24 vues du Mont Fuji, par Hokusai

Roman de science-fiction de Roger Zelazny.

Brumes et encre de chine.

Encore un petit retour auprès d’un auteur que l’on n’avait pas eu le plaisir de côtoyer depuis très longtemps. R. Zelazny propose ici un roman qui base sa structure sur vingt-quatre estampes de Hokusai, chacune d’elles représentant un paysage comprenant le mont Fuji (parmi les 46 que compte la série). Ce sont ces estampes, ainsi que le fantôme du peintre, qui accompagnent l’héroïne dans son voyage. Mari, l’héroïne en question, accompli une sorte de pèlerinage autour du mont Fuji pour retrouver où s’est tenu le peintre. Ainsi, elle se prépare à rencontrer son ancien époux, pas vraiment mort puisqu’il s’est transféré dans le réseau et y bénéficie de pouvoirs divins. Le trépassé sait se faire pressant et envoie de fréquents rappels. Il l’a décidé, elle doit le rejoindre. Toujours en vue du Fuji, à pied ou dans une barque de pêcheurs, Mari se remémore des pans de sa vie, se prépare à l’inéluctable rencontre puisqu’il y a des réseaux partout, même dans les lieux les plus retirés.

Superbe idée que de se baser sur la plus internationale des productions iconographiques japonaises du début du XIXe siècle pour écrire un roman qui se déplace lentement, à pied, sujet aux éléments et aux rencontres. La poésie, centrale et puissante, ne se limite pas au registre champêtre et la bruine néonisée a une odeur de Blade Runner. Les références (allusives ou directes et qui sont sans doute aussi un peu celles de l’auteur) font plus qu’abonder, elles déferlent. Mais c’est précisément le but, le trop-plein avant l’absence. Le changement d’ère. Quelques mots en japonais achèvent de transporter le lecteur, qui pour une fois n’est pas à Seattle, mais pas non plus dans un Japon de préjugés. On attend finalement très longtemps avant de savoir quel est l’état d’avancée technologique du monde, avec ce qui permet au livre d’atteindre l’intemporalité.

Est-ce que ce livre aurait gagné à comprendre des reproductions des estampes citées ? Au-delà du coût de production (et des objectifs de la collection), il est difficile de trancher la question. Il est probable que les descriptions et comparaisons faites par le narrateur perdraient ainsi leur force et, d’un autre côté, le réseau peut justement y pourvoir …

Court, efficace, inspiré. Et donc justement détenteur du Prix Hugo 1986.

(ah cette odeur de poisson, de vieux prêtre et d’île sortant de l’eau que l’on peut sentir de loin p. 50-53 et qui finit dans le kawaï … 8,5)

Caravage

L’œuvre complet.
Essai d’histoire de l’art de Sebastian Schütze.

Être avec le Maître.

Après de trop nombreuses années d’attente, nous avons enfin ouvert, l’envie aux lèvres et le cœur prêt à être abreuvé, ce livre de Sebastian Schütze (Université de Vienne) décrivant l’œuvre complet de Caravage. Et nous ne fûmes pas déçu.

Déjà, parce que la qualité des photographies est en relation avec le poids de ce livre grand format. Ensuite, parce que ce livre est le fruit de connaissances très approfondies, non seulement dans le domaine de la peinture italienne de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe, mais dans tout ce qui tourne autour : marché de l’art en Europe (aujourd’hui et à l’époque moderne), production musicale et littéraire, théologie, histoire de l’Eglise etc.

S. Schütze conduit le lecteur au travers de la carrière météoritique du grand peintre lombard (et des presque 300 pages du livre), de ses premières œuvres au sein de l’atelier du Cavalier d’Arpin à Rome (après un apprentissage chez Simone Peterzano dans sa ville natale de Milan), jusqu’à sa mort à Porto Ercole sur le Monte Argentino à l’âge de 38 ans.

Né en 1571 à Milan, sa carrière se lance en 1593 avec un autoportrait en Bacchus.  Et il a vite fait de se faire remarquer par d’influents mécènes romains, parmi lesquels le cardinal Del Monte et on lui confie des commandes publiques. Mais Caravage ne vit pas une vie rangée et une bagarre qui finit avec la mort d’un adversaire l’oblige à fuir Rome en 1606. D’abord réfugié dans le Latium, protégé par les Colonna, il gagne ensuite Naples. Sur place, sa gloire l’a précédé et des commandes lui sont faites. Dans l’objectif d’obtenir le pardon du pape et de pouvoir retourner à Rome, Caravage part pour Malte où il est fait chevalier de l’Ordre de St. Jean. Mais tout ne se passe pas aussi bien que prévu et Caravage quitte La Valette pour la Sicile, où là encore on s’empresse pour lui proposer des contrats. Mais l’objectif, c’est toujours la Ville … Ayant appris que le pape pourrait lui avoir accordé son pardon, il embarque pour la côte romaine. Il meurt de maladie sur le Mont Argentario, après avoir retrouvé les toiles qu’il avait dû laisser derrière lui dans sa hâte. A la différence d’artistes majeurs, personne ne s’occupe de son legs et aucun de ses anciens mécènes ne commande une biographie. Il disparaît même en grande partie des radars de l’histoire de l’art, ses toiles étant souvent attribuées à des caravagesques, ceux qu’il a inspiré à travers toute l’Europe.

Ayant passé en revue la production de Caravage, l’auteur aborde dans un dernier chapitre son rayonnement, en insistant sur le fait que le maître n’avait pas vraiment d’atelier et que ceux qu’il a inspiré se sont forgés seuls une idée de sa peinture. Le catalogue des œuvres, les certaines et les attribuées (selon l’auteur toujours), clôt ce volume avec chaque fois un commentaire court mais efficace et une reproduction en format vignette (pour les autres chapitres, il y a évidemment pléthores d’illustrations de très grande qualité).  Une bibliographie très fournie et un index contenteront aisément les assoiffés de renseignements complémentaires. La dernière image est un détail du dernier David et Goliath peint par Caravage : la tête coupée de Goliath, un autoportrait du maître, vraisemblablement un cadeau pénitentiel devant aplanir les difficultés de son retour à Rome.

La qualité, du texte comme des images, est bien sûr au rendez-vous, malgré quelques inattendues coquilles que l’on ne s’attend à retrouver dans une telle édition. L’auteur est sans conteste un spécialiste, et il attend un minimum de connaissances de son lecteur. Mais la lecture d’un tel livre est difficile à interrompre, tellement défilent devant les yeux un chef d’œuvre après l’autre. Et quand on sait qu’en plus tout n’a pas survécu …

(ah s’il avait eu la longévité d’un Titien … 8,5)

Golem

Avatars d’une légende d’argile
Catalogue de l’exposition du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme de Paris sous la direction d’Ada Ackermann.

Golem le Maudit.

Avec la créature de Frankenstein, le golem est indéniablement le personnage fantastique le plus connu de la culture populaire. Remis au goût du jour au début du XXe siècle par le roman de l’autrichien Gustav Meyrinck et porté très vite à l’écran par Paul Wegener dans une trilogie cinématographique (en 1915 pour le premier, entre 1915 et 1902 pour le second), il a depuis rejoint le monde de la bande dessinée ou des arts plastiques au travers de multiples œuvres. Ce motif n’a cependant jamais perdu son lien avec le judaïsme (chez G. Meyrinck c’est un rabbin de Prague qui est son créateur), et il est déjà question de créer un golem dans le Talmud. Comme figure protectrice, il est parfois après 1960 l’expression d’une résistance juive face à l’Holocauste.

Ce catalogue rassemble de nombreux articles unis par la couleur de l’argile. Il débute par une introduction oxymorique intitulée « Le Golem nous parle ». Oxymorique, puisque traditionnellement, un golem ne parle pas. Puis il se découpe en six parties.

La première partie s’interroge sur ce qu’est le golem. Cette partie s’ouvre avec le poème Le Golem  de Jorge Luis Borges (écrit en 1958), précédé de son analyse. Puis suit un article sur les origines du golem puis une étude des illustrations faites en 1916 par Hugo Steiner-Prag pour le roman de G. Meyrinck. L’illustrateur, natif de Prague à la différence de G. Meyrinck, y reproduit les impressions du quartier juif de Josefov avant sa rénovation de la fin du XIXe siècle (qui était un lieu de tourisme folklorique, p. 47) et y campe un golem aux traits asiatiques, fidèle en cela au texte.

La seconde partie explore les différents visages du golem. Elle est inaugurée par un extrait des Oliviers du Négus écrit par Laurent Gaudé, où le golem apparaît comme un esprit de la Terre (une idée reprise à Gershom Sholem), qui se venge à travers lui des blessures qui lui infligent les hommes lors de la Première Guerre Mondiale (p. 57). Dans cette partie, l’antagonisme intrinsèque du golem est dévoilé. Celui qui est une masse informe (et c’est ici l’une des étymologies du mot, comme il en est question plus loin dans le volume), faite d’argile et d’eaux, s’anime quand on inscrit le mot émet (vérité en hébreux) sur son front et redevient de poussière (ou inactif) quand le « e », (qui est un a, alef,  éminemment symbolique en hébreux) est effacé pour former le mot « met » (signifiant mort). La première face du golem est sa face protectrice, très présente et même majoritaire aujourd’hui dans les comics, la sculpture, les jeux vidéo comme il l’était dans les films de la première moitié du XXe siècle. Mais le golem peut aussi être un monstre (p. 67), double non plus bénéfique mais maléfique de son créateur, et qui dans certaines représentations peut avoir une connotation antisémite. Mais il peut aussi être un symbole de l’hybris, de la prétention à dépasser Dieu, ou même de la vanité de l’artiste prétendant pouvoir créer un double de lui-même. Cette partie est close par la très intéressante étude d’un tableau de Gérard Garouste inspiré par F. Kafka (et peint en 2011), mettant en scène six personnes léchant un golem sortant d’un baquet.

La partie suivante a pour objectif de faire porter le regard du visiteur et du lecteur sur la plasticité du golem. Elle s’ouvre sur un extrait de texte de Manuela Draeger (La Shaggå du golem presque éternel)où le golem non seulement parle, mais surtout se sent prisonnier de son créateur. A cela s’ajoute que le golem chez M. Draeger devient le gardien du mot qui l’anime mais se révèle en plus être une figure féminine (p. 84). Le cœur de la partie est formé par un article détaillant les formes du golem dans les arts plastiques mais aussi sa relation à l’artiste, entre force déchaînée et transmutation (p. 88). L’inanimé qui s’anime est aussi un thème qui se retrouve exprimé sous forme de golem, avec l’utilisation de vêtements, de poussière, de sang ou de métal ressemblant à du papier déchiré. Mais l’artiste lui-même peut être le matériau de son œuvre (photographique, vidéo), dans l’optique de créer un Doppelgänger, un double (p. 100). L’artiste ou un modèle peut ainsi s’enduire de terre, sortir de terre et parfois ne faire plus qu’un avec sa création.

La quatrième partie reste dans la contemporanéité mais se concentre sur la mutation en s’intéressant à la descendance du golem. Introduit par un extrait commenté du Leviathan de John Hobbes, c’est la machine qui est le thème central (ce qui n’est pas évident à la lecture de l’introduction). Dès les débuts de la cybernétique, le golem est présent comme figure tutélaire et le premier ordinateur israélien est baptisé Golem I (p. 117). N’ont-ils pas le silicium, la bonté et la puissance en commun ? Le robot est indéniablement le fils le plus connu du golem, et lui aussi est porteur de l’ambivalence aide/angoisse, sur laquelle jouent plusieurs artistes. Et rôde le transhumanisme, abandon au aux pouvoirs de l’artifice … Quelques œuvres commentées de Zaven Paré complètent cette partie.

Assez illogiquement, la partie consacrée au lien entre le golem et l’écrit prend place à ce moment-là dans le livre. Encore une fois, un court texte en forme l’introduction, ici un poème de Paul Celan. Puis, l’étymologie du mot golem est mise à contribution (il y a trois occurrences dans la Bible, en II Rois 2, 8, Ezéchiel 27, 24 et Psaumes 139, 16). Le lecteur est entraîné vers un golem comme figure du désir, mais aussi porteur d’une double identité, technique et littéraire. La gematriah (où chaque nom a une équivalence numérique, technique kabbaliste classique) est mise à contribution pour mettre sur un même plan les mots golem, sagesse et l’addition Halakhah + Aggadah (la Loi et le Récit, p. 146). De même, le tserouf (combinaisons de lettres, autre technique kabbalistique) permet aussi à l’auteur de l’article Marc-André Ouaknin de se transporter dans différentes directions, vers Victor Hugo entre autres. La présentation d’une œuvre d’Anselm Kiefer met un point final à cette partie virevoltante.

La dernière partie de ce livre est constitué par les appendices. On y retrouve des repères biographiques, un glossaire fort utile au lecteur peu formé à la mystique juive, une liste des œuvres de l’exposition, une bibliographie et un index. Le texte du catalogue est en outre encadré par deux extraits de bandes dessinées signées Yoan Sfar et Dino Battaglia.

Ce très beau catalogue s’approche grandement de l’exhaustivité, aucune activité humaine liée au golem ne semble avoir été oubliée. Certes, pour des raisons assez évidentes, l’accent est mis sur la peinture et la sculpture et la mystique juive proprement dite n’est que l’arrière-fond, mais cet arrière-fond sait de temps en temps se mouvoir vers le devant de la scène. Les articles sont méthodologiquement bien étayés, et les textes sont, à de très rares exceptions, d’une grande facilité de lecture, avec très peu de redondances (un catalogue ne se lit de toute façon pas comme un roman). Les illustrations, en couleurs, sont d’une grande variété et d’une grande qualité, sourcées comme il se doit.

Cette exposition, et donc conséquemment catalogue, réussit pleinement à montrer la contemporanéité de la figure du golem, même si le contexte qui a fait naître mythe à l’époque moderne (s’inspirant de textes médiévaux, eux-mêmes faisant référence à la Bible et à la Mishnah) est totalement dépassé. Il est peu probable que, avec les évolutions constante de l’intelligence artificielle, la figure de la création humaine s’autonomisant de son concepteur soit amenée à disparaître.

(D. Trump comparé au golem  par des journalistes étasuniens p. 23 …8,5)

 

Meaning in the Visual Arts

Recueil d’articles d’histoire de l’art par Erwin Panofsky.

It has rightly been said that theory, if not received at the door of an empirical discipline, comes in through the chimney like a ghost and upset the furniture. But it is no less true that history, if not received at the door of a theoretical discipline dealing with the same set of phenomena, creeps into the cellar like a horde of mice and undermines the groundwork. p. 46

Intemporel.

Il est des livres que l’on regrette d’avoir lu si tard, quand on a repoussé une lecture d’année en année, alors qu’ils éclairent tant de choses vues et passées. Meaning in the Visual Arts de Erwin Panofsky appartient à cette catégorie et le rouge vient au front de celui qui aurait du lire un tel ouvrage il y a dix ans. E. Panofsky a été avec son ami Aby Warburg le grand théoricien de l’iconologie, méthode d’analyse de l’image, décrivant des signes pour les analyser ensuite à la lumière du contexte culturel et mental de l’œuvre. E. Panofsky est né à Hanovre en 1892, étudie à Fribourg, Berlin et Munich (sa thèse de  1914 porte sur la théorie de l’art d’Albrecht Dürer) avant d’enseigner à Hambourg. En 1933, radié de l’université par les lois raciales, il émigre aux Etats-Unis où il poursuit ses activités dans plusieurs centres d’enseignement de la côte Est.

Meaning in the Visual Arts est un ouvrage rassemblant sept articles de l’auteur (avec  une préface, une introduction et un épilogue), dont certains sont révisés après une première publication des décennies plus tôt et d’autres des courtes réponses (ou suites) à certains articles plus anciens (les deux contextes d’écriture sont visibles p. 333 et 338 en note, où Mayence fait suite à Mainz). La préface est très courte et consiste principalement en une bibliographie supplémentaire qui fait le point sur les évolutions scientifiques depuis les dates de première publication des articles (la première édition de Meaning in the Visual Arts date de 1955, et l’article le plus ancien repris dans le volume a été publié en 1921).

L’introduction a pour but de décrire l’histoire de l’art comme science humaine (l’auteur rappelle p. 35 que le moment où un objet devient œuvre d’art est difficile à définir) qui ne peut se limiter à l’esthétisme mais doit rendre compte de sa signification et contextualiser cette dernière au moyen d’une « re-création intuitive » (p. 38). Enfin, E. Panofsky explique sa vision de la relation entre sciences expérimentales et sciences humaines (p. 47-50).

Suit le premier article qui est une explication de la méthode iconologique appliqué à un objet artistique. Avant de l’appliquer à quelques œuvres (comme par exemple la Judith de Francesco Maffei p. 62), l’auteur détaille sa méthode en décrivant la description pré-iconographique, l’analyse iconographique et l’interprétation iconologique. E. Panofsky apporte un soin tout particulier à décrire l’enchaînement entre ces trois phases, leurs objets, les outils nécessaires et les principes correctifs (tableau récapitulatif p. 66). Particulièrement intéressant dans cet article est la description du changement d’état d’esprit vis-à-vis des œuvres antiques entre le Moyen-Âge et la Renaissance (une antiquité présente et étrangère pour l’homme médiéval, p. 77), sans pour autant que le paganisme fasse son retour. Aux XIIIe et XIVe siècles, on utilise des motifs classiques sans représenter des thèmes classiques et on utilise des motifs non classiques pour justement représenter ces thèmes classiques (p. 68).

L’article suivant s’attaque à l’histoire de la théorie des proportions humaines, en démarrant avec l’art égyptien (où un quadrillage sert à le construction de la figure, pas à son transfert p. 88), et en poursuivant avec l’art grec, les différentes branches de l’art médiéval (y compris byzantin) avant de naturellement, passer à la Renaissance (Léonard de Vinci et Léon Battista Alberti  p. 127-128). Une grande partie de l’article est consacré à Dürer qui a mené de véritables campagnes d’anthropométrie pour définir plusieurs types humains qu’il expose dans un livre paru en 1528. Il échoue par contre dans la théorisation des mouvements (p. 133). L’article se termine sur des considérations d’une très grande hauteur de vue sur le déclin de la théorie des proportions (qui passe du côté de la science) mise en rapport à la fin de la figure humaine (et des objets solides de manière générale p. 137), supplantée par la lumière et l’air dans un espace illimité.

Le troisième article est un peu en dehors du lot dans le sens où il est avant tout une biographie de l’abbé Suger de Saint-Denis (et ordonnateur de la basilique qui subsiste encore aujourd’hui, entre autres choses). Abbé de l’abbaye royale (et faisant prévaloir ses prérogatives, y compris au combat), il est aussi une sorte de ministre des affaires étrangères de son ami d’enfance, Louis VI. Nous sommes aussi entretenus de l’opposition qui a existé entre Suger et Bernard de Clairvaux (sur la réforme du monastère de Saint-Denis en premier lieu), ainsi que leur réconciliation. Mais si Saint-Denis cesse alors d’être une « synagogue de Satan » aux yeux de Bernard, elle reste « la forge de Vulcain » (comme le dit Bernard dans sa lettre de 1127, p. 155) tant l’influence dans les arts de Suger est immense. Mariant les doctrines chrétiennes et celles, néo-platoniciennes, de Plotin et Proclus (p. 159), Suger va insister sur la lumière pour donner naissance au style gothique (le chevet de l’abbatiale est ainsi plus céleste que terrestre dans les plans de Suger, que ce dernier discute dans sa justification écrite à la fin de sa vie, Liber de rebus in administratione sua gestis) et renouveler l’orfèvrerie sacrée où la perfection de la forme doit outrepasser la richesse des matériaux. Les vitraux deviennent allégoriques pour accompagner cette idée de l’ascension d’un monde matériel à un autre, immatériel (p. 159-166). Cette beauté ne laisse cependant pas insensible le grand et raide Bernard qui fait une description époustouflante de Saint –Denis (E. Panofsky ajoute que cette description ne peut que faire envie à tout historien de l’art p. 166), qui pourtant rejette cette voie comme trop matérielle, de raison humaine contre la raison divine et de sensualité combattant l’esprit. Et cette même beauté, Suger n’en est pas que l’ordonnateur et le théoricien, il en est en plus le maître d’œuvre, courant les bois (p. 177) pour trouver des fûts assez grand pour sa charpente à près de soixante ans !

L’article suivant nous envoie chez Le Titien. Il y est analysé son Allégorie de la Prudence, un triple portrait accompagné de trois têtes d’animaux. E. Panofsky explique tout d’abord les inscriptions, avant de donner un nom aux trois hommes portraiturés mais la majeure partie de l’article est consacrée aux têtes animales (lion, loup et chien), dont il fait remonter l’utilisation dans les productions humaines à Cerbère et à la chimère qui accompagne le dieu Sérapis (il y a de nombreuses reproductions de gravures dans le cahier d’illustration central). Enfin, E. Panofsky conclut avec la fonction de cette allégorie : commémorer les dispositions prises par Le Titien envers sa famille (et peut-être le couvercle de l’armoire  renfermant le testament du peintre s’aventure l’auteur, en toutes connaissances de cause p. 202).

Le cinquième article du recueil prend prétexte de la première page des Vies de Giorgio Vasari pour discuter de la vision qu’à la Renaissance italienne du style gothique, comparée à celle qui eut court au Nord des Alpes. La dépréciation du gothique, très forte  au XVIe en Italie à la différence de l’Empire, permet de manière paradoxale sa délimitation et in fine sa reconnaissance (p. 225). Même ses plus violents contempteurs finissent par admettre qu’un édifice gothique n’est pas si mal bâtit « compte tenu des connaissances de ces temps ténébreux » (comme par exemple, le même Vasari, p. 247). L’article est aussi l’occasion d’établir une liaison entre jardins anglais et gothisme (p. 218-219), le style gothique étant vu en Angleterre comme naturaliste, sans règles, né de l’observation des arbres  et donc approprié à des petits édifices dans des jardins. L’article est suivi par un excursus qui a pour but  de décrire deux façades dessinées par Domenico Beccafumi, qui propose la transformation d’un palais gothique à Sienne en quelque chose de moderne (en 1513).

L’antépénultième article du recueil revient les premiers amours de l’auteur : Albrecht Dürer. Il a pour but d’insister sur la place de passeur qui fut celle de l’artiste, entre l’Italie et le Nord des Alpes, à la fin du XVe siècle. Les œuvres qui ont inspiré le graveur et peintre de Nuremberg sont décrites, ainsi qu’est détaillée la manière dont elles ont pu être accessibles à l’artiste. Mais Dürer a aussi bénéficié des travaux d’érudits de son entourage qui lui ont traduit des œuvres (Ovide par exemple, p. 304). Mais Dürer, au contraire de ces érudits intéressés par la matière et non par la forme, fut l’un des rares septentrionaux à s’intéresser esthétiquement à l’héritage antique (p. 315), mais sans le copier directement (p. 329, mais aussi p. 305 sur le génie de Dürer). La différence de perception de l’art antique en Italie et en Allemagne est expliquée avec une très grande clarté p. 318-319. L’excursus qui suit cet article est centré sur l’influence qu’a eue A. Dürer sur le livre d’Apianus, Inscriptiones Sacrosanctae Vetustatis, paru en 1534.

Le septième article quitte la Germanie pour aller retrouver Poussin et analyser la célébrissime toile Et in Arcadia ego. E. Panofsky en profite pour différencier les deux types de primitivisme (p. 342) : le léger, celui de l’Âge d’Or et de la civilisation purgée de ses vices, et le lourd, une vie sans confort et pleine de peines, la civilisation sans la vertu. L’auteur considère ensuite l’Arcadie et sa signification dans l’Antiquité et à l’époque moderne, avant de passer à l’étude de la peinture (comparée à des productions similaires ou d’autres versions du même Poussin) pour finir sur une analyse grammaticale et son influence sur le spectateur. Entre deux versions, on passe ainsi du memento mori à la vision élégiaque (p. 359-361).  L’article se ferme sur la réception du thème dans l’Europe du XVIIIe et du XIXe siècle (p. 363-367), où l’interprétation se trouve guidée par celle faite par un biographe et ami de Poussin.

Enfin, le volume s’achève sur une note autobiographique. L’auteur, qui a eu la chance de pouvoir émigrer dès 1934 aux Etats-Unis et de pouvoir tout de suite y enseigner. Ce dernier compare les deux systèmes universitaires, décrit comment les Etats-Unis sont devenus une place forte de l’histoire de l’art et comment le fait de devoir enseigner en anglais lui a permis d’interroger ses propres concepts (p. 378) tout comme la différence de public a pu lui être bénéfique en terme de clarté du propos.

Ce livre a bien entendu vieilli. On y cite tout de même Frank Lloyd Wright comme un artiste contemporain (p. 168) ou Anthony Blunt (p. 34), quand il n’était pas connu comme espion soviétique mais comme spécialiste de Poussin. Mais son apport théorique a gardé son importance (bien sûr discutée par les successeurs de l’auteur) et l’étudiant en histoire de l’art y retrouvera beaucoup de choses que l’on a pu lui dire et qui n’ont peut-être pas toujours été rapportées à leur auteur. Les illustrations, dans le texte comme dans le cahier central, sont nécessaires à la compréhension du propos mais ne peuvent cacher que le lecteur aura tout intérêt à avoir une idée un minimum précise des périodes considérées tout comme des artistes en général, accompagné de quelques notions de philosophie. On est très très loin de la vulgarisation, malgré ce que l’auteur peut en dire dans la toute dernière partie. Si le niveau est haut, la langue est néanmoins claire et l’auteur ne laisse jamais la possibilité au lecteur de mal comprendre ses idées. Et celles-ci ne sont pas de celles que l’on oublie facilement !

(le serpent à tête de lion, loup et chien qui accompagne Sérapis fait parfois penser au diable de Tasmanie de la Warner dans les illustrations du cahier central … 8,5)