Varietates Fortunae

Religion et mythologie à Rome
Recueil d’articles sur la religion romaine dirigé par Dominique Briquel, Caroline Février et Charles Guittard.

Un arbre aux nombreux fruits.

Ouvrage d’hommage à Jaqueline Champeaux (professeur émérite de latin à Paris-Sorbonne), ce livre rassemble 22 articles répartis en trois thèmes : la religion des poètes, le rite et la langue et les dieux et la langue : à l’épreuve de l’histoire. Mais comme on va le voir, les intitulés de parties sont très généraux et reflètent difficilement la très grande diversité des articles.

Le livre démarre sur les chapeaux de roues avec deux articles sur des passages de Catulle et Properce, très littéraires. Celui sur la localisation du temple de Junon Sospita chez Ovide (très bien construit, mais sans carte) fait suite à un article sur le même auteur mais qui s’intéressait à sa mention du festival des Floralia. Une analyse du Contre Symmaque de Prudence ferme la marche, avec celle d’écrits de Claudien. Rude première partie pour celui qui n’est pas versé dans la poésie latine …

La seconde partie démarre avec un très bel article sur le rôle social et religieux de deux grandes catégories de femmes à Rome (et dans son imaginaire) : la matrone et la femme de mauvaise vie (meretrix). Puis vient un article sur les prières dans les écrits de Caton (de la linguistique), un article très intéressant sur la voix prophétique de Junon Moneta (son temple est sur le Capitole), puis un autre sur l’origine du mot Urbs chez Varron et son possible lien avec le sillon fondateur (un article à fort potentiel évocateur). Le contributeur suivant reste chez Varron (sur Marius et sa vie sous le signe de la Fortune), avant que le lecteur soit invité à reconsidérer le dieu Faunus. Les prières philosophiques grecques et latines sont l’objet de la section suivante, avant de laisser la place au sens du verbe procurare chez Tertullien et Arnobe pour clore cette partie.

La dernière partie commence avec un article préparatoire de D. Briquel sur Romulus et le feu dans l’eau (dont les idées complètes sur ce point se retrouvent ici). La décoration du Forum d’Auguste est analysée dans un optique Occident/Orient dans l’article suivant, avant de laisser la place au concept de divinité chez Pline l’Ancien. La multiplication des jours de fêtes sous le Principat (chez Tacite) est mise ensuite en lumière, avant de passer à Pline le Jeune, à sa vision de la religion et comment il comprend le christianisme naissant (vers 111-112 p.C.) avec ses problèmes d’ordre public au prisme du Scandale des Bacchanales (en 186 a.C.). Les prodiges chez Julien Obsequens et les guérisons miraculeuses chez Augustin ferment la marche. Le tout compte 340 pages de texte et quelques rares illustrations.

La description que nous venons de faire le montre clairement (et très très rapidement c’est limpide pour le lecteur) : ce livre n’a aucune envie d’aller vers le grand public. Et l’inverse est sûrement lui aussi vrai. Mais sa variété est un atout puisqu’elle permet de belles découvertes, personne n’étant en même temps spécialiste de la Rome archaïque et de la patristique. Et s’il est des moments un peu durs, où faire passer une petite sécheresse demande du temps et de l’application, d’autres articles sont de véritables petits bonbons. Un bon compromis au final, mais toujours à un très haut niveau.

(Junon Moneta, certes avertit, mais surtout pèse et donc assure la concorde civile p. 156-157 …7)

Français, on ne vous a rien caché

La Résistance, Vichy, notre mémoire
Essai histoire de la mémoire de la Résistance par François Azouvi.

Tout n’était donc pas si faux et sombre. Juste logique.

Nous avons combattu pour vivre. Non pour continuer de tuer.
Citant le père Bruckberger, p. 193

Après 1945, un seul homme ou presque, certes auréolé de prestige, a réussi à faire croire à des millions de personnes qu’elles avaient été résistantes. Ces mêmes millions de personnes venaient pourtant de vivre, il y a quelques mois ou au pire des années, des évènements qui infirmaient cela. Mais ils ont quand même cru cet illusionniste (plus fort que l’URSS p. 25 !) pour trouver du réconfort en adhérant ainsi pleinement au mythe résistantialiste. Ce mystificateur pu du coup même revenir au pouvoir en 1958 dans ce pays qui avait tout oublié. Heureusement, au début des années 1970, une nouvelle génération qui n’avait pas connu les tragiques évènements d’alors est venue réveiller tout le monde et mettre la population devant la Vérité enfin retrouvée.

Ou alors a juste rappelé ce que tout le monde savait déjà depuis plus de 25 ans et a réussi à convaincre la génération précédente qu’elle avait cru à un mythe et se poser avantageusement en démystificatrice ? C’est l’argument de F. Azouvi et dans ce livre, il vient avec une palanquée d’arguments.

L’auteur commence dans la première partie (1944-1954) par décrire « la vulgate contemporaine », avant de passer à la Résistance en tant qu’expérience mystique et évènement métahistorique (p. 45), dépassant ses acteurs. Mais la Résistance est aussi à part dans l’histoire nationale parce qu’elle est le dernier grand récit en date, un nouveau commencement, la révolution enfin vraiment faite (le troisième chapitre explique admirablement pourquoi il n’y a pas de continuité de la IIIe République après 1944). Puis F. Azouvi analyse les différentes strates du récit de la Résistance. Il commence par la version officielle (ou du moins qui se veut telle), minimisant beaucoup la collaboration (« une poignée ») et glorifiant la Résistance. Cette « version officielle » a deux pans, l’un gaulliste et l’autre communiste, qui se révèlent antagonistes (ce qui montre de suite leur succès et les limites très vites atteintes de cette version officielle p. 53-54 …). Les communistes ont même le besoin d’avoir un Vichy bien présent pour montrer qu’il reste des choses à faire disparaître après 1945 (et ils s’y connaissent pour imposer une vérité officielle dans le Parti, p. 92).  A cette « strate résistancialiste » s’ajoute une strate mystique (importance majeure de la poésie pour la Résistance p. 96-101) mais surtout un niveau médian où, selon la qualité des œuvres considérées (livres ou films), la complexité du réel est plus ou moins bien rendue (y compris dans les œuvres jeunesse p. 68). Ici que de l’héroïsme et des torrents bravaches, là des doutes, des failles et des trahisons, la collaboration … que les lecteurs plébiscitent (ou que des prix couronnent, beaucoup) et donc ne peuvent ignorer pour se réfugier dans un cocon réconfortant. La mémoire résistante quant à elle est morcelée comme elle l’est durant le conflit (les procès Koestler, Kravchenko et Rousset en 1949). La question de l’amnistie la fractionne plus encore, comme l’épuration l’avait déjà beaucoup disloquée (le procès Hardy en 1947 p. 210).

La seconde partie traite des années 1954 à 1971. Après un petit rappel sur la CED, l’auteur analyse le retour que la Résistance effectue au travers de la Guerre d’Algérie, où chaque partie l’invoque. Puis vint 1958 … Pour F. Azouvi, malgré le Général, la mémoire de la Résistance s’use et en 1968 (p. 372, la mystique est devenue politique au sens de Péguy p. 208), la mémoire de l’Holocauste a pris le pas sur cette dernière avec une accélération avec la pièce de théâtre Le Vicaire de H. Hochuth au succès européen en 1965.

La troisième et dernière partie court de 1971 à 1995.Le documentaire sur Clermont-Ferrand durant l’Occupation, Le Chagrin et la Pitié, n’a pas été diffusé à la télévision (et pour cela bénéficie d’une bonne publicité pour sa sortie en salles en 1971) et est un très grand succès sur grand écran. Et si les Français qui ont vécu la période n’apprennent en fait rien de plus, c’est à ce moment-là qu’ils tombent malade du syndrome de Vichy (p. 391), sous l’influence d’une génération qui a grandi pendant la guerre d’Algérie et a fait Mai 68. Suivent de nombreux films où la Résistance est l’objet de moqueries. Mais surtout s’effectue un grand tournant anthropologique : la victime supplante le héros. La plus grande illustration, c’est que Klaus Barbie ne peut plus être poursuivi pour la torture de résistants (et au premier rang rien moins que Jean Moulin) mais pour les enfants qu’il a envoyé en déportation, crime contre l’humanité et donc imprescriptible (p. 435). Et ce conflit de mémoire (que l’auteur voit aussi comme une conséquence de la démocratie p. 470) remonte jusqu’au Président de la République, François Mitterrand, avec l’affaire Touvier. Le devoir de mémoire est pour l’auteur une religion victimaire, substitutive, sans horizon, mais avec ses prêtres (p. 390) !

Le livre s’achève sur le constat d’un apaisement qui a déjà débuté, même si le discours de J. Chirac sur la responsabilité de la Rafle du Vel’ d’Hiv’ continue encore aujourd’hui de faire parler de lui.

Livre dense, gonflé d’exemples commentés, il atteint sans peine le but fixé par son auteur : la dissipation de l’idée commune de l’amnésie consolatrice est déjà bien engagée mais il faut encore expliquer comment la société française y est venue. F. Azouvi étant aussi l’auteur d’un essai sur la mémoire de la déportation, il est bon juge des croisements de ces deux mémoires dans le champ public français dans les décennies qui suivent la Deuxième Guerre Mondiale. Le spectre des sources est très large, entre discours officiels, programmes électoraux, réunions de partis et publications (de tous types), films et bandes dessinées.

Il y a bien quelques menus problèmes arithmétiques pour les dates des p. 447 et 451, mais c’est bien peu de choses devant la masse de travail ici présentée et surtout, malgré tout ce que l’auteur lie ensemble, la clarté du propos. Avec 470 pages de texte, ce n’est pas le genre d’ouvrage qui se lit très vite mais la récompense vaut l’effort, tant pour la compréhension de la Résistance que pour celle du XXIe siècle.

(1971, c’est la destitution de l’idéal héroïque p. 393 …8)

Cyberpunk’s not dead

Laboratoire d’un futur entre technocapitalisme et post-humanité
Essai de littérature sur le sous-genre cyberpunk par Yannick Rumpala.

Ecran et yeux bioniques d’occasion.

En parallèle de la démocratisation de l’ordinateur personnel, les années 1980 voient l’émergence d’un nouveau sous-genre dans la science-fiction : le cyberpunk. Un univers cyberpunk n’intègre pas que les développements de l’informatique mais ce doit aussi d’intégrer des mégacorporations toutes puissantes, une quasi-disparition des autorités publiques, une population survivant majoritairement de petits boulots ou délinquante (pour le lecteur), une prolifération des machines et des prothèses, une disparition de la Nature et des villes tentaculaires et interchangeables. Il est à noter que la question de la ville n’est pas l’unique apanage du cyberpunk, puisque la fantasy urbaine apparaît aussi au même moment.

L’introduction démarre sur les chapeaux de roue en interrogeant la pertinence du genre en 2021. N’est-ce pas de la SF déjà dépassée puisqu’elle décrit un monde qui a beaucoup de choses en commun avec le nôtre ? En plus de présenter les différents chapitres qui suivent, cette introduction aborde aussi la naissance du genre. Forment suite six chapitres centrés chacun sur une thématique canonique du genre.

Le premier chapitre débute donc avec l’extension formidable de la technosphère qui marque profondément les univers cyberpunks, avec en premier lieu l’omniprésence informatique. C’est « coder ou être codé », accompagné d’une surveillance de tous les instants (même si nous trouvons le commentaire sur les lois de la robotique d’I. Asimov très partial p. 62).

Le chapitre suivant s’aventure du côté de l’économie. Le Japon, comme souvent au début des années 80, est ici le point de départ pour ce qui est du devenir économique des univers cyberpunks. Il y a là un capitalisme ultra-raeganien allié à une structure à la japonaise avec d’immenses conglomérats (zaibatsu). Etrangement, les marques omniprésentes dans le monde réel chez Gibson sont absentes du cyberespace (p. 185). L’information y est une ressource et les plus riches habitent de manière très séparée du reste de la population …

Le chapitre suivant s’intéresse au décor de tout univers de cyberpunk : la ville. Tentaculaires, monde (mais avec une inspiration asiatique), dangereuse, la ville cyberpunk est elle-même un cyborg. Et tant que l’on est chez les cyborgs … Le corps est le thème du chapitre suivant, entre extension, connexion, marchandisation, post-biologie et post-humanité. Suit le chapitre sur la société, marquée par la précarité (mais aussi l’inventivité), la violence, le crime (mise en parallèle avec le crime victorien et les gangs new-yorkais de la fin du XIXe siècle, p. 164) mais surtout la résignation. Est-ce le reflet d’une peur du déclassement qui prend naissance dans les sociétés occidentales dans les années 1980 ? Le dernier chapitre s’intéresse au cyberespace, nouveau milieu qui imprègne tout dans les univers cyberpunks. Son côté addictif est très tôt noté dans les œuvres, tout comme son absence de frontières. Mais cette absence de bornes ne signifie pas absence de conflits et de dangers physiques …

La conclusion est articulée sur le fait de savoir si le cyberpunk est un genre dystopique (avec plusieurs angles d’attaque), ou si la fermeture de l’horizon qui le caractérise et les difficultés de vivre dans de tels mondes ne sont pas finalement à relativiser à l’aune de certaines expériences humaines (le XIXe siècle n’est pas partout une sinécure). Ce n’est clairement pas de la fiction émancipatrice (p. 171) …

Ce livre réussit pleinement à faire comprendre que le cyberpunk est à la fois une anthropologie de la technique et une esthétique du changement technique. W. Gibson dit qu’il écrit sur le présent (et le cyberpunk n’est pas une utopie qui a déraillée comme 1984, p. 200-201). Il est en plus un voyage intérieur, à l’opposé d’un autre sous-genre en vogue au même moment, le space-opéra, qui met l’accent sur le voyage stellaire (p. 182). Il n’est pas d’une lecture trop enthousiasmante, avec peut-être un peu trop de citations dans le texte et des présentations trop lourdes des auteurs de ces mêmes citations (mais le titre est accrocheur !).  Mais avec sa structure solide, ce livre balaie avec une grande efficacité le sujet choisi, même si la conclusion semble être la partie du livre la plus riche en analyses et la moins dans la description. Il ressort aussi dans le sous-genre une centralité fondamentale de William Gibson (la Trilogie de la Conurb) et il aurait été bon d’avoir une bibliographie peut-être plus complète du sous-genre pour mieux prendre en compte l’entourage.

Une très bonne analyse, tout à fait dans la lignée des autres numéros de la série.

(dans le cyberpunk, il n’y a pas déshumanisation par le totalitarisme mais par l’anomie et/ou la richesse p. 209-210 …6)

Archaeology of Sanctuaries and Ritual in Etruria

Actes d’un colloque d’étruscologie tenu en 2008 à Chicago dirigés par Nancy Thomson de Grummond et Ingrid Edlund-Berry.

De suite, cela a l’air un brin sec …

L’intérêt pour les sanctuaires étrusques, présent presque depuis les débuts de la discipline mais limité en nombre (le Lac des Idoles, sur le Mont Falterona dans les Apennins, est fouillé dès 1838) s’est doublé d’un intérêt bien plus récent pour les rituels (la religion vécue) qui pouvaient y prendre place. Il y a à la fois la volonté de dépasser le classique « on ne sait pas ce que c’est, mais c’est sûrement rituel », mais aussi la prise de conscience de plus en plus répandue dans les cercles de spécialistes que les Etrusques ne sont pas le réceptacle passif (ou malcomprenant) de la pensée et des pratiques grecques ou orientales. Il y a sans doute sortie de la vision péjorative des Etrusques qu’avait Winckelmann. Enfin, il y a la couche ethnologique, très présente en Amérique du Nord dans l’archéologie, qui s’ajoute à ces facteurs. Mais surtout, l’évolution des techniques de fouilles permet aujourd’hui des analyses qui n’étaient pas possible avant, du fait de la non-reconnaissance des artefacts ou des installations.

Passée l’introduction, les quatre premiers articles s’attachent à mettre en lumière certains aspects de quatre sanctuaires distincts : le sanctuaire du Champ de Foire à Orvieto (Campo della Fiera), celui de l’Ara della Regina à Tarquinia, Poggio Colla (dans la vallée du Mugello) et enfin Cetamura in Chianti (pays siennois). L’article sur le sanctuaire du Champ de Foire se veut une sorte de rapport d’étape, démontrant l’utilisation de cette zone au pied de la ville de l’époque archaïque jusqu’à celle de Constantin, y compris après 264 avant J.-C. quand la population est censée avoir été déportée à Bolsena après la prise de la ville par les Romains. Mais l’article échoue aussi (comme jusqu’à présent tous ceux que nous avons pu lire sur ce site) à nous convaincre que ce sanctuaire, certes d’importance, est le sanctuaire fédéral des Etrusques, le Fanum Voltumnae tant recherché. Certes il est situé sur le territoire d’Orvieto comme le laisse penser Tite-Live (sans précision cependant), près d’un important nœud routier. Mais rien pour l’instant ne nous semble permettre une telle attribution (richesse des offrandes que devrait être celle d’un sanctuaire de tout premier plan, inscription, bâtiments, offrande ou représentation spécifique etc.), autre que l’envie de le trouver.

L’article sur le sanctuaire tarquinien est une présentation actualisée, avec une meilleure compréhension des phases successives du complexe. Cependant, la partie sur le « coffre » qui forme la base (désaxée) de l’autel devant le temple principal et qui serait lié au culte du fondateur Tarchon est très intéressante. Le chapitre sur le sanctuaire de Poggio Colla se concentre sur les pratiques rituelles sur le site (en usage du VIIe au IIe siècle avant notre ère), comme par exemple le placement à l’envers d’éléments architecturaux, dans une sorte de « défondation », ayant probablement eu lieu lors de la fin de l’usage du temple archaïque.

Le sanctuaire de Cetamura a, quant à lui, comme particularité d’être fréquenté par des artisans dont les ateliers sont à proximité (comme présenté de manière synthétique dans l’article). Les offrandes sont en rapport, avec l’accent mis sur des clous. L’auteur détaille onze traces de rituels, dont l’un dans le four d’un potier, tentant une classification selon la taxonomie des rituels de M. Bonghi Jovino (propitiation, fondation, célébration, destruction).

Les trois articles suivants sont plus synthétiques et thématiques. Le premier d’entre eux a pour thème les statues de culte, avec une approche très axée sur la méthode et insistant sur la difficulté de définir la fonction cultuelle des statues retrouvées, autrement qu’en voulant absolument calquer le modèle grec et en voulant ignorer un possible aniconisme généralisé. L’iconographie étrusque semble cependant être très attentive à la représentation de statues touchées ou des actes de désacralisations.  Suit un article sur les terres cuites votives à Véies et à Tarquinia, notant des différences qui auraient pour cause le sexe des visiteurs mais aussi des différences très marquées dans les types d’offrandes. Le dernier article, enfin, pose quelques jalons dans l’étude de l’utilisation du vin en contexte rituel (la multiplication des analyses de contenants va augmenter le corpus dans les années à venir), tout en posant comme acquis son utilisation en milieu funéraire (d’où aussi une certaine ambiguïté).

La conclusion est suivie d’une bibliographie générale sur les sanctuaires étrusques, qui est appelée elle aussi à prendre de l’importance dans les décennies à venir.

Ce livre frustre un peu par sa petitesse (et à son prix inversement proportionnel …). Mais peut-être le lecteur attendait-il l’actualisation de l’ouvrage synthétique de G. Colonna paru en 1985 (Santuari d’Etruria) … Ce n’est définitivement pas le cas mais cela reste une belle fenêtre ouverte sur le sujet, avec une grande variété d’exemples (géographiquement, temporellement, typologiquement), qui s’adresse seulement à des spécialistes.

(l’étude de la base inscrite dite de Kanuta à Orvieto c’est tout de même quelque chose … 7)

Les monades urbaines

Roman de science-fiction de Robert Silverberg.

Quel est le rapport de cette couverture avec la choucroute ?

Mille étages, 3 000 m de hauteur, 885 000 habitants. Après l’effondrement, l’essentiel des habitants de la Terre s’est rassemblé dans ce type de bâtiments imposants appelés monades, laissant l’agriculture à quelques petites communes fortement robotisées qui alimentent ces mêmes monades. Des points de civilisation dans des déserts entretenus par des robots jardiniers, où personne ne va n’y ne désire aller. Grace à cette organisation, l’Humanité compte 75 milliards d’habitants sur Terre au XXIVe siècle. Pour faire tenir autant de personnes en un espace restreint, une organisation socio-spatiale est impérative. Chaque tour est donc divisée en plusieurs villes de manière verticale, peuplées selon les occupations des habitants. Au sommet, dans Louisville pour ce qui concerne la monade 116 qui est le cadre du roman, vit l’élite dirigeante de la tour.

Soi-disant débarrassée des tabous d’avant l’ère urbmonadale, la monade est dominée par la religion de la reproduction, entre liberté sexuelle obligatoire et drogues. Etrangement, le mariage existe toujours. Et quand la population devient trop importante, une partie de cette dernière est envoyée peupler une nouvelle monade.

C’est dans cet environnement que prennent place plusieurs arcs narratifs, avec des personnages liés entre eux d’une manière ou de l’autre. On suit ainsi (dans de nombreuses saynètes) Charles Mattern le socio-computeur, le musicien Dillon Chrimes, l’ambitieux administrateur Siegmund Kluver et sa magnifique femme Mamelon, les jumeaux Micael et Micaela Statler ou encore l’historien Jason Quevedo. La fiction d’un bonheur intemporel qui serait celui de la monade ne survit pas aux toutes premières pages du roman, quand Charles Mattern reçoit un visiteur venu de Vénus pour étudier la société urbmonadale. Déjà le doute s’insinue dans l’esprit du socio-computeur. Mais qui fait acte de rébellion dans un espace fermé (sans extériorité, c’est à dire une monade au sens de Leibniz) est éliminé séance tenante …

Ce roman est à juste titre un grand classique de la science-fiction urbaine. Il doit beaucoup à son époque de production (première publication en 1971), avec son approche littéralement très « sex, drugs and rock n’roll ». R. Silverberg accole même Mick Jagger à Bach et Wagner (p. 104). Il est critique à la fois de la surpopulation (explicite p. 267 et son corollaire la sururbanisation) qui ne peut que déboucher sur un système au mieux dirigiste, au pire totalitaire (p. 137, reconditionnement mental p. 80) couplé à un certain jeunisme (les soixante-huitards ?) que voit peut-être poindre l’auteur. A la page 182, il est même question de parler politique dans un monde qui en semble dépourvu, parce qu’il s’est privé de temps (un contre-exemple p. 187 ?). R. Silverberg intègre aussi dans son monde le problème de la gestion des sols arables, à un moment où le Club de Rome n’a même pas encore publié son rapport sur les limites de la croissance (1972). En allant plus loin dans cette direction, faut-il voir aussi dans ce roman une aversion pour le littéralisme évangélique (croissez et multipliez) ?

La critique antitotalitaire nous semble cependant rester au premier plan. Malgré la monade, malgré la pression sociale de tous les instants, le bonheur est lui-même obligatoire et l’Homme reste l’Homme : il n’y a pas eu de modification génétique après l’effondrement et la construction des monades, comme le montrent aussi les habitants des communes agricoles. La part animale de l’Homme, tout comme sa curiosité, n’ont pas été effacés par la satisfaction assurée de tous les besoins primaires. Les habitants doivent donc survivre, « se déguiser un peu mieux » (p. 177).

Ces thèmes, que l’on peut estimer trop nombreux pour un seul roman, sont admirablement agencés par R. Silverberg pour donner naissance à cette dystopie. Avec très peu de temps morts, une très belle économie de moyens, des articulations fines et des dialogues efficaces, l’auteur est parvenu à donner naissance à un monde où affleure l’explosion.

Ce roman est resté le classique qu’il était déjà au moment de la première publication française en 1974.

(mais pourquoi s’appelle-t-il Siegmund ? …8,5)

La pensée captive

Essai sur les logocraties populaires
Essai d’histoire des mentalités de Czesław Miłosz.

Elle en a vu des vertes et des pas mûres cette colombe.

Mes paroles sont aussi une protestation. Je conteste à la doctrine le droit de justifier les crimes commis en son nom. Je conteste à l’homme contemporain, qui oublie combien il est misérable en comparaison de ce que l’homme peut être, le droit de juger selon sa propre mesure le passé et l’avenir. p. 20

Le matériel humain paraît avoir un trait particulier : il n’aime pas qu’on le réduise à n’être que du matériel humain. p. 303

Pour celui qui voulait en savoir plus sur l’URSS et la réalité de son empire avant 1956 et le rapport secret du XXe Congrès du PCUS, il y avait tout de même de nombreuses sources. Kravtchenko, déjà en 1947, plus tous ceux qui revenaient après des années de camp de prisonniers. C. Miłosz appartient à ce mouvement éditorial mais avec des différences bien marquées : il n’est pas un dissident parce qu’il n’a jamais été communiste et il ne témoigne pas du système concentrationnaire soviétique mais s’intéresse à la manière dont vivent spirituellement les intellectuels dans les toutes nouvelles démocraties populaires, sous la coupe de Moscou mais pas intégrées à l’URSS.

Après une préface de K. Jaspers et un double avant-propos, l’auteur ouvre son livre par les conditions qui favorisent l’acceptation du totalitarisme : le vide spirituel, l’absurde, la nécessité, le succès, la culpabilité. Pour l’auteur toujours, l’intellectuel est par nature plus sensible que d’autres aux attraits de la pensée totalitaire et l’artiste trouve enfin une place dans la société (p. 30). Le second chapitre est centré sur la vision de l’Ouest qu’ont les intellectuels des démocraties populaires à la fin des années 1940. Et déjà en 1953, tout est changé …

Puis le chapitre suivant décrit le jeu d’acteur auquel est astreint tout intellectuel, à des degrés divers, dans les démocraties populaires. Appelé « Ketman » par l’auteur, c’est une sorte de taqiyya persane (dissimulation, de l’arabe kitman) qu’il a trouvé chez Gobineau (p. 87).

Suivent quatre portraits d’écrivains que l’auteur a connu, aux destins contrastés. Le premier était un auteur proche de l’extrême droite qui peu après 1945 adhère au communisme. C. Miłosz sent que c’est ce qu’il aurait pu devenir, une compromission après l’autre, graduellement. Le second est mu par la haine du monde qui se retrouve structuré par le matérialisme dialectique stalinien. Le troisième est devenu un hiérarque du régime et règne sur les carrières après être revenu dans les fourgons du gouvernement de Lublin. Le dernier portrait est celui d’un écrivain alcoolique chez qui tout est fantaisie. Pas vraiment le genre d’auteur prédisposé au réalisme socialiste, et inversement.

L’avant-dernier chapitre se veut plus général et disserte sur l’absence unanime de considération de l’Etat dans les démocraties populaires en 1950, où les soutiens sincères des autorités officielles sont bien rares, y compris parmi les ouvriers que le régime est censé choyer. Ce dernier doit donc dominer les esprits comme condition de sa survie. Il faut installer une Nouvelle Foi et cette entreprise est rendue plus facile par l’effondrement du christianisme (causé par la technique, p. 267), qui est pourtant le dernier refuge de la résistance.

Le dernier chapitre est consacré aux Baltes, que l’auteur né à Vilnius connaît un peu. Il compare l’invasion des pays baltes par les forces soviétiques à celle des Espagnols au Mexique (p. 285). Se battant contre l’absorption et la digestion par l’URSS, la situation des Baltes fait peur aux habitants des démocraties populaires qui y voient leur destin. C’est sur le constat des obligations de l’état de poète, de voir et de décrire, que s’achève ce livre.

Le constat que propose ce livre, avec beaucoup d’éléments personnels, est d’une clairvoyance très impressionnante pour 1953 (une révolution sans dynamisme révolutionnaire p. 212-214), à la fois sur les conditions historiques mais aussi quant aux choix qui sont laissés aux écrivains (fuite, soumission, adhésion, résistance, évasion) et par extension aux intellectuels et aux artistes dans les démocraties populaires. Si l’on excepte le fait que l’auteur pense que l’URSS était à un doigt de la défaite durant le Seconde Guerre Mondiale (p. 168-169), il ne nous apparait pas d’analyse historique qui soit fondamentalement fausse dans ce livre. Certaines idées sont même frappantes : avec l’arrivée des Soviétiques, le capital a été remplacé par la peur, la peur de manquer a été remplacée par la peur nue (p. 298). Et cette peur ne peut pas disparaître, parce que sans elle pas d’orthodoxie, et s’il y a hétérodoxie, il y aura alors révolte (p. 299).

Comme on peut l’attendre d’un Prix Nobel de littérature, c’est bien écrit, avec des ambiances très différentes selon les chapitres (les derniers sont les plus caustiques) et des passages d’anthologie (p. 214 par exemple). Le sujet est grave mais l’humour n’est pas absent. Un livre qui se dévore.

Des millions de gens dans des espaces dévastés quittaient juste un totalitarisme pour entrer dans un autre …

(« D. n’était jamais sérieux. Être sérieux, comme on sait, constitue l’exigence fondamentale du réalisme soviétique » p. 239 … 8)

Le Prince Rouge

Les vies secrètes d’un archiduc de Habsbourg
Biographie de l’archiduc Guillaume de Habsbourg-Lorraine pat Thimothy Snyder.

Ils ne se marièrent pas.

La mission de sa vie, quand il n’était pas au bordel ou sur la plage, était de soustraire le peuple ukrainien souffrant à la domination des bolchéviks. p. 208

Chez les Habsbourg, il y en a de très connus, comme François-Joseph, Sissi, François-Ferdinand ou Otto, et il y a les autres. Guillaume n’appartient pas à la branche aînée qui a la mainmise sur l’Europe centrale depuis des siècles. Il y a très peu de chances qu’il soit amené à régner sur la monarchie danubienne (il est aussi aux environs de la 800e place pour le trône d’Angleterre). Il mérite néanmoins un peu plus de renommée. Toute l’affaire de sa vie ou presque, ce sera d’édifier un royaume d’Ukraine et d’y devenir roi. Mais pour cela, il faut d’abord qu’il y ait une Ukraine. Même à l’âge des nationalismes et avec des Ukrainiens habitants des terres d’empire, cela n’a rien d’une évidence. Entre des écueils des grandes puissances, les intérêts dynastiques, les intérêts familiaux, la politique locale et ses propres idées politiques, y aura-t-il une voie ? Ou l’incandescence de la guerre et des totalitarismes détruira tout sur son passage ?

Chaque chapitre et période de la vie de Guillaume de Habsbourg est dans ce livre thématisé par une couleur : le rêve impérial du jubilée de François-Joseph est d’or (contexte en Autriche-Hongrie à la naissance de l’archiduc en 1895), bleue est son enfance sur les bords de l’Adriatique, vertes ses années d’apprentissage dans divers lieux de la double monarchie (déménagement en Pologne, lycée en Moravie) et le rouge est la couleur de la Première Guerre Mondiale (il est officier subalterne dans les opérations de refoulement des armées russes à partir de 1915). La fin officielle des hostilités est évidemment le marqueur d’un changement de statut personnel fondamental : son cousin Charles Ier ne règne plus et des pays nouveaux font leur apparition. Mais pas l’Ukraine … C’est une période grise d’incertitudes et de tentatives avortées (parfois avec de l’argent allemand) de création d’un royaume habsbourgeois riverain de la Mer Noire. La guerre civile russe peut-elle être utilisée pour remodeler à nouveau de l’Europe orientale en soutenant le parti blanc ? Guillaume s’engage au côté des nationalistes ukrainiens. Mais l’absorption par la Pologne d’une partie de ce qu’il considérait comme terre ukrainienne sonne le glas des espérances. Ou aller, si Vienne est interdite aux membres de l’ancienne dynastie, si la Pologne est haïe, la Russie une dévastation ?

En Espagne règne un cousin (qui accueille aussi la famille de Charles Ier) mais là aussi la monarchie est renversée. Paris est son havre une bonne dizaine d’année (période lilas), tout comme pour une bonne partie des élites mises à terre de l’ancienne Europe. Une ville d’où l’on peut continuer à faire de la politique en direction de l’Ukraine mais aussi vivre dans l’insouciance ses passions. Mais l’on tente aussi de se servir de lui. Accusé de complicité dans une affaire d’escroquerie, il s’enfuit en Autriche (devenue plus souple) en 1935. Un temps adhérant à l’idée d’un fascisme aristocratique, il se rapproche même du nazisme pour un très court temps (chapitre brun, contre les intérêts et la sécurité de sa famille p. 236-243). Mais il réalise bien vite que ce n’est sûrement pas avec le nazisme que les Ukrainiens vont se doter d’un Etat indépendant : l’idée d’un empire racial lui était totalement étranger. En 1942, il fait partie de la Résistance à Vienne (noir), sans doute en contact avec le SOE britannique. L’Autriche où il vit est après la guerre divisée en quatre zones d’occupation. Mais les forces soviétiques, et en particulier les services secrets, y ont les mains libres dans toutes. A nouveau impliqué dans l’aide aux nationalistes ukrainiens, informateur du SDECE, il est arrêté par le MGB soviétique et interrogé rudement. Privé de médicaments, sa santé décline rapidement et il meurt à Kiev en 1948.

La dernière couleur, l’orange, est utilisée dans l’ultime chapitre. Les soviétiques, ayant créé une république soviétique d’Ukraine au sein de l’URSS (rassemblant des terres à colorations ukrainiennes relevant auparavant d’Etats différents), c’est cette dernière qui accède à l’indépendance en 1991. L’épilogue narre le retour d’une nièce de Guillaume en Pologne en 2002, après 60 ans d’exil et ce que sont devenus les lieux où vécu Guillaume. Suivent des généalogies, des profils biographiques, une chronologie, une bibliographie et un index. Un cahier d’illustrations est inséré au milieu du volume.

La première qualité de ce livre est de montrer comment les Habsbourg, comme famille élargie, entreprennent de prendre en main les changements qui affectent leur empire. Dès la génération précédent Guillaume, celle née vers 1860, la question des nationalités est intégrée. C’est pourquoi le père de Guillaume, Etienne, fait le choix de la Pologne pour lui et sa famille et ainsi se placer comme potentiel roi si Vienne en voit la nécessité. Guillaume a pour première langue le polonais. S’il s’éloigne du choix du père, Guillaume participe quand même au développement des possibles de la monarchie danubienne en se tournant vers les Ukrainiens, qui in fine doit permette une meilleure gestion des minorités au sein du domaine impérial et royal. Il est clair après 1866 et la défaite face à la Prusse que l’avenir de la monarchie est slave (p. 34). Comme le souligne l’auteur p.140, quand à Vienne toutes les nationalités sous le sceptre austro-hongrois sont représentées au Parlement, Wilson ne parle devant aucun Noir au Capitole de Washington …

T. Snyder, dans un but pédagogique, a écrit ce livre dans un style très journalistique, limitant les notes infrapaginales au strict minimum mais ne sacrifiant pas pour autant la complexité. Son explication des débuts du premier conflit mondial est lumineuse et l’auteur rappelle aussi que tout en Europe ne s’achève pas en 1919 à Versailles. Parcourant tout le livre, la thématique de la nationalité est magnifiquement explorée par T. Snyder avec comme support Guillaume et sa famille. Ils ne sont en effet pas nationalement classifiables : Guillaume ne se considère jamais Allemand (p. 317), Autrichien seulement quelques années, a demandé à être français, s’est senti ukrainien toute sa vie (nationalité d’élection p. 316) et une bonne partie de sa famille proche a souffert sous les Nazis et les Soviétiques pour rester polonaise.

Moins convaincants sont les passages comparants l’empire habsbourgeois à l’Union Européenne, où T. Snyder semble très sensibles à certains mythes fondateurs étatsuniens (p. 313 et 315). Mais le gros point noir de ce livre, c’est la traduction. Que de lourdeurs, que d’erreurs que ce soit dans la narration ou le choix des mots (faut-il ici en faire la liste ?). Même les pièges les plus évidents, comme le « décade » de la p. 31, nous n’y échappons pas … Ce livre est-il bien mieux en anglais et le traducteur voulait-il absolument coller au style de l’auteur, visiblement difficilement reproductible en français ? Nous ne savons pas. Cerise sur le gâteau, la quatrième de couverture n’est pas cohérente avec le contenu du livre.

Mais au moins le tableau des complexités de l’Europe centrale et orientale peut être présenté en langue française par l’un de ces meilleurs spécialistes.

(tous les Habsbourg ne sont pas mentalement stables p. 50-51, et l’apport des Wittelsbach n’a pas beaucoup aidé …6)

Les Maîtres des Ténèbres

Livre dont vous êtes le héros par Joe Dever.

Je crois que c’est le méchant.

Parmi les chemins d’accès au jeu de rôle sur table – et ce surtout dans les années 80 et 90 avant l’essor du genre et des possibilités techniques dans le domaine vidéoludique -, il y a les livres dont vous êtes le héros. Ces livres jouables séparément ou en tant que série, sans dé grâce à une table simulant un dé à dix faces, sont genre que nous voulions essayer depuis un temps très certains.

Le principe en est assez simple. Tout d’abord, le lecteur-joueur définit les caractéristiques (habileté et endurance) de son héros de manière aléatoire et choisit des capacités spéciales parmi une liste. L’équipement du héros est ajusté lui-aussi de manière aléatoire. Puis débute l’aventure, avec un prologue donnant le cadre général de l’aventure (le monde, l’histoire du héros) puis le premier des 350 paragraphes qui constituent ce livre. A la fin de ce paragraphe, un choix parmi plusieurs options est proposé au lecteur, qui est alors renvoyé vers un autre paragraphe et ainsi de suite jusqu’à la fin de l’aventure ou le décès du héros que ce soit par la mort au combat ou un regrettable accident.

Dans ce livre en particulier, le lecteur dirige les actions de Loup Solitaire, un élève du monastère des Maîtres Kaï qui se vouent à la défense du royaume du Summerlund. Ledit monastère vient d’être attaqué par les forces des Maîtres des Ténèbres, ennemis de très longue date du royaume. Le monastère est détruit, ses occupants morts jusqu’au dernier. Loup Solitaire, absent au moment de l’attaque, est l’unique survivant de l’Ordre et prend sur lui d’aller avertir le roi de l’attaque. Il se met en route. Mais où aller ? Quel chemin prendre ? Quelle direction au premier embranchement ?

Le monde est certes cruel et souvent expéditif, mais le cheminement n’est pas aussi dirigiste que ce à quoi nous nous attendions. Certains embranchements sont cependant présentés de manière étrange si l’on se place du point de vue de la réussite de la mission, de sa supposée grande importance et de la psychologie du héros : pourquoi par exemple ressortir du château royal si le but est d’y entrer pour parler au roi ? Certains choix manquent peut-être aussi d’explications ou d’indices et sont donc au petit bonheur la chance. Il est vrai que c’est cohérent avec la création de personnage et même de manière générale comment étaient pensés les jeux de rôle à cette époque. Il y aurait été appréciable de voir plus de dissémination d’indices à employer plus tard.

De plus, les disciplines Kaï à choisir avant de démarrer l’aventure n’ont pas toutes la même valeur d’usage, et de ce fait la progression est fondamentalement différente avec ou sans. Pour une en particulier, c’est même assez scandaleux. D’autres disciplines sont, du moins dans notre expérience, très peu ou pas utilisées. Peut-être en va-t-il autrement dans les volumes suivants.

La carte est dans ce premier volume tout à fait inutile mais les autres illustrations dans le texte sont plaisantes et donnent envie de tomber sur les paragraphes correspondants. Elles sont dans un style qui nous a rappelé celles du livre de règle du jeu de rôle Warhammer (l’illustrateur Gary Chalk a aussi travaillé pour cette série).

Malgré ces petits défauts, le livre procure facilement quelques heures de délassement, multipliables si l’on veut explorer toutes les possibilités et voies. Si le produit est destiné à un public jeunesse, des adultes y trouveront aussi un contentement, qui se poursuivra peut-être dans le tome suivant.

(le héros n’est pas toujours très futé … 7)

Les Gaulois

Manuel de culture gauloise par Jean-Louis Brunaux.

Mais est-ce le bon titre ?

Si aujourd’hui certains d’entre eux sont réfractaires, les Gaulois de l’Antiquité sont surtout remuants. Du moins selon les Romains et les Grecs (et beaucoup d’autres), qui apprécièrent modérément leurs promenades armées jusque dans leurs sanctuaires. Un effet parfois envahissant d’une grande curiosité, un trait qui leur est déjà reconnu par les auteurs antiques. Cette caractéristique n’est pas la première que le grand public leur attribue de nos jours, et c’est ce que J.-L. Brunaux veut faire changer avec ce livre.

Le premier chapitre brosse rapidement l’histoire des Gaules, du rapport entre Celtes et Gaulois à la fin de l’Age du Bronze à la fin de l’indépendance au milieu du premier siècle avant notre ère, en passant par les mouvements de populations au sein des Gaules. Suit la géographie, caractérisée par de fréquents mouvements de populations (dont le plus célèbre est celui des Helvètes qui déclenche l’intervention de César en -58). L’Italie du Nord, la Grèce et l’Anatolie ne sont pas oubliées. L’organisation territoriale des cités est abordée en fin de chapitre, soulignant la faible urbanisation des Gaules mais aussi l’apparition tardive des places fortes (oppida).

L’auteur s’intéresse ensuite aux aspects sociaux, allant de la tribu à la cité, puis détaillant divers groupes (druides, guerriers, plèbe, esclaves) avant de considérer les formes politiques et les institutions rapportées par les sources (royauté, assemblées, magistratures). Quelques pages sont dévolues à la justice, aux finances et à la guerre. Le chapitre suivant commence par la guerre comme activité économique avant de présenter quelques points saillant de cette même économie gauloise (artisanat, commerce, mines).

Continuant sur le chemin allant du macro vers le micro, l’auteur explore ensuite la psyché gauloise, principalement ce que seraient les conceptions gauloises du temps et de l’espace. Le sixième chapitre veut aller plus avant en décrivant la religion gauloise, en tentant de déterminer ses principes sans aller dans les détails de chaque aspect local. Puis J.-L. Brunaux tente de parler langue et littérature gauloise, arts et loisirs avant d’achever ce manuel de manière assez abrupte (sans conclusion) avec quelques facettes de la vie privée (onomastique, habitat, famille, sexualité, soin du corps, éducation et costume).

Des annexes fournies complètent ce livre, avec quelques biographies de gaulois d’après nos sources, une chronologie, les cités connues, des cartes, un précis sur les sources, une bibliographie indicative et deux index. L’ouvrage est assez généreusement illustré dans le texte.

Mais toute cette prodigalité dans les annexes ne suffit hélas pas. Elle ne sauve pas ce livre de très nombreuses faiblesses. La première d’entre elles, c’est que c’est assez mal écrit. Tout n’y est vraiment pas clair, et c’est très frappant dans le chapitre historique. Confus, imprécis, le tout manque aussi de datation. Et la relecture n’a vraisemblablement pas eue lieu (des redites, des erreurs typographiques) …

Le second problème est celui des affirmations dont on peine à voir le soubassement. Certes, il est fait le choix ici de produire un livre grand public, avec conséquemment un appareil critique très léger. Mais l’auteur ne nous dit que très très rarement sur quoi il se base, pour par exemple autant mettre en avant les druides comme éléments rationnels (scientifiques) et rationalisateurs de la religion gauloise. En quoi est-ce un problème si les Gaulois ne sont pas entièrement rationnels (selon nos standards) ? L’irrationnalité des Grecs, que J.-L. Brunaux veut absolument voir comme les plus proches parents des Gaulois (même, très étrangement, linguistiquement p. 303) est quelque chose d’accepté depuis des décennies dans le monde universitaire. On peut encore voir cette volonté de grécisation dans d’autres domaine (fortification de la Heunebourg p. 25, comparaison avec Delphes p. 152), par une comparaison homérique très forcée (p. 306) ou par une propension à voir des bataillons sacrés à la thébaine dans toute la Gaule (p. 381). Quant à la lourde insistance sur le pythagorisme de la p. 385 …

L’auteur semble aussi avoir une conception mouvante de l’homme libre en Gaule, refuse les motifs communs indo-européens en bloc (limite infréquentables p. 24), et use de la proto-urbanisation nébuleuse (p. 45).

J.-L. Brunaux semble aussi avoir écrit son livre comme une sorte de collection de silos. Il y a de nombreuses redites, avec le problème additionnel que l’auteur peut se contredire. C’est le cas avec une tradition trévire aux pages 147, 155 et 410.

On en vient donc naturellement à devoir seulement donner crédit à l’auteur sur sa spécialité première, ce pourquoi il est devenu célèbre : la civilisation matérielle gauloise. Mais même sur les chars, nous sommes amenés à douter très fortement, pour la simple raison que la géographie gauloise ne permet pas le combat de char à l’égyptienne (p. 155). Et pourquoi les centaines de milliers de monnaies retrouvées par les archéologues ne serviraient à rien dans les échanges commerciaux (p. 200-201, d’autres zones géographiques semblent cependant y arriver) ?

L’auteur a-t-il voulu trop en faire, trop en dire, donnant ainsi ce sentiment d’inachevé ? Ce livre n’est pas sans atouts (le semi-nomadisme gaulois, le calendrier par exemple) mais les points négatifs l’emportent cette fois-ci …

(la guerre est-elle vraiment, comme à la p. 381, l’oubli de toutes les lois ? … 4)

Rise and Kill First

The Secret History of Israel’s Targeted Assassinations
Essai d’histoire des assassinats ciblés israéliens par Ronen Bergmann.
Publié en français sous le titre Lève toi et tue le premier.

Pas de fumée sans feu.

Un pays, petit et peu peuplé par rapport à des voisins qui souhaitent sa destruction, en vient vite à utiliser tous les moyens à sa disposition pour affaiblir ses adversaires ou empêcher la mise en œuvre de ses plans. Dans le cas d’Israël, c’est dès avant la création de l’Etat qu’il y a recours à des assassinats ciblés en Palestine mandataire, que ce soit contre des dirigeants arabes ou des fonctionnaires anglais. Avec la création de l’Etat en 1948, la décision de telles actions revient exclusivement au Premier Ministre (le monopole étatique prenant la suite de l’anarchie des différents groupes indépendantistes du Yichouv). Mais ses exécutants restent multiples : Armée de défense d’Israël (dans ses trois composantes terre, air et mer), renseignement intérieur et renseignement extérieur, avec des collaborations possibles si l’opération nécessite de gros effectifs.

Les cibles de ces assassinats ciblés répondent aux exigences politiques du moment. Dans les années 50, ce sont les organisateurs (jordaniens et égyptiens) des incursions de fedayins palestiniens qui sont ciblés. Il y a très peu de chasse aux anciens nazis, tout simplement parce qu’ils ne sont plus une menace. Dans les années 60, les opérations aux frontières continuent, avec comme menace principale les efforts égyptiens d’armement employant des scientifiques et techniciens allemands. Après l’échec de l’envoi de courriers piégés pour tuer ou faire fuir, le Mossad parvient à stopper les travaux en recrutant Otto Skorzeny, l’ancien officier SS. Les années 70 sont marquées par la traque des participants à la prise d’otage des Jeux Olympiques de Munich (1972) et par l’élimination de nombreux membres des différents groupes palestiniens (c’est la haute époque du détournement d’avion). Dans les années 80, la lutte contre les mouvements palestiniens se double de l’intervention israélienne au Liban contre le Fatah et de l’occupation du Sud du pays. La lutte contre les groupes palestiniens n’est pas exempte de bavures, comme en 1984 avec la prise d’otage du bus de la ligne 300 où l’exécution sommaire des preneurs d’otages est couverte par le Shin Bet en accusant faussement un général, rien de moins. Au cours des années 90, le Hamas remplace le Fatah comme cible principale des assassinats ciblés. La seconde Intifada (2000-2005) étend la pratique de l’assassinat ciblé (jusqu’à ce moment-là limitée aux cadres dirigeants d’importance du Hamas, du Jihad Islamique et du Hezbollah) aux organisateurs et artificiers des attentats suicides. Leur nombre augmente donc en proportion, triplant en cinq ans le nombre total de victimes d’assassinats ciblés d’avant 2000.

Mais l’élimination en 2004 du cheikh Yassine, le chef du Hamas, démontre aussi que l’élimination de dirigeants n’est pas pour autant abandonnée, comme c’est aussi le cas en 2008 du général Souleimane, le responsable du programme nucléaire syrien. Le nouveau siècle voit le drone faire l’objet d’une utilisation de plus en plus intensive comme moyen de surveillance et de frappe (première utilisation en 1995). Avec l’augmentation très forte des assassinats, la communication officielle change elle aussi, avec des revendications et des justifications de la part du gouvernement israélien. La Cour Suprême israélienne, saisie par des militants du Comité public contre la torture en Israël, déclare légitime sous conditions les opérations d’assassinats ciblés en 2006. Enfin, les années 2010 sont celles des opérations en Iran contre les scientifiques atomiques (par supplétifs locaux interposés). Mais pour toutes les périodes, la logique de la communauté israélienne du renseignement reste la même : il vaut mieux quelques morts, y compris des dommages collatéraux, que beaucoup plus lors d’un conflit conventionnel avec à la clef de nombreuses victimes y compris chez l’ennemi.

C’est évidemment un tour de force d’écrire un tel livre, même dans une démocratie, mais Ronen Bergman avait toutes les cartes en main : avocat, docteur en histoire et disciple de Christopher Andrew (l’historien officiel du MI6, déjà vu plusieurs fois dans ces lignes), il est journaliste spécialisé dans les questions de défense et de renseignement en Israël et aux Etats-Unis. Rassemblant sources écrites et surtout le fruit de plus de mille entretiens à tous les niveaux de la chaîne de commandement (dont certains n’ont jamais laissé de traces écrites), ce livre a certes pour prisme les assassinats ciblés à faible signature mais élargit son propos à d’autres opérations (l’élimination de l’Etat-Major égyptien juste avant Suez en 1956, l’assaut à Entebbe en 1976, l’abordage de la Flotille de la Paix en 2010 par exemple) pour des raisons de contexte et de compréhension des enjeux politiques israéliens, et formant de ce fait une histoire beaucoup plus large. L’auteur ne s’engage clairement pas dans une hagiographie tonitruante et commence même son livre avec la délicate question de la moralité d’une telle politique, sur le fait de conduire des opérations de neutralisation parfois juste parce qu’on le peut (sortant ainsi du champs politique, échangeant parfois une victoire tactique pour une défaite stratégique), en mettant le Premier Ministre sous pression. Ce livre se distingue aussi de nombreux autres sur ce genre de sujet par la qualité de son appareil critique. Sur la question morale non plus, l’auteur ne se départ pas d’une distance scientifique mais invite tout de même le lecteur à considérer ce que serait son choix s’il était le Premier Ministre d’Israël.

Critique mais réaliste, ce livre fourmille de renseignements et force l’admiration du lecteur par la masse travail qu’il a nécessité, la ténacité de l’auteur devant les obstacles et surtout devant la facilité avec laquelle se lit ce livre. L’auteur possède une grande qualité de conteur, et c’est sans doute nécessaire au vu de la dureté de ce qui est raconté. La qualité de l’ouvrage n’est amoindrie que par un système de renvoi aux notes très peu pratique (dans la version anglaise seulement, semble-t-il). Certains évènements auraient pu bénéficier d’encore plus de contextualisation. C’est par exemple le cas de la prise d’otage de Munich et les échecs de la police allemande (outre son refus de l’aide extérieure, notamment israélienne). Mais l’auteur ne précise pas que l’Allemagne ne possède pas encore d’unité spécialisé dans ce type de mission. Le GSG9 allemand est créé juste après la prise d’otage, le GIGN l’étant en 1974. Le lecteur aimerait aussi parfois en savoir encore plus sur certains points ou sur certains types de cibles, mais avec 640 pages de texte, il devient difficile d’en rajouter.

Un ouvrage qui fera date dans ce champ d’études.

(il y a eu vraiment beaucoup de monde en roue libre … 8,5)