L’avènement de la démocratie II : La crise du libéralisme 1880-1914

Essai de philosophie et d’histoire politique de Marcel Gauchet.

Les nuages s’amoncèlent.

Il faut qu’il y ait quelque chose de pourri au royaume du libre-échange pour que les marchands en soient arrivés à confier le soin de leur prospérité à la soldatesque. p. 265

Gros changement de rythme avec le second tome de la série. Si le premier volume considérait quatre siècles d’évolution, celui-ci réduit son éclairage à une trentaine d’années, à cheval sur le XIXe et le XXe siècle (ce qui est plutôt la fin du « long XIXe siècle » qui avait démarré en 1789). Après plusieurs épisodes révolutionnaires en Europe et aux Amériques, le libéralisme s’est imposé dans de nombreux Etats européens au milieu du XIXe siècle. Malgré ses succès politiques et économiques, il est lui aussi atteint par la crise dans un contexte d’interconnexion au niveau mondial jamais égalé avant que la Première Guerre Mondiale ne vienne tout remettre en question. C’est ce qu’analyse M. Gauchet dans ce livre de 370 pages à la très grande densité.

L’auteur ouvre le bal avec F. Nietzsche, le destructeur d’idoles. Ses écrits sont ici analysés sous l’angle de la clairvoyance de celui qui dès les années 1870 voit arriver la crise des années 1900 et qui parmi les premiers pousse la Religion de l’Histoire sur la voie de la création d’un dépassement voulu de l’Homme (le Surhomme, détaché du libéralisme et du socialisme trop chrétiens p. 47). Le second chapitre continue la progression chronologique avec les causes et les effets de l’émergence de la social-démocratie. La libéralisme, de part son individualisation, engendre la création de nouveaux groupements (un parti ouvrier, des syndicats) qui ont pour but de rétablir un équilibre des forces parce que le libéralisme ne peut assurer l’égalité de tous. La société se détache de l’État grâce au libéralisme, condition d’un marché libre (p. 102). Progressivement, pour M. Gauchet, on passe de l’Ordre à l’Organisation. Le chapitre suivant revient sur la question du devenir, très présent dans le premier tome. La crise du progrès vient en partie de la prise de conscience que la société moderne entraîne la mort du passé vivant (autrement dit la tradition, p. 135). Parallèlement naît la prévision dont H.G. Wells est la figure la plus brillante, tant pour ses écrits de fiction que ses essais (p. 151-153).

La quatrième chapitre quitte les œuvres de l’esprit pour explorer en profondeur la trahison des parlements. Qui est représenté par les représentants ? Les candidats se professionnalisent, mais les unités de vues ne sont pas évidentes dans une société parcourues par les regroupements divers (sans contrôle, dilution du pouvoir, intérêt général introuvable, absence ressentie de limites aux préoccupations de l’État, p. 183-195). De solution, le parlement comme mode de gouvernement passe à problème. A cela il faut ajouter l’essor de l’administration conséquence de la prise en compte des nouveaux besoins de la société et de la mondialisation qui prend la forme d’impérialisme ayant pour but d’approcher l’égalité interne au prix des inégalités à l’extérieur (sixième chapitre). Mais c’est aussi une sorte de poursuite de l’universel … Le dernier chapitre enfin est consacré à la résurgence du droit naturel avec la naissance du concept de Droits de l’Homme qui va de paire avec la prise en compte non plus seulement du père de famille mais des femmes et des enfants (p. 344). L’ouvrage s’achève sur une conclusion récapitulant les trois crises du libéralisme de la fin du XIXe siècle, suivie des notes.

Avec un livre d’une telle densité, le train ne repasse pas. Pas de circonvolutions, pas de temps à perdre, M. Gauchet embarque le lecteur dans une marche forcée à travers les crises du libéralisme, qui est aussi un temps de changements profonds des modes de vie. Si grâce au chemin de fer et au télégraphe l’État peut atteindre chaque citoyen en France à la fin du XIXe siècle, les changements technologiques marquent aussi l’irrémédiabilité du passé : les partis monarchistes, si puissants encore en 1871, disparaissent entre 1885 et la fin des années 1890 (p. 141). Tout comme l’anarchisme, vaincu par l’apparition progressive d’un Etat protecteur des individus (l’association de individus libres ne pouvant seul faire naître une société p. 351). L’auteur, toujours pertinent, se dépasse quand il aborde le terrain de l’impérialisme. Le marxisme devra beaucoup de son succès au XXe siècle à l’anti-impérialisme (p. 268).

Livre exigeant, mais qui sait rendre l’investissement que l’on peut y mettre.

(il n’y a plus d’empire, parce qu’il n’y a plus de lieu pour la barbarie p. 282-286 … 7,5)

Sprung über ein Jahrhundert

Roman utopique de Franz Oppenheimer, avec une préface de Klaus Lichtblau et une postface de Claudia Willms.

Aiguilles, avec détricotage.

Ecrit en 1934, sous le pseudonyme de Francis D. Pelton, Sprung  über ein Jahrhundert se place dans la lignée de La machine à explorer le temps de H.G. Wells, et ceci même explicitement comme le montre la page 23. Comme son devancier, mais aussi de nombreuses autres utopies, le roman a une très claire visée sociale, critiquant la société de son temps mais aussi définissant ce qui serait une bonne société un siècle plus tard. En tant que premier professeur de sociologie d’Allemagne, l’auteur a quelques munitions.

Hans Bachmüller, ingénieur de son état, arrive dans le futur en provenance de l’année 1932. Peu de temps auparavant, en creusant une cave dans la colline derrière sa maison, il avait découvert une machine métallique et un cadavre dans celle-ci. Ayant dégagé la machine, il avait fait un petit essai avant de se lancer dans un grand saut vers le futur, en 2032. Et donc voici Hans Bachmüller qui rencontre un habitant du futur. Ce dernier le met assez rapidement en relation avec son oncle, un dirigeant local. Coup de chance, ces deux personnes se trouvent être des membres de la famille de Bachmüller, ce qui facilite grandement la vérification de ses dires. Mais Bachmüller constate vite que ce monde n’a plus grand-chose à voir avec celui qu’il a connu : on peut survoler la France librement en venant de l’Allemagne, un barrage a été construit à Gibraltar et on communique au travers d’un visiophone. Quel évènement a pu conduire la France et à l’Allemagne à ne plus se penser en ennemis, à ouvrir les frontières, et à propager partout la prospérité ? C’est ce que va découvrir Bachmüller tout au long du roman, en rencontrant divers personnages qui le renseigneront sur le nouvel état du monde et ses dirigeants, sur l’économie (un monopole de fait dans les années 30, p. 67 ?), le système bancaire, l’égalité, les échanges linguistiques, le monde du travail, la nouvelle paysannerie et ce qui anime les hommes dans la poursuite de ces changements.

Ce roman, qui ne croule pas sous une action effrénée c’est le moins que l’on puisse dire, n’est pas bâtit autour d’un scénario. C’est très clairement un habillage utilisé par l’auteur pour diffuser ses idées, comme il le dit lui-même, dans une époque où ce n’est pas l’intelligence mais les sentiments dont il faut user pour parler aux masses. Et ses idées, déjà exposées dans d’autres livres ou articles, tournent autour de la place de l’Etat (distingué du peuple, p. 32), d’un scientisme très dixneuviémiste (p. 45, comme le vocabulaire du livre), du libéral-socialisme très opposé au communisme (p. 61, p. 68 et p. 72) et qui peut prendre la forme de coopératives (l’auteur lui-même en a fondé quelques-unes et l’influence des cités-jardins de E. Howard est indéniable p. 140).

Le contexte d’écriture est évidemment très présent, entre références claires à la Première Guerre Mondiale, à des problèmes monétaires graves (y est promu un étalon-or, p. 98-99), aux pouvoirs forts et l’auteur utilise des mots très utilisés au début des années 30 en Allemagne, comme « Führer » (dans un sens pas encore péjoratif p. 154) et « Volk und Raum » (pour très clairement mettre à bas l’idéologie nationale-socialiste sur la question, p. 136-146).

L’auteur décrit aussi des phénomènes qui nous sont quotidiens ou pas étrangers : une économie avec très peu d’argent liquide (p. 92), des échanges de jeunes gens pour leur faire apprendre une nouvelle langue, des assurances sociales universelles, des voitures pour tous (p. 69),  une Europe unie, voire même une Europe des régions.

F. Oppenheimer a une vision irénique du néolithique (p. 62), mais aussi une vision assez fantasmée du Moyen-Âge, entre mysticisme rhénan (très cité en fin d’ouvrage comme fondement de renouveau) et une paysannerie libre à l’Est mais serve à l’Ouest (c’est assez bancal p. 67). Pour rester sur le thème de l’Histoire, F. Oppenheimer se place dans une optique claire de « fin de l’Histoire », en décrivant un monde post-historique, sans Etat, comme un retour à la préhistoire. Mais on sent un esprit intéressé par une quantité de choses et qui aime beaucoup citer (p. 45 par exemple).

Pendant d’une préface courte mais efficace, la postface développe plusieurs thématiques. L’importance de l’utopie dans la pensée socialiste et comment le roman se place dans la production de F. Oppenheimer sont analysés en premier, puis sont traités successivement trois aspects présents dans le livre : l’action pacificatrice de la « Super-Arme » (H.G. Wells est le premier théoricien de la dissuasion nucléaire et F. Oppenheimer est un ami de A. Einstein), l’Europe des régions et enfin, l’étincelle divine présente en chaque homme (thème de la fin du livre, pour montrer que tout n’est pas que technique ?). Le livre n’est pas commenté dans son entièreté mais il est là une contextualisation bienvenue et bien faite.

Les chances que ce livre soit traduit en français sont à peu près nulles, mais sa lecture est l’occasion de bons moments, de réflexions et de sourires.

(F. Oppenheimer cite son poète de beau-frère p. 161 …8)