Neuro-science-fiction

Les cerveaux d’ailleurs et de demain
Essai sur le cerveau dans la science-fiction par Laurent Vercueil.

Beaucoup de matière (grise).

Le cerveau et ses fonctions cachées est un thème assez répandu dans la SF qui a, semble-t-il, connu un pic avec les années 1970 et l’action des psychotropes dans le déblocage de capacités insoupçonnées et surpuissantes. Mais les années 80 n’ont pas forcément délaissé cet organe (peu sexy) en le cybernétisant comme dans le cyberpunk. Les extraterrestres, entre Krang des Tortues Ninjas et les envahisseurs de Mars attaque, semblent aussi avoir besoin de ce genre d’accessoires. Toutes ces apparitions et utilisations sont rassemblées dans ce livre écrit par un neurologue grand lecteur de science-fiction.

La première partie prend pour thème le cerveau des extraterrestres en se basant sur la description de l’intelligence des envahisseurs de la Guerre des Mondes de H. G. Wells. En premier lieu, elle se doit d’être vaste. Il est donc question de la possibilité d’une boîte crânienne surdimensionnée pour des extraterrestres mais l’auteur aborde aussi les possibles types d’intelligence (il n’y a pas de définition universellement acceptée de ce qu’est l’intelligence p. 45) ou les intelligences multiples. Mais l’alien est aussi calme. Il a une maîtrise absolue de ses émotions, ce qui emporte des capacités métaboliques particulières. Par contre, cette maîtrise des émotions peut aussi résulter de dommages ou d’opérations du cerveau, conduisant à une plus faible réponse à certains stimulus. Ou alors ils ont des émotions et ne les prennent juste pas en compte. La dernières caractéristique de l’intelligence extraterrestre est l’impitoyabilité. L’alien peut-il éprouver de l’empathie ? Comment un humain peut-il en manquer ?

La seconde partie, plus grande en nombre de pages, s’intéresse à ce que peuvent faire les cerveaux dans la science fiction et quel est le regard que peuvent porter aujourd’hui les neurosciences sur ces fonctionnalités. Première possibilité abordée, l’extension de l’intelligence. Seconde possibilité, la multiplication des cerveaux. En troisième position vient la réduction ou la suppression du sommeil, permettant de consacrer le temps gagné à acquérir du savoir. Mais peut-être pouvons-nous exploiter les rêves aussi ?

Enfin, pour peut-être se libérer de l’enveloppe charnelle, pourrons-nous placer notre cerveau dans une cuve et atteindre ainsi l’immortalité. Mais cela ne signifie pas que notre mémoire ne pourra pas être modifiée … L. Vercueil veut aussi rappeler que le cerveau peut voyager dans le temps, que certains envisagent la greffe de tête (mais attention, le cerveau est plus ou moins à la remorque de l’expérience corporelle p. 233), ou, au moins, de pouvoir lire dans les pensées. Jusqu’à prédire l’avenir ? A chacune des actions potentielles du cerveau, rencontrée dans dans la SF, tant ancienne que récente, l’auteur apporte des réponses sur la faisabilité et partage avec le lecteur la possibilité que cela advienne un jour en spécifiant l’état actuel des connaissances.

Il y a dans ce livre l’alliance de deux hauts niveaux de connaissances, l’un en littérature de l’imaginaire et l’autre en neurologie. Et c’est aussi un peu ce qui est attendu du lecteur, pour qui la lecture ne sera pas toujours aisée. Certes il y a le glossaire (très utile mais pas très long), mais on ne sait pas qu’il existe avant d’y arriver. Du coup, c’est le grand saut dans la piscine d’eau glacée. Ou alors ce n’est pas à lire quand il est encore tôt pour le cerveau du lecteur. Mais en dehors de la difficulté, le lecteur est récompensé par une foule de considérations très intéressantes,où il apprendra surtout des choses sur notre cerveau, sur les types d’intelligences (même si l’auteur est partagé sur la question p. 48-50), sur le rôle des hémisphères du cerveau (p. 145, où le gauche invente un truc pour se sortir de l’embarras!) mais aussi sur la fonction de ralentisseur qu’ont eu les dinosaures dans notre propre développement par rapport à des extraterrestres (p. 54). On ne le suivra par contre pas sur le conspirationnisme reptilien qui serait apparu avec internet. La série V lui est pourtant bien antérieure ! Sur la caducité du concept de cerveau reptilien, L. Vercueil est par contre bien plus convaincant (p. 141-143, fonctions réparties et non hiérarchisées) et le passage sur la nécessité du sommeil est excellent (« le lit nous tend les draps » p. 153). En définitive, un peu d’humour accompagnant une excellente vulgarisation appuyée sur de la science-fiction de toutes époques (qui donne envie d’être lue), entrecoupé dans ses 270 pages de texte de très bonnes illustrations. Encore un très bon volume de la série Parallaxe.

(Kant a fait de la SF  p. 22 et Arthur Clark rappelle l’ahurissante responsabilité d’être seul dans l’univers p. 107 … 7)

La Traversée Infernale

Livre dont vous êtes le héros par Joe Dever.

Maman les petits bateaux.

Dans l’épisode précédent, Loup Solitaire parvenait à la capitale de Sommerlund qui allait être encerclée et prévenait le roi de la destruction du Monastère Kaï et de tous ses moines-guerriers. Mais pas de repos pour le héros, qui doit aller chercher l’aide des alliés de Durenor. Le signe convenu, c’est d’apporter le Sceau d’Hammardal au roi de Durenor. En retour, ce même roi va mobiliser son armée et sa flotte et confier au héros le Glaive de Sommer, seule arme à même d’éliminer un Seigneur des Ténèbres. Mais le temps est compté : la capitale ne peut sans doute tenir que 40 jours. Loup Solitaire doit donc prendre le bateau pour rejoindre au plus vite Port Bax, et de là, la capitale de Durenor. Bien évidemment, le plan est déjà à jeter une fois sorti du château royal, surtout parce que l’ennemi a des agents infiltrés partout et qu’il connaît les buts de la mission de Loup Solitaire …

Schéma différent dans ce second tome de la campagne : moins de combat, moins d’embranchements, un scénario globalement plus excitant. Comme dans le premier opus, le hasard peut sans échappatoire vous conduire à la mort. Mais le scénario, s’il est peut-être meilleur, n’est pas sans défauts non plus. La fin est ultra bâclée (le format à 350 paragraphes ?), certains choix qui pourraient s’avérer désastreux en cours de route n’ont aucune conséquence malgré la longue mise en place, d’autres peuvent juste vous empêcher de ne jamais finir l’aventure. Mais les ambiances sont bien rendues (la ville portuaire de Radagorn surtout) avec assez peu de mots et il y a de plaisants rebondissements, ce qui rend cette aventure prenante. L’influence Games Workshop de l’auteur se ressent bien dans le côté désespéré du monde et sa corruption sans fin, mais aussi dans quelques descriptions (celle de la flotte ennemie par exemple).

Si la progression qualitative se poursuit dans le troisième volet …

(un maître-mot, l’amoralité …7)

La France sans les Juifs

Essai de sociologie politique sur l’émigration juive hors de France au XXIe siècle par Danny Trom.

Un peu nébuleux ?

Le fait pour des citoyens français de confession juive de quitter leur lieu de résidence, que ce soit pour l’étranger (et principalement Israël) ou pour une autre commune sur le territoire national qui leur serait moins hostile est pour Danny Trom le symptôme d’une crise de l’Etat-Nation (p. 15) et du retour de l’antisémitisme. Une résurgence du « problème juif » de la fin du XIXe siècle, mais dans un contexte totalement inversé puisque que la fin du XIXe siècle est justement le temps du nationalisme incandescent.

Pour l’auteur concourent à cet état de fait la condition historique d’une Europe fondée sur la défaite et le crime : la défaite militaire lors du second conflit mondial de tous les Etats composant aujourd’hui l’Union Européenne et le crime de génocide dans lequel, toujours selon l’auteur, tous ces États ont trempé. Pour D. Trom, cela conduit à un empire (parce que sans limites définies) transactionnel sans politique (p. 40). En face, il y a Israël, un État au sens d’avant 1939, belliqueux et dont nombreux sont les partisans en Europe pour que cesse ce scandale. D. Trom, après un intermède sur la flottille dite de la Paix (en 2010), passe ensuite à un chapitre qui veut définir les contours de ce qui serait une guerre contre les Juifs en France, où la prise d’otages de l’Hypercasher n’est qu’une action de plus contre des magasins casher. L’auteur en vient alors à la fin de la liquidation des Juifs d’Europe (p. 91). Suivent des considérations historiques sur le sionisme, avec comme points saillants les relations de R. Aron et H. Arendt à cette idée puis à sa réalisation. La Guerre des Six Jours, plus que 1948, est pour les deux penseurs l’occasion d’une exaltation inattendue, ensuite refoulée, qu’analyse D. Trom en profondeur. Le dernier chapitre fait le constat d’un achèvement en cours de l’expulsion, « dans un soulagement maladroitement dissimulé » (p. 147).

Que de circonvolutions dans ce court essai, dont certains chapitres partent un peu dans tous les sens. Il y règne un pessimisme certains, mais pas corroboré par des sources démographiques et où l’on mélange tout de même un peu choux et carottes. La comparaison Aron / Arendt est néanmoins fort intéressante mais les formes de la crise de l’Etat-Nation sont présentées de manière bien trop succinctes, comme actées ou connues de tous. Trop d’implicite …

(des erreurs dans la vie de F. Oppenheimer p. 141 … 6,5)

L’Iliade

Epopée par un collectif d’auteurs grecs, dont au moins un aveugle.

Pas dans le livre …

Atride ! quelle parole a fui la barrière de tes dents ? IV, 344

Gilles (à prononcer de manière germanique, ‘Chill) est un chef de bande de Myrmidons à qui un chef de bande plus puissant a repris un cadeau (parce qu’il avait dû contraint et forcé rendre le sien …). Donner c’est donner, reprendre c’est voler, se dit Gilles, et il en conçoit une très grande colère et veut ravoir sa fille aux jolies joues. En conséquence, lui et ses amis restent chez eux et ne participent plus aux algarades qui opposent les bandes de Danaens aux bandes troyennes. Mais comme Gilles est de loin le meilleur combattant (et bénéficiant d’appuis politiques au plus haut niveau politique olympique), lesdits Danaens se retrouvent vite en fâcheuses postures et presque expulsés de leur territoire en bord de mer (du côté d’Antalya). La méchante bouderie ne prend fin que quand son second est tué avec ses armes (cela arrive normalement plus tôt dans un bon scénario) et que le grand boss lui rend son cadeau. Et c’est le chef des bandes troyennes qui trinque à la fin.

Classique des classiques, fondement de la culture grecque et par là donc, méditerranéenne, l’Iliade est une lecture imposée à tout historien antiquisant. Et puis de temps en temps, une petite relecture … Le « de temps en temps » a été un brin long, il nous faut l’avouer. Mais le hasard nous a envoyé un petit rappel, avec la découverte fortuite en pleine rue, à l’étranger, d’un volume en papier bible d’une édition de 1961 réunissant l’Iliade et l’Odyssée. L’occasion de juger de la traduction dans une édition (M. Meunier à la traduction et J. Sulliger pour l’introduction) qui n’a pas été faite pour gagner de nouveaux lecteurs en leur fournissant des explications une fois dépassée une introduction de bon aloi, mais courte. La traduction en elle-même est parfois incompréhensible (Arès qualifié d’«évaporé ») mais elle n’est finalement pas plus mauvaise que d’autres, avec ses tournures déjà datées en 1961. La traduction de Leconte de l’Isle (1886) avec sa mise à distance par les noms propres (Aias, Hèktôr …) ne nous semble pas supérieure.

Quelques éléments nous ont cette fois-ci particulièrement marqué. Le premier est la forte particularité graphique et cinématographique des blessures. Il est même dit que le talon de la lance tremble au rythme des battements de cœur (XIII, 438) ! Le second est la scène du chant VI avec Andromaque, Hector et leur fils Astyanax, scène touchante et intemporelle où Hector enlève son casque pour embrasser son fils apeuré. Troisièmement, la brièveté du combat entre Achille et Hector (surtout si on le compare au passage sur les jeux funèbres de Patrocle). Patrocle aussi, quatrièmement, que l’on ne prend jamais pour Achille (à l’encontre de nos souvenirs) quand il porte ses armes.

Il y a une suite. Nous savons comment sont les suites.

(ah ce beau « fleureter » de la page 456 ! … 8)

The Children of Ash and Elm

A History of the Vikings
Manuel de vikingologie par Neil Price, traduit sous le titre Les Enfants du frêne et de l’orme. Une histoire des Vikings.

Bien plus que des bouts de mêtal en tas.

Hervath, Hjorvath, Hrani, Agantyr !
Je vous réveille tous sous les racines des arbres,
avec casque et cotte de maille, avec épée aiguë,
avec bouclier et harnais, avec lance rougie.
Vous, fils d’Arngrim, violente race,
avez grandement changé depuis l’amoncellement de la terre.
Le Réveil d’Agantyr, cité p. 234

Après avoir produit un des livres les plus excitants dans les études nordiques des dernières décennies, le même auteur décide de produire un manuel sur les Vikings. Comment résister ? Nous n’avons pas pu.

Et grand bien nous fit. Le sujet est certes beaucoup moins resserré que dans The Viking Way mais la sensibilité de l’auteur, sa distance scientifique vis-à-vis de son sujet et la qualité de sa plume sont toujours là. Et s’il y a moins de passages romancés (de petites saynètes apparaissent ci et là) et qu’un seul dessin de Ƿórhallur Ƿráinsson, c’est pour laisser de la place à tout ce qui doit être dit entre le VIe siècle (les conséquences au Nord de la fin de l’Empire romain en Occident) et le XVe siècle (la fin de la colonie groenlandaise). Et ceux qui ont espéré que tout démarre avec la mise à sac du monastère de Lindisfarne (en 793 p. C.) devront attendre 200 pages et la seconde partie de l’ouvrage. Chez N. Price, il y a d’abord une mise en place qui a pour but premier de permettre au lecteur de se faire une juste image des sociétés norroises au VIIIe siècle et de bien être clair sur le fait les Vikings ne sont pas des démons sortis de l’Enfer et que tout le monde sait qui sont ses voisins.

Commençant avec une introduction générale mais très loin d’être bateau (ou drakkar ?) sur les sources et les intentions de l’auteur, N. Price attaque directement avec le but de l’archéologie cognitive : que pensent les gens qui ont produit les objets que l’on retrouve en terre ? Pour cela, il part de la mythologie nordique pour esquisser le paysage mental des Norrois d’avant la christianisation (et éventuellement de quelques restes après). Comme dans The Viking Way, l’auteur ne se limite pas à un tableau simpliste de dieux mais évoque tous les types d’êtres invisibles avec qui les hommes partagent la Terre (Midgard), mais aussi tout ce qui constitue un humain pour un Norrois (hamr, hugr, hamingja et fylgja).

Puis N. Price entame sa progression chronologique avec le Ve siècle, celui qui voit l’effacement de Rome (une puissance connue en Scandinavie et pas si éloignée si l’on prend pour point de départ le limes en Frise) et les mouvements de populations germaniques. L’éruption du volcan Ilopango au Nicaragua en 536 et 539/540 a de dramatiques suites en Scandinavie de par les conséquences des rejets dans l’atmosphère des deux irruptions sur une agriculture très extensive (sur peut-être 80 ans, avec des différences régionales marquées p. 77). Les structures sociales en sont modifiées et le mythe du long hiver (Fimbulwinter) comme annonciateur du Ragnarǫk y puise peut-être même son origine. La moitié de la population de Scandinavie peut avoir péri.

De ce cataclysme naît la culture de la halle, avec ses bancs, son foyer central et le siège du maître des lieux, le tout destiné à la réception de visiteurs et de poètes (p. 95). C’est « la civilisation, la lumière, la renommée, l’honneur, la mémoire, l’histoire et la joie. Au delà de ses portes, comme dans Beowulf, et dans ce dernier défonçant ces mêmes portes, sont les monstres du chaos et de la nuit » (p. 96). La plus grande de ces halles atteint les 80 mètres de long (à Borg dans les Lofoten), soit un bâtiment aussi long que la cathédrale de Trondheim achevée au XIVe siècle.

L’auteur continue son exploration de la structure sociale du monde scandinave entre la chute de Rome et le VIIIe siècle dans un troisième chapitre qui traite de la ferme comme unité de base (et de tout ce qui fait sa vie quotidienne comme la nourriture), du mariage et de la polygynie, des liens politiques et d’amitié. De manière étonnante, l’habillement (jamais avec des poches p. 135) est bien moins connu que l’on ne le croit, comme ont pu le montrer des découvertes récentes de figurations métalliques (p. 126-132).

Mais il est un fait qu’il ne faut pas oublier, et qui, s’il est bien présent dans les sagas, l’est beaucoup plus rarement dans les ouvrages de vulgarisation, c’est qu’économiquement, tout cela repose sur l’esclavage, à un niveau élevé et pour une grande variété de fonctions. Mais après tout, c’est aussi l’objectif des raids de Vikings par la suite …

Après avoir dans tout un chapitre et de manière très vaste abordé la question du genre dans la société norroise (Odin le queer p. 173, un grand paradoxe), N. Price propose une nouvelle brique dans sa construction avec l’organisation politique des différentes entités scandinaves, entre roitelets et assemblées législatives et judiciaires, ce qui conduit à la question de l’alphabétisation (pas négligeable p. 192) mais aussi à celle des bateaux et des changements de types dans les mers septentrionales. La voile fait son apparition vers 750 en Baltique et le dessin évolue dans le sens d’une meilleure tenue à la mer, pour pouvoir affronter les océans. Le septième chapitre explore ensuite un autre versant des nouvelles élites nées au Ve-VIe siècles, celle de la fonction sacrée (avec certaines fusions entre halle et temple (p. 211), mais aussi plus généralement comment les populations norroises rencontrent les autres habitants invisibles de la Terre. Sacrifices, magie, mises en scène, les moyens sont innombrables. Tout comme les modes d’inhumations (du moins ceux visibles p. 226) que N. Price détaille du simple trous dans le sol au grand style qui classe son homme : le bateau-tombe. Mais ce grand homme peut aussi être une femme, comme à Oseberg. L’auteur détaille aussi les difficultés de la crémation, qui nécessite des personnes spécialisées (p. 230) et où seule une partie, voire une toute petite partie, de ce qu’il reste du corps est enseveli (p. 231-232).

Puis, à ce point du livre, après 270 pages de ce qui pourrait être une introduction s’il l’on a mauvais esprit, arrive pour le lecteur le premier chapitre sur le phénomène viking (pour commencer cette seconde partie). Et tout semble plutôt commencer dans la Baltique vers 750, avant de toucher la Mer du Nord dans le cadre de changements politiques et commerciaux locaux (les marchés en Europe et en Scandinavie) mais aussi avec des incitations personnelles comme la gloire, la richesse, l’acquisition de partenaires sexuels et les ordres des Rois de la Mer (saekonungr p. 300 : un chef, une armée, pas de terres, des pirates donc), sans plan d’ensemble (p. 333).

Mais avec le temps, les forces commencent à collaborer entre elles, comme coalescent les pouvoirs politiques en Scandinavie même. Ce se sont plus des raids de quelques jours avec un seul bateau, ce sont plusieurs équipages, qui finissent par rester plus longtemps parce qu’ils ne sont pas chassés (mais toute expédition n’est pas un succès non plus …). En 865 débute la conquête et la colonisation de l’Angleterre par la « Grande Armée Païenne » (qui se déplace avec femmes et enfants). La Francie (coût astronomique des rançons p.351), l’Irlande puis jusqu’en Méditerranée et à Madère (p. 377), Ladoga, Kiev, Alexandrie et Constantinople de l’autre, mais N. Price n’oublie évidemment pas les Feroés, l’Islande (où les hommes sont scandinaves mais beaucoup de femmes irlandaises, p. 380-381), le Groenland et l’énigmatique Vinland (avec souvent les mêmes gens à l’Est comme à l’Ouest). Parallèlement naissent des royaumes au Nord et la christianisation progresse (les petits marteaux de Thor en pendentifs semblent être une réaction à la croix).

En 1408 est célébré le dernier mariage connu au Groenland. La colonie locale a presque disparu et c’est ainsi que pour l’auteur prend fin la période viking (relation ahurissante du 600e anniversaire avec un descendant p. 501-502).

Que ce manuel fera date est l’évidence même. Tout y est : érudition historique, articulation entre les différents types de sources, qualité littéraire très au dessus du lot, facilité de lecture. Alors certes, la présentation des références n’étanche pas la soif de précision du spécialiste mais cette présentation des références/notes s’étend sur 60 pages et est aussi bien écrit que le reste. Les illustrations, assez nombreuses pour ce type de production, sont intelligemment choisies. Mais surtout ce livre est l’incarnation de ce que doit montrer l’archéologie : les gens derrière l’artefact. Et c’est tout particulièrement le cas, dans un mode presque émotionnel, avec des objets simples, comme ces moufles d’enfants reliés par un fil trouvés en Islande (p. 135-136), mais sans jamais oublier que l’auteur est un scientifique.

Au moins une gemme par page, un éblouissement continu.

The Vikings were back the following year, and they knew what they liked : isolated, undefended, but very rich monastic houses. (p. 282)

(et qui donc était conseiller historique de la série télévisée Vikings ? …9)

Cochrane vs Cthulhu

Roman d’horreur cosmique uchronique de Gilberto Villarroel.

Sans les tigres.

Le roman lovecraftien ne se sent pas obligé de se cantonner au XXe et XXIe siècles (quelques exemples ont été vus dans ces lignes), il peut aussi aller chatouiller le XIXe siècle. Cela est même indiqué, dans un but littéraire, dans des espaces qui se revendiquent au sortir des Lumières de suivre les chemins de la Raison, de les confronter aux horreurs cosmiques. L’Homme devenu mesure se retrouve face aux éternités pour lesquelles l’humanité est moins que négligeable. Avec Gilberto Villarroel, le lecteur évite même l’ère victorienne pour être coupé du monde pendant les Cent Jours dans un Fort Boyard achevé bien plus tôt que dans la réalité (en 1815 au lieu de 1866, pour des travaux débutés en 1803).

Au maintenant très connu Fort Boyard (vous entendez la musique?), l’auteur associe un noble écossais, officier de marine, inventeur et aventurier ayant participé aux indépendances sud-américaines : Thomas Cochrane, dixième comte de Dundonald, qui gagne justement à être connu.

Ce dernier se trouve être fait prisonnier avec l’équipage de son canot par la garnison du fort, commandée par le capitaine Eonet des Dragons de la Garde Impériale, alors qu’ils étaient dans la rade des Basques. Habilement, Cochrane s’échappe de sa cellule, libère ses marins mais son évasion échoue parce que est arrivé sans être annoncé le commissaire Durand, second du ministre Fouché, en mission secrète et accompagné de deux sommités qui doivent déchiffrer une étrange inscription retrouvée sur le banc de sable lors de la construction du fort. Son escorte de grenadiers maîtrise les Anglais. La situation dans le fort change. Durand y donne maintenant les ordres et les éléments commencent à se déchaîner autour du fort qui perd le contact visuel avec les autres forts défendant les approches de l’arsenal de Rochefort. Fort Boyard sort progressivement du monde régi par la géométrie euclidienne …

L’idée de base est intéressante et son insertion dans la chronologie impériale est faite avec maestria, en utilisant avec efficacité l’attaque anglaise dite des brûlots contre des vaisseaux français devant Rochefort en 1809 (par le Cochrane historique), qui a pour conséquence une accélération de la construction du fort et son entrée en service. Mais la richesse de la vie dudit Cochrane est aussi mise à contribution, avec son séjour en prison, le scandale financier où son oncle trempe, son élection au Parlement ou encore ses inventions. Avec une telle matière romanesque … Conséquemment, le personnage de Cochrane est doté d’une belle épaisseur, à laquelle les autres personnages principaux sont haussés (mais ceux-ci sont sans historicité).

Les dialogues sont bien montés, les éléments principaux d’un roman lovecraftien sont bien là mais sans excès et comme de juste, il ne faut pas s’attacher à tous les personnages. Tous les canons lovecraftiens ne sont pas respectés, mais cela ne conduit pas pour autant à un amoindrissement de la qualité. Seule anicroche, mais sans doute pour les besoins de l’intrigue, le décalage d’Austerlitz à 1809 (p. 20). Là, ça pique un peu beaucoup … Mais la fin est bien !

(le Pacifique c’est pas si loin finalement … 7,5)

Les quatre guerres de Poutine

Recueil de chroniques sur la Russie entre 2015 et 2018 de Serguei Medvedev.

Sic. Saignement oculaire.

Les dernières initiatives des législateurs russes s’inscrivent dans la droite ligne idéologique de la tradition politique nationale où l’histoire est servante du pouvoir, une ressource de plus à la disposition de l’État, au côté du blé, des fourrures, du pétrole et d’une population résignée. Comme on dit, le passé de la Russie est imprévisible. p. 283

Il est difficile de savoir qui lit ou peut lire en Russie les chroniques de S. Medvedev qui sont rassemblées dans ce livre (et peut-être initialement parues dans le média en ligne Radio Svoboda). Par contre on sait que l’auteur n’écrit plus depuis la Russie. Parce que au vu des propos peu amènes, il est fort à parier que S. Medvedev n’y habite plus à l’heure actuelle, vu qu’il est encore libre. Mais il y vivait encore en 2018 quand ce livre est paru pour la première fois et a pu observer son pays après la conquête de la Crimée. Historien spécialiste de l’époque post-soviétique, S. Medevedev est très bien placé tant par son expérience personnelle que par ses connaissances pour décrire la trajectoire de la Russie depuis la fin de l’URSS.

Et cette trajectoire est définie par quatre axes qui forment une partie importante de la politique de V. Poutine depuis au moins quinze ans (le discours fondateur de 2007 à Munich a acquis une autre résonance encore depuis février 2022) : le premier est territorial, le second se situe dans l’ordre du symbolique, le troisième est biopolitique (au sens de M. Foucault) et enfin le dernier se concentre sur le champ mémoriel, celui où même le passé n’est plus sûr.

Avec ce livre, S. Medevedev décrit une Russie toujours malade de l’URSS, un pays qui n’arrive pas à tourner la page des années 1980. Son personnel politique actuel en vient en ligne directe il faut dire. Mais c’est aussi une Russie qui n’a pas accepté la fin des colonies. Ce qui a aidé la France, en comparaison, pour passer le cap au début des années 1960, c’est qu’elle n’était pas une puissance nucléaire forte de milliers de têtes en compétition directe avec les Etats-Unis. Et donc depuis, une bonne partie de la population et de la classe politique russe vit dans le souvenir, une obsession qui pousse même à se comparer défavorablement à l’une d’elles, l’Ukraine, ce qu’aucune ancienne grande puissance colonisatrice n’avait jamais fait (p. 338). La politique territoriale est étroitement lié au champ symbolique, puisqu’il faut ajouter des terres à l’empire tout en montrant son exceptionnalisme au monde. Sur ce point, le culte de la Victoire contre le nazisme (excellente description p. 129) joue un rôle de premier plan, notamment dans la qualification de l’ennemi. En vérité, qui n’est pas aligné sur la Russie est forcément héritier du nazisme. Une réécriture de l’histoire est forcément nécessaire dans cette optique, couplée à une recherche obsessionnelle de l’exemple étatsunien sur lequel se baser : pourquoi les Américains et pas nous (p. 75, p. 79 sur la conduite de la guerre technocentrée en Syrie) ?

La biopolitique quant à elle se retrouve sous plusieurs aspects dans les chroniques de S. Medevedev. Le premier est la tentative de redressement démographique de la Russie, avec son corollaire de discrimination à l’encontre des homosexuels. Mais font aussi partie du panel l’utilisation des athlètes (le dopage d’État et sa découverte) et la représentation corporelle du président Poutine. L’auteur y voit un signe de l’état de la Russie : il faut démontrer sa vigueur et l’inquiétude se fait jour en cas d’absence du président (ou d’absence de communication). Comme au Moyen-Age, le corps est nécessaire au fonctionnement de l’État mais c’est aussi une ressource, comme le montre très clairement la guerre en Ukraine et la mobilisation partielle. Avec le passé comme horizon, la politique mémorielle est centrale. Le révisionnisme règne en maître, mais l’inertie aussi (p. 294, avec le botox du président). Ainsi, le goulag n’existe presque plus, la Grande Purge se réduit à des blagues … La fin du libre, d’une grande qualité littéraire comme beaucoup des chroniques, est emblématique : un officier révolutionnaire décembriste de 1825 revient en décembre 2015 à Moscou pour être arrêté par la police anti-émeute et être renvoyé en Sibérie …

Très plaisant à lire, le livre souffre cependant d’une traduction pas toujours parfaite même si les notes de l’éditrice sont d’un grand secours pour expliquer les allusions à la politique intérieure russe où à l’histoire que distille l’auteur. Le style est très mordant et c’en est jouissif et pas au détriment d’informations étayées, même si l’auteur ne peut pas être non plus dans la parfaite objectivité. En creux et de manière involontaire, il montre aussi certains éléments culturels russes qui peuvent exercer un appel sur le public français, comme par exemple la question linguistique (p. 175-179).

Y a-t-il quelque chose à retrancher en 2023 de ce que S. Medvedev a observé entre 2015 et 2018 ?

(en 2015, la charia orthodoxe à Donetsk p. 51 dans une comparaison juste et folle … 8,5)

Les ambitions inavouées

Ce que préparent les grandes puissances
Essai de relations internationales par Thomas Gomart.

Tout n’est pas inavoué !

T. Gomart veut ici réaliser un portrait en creux, celui des défis de la France, en détaillant les contraintes que cette dernière doit prendre en compte. Dans le cas présent, mais bien évidemment sans exclusive, ce sont ici neuf pays qui selon l’auteur vont participer au modelage du futur du pays. Ces neuf pays sont agencés en trois types.

La Terre rassemble la Russie, la Chine et l’Allemagne. Actualité oblige, la Russie est considérée en premier lieu sous le spectre de la guerre en Ukraine. La désillusion des années 1990 a conduit au retour de la compétition avec les Etats-Unis, mais ces derniers sont passés à autre chose. Pour revenir à la parité perdue, il faut reprendre la main sur l’URSS et ses dépendances. Comme d’autres, la France ne voulait pas le voir (aussi par intérêt) et rien ne dit qu’un insuccès en Ukraine éteindrait cette soif d’empire. La Chine, malgré l’expansion vertigineuse de sa marine, reste une puissance terrestre, préoccupée par l’Inde mais aussi soucieuse de ses intérêts sibériens. A la différence de la Russie, son influence en Afrique est bien plus large mais sa direction politique pourrait, par effet du culte grandissant de la personnalité de Xi Jinping, se rigidifier. T. Gomart table néanmoins à l’horizon 2050 sur une poursuite de l’ascension ou une stagnation qui va non seulement avoir des effets dans l’Océan Indien et le Pacifique mais aussi en Europe même. L’Allemagne quant à elle prend de plein fouet l’irruption de la guerre en février 2022.

La Mer est ici le point commun des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de l’Inde. Les Etats-Unis sont au cœur du dispositif sécuritaire de notre pays mais ne doit pas pour autant oublier que les intérêts des Etats-Unis peuvent être très différents de ceux de la France dans le Pacifique comme dans le domaine industriel. Ils sont en terme de projection de puissance très en avance sur leurs concurrents et le resterons encore longtemps. Le Royaume-Uni, partenaire le plus proche géographiquement mais surtout en terme de puissance et d’objectifs, traverse une passe difficile née du Brexit et cherche la stabilité tant politique qu’économique. Dans le cadre d’une vision à l’échelle du monde, le pays veut réduire encore son armée à l’horizon 2030 mais renforcer sa marine et son vaste réseau de bases. Très en pointe dans le soutien à Kiev, T. Gomart voit aussi le Royaume-Uni comme un aiguillon pour les investissements navals de la France. L’Inde, enfin, complète ce second triptyque. Acquéreur de Rafales, puissance nucléaire bientôt la plus peuplée de la planète mais pas membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, l’Inde multiplie ses partenaires pour ne pas se lier tout en voulant se placer au centre des flux de marchandises. Parallèlement, la concurrence avec la Chine s’aiguise et le fondamentalisme hindou peut conduire à de graves troubles internes. Mais pour T. Gomart, l’Inde est pour la France la possibilité de ne pas s’enfermer dans la rivalité sino-étatsunienne.

Et enfin le Ciel accueille sous lui la Turquie, l’Arabie saoudite et l’Iran. La Turquie continue sur sa lancée néo-ottomane, son président ayant pu convaincre ce qui reste des militaires kémalistes de la justesse de ses vues avec ses projets d’extension de la sphère d’influence touranienne aux frontières (Syrie) comme outremer (Libye), tout en se plaçant en marge de l’OTAN (mais sans en sortir). Mais l’activité diplomatico-militaire se double d’un politique religieuse (formation d’imams, construction de mosquées), et pas uniquement à destination d’une diaspora nombreuse dans l’Union Européenne. Si la France veut rester active dans le dossier ukrainien mais aussi dans les développements au Caucase, sans parler de la Méditerranée orientale, l’auteur voit ici pour la France la nécessité de se préparer à plusieurs types de conflictualités, au moins tant que R. T. Erdogan sera au pouvoir.

Autre puissance idéologique, le royaume d’Arabie saoudite a connu en 2017 le second saut générationnel de son histoire en voyant la nomination d’un prince héritier de 32 ans qui a pris le contrôle des leviers du pouvoir. Auréolé d’une image de modernisateur, Mohamed Ben Salman ne délaisse pas pour autant les canaux de l’influence religieuse sur tous les continents, assise sur la légitimité des lieux saints et des revenus pétroliers. La politique extérieure saoudite est même devenue beaucoup plus active avec la guerre au Yémen avec toujours pour objectif de limiter la puissance iranienne et l’influence des Frères Musulmans. Pétrole dans un sens, armes dans l’autre, mais maintenant aussi une influence grandissante en France par les investissements économiques et le prosélytisme religieux dans le but de se préparer à une confrontation contre l’Iran. L’Iran est justement le dernier pays abordé dans ce livre. Il est évident que si l’Iran se dotait d’armes nucléaires, la France en sentirait les conséquences sur divers plans. Elle avait déjà eu à maille à partir avec l’expansionnisme régional à coloration chiite de la jeune république islamique dans les années 1980, et comme l’attentat déjoué de 2018 l’a montré, il n’y a eu aucun renoncement à agir avec violence sur le territoire national. Cinq Français servent encore d’otages en Iran à l’heure actuelle mais l’espoir d’une ouverture du pays reste, entre diplomatie et révoltes contre l’appareil militaro-religieux où les Pasdarans ont pris un ascendant certains.

A la présentation des ambitions de chaque pays s’ajoute dans chaque chapitre un thème secondaire, comme par exemple celui de l’énergie avec le Royaume-Uni, ce qui permet de s’échapper d’une logique trop étatique. Les perspectives sont historiques et les simplifications sont dues à la rapidité du propos, nécessaire pour faire entrer le tout dans 290 pages de texte. Il règne donc un esprit « note de synthèse » mais le style est par moment trop télégraphique, heurtant les transitions ou ne prenant pas le temps de discuter des citations. Cependant cette approche permet aussi une approche pratique, avec des préconisations pour la France à la fin de chaque chapitre, bien qu’un peu courtes. Il y a peu de notes mais la bibliographie indicative est très fournie. On regrettera la rareté des cartes, au demeurant pas extrêmement lisibles. L’auteur est très présent dans son propos, citant beaucoup d’expériences personnelles (le livre commence même ainsi).

Ce livre ne révolutionnera pas le genre mais il est une bonne actualisation de l’environnement géostratégique de la France, avec une présentation très équilibrée de chaque pays.

(non, V. Poutine n’a pas forgé la Nation ukrainienne p. 281 … 7)

Game of Rome

L’Antiquité vidéoludique
Essai de philosophie esthétique appliquée à la représentation de l’Antiquité dans les jeux vidéo par Laury-Nuria André.

Vous verrez du paysage.

Les versions vidéoludiques, étrangement proches des modalités de réécritures post-homériques, ne nous placeraient-elles pas, avatars du jeu, dans la même position de spectateur pris à parti, investi, happé dans l’espace fallacieux que celle d’Enée [voyant Andromaque invoquer le fantôme d’Hector dans l’Enéide de Virgile, III, 301-355], contraints que nous serions, entre fascination pour le double et nostalgie de l’Antique, à voir le vrai dans le faux et à reconnaître à tout prix l’Antique, même dans une version tout-à-fait autre ? p. 44

L’Antiquité a disparu mais est toujours là. Tout comme le Moyen-Age tout entier est convoqué avec un château fort conséquent et un chevalier en cotte de mailles, il suffit de peu pour faire débarquer l’Antiquité. Quelques colonnes, et pas ruinées . Et comme d’autres médias, et plus encore avec son développement dans les quatre dernières décennies, le jeu vidéo n’est pas exempt de ses représentations et de son utilisation.

Cette figure du désir et de l’absence dans les jeux vidéo est l’objet de ce livre qui aborde le problème par le versant de l’esthétique. Doté de cent pages de texte et des deux carnets d’illustrations en couleurs, il se veut explorer en quatre chapitres plusieurs aspects de la relation entre Antiquité (très grecque dans ses exemples) et le médium vidéoludique.

L’introït définit l’ambition de ce livre, entre altérité et copie, avant qu’au lecteur ne soit proposé une analyse du jeu Rise of the Argonauts du point de vue de la mimêsis vis à vis d’Apollonios de Rhodes (qui conte justement l’histoire des Argonautes). Le second chapitre se concentre sur les paysages et comment ils sont utilisés dans les jeux vidéo. Le premier est le paysage épique, la plaine entre plage et ville comme dans l’Iliade et le second est le paysage sacro-idyllique, souvent avec un temple en pleine nature. Le troisième paysage évoqué est celui de la ville-monde, typiquement Rome, qui accentue les effets de dégradations (couleurs passées, maison devenant rapidement une ruine dans une simulation urbanistique p. 54).

La troisième chapitre analyse ce que l’auteur appelle le « syndrome Acropole », à savoir la rencontre entre la stéréotypie et l’hyperbole, et le « symptôme ornement », qui est la fusion du vase et du paysage dans le jeu Apotheon. Enfin, le dernier chapitre traite de la nostalgie de l’antique au XXIe siècle à travers l’insularisation de la Delphes antique dans le jeu Rise of the Argonauts répondant à celle figurant chez Apollonios. Précédant une bibliographie indicative, la conclusion devient sur le frottement (la tribologie) entre sciences de l’antiquité et médium vidéoludique.

Le livre est peut-être court, sa lecture en est inversement compliquée. C’est bel et bien de la philosophie esthétique, mais une expression très obscure. Certes on retrouve le paysage troyen, celui qui est aussi attribué à Pise (voir ici) mais on subit une avalanche continue de concepts que l’auteur rapproche d’un nombre d’exemples finalement très limités qui conduisent à se demander quelle validité ont les conclusions proposées. C’est parfois lourdement orienté politiquement (p. 16-18 en notes), pas forcément toujours de bonne foi (fort utile ce mythe de la statuaire grecque monochrome que nous allons glorieusement combattre p. 16) et semble méconnaître que le choix des ancêtres ne se limite pas à l’époque contemporaine (p. 18). Quand à la condescendance envers les « petites villes de province » (p. 53) … Finalement, de bonnes choses mais la forme rend le propos peu discernable.

(le jeu vidéo n’est pas une mimêsis mais une empreinte, un type, à l’égal des réécritures tardives …6)

A la recherche d’une mythologie indo-européenne

Recueil d’articles sur la mythologie indo-européenne et son versant romain par Dominique Briquel.

Bien plus excitant que la couverture !

Comme D. Briquel le rappelle souvent, il n’y a pas de mythologie romaine comme il y a, par exemple, une mythologie grecque. Chez ces habitants du Nord-Latium (et peut-être même chez tous les Latins), la mythologie, d’où d’ordinaire les simples mortels sont exclus, s’est légendarisée et a pris divers traits dans l’histoire ancienne de l’Urbs. Les schémas mythologiques indo-européens se retrouvent, pour ainsi dire, non chez Hésiode mais chez Thucydide. Ne s’étant pas arrêté à la figure de Romulus et ses actions, l’auteur s’interroge depuis six décennies sur ce que les Romains ont conservé du fond commun mythologique indo-européen et ce livre en présente un aspect en reproduisant 21 articles (dont certains inédits) écrits entre 1976 et 2021. Reprenant la méthode dumézilienne, il n’hésite pas pour autant à amender le grand comparatiste qu’il a personnellement connu.

Ces articles se répartissent en trois thèmes, à chaque fois précédés d’une présentation. Le premier est celui du combat des dieux, commandant la mise en place du monde et son devenir. Il y est bien entendu question du Ragnarök (comparé au Mahabharata et au mythe de Prométhée) mais aussi de la place qu’occupe le sanctuaire de Saturne en lien avec le sanctuaire de Jupiter sur le Capitole ainsi que les adversaires de Zeus lors de sa montée sur le trône des dieux. On peut aussi lire les premières ébauches de thèmes qui deviendront des livres par la suite : la naissance de la république romaine comme avènement d’un monde parfait, mais aussi la prise de Rome par les Gaulois (390 a.C. selon la tradition) comme retranscription de la bataille finale des dieux.

Le second thème est celui du feu dans l’eau, apanage royal et signe de son pouvoir. D. Briquel y compare comment sont contés la prise de Babylone par Cyrus le Grand et la conquête de Veies (en 396 a.C. selon la tradition), ce qu’il faut comprendre de la punition de l’Hellespont par Xerxès au prisme du feu dans l’eau mais aussi comment il faut voir les Vieux de la Mer et Poséidon dans une optique indo-européenne. Un autre article détaille le lien qui unit le roi de Rome Tarquin l’Ancien à Vulcain (un dieu pas uniquement lié à Romulus donc), avant de commenter le devenir des biens des Tarquins après leur exil avec la création de la république. Pour clore cette partie, l’auteur se penche sur une possible influence indo-européenne dans la Bible avec le combat de Jacob contre Dieu et le passage du fleuve Yabboq (Genèse 32, 23-32).

Le dernier thème s’intéresse à diverses divinités et héros, dans le but de clarifier la personnalité de Quirinus (le troisième membre de la triade précapitoline avec Jupiter et Mars et dieu de la troisième fonction patronant les citoyens) mais aussi de Hermès, dieu paradoxal et pas toujours aimable mais qui n’endosse pas pour autant le destin de Loki, autre figure divine/démoniaque truqueuse. D. Briquel porte aussi la lumière dans la fin de l’ouvrage sur certaines caractéristiques calendaires à Rome et leurs significations avant de passer à l’étude de deux visions du féminin à Rome, celle associant la matrone idéale Lucrèce et Junon faisant face à celle liant la jeune Clélie et Diane. Enfin, le volume s’achève en livrant au lecteur quelques remarques comparatives sur le mythe de Hercule et Cacus, situé sur le site de la future Rome. Avec une bibliographie très robuste s’achève ce recueil de 460 pages de texte qui avait commencé avec une courte préface de John Scheid et une introduction.

Pour nous qui avons une connaissance très limitée des textes de l’Inde védique, il y a toujours à découvrir dans les comparaisons de D. Briquel. Mais dans ce livre, ces découvertes ont aussi concerné la place de Prométhée, dont les actions en tant que participant à une bataille divine au côté de Zeus nous avait échappé. Il y a bien évidemment des redites, mais que nous avons remarqué uniquement parce que nous lisons en un temps resserré plusieurs articles unis par une thématique mais qui ont été écrits à des années ou des décennies d’écart. Les trop nombreuses erreurs typographiques ont par contre un peu moins d’excuses, surtout au vu du prix du livre.

Plusieurs points saillent dans ce contenu dense, plaisant à lire et bien entendu plus que solidement documenté. Le premier est dans la première partie l’importance du passage entre la monarchie dite varunienne et celle mitréenne, entre Cronos et Zeus ou Saturne et Jupiter (p. 75 par exemple), c’est-à-dire le passage de la force brute et aveugle à la souveraineté aidée de la Loi, qui comme les mythes de premier sacrifice (parfois en lien avec un mythe de razzia de bovidés) marquent le début de la civilisation. Le second est l’article sur Xerxès, une explication que nous aurions aimé connaître plus tôt. Ces aspects de maîtrise des eaux comme marque du souverain (et pas uniquement le souverain perse ou en Perse) sont pourtant fondamentaux dans la compréhension de nombreux épisodes de l’histoire grecque (mais aussi romaine ou même germanique comme l’explore le présent livre). Le parallèle entre l’Or du Rhin de la légende germanique et le blé des Tarquins nous a aussi surpris (et marqué). Moins surprenantes, les pages sur la Diane « hors cité », le Rex nemorensis (p. 413-413) mais aussi les trois types de feu (connus pour l’Inde mais moins facilement identifiables à Rome, p. 452-453) et le paradoxe qu’est Hermès nous ont aussi particulièrement plus.

Encore de bons moments comparatistes, où l’on peut suivre au long cours la pensée d’un grand savant.

(l’Or du Rhin, c’est une question de pouvoir, pas d’avarice …8,5)