Bruges-la-Morte

Roman symboliste de Georges Rodenbach, avec une postface de Christian Berg.

Du gris, du rouge brique, du gris.

Un amoncellement, de pierre, de briques, de tuile et de bois peut-il être un personnage dans un roman qui ne soit pas de fantasy ? Pour G. Rodenbach, la réponse est sans conteste oui. Et nul besoin d’exercer de grands pouvoirs pour le déceler dans Bruges-la-Morte (quel titre d’ailleurs !): l’auteur vend la mèche dès l’Avertissement.

Hugues Viane, veuf depuis dix ans, vit à Bruges. La ville flamande répond à son état d’esprit, entre murs gris, brume et canaux aux eaux immobiles et noires. Sa vie est réglée, entre dévotion aux souvenirs de sa défunte épouse et promenades dans une ville à la splendeur et à l’effervescence passée. Mais cette effervescence absente de la ville, elle gagne l’esprit de H. Viane quand il croise sur un quai le sosie de sa femme. Qui est-elle ? L’obsession de l’analogie gagne le veuf quand il retrouve cette femme dénommée Jane. Mais jusqu’au ira cette analogie, alors que la ville se rappelle à son souvenir ?

Ce livre contient non seulement le roman avec ses quinze chapitres, mais aussi une postface analysant l’œuvre et une anthologie de textes réunie sous le titre « Contextes », montrant l’écologie du texte, avec d’autres textes sur Bruges mais aussi des évocations d’autres villes mortes (Gand, Aigues-Mortes, Venise, Cartagène et Ostende) par des auteurs tels que S. Mallarmé, H. Miller, G. D’Annunzio, M. Yourcenar, G. Rossetti ou J.-K. Huysmans. Une courte biographie et une bibliographie spécialisée complètent le volume qui atteint les 200 pages.

Si l’anthologie atteint son but de montrer que G. Rodenbach baigne dans un climat littéraire propice à la production de son roman et que sa postérité est prolifique (faisant suite à un succès immédiat, à de rapides traductions, à deux films  et à une transposition dans l’art lyrique sur une musique de E. Korngold sous le titre Die Tote Stadt), la postface offre au lecteur une analyse très fine de ce roman.

Ce roman n’est pas que très bien écrit (et aux néologismes pas choquants), il est aussi bien pensé, au-delà d’une intrigue que C. Berg qualifie « d’insignifiant » (p. 151). Le commentaire, auquel on peut reprocher une fin un peu abrupte, est divisé en différents thèmes, en commençant avec une description du parcours et des influences de G. Rodenbach, en Belgique et à Paris. C. Berg passe ensuite au thème de l’illusion (ou du choix entre deux illusions, si la vie elle-même est une illusion dans la lignée de Schopenhauer, très apprécié de G. Rodenbach p. 137), puis explore les liens entre la vivante (Jane) et la morte et leur impossible accord. C. Berg passe ensuite à ce qui unit H. Viane à la ville, une relation qu’il qualifie avec justesse d’instable (p. 150). Les thèmes du sang et  de la mère sont aussi commentés avant que C. Berg n’étudie la réception de l’œuvre et sa perception contemporaine.

Le roman ne peut échapper à son qualificatif de symboliste. Comme chez le peintre G. Moreau, tout y est vaporeux, brumeux, imprécis, où la vraie beauté ne peut pas être décrite de manière précise, au risque de perdre son essence, toute à la fois sainte et impérieuse. Le roman est de plus accompagné par 35 photographies non légendées de Bruges où il n’y a presque pas âme qui vive et où prédomine le beffroi, véritable figure d’effroi (comme le signale C. Berg p. 167, parlant de soutien des photographies et non d’illustration). Comme dans beaucoup d’œuvres symbolistes, la spiritualité (ici très catholique et sans doute déjà un peu forcée à la fin du XIXe siècle) et la Mort occupent une grande place, en réaction au courant naturaliste alors très présent dans la production littéraire européenne.

C’est donc un beau moment de lecture sur laquelle les années n’ont pas eu prise. Le cheminement (du veuf comme du lecteur) y est bien plus important que son aboutissement, renforcé par une analyse claire et éclairante.

(Tierry d’Alsace a retrouvé son « h » depuis 1891 p. 122 … 8)