Romulus, jumeau et roi

Réalités d’une légende
Essai de mythographie comparée de Dominique Briquel.

Un mec sympa.

« Que Romulus ait [commis] le meurtre [de son frère], plusieurs [le] nient par impudence ou [le] révoquent en doute par honte, ou [le] dissimulent par douleur. » Augustin d’Hippone, Cité de Dieu, 3, 6.

Quelle mouche très particulière a bien pu piquer les Romains pour se choisir un héros fondateur fratricide de son jumeau et tué par ses compatriotes en raison de sa tyrannie ? Mais sont-ils vraiment les seuls à avoir fait ce choix ou sont-ils, comme les autres indo-européens, les dépositaires d’un ensemble de motifs mythologiques (mythèmes) qui prend dans le centre de l’Italie cette forme particulière ? Rassemblant ici des décennies de recherches sur la question, D. Briquel passe au tamis de la trifonctionnalité indo-européenne (roi/guerrier/producteur, telle que définie par G. Dumézil mais sans pour autant le suivre en tous points) la légende romuléenne dans un livre qui fait voyager de Upsal à Erevan, de Jérusalem à Bombay, pour finalement revenir à Rome.

Comme toute biographie, on commence avec l’enfance du chef. Les Romains de la fin du premier millénaire, vivant dans une Méditerranée occidentale romanisée, voient naturellement Romulus comme le fils du dieu Mars. Les éléments les plus anciens de la tradition, avant l’annalistique du IIe siècle a. C., évoquent eux un dieu masculin du foyer. Le fondateur de la ville de Préneste dans le Latium a lui aussi le même type de géniteur (mais sans jumeau) mais c’est aussi le cas du roi Yima en Iran. Une fois la question des géniteurs éclairci, D. Briquel s’attèle à l’explication de la gémellité. Pour lui, Rémus et Romulus (selon leur rang de naissance) ne peuvent pas êtes assimilés aux Dioscures (p. 34-35), puisqu’ils sont tous les deux mortels mais surtout parce que si Castor décède, ce n’est pas de la main de son frère.

Une fois les jumeaux venus au monde, ils sont exposés dans un panier dans le Tibre. Plusieurs éléments sont alors employés qui, là encore, peuvent être retrouvés dans d’autres aires indo-européennes. La crue du Tibre qui amène le panier sur la berge peut être vue comme une manifestation du « feu dans l’eau », un mythème visible aussi en Inde et en Iran, avec une signification royale. Les arbres (le figuier Ruminal, c’est Yggdrasil), les animaux (les oiseaux auguraux p. 105) et les bergers jouent un rôle symbolique important dans les premières années des jumeaux, le plus souvent dans des séries ternaires à colorations fonctionnelles.

C’est parmi les bergers que les jumeaux vont progressivement se différencier. Le processus est achevé quand ils remettront leur grand-père Numitor sur le trône d’Albe La Longue : c’est Romulus qui conduit militairement les bergers dans Albe et Rémus qui mange les parties destinées aux dieux du sacrifice interrompu par l’attaque des brigands (qu’il a vaincus, et pas son frère !). Romulus est qualifié pour la vie citadine, Rémus n’est pas dans l’impiété mais son acte le destine à rester dans la sauvagerie des marges : il ne peut être le fondateur (p. 167-169). Récuse-t-il le désenchantement du monde ?

Le quatrième chapitre analyse la fondation de l’Urbs et le meurtre de Rémus, qui est dès l’origine un sujet d’interrogation pour les auteurs Romains, de critiques pour les auteurs paléochrétiens et de scandale pour les deux groupes. Pour ce qui est du conflit entre aîné et cadet, D. Briquel va par contre chercher une comparaison dans la Bible et les écrits intertestamentaires (p. 182), dans le changement civilisationnel qui sous-tend la rivalité entre Jacob et Esaü, les fils de Rebecca et Isaac. Esaü l’aîné est le chasseur, Jacob le pasteur. Ce dernier prend l’ascendant sur son aîné (par la ruse, une qualité commune avec Romulus, p. 195-198) et Esaü est tué quand il assaille la tour de Jacob.

Les actes du roi Romulus, le conditor, ne sort pas du schéma trifonctionnel. Sitôt Rome fondée, il se pose la question de sa complétude. Si elle veut un avenir, les hommes qui composent la cité doivent trouver des compagnes. Profitant de la célébration de jeux, les Romains enlèvent des femmes de plusieurs cités latines et des Sabines. Les Sabins en retour attaquent Rome et l’auraient emporté sans l’intervention de Jupiter. La cité est ainsi complète, marquant le début de la civilisation, non pour l’ensemble de l’humanité comme dans d’autres récits (mythe iranien) mais à l’échelle de la Ville (p. 277). Une fois le peuplement acquis, Romulus et Titus Tatius le Sabin règnent conjointement, pendant cinq années où rien ne se passe jusqu’au moment où Titus Tatius ne sanctionne pas le sacrilège de ses amis envers des ambassadeurs lavinates et est assassiné lors d’une cérémonie religieuse à Lavinum (l’une des métropoles de Rome, fondée par Enée). Romulus redevient seul roi de Rome. Ses trois triomphes sont cependant ternis par trois fautes colorées fonctionnellement. La déchéance est ainsi progressive, sa royauté (qui rassemble les trois fonctions) est dépouillée tiers par tiers, menant à une fin misérable.

Romulus, devenu un tyran insupportable, est assassiné par les sénateurs (et démembré) ou enlevé au ciel, selon les versions de la tradition (comparaison avec l’arménien Ara le Beau et avec Freyr/Frotho, avec le lien possible entre les deux version réglé p. 418-419). Il est divinisé sous le nom de Quirinus, le dieu des citoyen, la concorde est rétablie dans la cité et la prospérité n’est pas mise en danger. La particularité de Rome, c’est que son fondateur devient un dieu de la troisième fonction (p. 411). Ainsi s’achève la vie d’un héros, semblable à de nombreux héros (gémellité, exposition, apprentissage, révélation, règne) mais qui a la différence de beaucoup, ne marque pas le début de l’humanité mais se concentre sur l’Urbs seule.

Voici très grossièrement brossé le contenu de ce livre très dense qui analyse sous toutes les coutures la légende de Romulus, dans laquelle il ne faut rien chercher d’historique (moins baroque que les mythes grecs, pas plus réel). D. Briquel utilise la grille de lecture indo-européenne en premier lieu mais n’oublie pas pour autant la critique des textes. La mise en perspective de la vie de Romulus avec celle de Servius Tullius (le sixième roi), le refondateur qui agrandit l’espace sacré de la ville (pomérium), est très souvent utilisée. Malgré la masse d’informations, l’ouvrage reste très pédagogique (des rappels dans les chapitres) avec de nombreux tableaux récapitulatifs permettant de bien visualiser les comparaisons. Toutes ces qualités, tout ce que le lecteur y apprend (un exemple parmi d’autres, sur l’influence du théâtre sur l’annalistique p. 156) et le brio de la démonstration sont malheureusement ternis par des coquilles très nombreuses, y compris dans des noms propres (ou un problème de constance dans la translittération à une page d’écart p. 194-195) et dans la bibliographie. L’auteur n’est ici pas à mettre en cause mais c’est tout de même désagréable, surtout chez un éditeur de ce standing.

Il y a sûrement encore quantités de choses à dire sur les jumeaux fils de Vulcain (sur la postérité de Rémus par exemple) mais dans les limites que s’est posé D. Briquel dans ce livre, il ne peut en rester qu’extrêmement peu. Magistral.

(les « entourloupettes » de l’historien Fabius Pictor p. 111 …8,5/9)

Airvore

Chronique d’une pollution annoncée
Essai d’écologie des transports par Laurent Castaignède.

Back in black.

La pollution de l’air n’est pas une invention de la fin du XXe siècle. Elle est déjà constatée aux tout débuts de la révolution industrielle et inquiète très vite certains médecins et autorités soucieuses de la santé des ouvriers et des habitants. La pollution industrielle est certes la plus connue au début du XIXe siècle mais celle des transports n’en est pas moins ignorée. Il y a une raison pourquoi la troisième classe des premiers chemins de fer britannique est constituée de voitures ouvertes juste derrière la locomotive et pourquoi la première classe est en fin de convoi (et couverte sans bagages sur le toit) : la combustion de la chaudière est très incomplète, la fumée est très dense et transporte sur plusieurs mètres de petits bouts de charbon incandescents … L’arrivée des moteurs thermiques ne va pas améliorer les choses. Là encore, la nocivité des rejets est connue presque dès la conception et des moyens techniques de la réduire sont conçus très rapidement. Mais cela ne veut pas dire que l’utilisation desdits dispositifs se répande …

Le livre est organisé en trois parties, elles-mêmes divisées en neuf chapitres. La première partie fait l’historique de la mobilité motorisée, de Léonard de Vinci aux années 2000. Le XIXe siècle est dominé par le charbon et l’électricité issue du charbon, puis le XXe siècle est celui de la prééminence du moteur à explosion, avec une démocratisation toujours plus grande de la voiture et de l’avion, à peine perturbée par l’instabilité du prix des carburants. Au XXIe siècle, le lien entre changement climatique et pollution atmosphérique n’est plus niable, les réglementations sont en forte croissance mais les villes aussi, tout comme les surfaces qu’elles occupent avec le cycle autoentretenu « plus de ville, plus de voitures » que cela emporte.

La seconde partie se veut analyser le présent (la fin de la deuxième décennie du présent siècle) entre les émissions de toute une vie de voiture, une électricité pas si propre, l’illusion des « biocarburants » et la bonne conscience à peu de frais de la compensation. Le développement technologique permettra-t-il de régler tous les problèmes environnementaux ? L’auteur fait plus qu’en douter. Le drone aérien va juste remplacer dans l’imaginaire l’hélicoptère des années 50. Il n’y aura pas de substitution, il y aura addition, dans l’espoir par avance déçu de pouvoir décongestionner la ville par ce seul moyen. Ces drones consomment pour leur production et leur mise en service, et pas qu’un peu puisqu’ils doivent voler avec une charge. Et les autres exemples sont à l’avenant.

La dernière partie, enfin, veut proposer des solutions loin des incantations. La question d’un nouvel équilibre soutenable ne signifie pas un retour dans le passé. Revenir au cheval, cela signifierait par exemple, devoir aussi gérer les externalités polluantes qu’ils produisent. Si l’on remplaçait tous les véhicules terrestres motorisés de la planète, il faudrait 200 milliards d’équidés et la population humaine ne suffirait pas à s’en occuper (p. 252, et c’est aussi pour cela que l’automobile fut vue comme un progrès). Suivent sept axes sur lesquels il est possible de produire un mieux, avec plusieurs solutions à chaque fois. L. Castaignède est on ne peut plus conscient que toutes ne sont pas facilement mises en œuvre (certaines ne nécessitent rien de moins qu’un gouvernement mondial) mais il les tient pour encore modérées, ce qu’elles sont à l’évidence si l’on considère que certaines décisions, qui pourraient être dictées par un avenir préapocalyptique, pourraient être encore beaucoup moins agréables. Parmi ces axes, il y a l’allégement et la réduction de gabarit des moyens de locomotion, la réduction des vitesses, la responsabilisation des constructeurs (qui peut les rendre propriétaires des moteurs par exemple), l’allocation étatique ou supra-étatique des carburants et des batteries, une redéfinition du partage des espaces et des moyens (reconcentration de la ville, vérité des prix du transport avec la fin de la subvention publique), un travail sur les symboles (sport mécanisé et marketing) et une sanctuarisation des réserves énergétiques (ne plus extraire du sol).

La conclusion (un gros résumé et un commentaire général des solutions proposées) est suivie par deux annexes, constituées d’un glossaire technique très utile et extraordinairement clair et d’une note historique sur « l’optimisation réglementaire » qui démontre que le scandale dit « Volkswagen » n’est que le maillon d’une grande chaîne ayant débuté en 1972 (p. 334). Il n’y a en revanche pas d’index ni de bibliographie générale … Un cahier central d’illustrations en couleurs complète l’ouvrage.

La force de cet ouvrage réside bien sûr dans le fait qu’il dépasse de loin le constat (il est pourtant bien visible, parce que très noir), passe sans un regard devant les imprécations et avance une série très large de propositions. Le fait d’être un ingénieur avec une expérience dans l’industrie automobile n’est évidemment pas un hasard, mais cette connaissance du cambouis est complétée par une bonne dose d’anthropologie, de philosophie et d’économie. Si l’auteur est capitalismosceptique, là encore aucune outrance et on ne peut pas dire qu’il soit béat devant toute initiative à vernis écologique (la COP21, p. 289).  Avec tant de faits et de propos sombres (les morts du smog en Grande-Bretagne p. 47), L. Castaignède arrive encore à mettre un peu d’humour dans son texte. Ce livre n’est cependant pas parfait, certains très rares points demandant à notre sens quelques mots explicatifs (la « machine à bulles » p. 239 par exemple) et il est quelques coquilles (p. 37-38 par exemple). Sur les Amish (p. 254), il est simpliste, mais comme souvent quand il est question de ce groupe religieux dans le débat public français.

Le livre contient énormément d’informations, ossature d’un argumentaire très convaincant. En particulier sur le sort que L. Castaignède à la voiture dite autonome p. 236-238 …

(en 1928, la Taxe Intérieure sur le Pétrole remplace l’impôt sur le sel en France p. 65 …8)

Isabel des feuilles mortes

Nouvelle de science-fiction de Ian MacLeod.

Un phare à éons.

Le monde de Gezira a subi un terrible conflit, la Guerre des Lys. Beaucoup des survivantes, puisque ce monde semble majoritairement féminin, sont recueillies par des cultes en les sortant de la mendicité pour les y intégrer comme acolytes.
Isabel est de celles-ci, intègre l’Eglise de l’Aube et elle devient Chanteuse de l’Aube après son noviciat. Ni laide ni moche, ni intelligente ni bête, elle se fond dans le décor. Rien ne la distingue. A tel point, alors que pourtant sa fonction demande un aveuglement, elle conserve la vue sans que personne ne le remarque. Jeune Chanteuse, elle a en charge le fonctionnement d’un phare à déflecteur sur une île isolée, devant grâce à ses miroirs (et comme partout sur cette planète à l’éternel été) apporter la lumière du soleil dans une vallée.

Son phare jouxte la Cathédrale du Mot, et dans la cour de celle-ci, aperçoit-elle en contrebas une danseuse le jour où un de ses miroirs a un défaut d’alignement. Voulant s’excuser du désagrément causé par la baisse de l’intensité lumineuse, elle descend et rencontre Genya, l’une des Bibliothécaires de cette grande bibliothèque qu’est la Cathédrale. Les deux jeunes femmes vont faire découvrir l’un l’autre leur univers (avec une suggestion de plus) sans penser que leurs deux églises gardent très jalousement leurs secrets … Un châtiment terrible s’abat sur chacune des deux femmes mais leur rencontre, légendaire depuis, a peut-être engendré du changement sur Gezira.

Cette très courte nouvelle de 37 pages ne semble avoir d’autre objectif que de compléter un peu le monde qu’utilise l’auteur dans deux autres œuvres, plus grosses. Et par son côté apéritif, cette nouvelle prend naturellement place dans un livre hors-série qui se déclare promotionnel : la seconde partie, sensiblement égale à la première en nombre de pages, est entièrement consacré à la présentation du catalogue de la collection. La qualité du texte, inédit, n’en est pourtant pas amoindri et quelques mots suffisent à mettre en place ce conte dans un monde aveuglé de lumière et accablé de chaleur, clairement orientalisant (minaret, chant à l’aube, langue arabe etc.), propice à la poésie. Cette histoire est-elle peuplée d’allégories ? Notre sentiment est que justement c’est l’inverse qui est l’objectif visé et que I. MacLeod veut mettre en scène le non-remarquable, tout en permettant de penser qu’une relation forte (de quelque type que ce fut), interdite à cause de son implication sur la bonne marche du monde, peut avoir une influence. Ou alors que c’est la punition qui fait changer le monde, et non pas la relation, au travers de l’acceptation par les autres qu’emporte l’exemple fait ?

(l’auteur aime donc la lumière … 7)

L’Amérique fantôme

Les aventuriers francophones du Nouveau Monde
Essai d’histoire des marges et des aventuriers francophones en Amérique septentrionale par Gilles Havard.

Deux époques révolues.

Une fois que l’on s’est échangé des objets entre Français et Indiens (comme l’explique admirablement L’Histoire de la Nouvelle France de Laurier Turgeon), on commence à se parler. Et pour se parler, comme aucun de deux groupes ne devient totalement bilingue, il y a la nécessité d’avoir des traducteurs, des médiateurs, au point de jonction des deux cultures. Ceux qui canalisent le troc des peaux de castor en vivant au sein des groupes indiens sont les plus indiqués pour occuper ces fonctions, mais les profils se diversifient assez vite, entre le jésuite missionnaire et le captif qui revient vers les établissements du Saint-Laurent après avoir appris la langue de sa nouvelle famille (en fuite ou ayant accepté son nouveau statut d’Indien).

Le commerce des peaux reste central pour les francophones, français comme canadiens, qui sont en contact avec les groupes indigènes et qui s’aventurent de plus en plus loin, en remontant le Saint-Laurent, navigant sur les Grands Lacs, descendant le Mississipi, le Missouri et cheminant des mois durant dans la Prairie. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les coureurs de bois qui parcourent le monde indien, les marges de la « civilisation » en Amérique du Nord, parlent le français et c’est ce que montre G. Havard (CNRS) dans ce livre en se basant sur dix portraits d’hommes aux parcours contrastés mais semés de privations, de souffrances, de dangers, de morts, de rencontres, de cadeaux, de rites et de choix de vie.

L’introduction raconte comment l’idée de ce livre est venu à l’auteur. En mars 2007, dans la réserve de Fort Berthold au Dakota du Nord, l’auteur reçoit une ceinture de perle (un cadeau traditionnel) de la main d’un Indien arikara appelé John Morsette, « de Français à Français » (p. 12). C’est là le signe de deux faits culturels distincts et divergents : en France, la vision d’une Amérique du Nord modelée par l’industrie étatsunienne du divertissement, peuplée de cow-boys anglophones de tous temps (en fait, une mythologie de la fin du XIXe siècle, voire début du XXe) et en Amérique du Nord, une topologie et des mémoires familiales qui montrent une prégnance très forte d’éléments français, entre Saint-Laurent et Rocheuses. Et pour montrer l’importance primordiale desdits éléments dans ces très vastes territoires jusqu’au milieu du XIXe siècle et les mondes dans lequel ils s’insèrent, G. Havard se base sur les biographies de dix hommes d’aventure, entre 1564 et le dernier quart du XIXe siècle.

Les premiers cas (Pierre Gambie, Etienne Brûlé, Pierre-Esprit Radisson et Nicolas Perrot) sont nés en France mais sont actifs en Amérique du Nord (en Floride pour le premier, avec une expédition de colonisation décidée par l’amiral de Coligny entre 1562 et 1564). Ils sont principalement des interprètes (des « truchements ») mais gagnent aussi leur vie en faisant commerce. Leur émigration n’est par ailleurs à cette époque (et ce jusqu’au début du XVIIIe siècle) pas un billet sans retour. L’Atlantique n’est pas une barrière et Samuel de Champlain, le fondateur de Québec, traverse cet océan à 27 reprises entre 1599 et 1627 (p. 61). Les biographies suivantes sont celles de personnes nées en Amérique (le plus souvent au Québec) et qui n’ont plus de liens familiaux avec le royaume, en plus du fait que le traité de Paris (en 1763), faisant suite à la Guerre de Sept Ans, les rend sujets britanniques. Mais en fin de compte, aucun royaume ni aucune république n’exerce sa souveraineté jusqu’au milieu du XIXe siècle dans le Haut-Missouri et les Rocheuses, malgré les prétentions (de toutes façons incomprises des Indiens, p. 193 et p. 414). Celui qui ne s’est pas placé sous la protection d’un groupe en y intégrant une famille (ce qui peut se faire de plusieurs manières) est constamment en danger en pays indien. La guerre elle-même est faite dans le but d’accroitre sa famille (et de montrer son courage), soit par l’adoption des captifs, soit par l’accaparement des femmes (p 102). Et la volatilité de la politique indienne n’aide pas à garder ses possessions ou sa vie …

L’auteur parvient aussi à replacer les expériences de ces coureurs de bois ou de plaines dans la trame de leur époque. Si certains anciens captifs des Indiens écrivent des relations, c’est aussi le cas de ceux qui ont pu quitter leurs ravisseurs du Maghreb au XVIIe siècle (p. 90, dans le cas de Radisson) et si certains actes de soins corporels ritualisés ou l’animisme (des Hurons par exemple, p. 57) nous semblent aujourd’hui étranges, ils étaient beaucoup moins éloignés de ceux que connaissaient des Français ou des Canadiens de l’époque moderne (p. 187 et p. 210).

G. Havard réaffirme à plusieurs reprises que cet effacement de l’héritage français au cœur de l’Amérique du Nord doit beaucoup à la volonté étatsunienne, dont la Destinée Manifeste ne s’accommode pas de prédécesseurs qui n’ont pas le bon goût d’être anglophones. Sans les Indiens et leur guide français Toussaint Charbonneau, jamais Lewis et Clark n’auraient atteint le Pacifique et pour l’auteur, c’est un ressentiment présent à Washington. Dans la culture populaire, ce même T. Charbonneau n’a pas le plus beau rôle (p. 341). Est-ce la jalousie ? T. Charbonneau a voyagé avec sa femme indienne tout du long (p. 353) … L’auteur détaille aussi à de nombreuses reprises les effets sur les populations et la faune de l’expansion vers l’Ouest et du commerce des peaux : la baisse du nombre de bisons est constatée par les praticiens du pays indien (après le castor) et n’a rien d’un phénomène soudain (p. 431) tandis que la population indienne disparait à 90% à cause des épidémies (p. 315).

Cette galerie de personnages permet à l’auteur de s’interroger sur la conception de la virilité des coureurs de bois (une thématique présente dans chaque chapitre) et comment l’Ouest permet une démocratisation de l’équitation (d’autant plus recherchée par les Indiens que cela rencontre l’idée d’élévation des chefs en plus d’un démultiplicateur de locomotion, p. 311). Les derniers chapitres montrent le déclin de la langue française dans l’Ouest, puisqu’il semble que Saint-Louis-des-Illinois ne parle plus français majoritairement en 1850, sur fond de mouvement nativiste (p. 445). Il y a sur place une claire fossilisation folklorique dès 1847 (p. 467). Dans la Plaine, le français reste la lingua franca encore quelques années (les caravanes de marchands dans les Rocheuses le sont à 90% en 1834, p. 426).

Le volume est doté d’un cahier central d’illustrations en couleurs en plus de nombreuses illustration monochromes dans le texte. Une carte, essentielle, ouvre chaque nouveau chapitre. Un glossaire des peuples autochtones, les notes fournies, une bibliographie conséquente et un index rajoutent du poids à 500 pages de texte très renseignées. Si parfois certaines informations sont « éclatées » entre différents passages (sur le fonctionnement des bateaux à vapeur sur le Missouri et leurs voyages de deux mois par exemple p. 440), l’auteur réussi à merveille à rendre vivants ses personnages, parfois peu sourcés directement, en abreuvant avec constance et à propos le lecteur d’informations permettant de comprendre et l’homme et son monde, une quantité que nous ne pouvons que très imparfaitement rendre ici. Que de gens aux parcours virevoltants et parfois même improbables, comme Jean-Baptiste Charbonneau (le fils de Toussaint), métis indien et filleul de W. Clark, locuteur d’au moins six langues, éduqué en Europe et chasseur dans les Rocheuses !

Une réussite qui se dévore comme les meilleures parties d’un castor après deux semaines de voyage sans nourriture sous la neige.

(il y a une certaine émotion dans cette introduction … 8,5)

24 vues du Mont Fuji, par Hokusai

Roman de science-fiction de Roger Zelazny.

Brumes et encre de chine.

Encore un petit retour auprès d’un auteur que l’on n’avait pas eu le plaisir de côtoyer depuis très longtemps. R. Zelazny propose ici un roman qui base sa structure sur vingt-quatre estampes de Hokusai, chacune d’elles représentant un paysage comprenant le mont Fuji (parmi les 46 que compte la série). Ce sont ces estampes, ainsi que le fantôme du peintre, qui accompagnent l’héroïne dans son voyage. Mari, l’héroïne en question, accompli une sorte de pèlerinage autour du mont Fuji pour retrouver où s’est tenu le peintre. Ainsi, elle se prépare à rencontrer son ancien époux, pas vraiment mort puisqu’il s’est transféré dans le réseau et y bénéficie de pouvoirs divins. Le trépassé sait se faire pressant et envoie de fréquents rappels. Il l’a décidé, elle doit le rejoindre. Toujours en vue du Fuji, à pied ou dans une barque de pêcheurs, Mari se remémore des pans de sa vie, se prépare à l’inéluctable rencontre puisqu’il y a des réseaux partout, même dans les lieux les plus retirés.

Superbe idée que de se baser sur la plus internationale des productions iconographiques japonaises du début du XIXe siècle pour écrire un roman qui se déplace lentement, à pied, sujet aux éléments et aux rencontres. La poésie, centrale et puissante, ne se limite pas au registre champêtre et la bruine néonisée a une odeur de Blade Runner. Les références (allusives ou directes et qui sont sans doute aussi un peu celles de l’auteur) font plus qu’abonder, elles déferlent. Mais c’est précisément le but, le trop-plein avant l’absence. Le changement d’ère. Quelques mots en japonais achèvent de transporter le lecteur, qui pour une fois n’est pas à Seattle, mais pas non plus dans un Japon de préjugés. On attend finalement très longtemps avant de savoir quel est l’état d’avancée technologique du monde, avec ce qui permet au livre d’atteindre l’intemporalité.

Est-ce que ce livre aurait gagné à comprendre des reproductions des estampes citées ? Au-delà du coût de production (et des objectifs de la collection), il est difficile de trancher la question. Il est probable que les descriptions et comparaisons faites par le narrateur perdraient ainsi leur force et, d’un autre côté, le réseau peut justement y pourvoir …

Court, efficace, inspiré. Et donc justement détenteur du Prix Hugo 1986.

(ah cette odeur de poisson, de vieux prêtre et d’île sortant de l’eau que l’on peut sentir de loin p. 50-53 et qui finit dans le kawaï … 8,5)

Waldo

Roman de science-fiction de Robert Heinlein.

Téléphone maison !

Il y a de nombreuses années qu’une œuvre de R. Heinlein ne nous soit pas passée sous les yeux. Celle-ci date de 1942, ce qui au vu du contenu, démontre une clarté de vision étonnante. Nantie d’un prix Hugo Retro, elle est pour la première fois traduite en français.

Dans ce monde, l’énergie est distribuée sans fil. Mais pour l’entreprise distributrice, la North-American Power Air, les orages noirs s’accumulent depuis que des moteurs tombent en panne sans explication. Si jamais cela arrive aux machines qui gèrent l’énergie des villes, ce sera la catastrophe. Pour résoudre ce problème épineux, il n’y a plus qu’une solution : faire appel à Waldo Forthingwaite-Jones, génie parmi les ingénieurs. Parmi ses innombrables inventions et brevets figurent les mains télécommandées, que leurs utilisateurs appellent par son nom, des waldos. Waldo, lui, vit en orbite à cause d’une myasthénie, loin des Hommes qu’il méprise. James Stevens (peut-être le frère de Jean-Pierre) est envoyé parlementer avec Waldo. Parlementer, parce que Waldo considère que la North-American Power Air lui a volé des brevets il y a quelques années et qu’il a la dent dure. Autant dire que cela démarre mal pour Stevens, qui bénéficie néanmoins de l’appui du seul ami de Waldo, son médecin et oncle de substitution Augustus Grimes. Convaincu par ce dernier (et par la démonstration de sa dépendance envers la Terre, puisqu’en matière spatiale le bas tient le haut), Waldo accepte de se pencher sur le problème. Il est beaucoup moins simple qu’il n’y parait, Mais un vieil homme dans le Middle-West pourrait avoir trouvé une solution pour refaire démarrer un moteur tombé en panne …

Détail très intéressant du roman, le médecin Grimes s’inquiète de radiations qui affaiblissent les Hommes. Ce faisant, R. Heinlein prend de l’avance sur les thématiques nucléaires qui parcourront la science-fiction des années 50 et 60. Avant cela, même si l’on connaît avec Marie Curie les effets négatifs que peut avoir la radioactivité, on a un regard très positif sur ce phénomène naturel. On fait des cures de bains radioactifs … Le roman est de plus un mélange d’éléments un peu vieillis (le style, bien rendu par la traduction, un léger racisme p. 130) avec d’autres qui n’ont pas pris une ride, ou si peu, comme la vie en apesanteur (difficultés pour les animaux) et le difficile retour sur Terre après un long séjour spatial. Comme souvent chez Asimov, les logements sont souterrains. Mais il est ici difficile de dire que c’est à cause d’une trop grande pollution en surface ou pour préserver la nature. On peut même penser que c’est pour améliorer la circulation … Le personnage principal étant un handicapé, c’est là un élément plus inhabituel. Par contre, le traitement qui est fait de ce trait peut poser question, puisque finalement on pourrait penser que, dans le futur, ce pourrait être la faute des malades s’ils ne sont pas danseurs et neurochirurgiens.

Pour finir, une chose bien vue, c’est que le développement des sciences engendre un développement de la magie (ou de la pensée magique). R. Heinlein n’est pas qu’un observateur du développement technique, il a aussi de belles intuitions psychologiques. Quiconque recherche sur internet des documentaires sur les pyramides (où qu’elles soient) en conviendra.

(une société de fatigue chronique p. 28 … 7)

Comment parle un robot ?

Les machines à langage dans la science-fiction
Essai de linguistique computationelle de Frédéric Landragin.

Certains sont même bavards !

F. Landragin nous avait déjà défriché la théorie de la communication avec les extraterrestres. Ici l’auteur se retrouve au plus près de son activité professionnelle (qui n’est donc étrangement pas la communication avec les Ewoks …) : faire parler des machines. Dans la science-fiction, quelque soit le média, il est de très nombreux exemples de machines (souvent des robots) parlantes, entre l’obséquiosité irritante de Z-6PO (alias C-3PO) et le laconisme brutal de Terminator. Mais comment ces robots ont-ils appris à communiquer ? Peuvent les robots que nous produisons aujourd’hui atteindre le niveau que les auteurs de SF proposent ?

Avant les cinq chapitres de ce livre, l’auteur veut clarifier ce qui distingue l’Intelligence Artificielle (IA) du Traitement Automatique des Langues (TAL). Le TAL est tout simplement une partie de l’IA (elle-même des quantités de règles sur une base probabiliste, avec plusieurs manières d’y arriver p. 29-30), c’est la rencontre de la linguistique et de l’informatique.

Le premier chapitre veut faire comprendre au lecteur ce qu’est une intelligence artificielle parlante. Avant tout, il faut s’entendre sur ce qu’est l’intelligence, dont l’acception est très liée à la capacité langagière. Après, il faut pouvoir l’évaluer. Les tests de Turing et de Winograd viennent ici remplacer les tests de QI et de QE (p. 55). Et on voit dans la comparaison entre Skynet (l’IA de Terminator) et DART (l’outil de gestion logistique de l’Armée de Terre étatsunienne, qui a quelques besoins de ce côté-là avec des centaines de bases de par le monde) que la réalité est loin de la SF (p.56). AlphaGo bat des humains au jeu de go (après avoir perfectionné son jeu grâce à des milliers de parties) mais est incapable de planifier un itinéraire. Dans la réalité, l’ultra spécialisation règne.

Le TAL s’appuie sur la linguistique, le thème du second chapitre. Après quelques définitions et quelques évocations de querelles historiographiques, F. Landragin passe en revue les différents aspects ou axes d’approche : lexical, syntaxique, sémantique, détection des entités nommées (les noms propres) et ce qui est au-delà de la phrase. A chaque fois, des exemples très pédagogiques, généraux et tirés de la SF, illustrent ces concepts. La répétition et la question de la mémoire (à quoi se rapportent les pronoms et les articles ?) dans le texte sont en effet des phénomènes très compliqués à rendre au niveau informatique (en indexation par exemple).

Dans le chapitre suivant, on sort de l’écrit pour aborder la reconnaissance vocale, la question des émotions, de la cognition, des inférences (comment gérer l’expression d’une sous-conséquence, p. 142, c’est-à-dire quand dans une conversation une ou plusieurs étapes logiques sont sautées) et la question de l’omniscience des machines (qui n’ont pas d’esprit critique p. 147, puisque si c’est dans la base de donnée c’est forcément vrai). Puis dans le quatrième chapitre, il est question du traducteur universel, un artefact assez présent dans la SF. Dans le traducteur universel (non-organique), c’est bien sûr de la linguistique mais aussi de la statistique que l’on utilise. Là encore, la réalité est loin de la fiction et l’auteur liste ce que les possibilités actuelles permettent et ne permettent pas. Il est évident que la traduction automatique de La disparition de G. Perec est très très loin des capacités contemporaines (p. 169).

Dans le dernier chapitre, F. Landragin aborde le dialogue humains-machines, en commençant par les différents modes de communication (texte, voix, indications, etc.). Les machines sont très parlantes dans la SF mais tous les problèmes théoriques n’ont pas été utilisés dans les scénarios, selon l’auteur (il n’y aurait aucun scénario prenant pour argument principal un problème de contextualisation p. 200). La conclusion se veut prospective, avec comment des robots peuvent apprendre une langue naturelle. Les notes, la bibliographie et un index des notions complètent ce livre avec grand intérêt.

Comme nous avions déjà pu le voir quand l’auteur s’intéressait à la communication avec les aliens, F. Landragin a un bagage très sérieux en ce qui concerne la SF, quel que soit le média (et L. Besson n’est pas en odeur de sainteté p. 49). Malgré certains aspects techniques pointus, l’auteur essaie toujours d’être pédagogue et réussi à l’être. La page 159, qui vise à expliquer une difficulté rencontrée par la machine, est exemplaire de ce point de vue : les mots « petite », « brise » et « glace » sont-ils des noms, des verbes ou des adjectifs ? Comment traduire dans ce cas « la petite brise la glace » ? Une petite fille qui sur un lac veut atteindre l’eau ou un vent qui la refroidit ? C’est en arrière-plan la question du « bon sens » et comment on peut l’enseigner à une machine, c’est-à-dire comment faire intégrer la culture, la cosmogonie, sur laquelle est appuyée la langue. C’est déjà très compliqué avec les humains …

Ce livre permet aussi de mieux comprendre comment fonctionnent les traducteurs aujourd’hui accessibles sur internet et quel est l’origine de leur corpus d’apprentissage (les traductions juridiques multilingues et normées de l’Union Européenne par exemple, p. 80). Les questions de l’indexation et du résumé sont aussi facilement appréhendables par le lecteur qui utilise des résultats de ces processus chaque jour quand il est sur internet.

Un très bon livre, pour s’y retrouver entre le petit robot Nao, la voix du film Her et les assistants domestiques.

(ne surtout pas confier l’éducation d’un chatbot à des internautes … 8)

Une histoire de la Nouvelle-France

Français et Amérindiens au XVIe siècle
Essai d’histoire culturelle française et orientalo-canadienne au début de la période moderne par Laurier Turgeon.

Et finalement si peu de gens …

La fondation de Québec en 1608 peut sembler être la première étape de la colonisation française en Amérique du Nord. Mais c’est faire fi des 80 années qui séparent cette importante fondation des voyages de Jean de Verrazane et Jacques Cartier, qui ne furent pas que tournées vers les conflits européens. Et même avant 1524, qui peut dire où naviguèrent les pêcheurs bretons, normands et basques quand ils cinglèrent vers le Nord-Ouest …  Des navires firent voile vers les terres nouvellement découvertes, pour y pêcher et incidemment rencontrer les habitants des lieux. Tout comme en Europe, les rencontres ne sont pas toutes pacifiques, mais après des objets, les deux groupes échangent bientôt des mots.

Pour conduire son étude, Laurier Turgeon a choisi quatre biens qui sont échangés (ou prélevés sans opposition) par les Français et les Amérindiens (de groupes divers, sur la façade atlantique comme plus à l’intérieur des terres) : la morue, la peau de castor, le chaudron en cuivre et les perles de verre.

L’introduction est un modèle du genre, avec une claire énonciation des buts du livre : les Amérindiens ont aussi des objectifs au travers du commerce et ne voient pas les objets échangés de la même manière que les Français (ou les Européens de manière générale). Ici, l’auteur veut faire voir les conséquences de l’échange dans les deux cultures (p. 13), ce qui lui semble beaucoup trop rarement fait. Ces « biographies des objets » ne sont possibles qu’en utilisant les sources écrites et archéologiques provenant des deux côtés de l’Atlantique. Ce qui importe pour l’auteur c’est l’appropriation, la consommation (au sens physique, celui fortifiant le corps), la réattribution de fonction et la domination qui en découle. Mais ceci pour les deux groupes.

Ainsi en premier lieu la morue. Au XVIe siècle, elle est importée en grande quantités en France alors qu’elle n’est consommée que très marginalement au Moyen-Age. Comme ce poisson ne rentre pas vraiment dans le régime de la plupart des groupes indiens de la côte, il n’y a pas de concurrence avec les pêcheurs européens. Profitant de plusieurs voyages exploratoires anglais et portugais de la fin du XVe siècle, des Normands vont faire des repérages à Terre-Neuve dès 1506. Puis en 1508, le premier navire dieppois est armé pour la pêche et deux ans plus tard on a la première mention dans les archives d’un navire breton vendant sa cargaison à Rouen. En 1517, on en a la mention à Bordeaux et les Basques se mettent de la partie eux aussi, à partir de 1512. Le nombre de bateaux impliqué augmente rapidement pour atteindre la centaine dans les années 1520, de même que les différents ports d’attache. En 1580, il y aurait 500 navires français pêchant la morue de Terre-Neuve (p. 36).

Très loin d’être un espace marginal, Terre-Neuve est un pôle qui fait jeu égal avec les Antilles et qui représente le double de la mobilisation en hommes et en navires de l’Amérique du Sud. Pour pouvoir sécher le poisson et extraire la graisse, les pêcheurs s’installent à terre et bientôt naissent des établissements saisonniers (on ne pêche que l’été), puis permanents. Une activité proto-industrielle s’y déploie pour vider, découper, saler et sécher le poisson (un seul pêcheur peut en prendre jusque 400 dans la journée, p. 41). Mais la pêche à la morue verte se pratique tout entière à bord du navire, pendant 12 semaines. Tout ceci exige un capital très important, avec des réseaux de financement complexes. Le produit de la pêche est distribué dans tout le royaume, et toutes les couches de la population mangent de la morue (mais pas les mêmes parties. Son exotisme est partie intégrante de la valeur qu’on lui prête et elle participe au système des denrées coloniales, principalement vivrières, qui asservissent le Nouveau Monde.

Avec le castor, les rapports avec les Amérindiens sont forcément moins fortuits ou épisodiques. Le castor n’est pas inconnu en Europe, on l’appelle bièvre au Moyen-Age (mot gaulois et latin, en allemand Bieber et en anglais beaver) mais à partir de 1587, le mot grec castor le remplace en français (p. 147). Plus intellectuel, et devant dénommer une nouvelle réalité exotique. Largement consommé par les Indiens (viande et peau), il est échangé avec les Français pour se procurer des objets métalliques (haches, couteaux, chaudrons etc.) et des perles de verre. Dans la seconde moitié du XVIe siècle, le commerce des peaux passe d’occasionnel lors de la pêche (commerce dit de pacotille, c’est-à-dire hors contrat d’armement, p. 94) à organisé. Les « conquêtes » du castor et de la morue (terme d’époque, révélateur de la colonisation pour l’auteur p. 141) sont étroitement liées, souvent combinées en une expédition de plusieurs navires (p. 125). Si avec le castor, on échange d’autres peaux (orignal, cerf, caribou, loutre et martre), la part du castor est prépondérante et est transformée en France pour assouvir la formidable demande en chapeaux, manteaux, doublures et manchons. En miroir de son usage au Canada …

La fin du chapitre porte de manière très intéressante sur le castor utilisé comme métaphore politique au XVIIIe siècle, dans une discussion sur les mérites de la république et de la monarchie (p. 153-158).

Le troisième chapitre traite des chaudrons de cuivre échangés contre les peaux (mais on en exporte aussi en grandes quantités en Afrique p. 165). Le cuivre vient de toute l’Europe pour la fabrication des chaudrons, mais d’objet usuel banal en Europe, il se pare d’un statut tout autre arrivé dans les mains indiennes, rituel (p. 179-182), et chasse le cuivre produit localement (p. 168). Les chaudrons servent lors des grandes occasions (« faire chaudière ») mais aussi pour des inhumations. Certains sont découpés pour en faire des bijoux mais continuent de signifier la collectivité.

Dernier chapitre et dernier objet, les perles de verre. Là encore, cette production n’est pas extrêmement valorisée en France et ces perles ne se retrouvent que dans les couches basses de la population. Comme pour les chaudrons, du fait de leur exotisme, leur statut est diamétralement opposé parmi les Indiens d’Amérique du Nord, avec une autre utilisation (moins sur les habits, plus près du corps et avec des significations complexes). De fait, ces mêmes Indiens voulaient ces perles et considéraient ces échanges comme justes (vue hémiplégique p. 162). Les perles de verre sont très recherchées, mais celles en coquillages ne le sont pas moins et la très grande majorité de celles retrouvées dans les fouilles sont d’origine européennes (p. 194). L. Turgeon établit un parallèle entre Europe et Canada, où pierres précieuses et perles de verre sont investies des mêmes significations et d’une même valorisation des origines lointaines (p. 218).

La conclusion sacrifie aux thèmes actuels de restitutions d’artefacts par les musées et l’auteur parle de la réappropriation par les institutions « euro-canadiennes » (archéologues, gouvernements) des artefacts retrouvés lors de fouilles, dans une « resacralisation muséale » (p. 223-224). Mais il donne tout de même quelques éléments sur la naissance de l’intérêt pour l’archéologie des Peuples Premiers. Suivent les notes, conséquentes, et une bibliographie.

Nous avons eu du mal avec certains concepts utilisés par l’auteur, notamment celui de l’appropriation de l’espace par la nourriture (p. 62), mais pour un lecteur très novice dans les choses septentrionales des Amériques, ce livre est excellent en plus d’être d’une grande clarté. Sa facilité de lecture doit grandement au talent de L. Turgeon pour passer d’un sujet à l’autre sans à-coups à l’intérieur des chapitres. Avec quelques petites redites inévitables, les quatre chapitres se veulent assez autonomes et permettent une lecture séquencée (p. 113). On apprend bien évidemment une quantité astronomique de choses, comme la présence d’Indiens en France dès les années 1540 (p. 130) qui permettront le dialogue une fois revenus mais aussi que c’est le contact avec les Européens qui crée les contacts entre tribus indiennes (p. 201) pour l’échange des biens européens.

La relecture a connu quelques ratés négligeables (p. 164 par exemple) et, point plus embêtant, un index manque à ce volume.

Une belle fenêtre sur les relations entre deux groupes qui se connaissent de plus en plus, jusqu’à que les Français deviennent une tribu comme les autres au Canada au début du XVIIIe siècle, au travers de la Grande Paix de Montréal en 1701. Une poignée de gens aventureux et qui resteront peu nombreux dans un territoire immense.

(les objets européens font vite des milliers de kilomètres, on en retrouve très vite dans l’Ontario p. 129 … 8,5)

Retour sur Dune

Roman de science-fiction de Frank Herbert.

Aaaah nos yeux !

Ce besoin qu’ont les princesses de faire des phrases.
Paul Muad’Dib, La graphomanie, mythes et symptômes

L’année 2020 devait marquer le retour de Dune sur les écrans de cinéma. Tout ne s’est pas passé comme prévu. Nous avions souhaité, pour pouvoir juger le film, relire le premier roman du cycle, mais cette fois-ci en anglais. Nous avons ainsi pu comparer nos souvenirs avec cette relecture et une première chose n’a pas changé : il est toujours extrêmement difficile de reposer le roman.

Quelques mots quand même sur l’histoire ? La famille ducale des Atréides quitte sur ordre impérial son fief de Caladan pour celui de Dune. Cette planète extrêmement inhospitalière a la particularité d’être la seule de l’univers à produire l’Epice, aux effets nombreux, mais surtout indispensable au voyage spatial. Le Duc Leto sait que c’est un piège mais pense pouvoir le retourner contre ses instigateurs. Toute son antique Maison peut y passer, y compris sa concubine Jessica et son unique fils de 16 ans, Paul, aux rêves prémonitoires …

En vrac, quelques impressions donc, sans prétention d’exhaustivité. Primo, les drogues sont d’une importance énorme dans le roman, chez tous les protagonistes. C’est une thématique très années 60 qui s’ajoute à la thématique nucléaire présente dans la SF depuis les années 40. Secundo, même au milieu du grand mix religieux construit par F. Herbert et l’utilisation de la langue arabe dans cet environnement sablonneux, il y ce lien des Fremen avec l’Egypte qui ne nous avait pas sauté aux yeux (p. 404, « Misr nilotique », c’est pourtant direct !). Tertio, au sein de l’intertextualité herbertienne, nous n’avions pas remarqué l’apparition de Heisenberg (p. 341), renvoyant au roman paru un an après Dune : Les yeux d’Heisenberg. Quarto, nous avons trouvé un lien entre Dune et Fondation de I. Asimov, avec dans les deux romans cette idée d’une explosion inévitable (ici, le Jihad Fremen) mais dont un homme peut réduire les conséquences néfastes en tentant de le diriger. Mais le parallélisme marqué avec l’Islam (prophétisme armé), nous ne savons pas encore vraiment comment l’appréhender.

Quinto, Dune est un roman écologiste mais avec vraiment beaucoup de plastique (par exemple, les plantations à base de coupelles en plastique devant recueillir la rosée p. 357-358). Sexto, que personne ne se soit posé des questions sur l’origine des Sardaukars avant le Duc Leto et le mentat Thufir Hawat (p. 341) nous semble aujourd’hui peu crédible. Septimo, F. Herbert peut aussi faire dans la facilité avec Varota, ce maître-luthier de la planète Chusuk, qui se doit d’avoir un nom à consonnance italienne.

L’édition anglaise du roman que nous avons eu entre les mains (datée de 1988, voir l’ignoble l’illustration supra) est un rappel vibrant que les illustrations de W. Siudmak pour le cycle de Dune sont d’une incroyable qualité, dans leur salvadordalisme éthéré (comme tout ce qu’il a pu faire pour Pocket). Le cartonné reprenant l’illustration juste après la couverture (dans les parutions des années 1990) était le signe que l’éditeur en avait bien conscience.

Plus qu’à attendre l’arrivée du film.

(erreur typographique plaisante p. 351 de notre édition, où on lit lors d’un combat « tavern » au lieu de « cavern » …)

Hagia Sophia in context

An Archaeological Re-examination of the Cathedral of Byzantine Constantinople
Essai d’archéologie byzantine du bâti par Jan Kostenec et Ken Dark.

Ex oriente lux.

A la lecture de ce livre, il est une chose qui frappe le lecteur : il est étonnant à quel point le centre de Constantinople est encore bâti de suppositions et à quelle hauteur de méconnaissances nous sommes avec la cathédrale Sainte Sophie et le complexe patriarcal. Mais le pire, c’est qu’au vu des évènements récents, il parait douteux que l’on puisse rapidement faire des avancées probantes … Avec ces développements en tête, chaque observation qui peut être faite sur l’existant à l’occasion de travaux, déjà fugaces, rares et nécessitants une importante réactivité (comme expliqué dans la partie méthodologique de l’introduction), a encore plus de prix. Qui sait aujourd’hui comment des intervenants extérieurs pourront avoir accès aux murs …

Même dans l’état actuel des connaissances, la cathédrale Hagia Sophia est le bâtiment du VIe siècle de notre ère ayant survécu le mieux connu en Europe. Achevée en 537, la cathédrale a connu la vie mouvementée d’un édifice dans une zone sismique, accentué par le fait que le dôme est évidemment un élément plus fragile aux secousses qu’une pyramide pleine. Construite par ordre de Justinien 1er, elle est la cathédrale du Patriarche de Constantinople et, à ce titre, est l’église la plus importante de Constantinople et de l’empire. Cathédrale latine entre 1204 et 1261, elle est transformée en mosquée en 1453, puis en musée entre 1934 et 2020. Encore aujourd’hui, son importance ne se dément pas : c’est le monument turc le plus visité au XXIe siècle.

Dans son état actuel, c’est la troisième cathédrale édifiée sur ce site. L’église est majoritairement du VIe siècle, mais tout l’ensemble a connu de très nombreux remaniements et adjonctions, avec une complexité largement sous-estimée : les minarets bien sûr mais aussi des contreforts, des arcs-boutants, etc. La décoration intérieure ne s’est pas limitée aux pavements et aux mosaïques, certaines peintures cherchant à imiter le marbre.

Si les auteurs (Ken Dark est professeur à Reading, Jan Kostenec est byzantinologue) s’abstiennent de parler en profondeur de l’église (les ouvrages sur la question ne manquent pas), ils prennent le temps néanmoins dans le second chapitre d’éclaircir certains points sur les églises antérieures à celle de Justinien. Ainsi des structures du IVe et du Ve siècle sont encore visibles. Le bâtiment du Skeuophylakion (utilisé vraisemblablement un temps comme trésor, au Nord) est presque entièrement du Ve siècle (p. 17).

Le chapitre suivant se concentre sur les contreforts de l’église justinienne (plus lumineuse qu’aujourd’hui à cause du rétrécissement de nombreuses fenêtres), les vestibules, les rampes d’accès, le parement en marbre blanc des murs extérieurs, le palais patriarcal, la Grand Salle, le baptistère au Sud, les pavements autour de l’église et enfin, ce que l’archéologie nous apprend sur la liturgie en usage. Les disques de porphyre où devait se tenir l’empereur lors de cérémonies sont toujours en place dans et hors de l’église (p. 69-72) …

Le quatrième chapitre passe en revue des éléments datés d’après 560, jusqu’en 1453. Si les auteurs attirent l’attention sur des vestibules, des rampes, des contreforts (l’église du VIe siècle est bien plus mince, p. 73) et le « baptistère » (qui avait sans doute une fonction de réception), ils reviennent sur le palais patriarcal et les modifications qu’il a dû subir mais aussi sur les chambres au-dessus de l’atrium et de l’exonarthex. Les arcs boutants à l’ouest datent d’avant 1200 et donc sont antérieurs à la diffusion de ce type de structures en Occident au travers du style gothique (p. 108-109).

Le dernier chapitre élargit l’horizon et replace le complexe cathédrale (qui va sans doute dès avant le VIe jusqu’à Hagia Eirene en direction de l’acropole/Topkapi) au sein du centre de Constantinople (les liens avec le palais impérial, les bâtiments administratifs, l’Augustaion et la grande avenue du Mese). Mais avant cela, les auteurs comparent le complexe patriarcal aux autres complexes épiscopaux connus dans le monde byzantin (plus Milan), concluant sur le modèle qu’a été celui de Constantinople (p. 121). La fin du chapitre fait office de conclusion générale, où les deux auteurs affirment leur conviction que c’est au VIe siècle que s’opèrent la fusion entre romanité et christianisme. La naissance de l’orthodoxie en 536 (p. 126-128).

Une bibliographie très récente complète le volume (même si les grands anciens ne sont pas oubliés), avec des planches d’illustrations en couleur (elles sont en noir et blanc tout comme les plans dans le texte).

Ouvrage très technique, heureusement nanti de très nombreux plans, ce livre est d’un très grand intérêt. Déjà, il fait l’archéologie d’un artefact qui n’est pas une ruine, avec des conditions de travail très mouvantes et avec des données et une bibliographie qui a le plus souvent moins de vingt ans. Et puis, il y a ces petites surprises qui font pétiller les yeux : les souterrains inondés sous l’église (p. 20, avec 283 m de tunnels, visibles dans le documentaire Beneath Hagia Sophia de Aygün et Gülensoy), l’habillage de marbre blanc (p. 45) qui domine le centre de la ville mais s’intègre aussi dans son environnement, les disques de porphyre … C’est souvent sec, avec hélas des références imprécises dans le texte, des photos qui pourraient plus souvent mieux indiquer ce que les auteurs veulent montrer, mais qu’est-ce en comparaison de l’érudition byzantinologique déployée par les auteurs et des images qu’ils arrivent à faire naître chez le lecteur assez accroché pour les lire ?

Cinq années de construction. Cinq !

(mais pourquoi avoir fait de ces immenses baies des meurtrières … 8)