eu quelques problèmes de diction (dans des parties pas toujours faciles il est vrai) et personne ne sort vraiment du lot. Malgré un orchestre bien en place et une exécution très très plaisante de cette partition éminemment italienne, les chanteurs n’ont pas réussi à transmettre les émotions que leurs personnages sont sensés éprouver (sauf Lina, une fois). Il y a des soirées comme ça …
Il a donc été plaisant de connaître cet opéra, pas aimé de son auteur et redécouvert en 1968, et qui maintenant est plus connu et plus joué que sa version refondue. Mais des fois on attend plus d’un opéra.
(la scène de résurrection dans le cimetière … bon … 6,5)
Essai sur l’histoire des deux bords de la Mer Rouge de Glen Warren Bowersock.
Le judaïsme ne se limite pas au pourtour méditerranéen durant l’Antiquité et le Moyen-Âge, comme nous avions déjà pu le voir dans ces lignes à plusieurs reprises (les ouvrages dirigés par D. Biale par exemple). Le bord du Rhin et la Mésopotamie étaient parmi les régions abordées, tout comme le Yémen dont il est question dans le présent livre. Mais ce que ce même livre rappelle ou fait découvrir, c’est qu’il y a bien plus que la présence de Juifs au Yémen (jusqu’à aujourd’hui), il exista un royaume arabe dont la religion d’Etat était le judaïsme : le royaume de Himyar. Ce royaume occupait la pointe sud-ouest de la péninsule arabique, contrôlant le détroit de Bab el-Mandeb et l’actuelle Aden et étendant à la fin de l’Antiquité son emprise sur tout le sud de l’Arabie.
Mais le royaume de Himyar n’a pas que maille à partir avec les royaumes et les cheikhs d’Arabie. Sur l’autre bord de la Mer Rouge, le royaume d’Aksoum a lui aussi, à plusieurs reprises, des vues sur Himyar, conduisant à plusieurs invasions ou tentatives d’invasion entre le début du IIIe siècle et le Vie siècle de notre ère. Un objet, aujourd’hui perdu, rappelait les revendications aksoumites dans la ville portuaire d’Adoulis (actuellement en Erythrée) : un trône accompagné d’une stèle, tous deux avec des inscriptions.
Ce trône, qui n’était pas destiné à recevoir un occupant, est le point de départ du livre de G. Bowersock (un spécialiste étatsunien de l’Antiquité et du Proche-Orient). Il est l’objet d’une analyse poussée dans le premier chapitre qui fait suite à une petite préface expliquant l’origine de ce livre, à une chronologie, deux cartes, une liste des abréviations et un prologue qui plante le décor. L’analyse du trône commence par la description du port d’Adoulis, ses occurrences dans la littérature antique avant de commenter en profondeur la description qu’en fait dans les années 520 le marchand nestorien Cosmas Indicopleustès (trois exemplaires de sa Topographie chrétienne nous sont parvenus). Le trône est en marbre et il est accompagné d’une stèle de basalte. Ce trône et cette stèle, Cosmas peut très bien les décrire puisqu’il a été chargé par le gouverneur d’Adoulis de faire une copie des textes en grec qui y sont gravés (celui de la stèle et celui du trône, que Cosmas ne différencie pas), à la demande expresse du négus et à sa destination. Cosmas en a gardé une copie qu’il retranscrit dans son livre écrit 25 ans après son voyage vers Aksoum pour y porter la copie des textes. Ainsi le trône d’Adoulis est lié à trois âges différents de l’histoire de l’Ethiopie : celui de Ptolémée III Evergète au IIIe siècle av. J.-C. (la stèle), celui du négus Aezanas au milieu du IVe siècle de notre ère (le trône) et enfin celui du négus Ella Asbeha au VIe siècle qui souhaite les copies des textes.
Mais pour l’instant, G. Bowersock revient à Cosmas Indicopleustès dans le second chapitre (p. 25). Il est tout d’abord question de son nom, pour passer à ses voyages, à sa vision du monde (il est contre ceux, à la suite des savants païens, qui promeuvent une Terre ronde) et ses centres d’intérêts. Le chapitre suivant revient à Adoulis pour explorer plus en profondeur la stèle de Ptolémée III. Celle-ci décrit les accomplissements du roi lagide sur plusieurs fronts, loin de l’Ethiopie. Mais la stèle est sans doute érigée à Adoulis pour commémorer la chasse et la capture d’éléphants de guerre (dont il est fait mention dans les opérations en Thrace) par Ptolémée III et son père, Ptolémée II Philadelphe. Le texte de la stèle inspire la titulature des négus mais permet surtout de la dater entre 246 et 244 avant J.-C.
Le quatrième chapitre est centré sur le royaume d’Aksoum, en prenant pour point de départ le trône et de son inscription qui fait mention d’un roi sans nom qui dédit ce trône à Mahrem, l’équivalent du dieu grec Arès. Ce texte renseigne sur la politique étrangère du royaume ainsi que son étendue. Mais le texte est aussi un programme : le roi d’Aksoum n’est plus en possession des territoires qu’il contrôlait jusque vers 270 ap. J.-C. mais il se déclare encore roi de Himyar plusieurs décennies après ce retrait, vers 350.
Mais entre 270 et 350 se produit un grand changement en Ethiopie, celui de la conversion du roi Aezanas et à de l’aristocratie aksoumite au christianisme monophysite vers 340 (cinquième chapitre). Cette conversion est à mettre en parallèle avec la conversion du royaume de Himyar au judaïsme vers 380 (sixième chapitre, avec très vite une présence à Jérusalem, p. 84). Le monothéisme est largement majoritaire dans le sud de l’Arabie à la fin du IVe siècle. Le changement de religion en Ethiopie n’affecte cependant pas pour autant les vues du royaume aksoumite sur la péninsule arabe, mais pour l’auteur, ces deux conversions ajoutent du comburant au conflit entre les deux royaumes, avec en arrière-plan les deux grandes puissances que sont Byzance (chrétienne, mais dyaphysite) et la Perse sassanide (zoroastrienne et alliée à Himyar). L’étincelle, c’est la répression qu’exerce le roi Joseph de Himyar sur les Chrétiens (après une tentative avortée d’invasion aksoumite entre 518 et 522, en appuis de forces chrétiennes locales, p. 93) et qui se traduit notamment par des pogroms faisant suite à des tentatives de conversions forcées. Le plus important est celui dit d’Azqir qui a lieu dans la ville de Najran en 523. Deux ans plus tard, Aksoum prend possession de Himyar avec l’aide de Byzance, et installe un roi chrétien dénommé Sumyafa Ashwa (ou Esimphaios en grec, chapitre sept). Une stèle en langue guèze d’Ethiopie est érigée à Marib, à l’est de l’actuelle Sanaa, pour rappeler cette victoire (p. 98-103).
Mais le règle d’Esimphaios est de courte durée, il est vite remplacé par Abraha (que Aksoum essaie par deux fois d’éliminer, p. 112), comme cela est raconté dans le huitième chapitre. La diplomatie contantinopolitaine n’est pas restée les bras croisés après la victoire de Ella Asbeha et souhaite intégrer le royaume himyarite à son réseau d’obligés arabes engagés contre les Perses (et si possible couper le commerce perse de la soie en direction d’Aqaba, p. 107). En 552, Abraha conduit une campagne en direction vers le Nord, en partie en direction de La Mecque. Mais la présence éthiopienne ne peut se maintenir et en 575, sous la pression de chefs juifs aidés par une armée perse, elle n’est plus dans la péninsule arabique. Le retrait éthiopien relance l’instabilité religieuse en Arabie, juste contenue par la présence perse, et c’est dans cet environnement explosif que Mahomet vient au monde (traditionnellement en 570).
Les conséquences de l’affaiblissement d’Aksoum sont mises en perspectives dans le neuvième et dernier chapitre du livre. Assez étrangement, avant l’Hégire, plusieurs familles de disciples de Mahomet s’exilent à Aksoum (p. 123).Enfin l’auteur aborde le cas du polythéisme mecquois et le cas d’Abraham (le patriarche ici) dans la pensée de Mahomet. Un appendice et une table consacrés aux ambassadeurs byzantins en Arabie, les notes, une bibliographie et un index complètent ce volume fort de 140 pages de texte entrecoupé de quelques illustrations.
Certes, ce livre nécessite un bagage historique assez lourd pour ne pas devoir s’attarder dans des recherches explicatives à tout bout de champs. Mais il est écrit avec une grande clarté, avec des redites « pédagogiques » qui permettent au lecteur de faire des pauses. L’auteur montre avec éclat mais sans pédantisme ses décennies de travail sur le monde méditerranéen antique (et des débuts du Moyen-Âge), n’oubliant pas de citer ses dettes, souvent avec admiration. Son expérience lui donne une hauteur de vue qui se remarque dans les passages historiographiques (p. 4). D’une construction solide, avec plusieurs documents et cartes, le propos éclaire à partir de plusieurs foyers et au maximum des possibilités méthodologiques la première partie du VIe siècle sur les bords de la Mer Rouge. Il est quelques digressions qui ne font pas de mal mais qui sont tout autant riches en informations que le reste. On peut seulement reprocher à l’auteur son manque de clarté dans le dernier chapitre (ainsi que, pour les spécialistes, sur le statut de la province d’Egypte sous Auguste p. 43), alors qu’il doit être le but de sa démonstration. En quoi le contexte politico-religieux des débuts du VIIe siècle en Arabie façonne la religion mahométane nous reste hélas encore bien nébuleux.
L’auteur évoque à plusieurs reprises des fouilles archéologiques au Yémen qui doivent permettre de préciser encore les évènements de la période. Si elles ont eu lieu, c’est tant mieux, puisqu’à l’heure où ces lignes sont écrites, les terres où fut le royaume himyarite sont recouvertes de nombreux décombres supplémentaires.
(le négus Ella Asbeha, aussi dénommé Kaleb, qui reçoit dans un palanquin porté par quatre éléphants p. 109, seul Kubilaï Khan est au niveau … 7)
Essai d’anthropologie culturelle de Victor Büchli.
In so doing it is apparent that the material world is hardly fixed, inscribed or explicitly signifying ; nor it is inherently ambiguous, polyvalent and open. Rather it is both and neither. p. 187
L’immeuble du Narkomfin à Moscou est l’une de réalisations architecturales emblématiques de l’architecture soviétique d’avant-garde, avec le Club Rusakov de C. Melnikov ou la tour Choukhov de V. Choukhov. Il est pensé par Moïse Ginzburg et Ignace Milinis, construit entre 1928 et 1932 et destiné à l’origine aux employés de rang supérieur du Commissariat du Peuple aux Finances. A l’origine partie d’un programme plus vaste jamais achevé et aujourd’hui menacé d’effondrement, c’est le bâtiment symbole de ce que le gouvernement révolutionnaire des années Lénine souhaite faire de la société russe. En effet, le programme a pour but de permettre aux individus qui habitent l’immeuble de mettre en commun leurs activités domestiques (réfectoire, laverie, crèche) pour ne laisser dans les différents types d’appartements que les activités de sommeil et de repos (il n’y a quasiment pas de cuisines privées), des appartements bien plus ouverts sur l’extérieur (et notamment le parc arboré) que les appartements bourgeois et les isbas campagnardes. Cette volonté de changer les comportements domestiques découle des pensées de réformateurs de la vie quotidienne (byt en russe) qui veulent ainsi encourager un mode de vie vraiment socialiste et faire sortir la femme du foyer pour en faire, à l’égal de l’homme, un être social (p. 26). Mais est-ce vraiment ce que veulent tous ses habitants (une quarantaine d’appartements de différentes tailles et agencement, plus un dortoir et un penthouse) ? Surtout que ceux-ci sont amenés à changer avec les purges et le fait que la réalité du logement soviétique (et donc l’imposition de kommounalkas dans le Narkomfin) rattrape ce qui devait être le futur de tout joyeux habitant de l’URSS …
L’introduction du livre met de suite la barre assez haut avec la présentation non seulement du sujet du livre mais aussi du contexte interprétatif dans lequel l’auteur souhaite se placer (qui peut parfois le conduire à lâcher des noms en rafale sans pour autant renvoyer à des références précises). Le second chapitre décrit comment les révolutionnaires de 1917 ont souhaité restructurer le monde matériel dans lequel ils vivaient une fois sortis de la guerre civile et après l’épisode de la NEP. Le but est de s’attaquer au foyer petit-bourgeois, à la production domestique et au travail domestique féminin, centre de l’oppression de la femme par le capitalisme (p. 27). Mais cette volonté de réforme de la vie quotidienne et intime n’est qu’épisodiquement encouragée par le Parti.
Le troisième chapitre explique la vision soviétique de l’hygiène, différente de l’époque tsariste. L’auteur détaille les dangers que les réformateurs du byt voient dans les objets usuels tels que le lit, la table, le fourneau, les icônes (et le coin rouge, endroit le plus sacré dans la maison paysanne russe traditionnelle qui doit être consacré aux enfants). La notion de confort (uiut), avec ses changements de forme, est aussi abordée.
Une fois le contexte bien en place, l’auteur détaille l’agencement du Narkomfin dans le chapitre suivant. Chaque partie du bâtiment et de son annexe sont décrites, comme sa naissance au sein de la firme OSA. Mais à peine le bâtiment est-il construit qu’il doit faire face aux changements qu’engendre le stalinisme qui élimine la première génération de révolutionnaires pour les remplacer par des ruraux qu’il fait monter dans l’appareil d’Etat et qui sont beaucoup moins sensibles aux idées de réforme du byt (cinquième chapitre). La réglementation voit des corps décentralisés s’occuper du logement mais surtout le femme au foyer revient à l’honneur (fin de l’égalité des travailleurs homme et femme en 1934 p. 61, p. 81), entraînant aussi une redéfinition du concept d’hygiène (augmentation de la production aidant, il y a un retour du papier-peint dans les intérieurs). Ce retour au foyer s’accélère même avec la Seconde Guerre Mondiale.
Après l’immeuble et les meubles, V. Büchli décrit les habitants des différents types d’appartements et comment ceux-ci « jouent au communisme » (p. 105). Si les purges n’épargnent pas les habitants, ces derniers modifient parfois leur logement pour s’adapter aux nouvelles situations familiales ou peut adapter la décoration aux possibilités du jour.
Mais le balancier revient déjà dans l’autre sens après la mort de Staline, et les réformateurs de la vie quotidienne reprennent du poil de la bête, reprenant les arguments des années 20, mais le design en plus (dizain en russe). Une offensive est déclarée contre l’agencement centripète petit-bourgeois et en faveur d’un agencement zonal (illustrations p. 142, avec la fin de la centralité de la table p. 137), que doivent accompagner des meubles multifonctions. On voit même réapparaître des objectifs de désartefactualisation de la vie quotidienne (le système des relations sociales débarrassé des objets, p. 148-149), quand le communisme sera entièrement réalisé (vers 1988 donc). Parallèlement, sous Brejnev, la place de l’homme dans la maison commence à être de nouveau évoquée (alors que l’objectif des années 20 et d’en faire sortir la femme pour qu’elle rejoigne l’homme). Cependant le Perestroïka voit le retour vers le foyer comme espace de stabilité (comble, on invoque alors comme modèle l’isba et la datcha, symboles patriarcaux et rétrogrades par excellence pour les Bolchéviques !) …
Après ces considérations plus générales, l’auteur revient dans le huitième chapitre au Narkomfin, à ses habitants, à son domkom (qui gère les parties communes et la bonne tenue communiste de tous les habitants). Le chapitre s’achève sur les changements des années 80 et du début des années 90, avec une évocation mélancolique des ambiguïtés que peut renfermer un buffet chez une vieille dame (fille d’un tchékiste et d’une fervente orthodoxe), où se côtoient œuvres de Staline et icônes saintes (p. 182-183).
La conclusion enfin, fait le lien entre le premier chapitre méthodologique et les suivants (ce qui en fait à nouveau un chapitre un peu difficile à suivre). Les dernières lignes, écrites en 1998, sont encore d’actualité : le bâtiment se dégrade très vite, est quasiment sans habitant et se trouve au centre de problèmes de propriété. La ville de Moscou, son propriétaire, ne l’a pas (encore) détruit et son classement comme monument national ne facilite pas un changement de destination. Ses habitants restants sont bien trop pauvres pour faire face aux travaux …
On ne s’attendait pas à lire que sous Staline régnait aussi la broderie (p. 87-93), mais ce livre va assez loin dans la description de la vie quotidienne soviétique en prenant appuis sur le programme emblématique du Narkomfin (où vivent aussi son commanditaire et son architecte !) déjà dépassé à la fin de sa construction. La fondation théorique de l’ouvrage est solide et s’il est question en surface d’archéologie, on est bien au vu des auteurs cité dans les eaux de l’anthropologie culturelle. On compare même le stalinisme à Bali (tel qu’étudié par C. Geertz, p. 107), et la comparaison n’est pas imbécile. Le mélange entre cas particulier et tendances générales est très bien fait, tout comme les témoignages des anciens habitants est une mine bien exploitée par V. Büchli. Les illustrations (monochromes) sont nombreuses mais les plans manquent de clarté (il faut arriver à comprendre qu’il n’y a que deux couloirs intérieurs pour 8 étages). Les parties méthodologiques sont les points faibles de l’ouvrage. Il est assez difficile de voir où veut aller l’auteur dans le déluge de concepts et de références qui s’abat sur le lecteur (une trop forte réduction de ce qui semble le texte de base de V. Büchli, à savoir sa thèse ?). Mais ces parties obscurcies mettent en lumière le reste du livre, voyage dans l’espace domestique soviétique dont tous les avatars n’ont pas encore disparus à l’heure où nous écrivons.
(les Marseillais peuvent dire merci à M. Ginzburg pour ce bâtiment qui inspira beaucoup le Corbusier … 7,5)