L’Etat Islamique pris aux mots

Essai de géopolitique de Myriam Benraad.

La peinture n’est pas leur passion première.

En 2005 sortait en librairie, sous les plumes de Gilles Kepel et de Jean-Pierre Milelli, le livre Al-Qaida dans le texte. Depuis, pour des raisons idéologiques et stratégiques, l’Etat Islamique (EI) s’est détaché d’Al-Qaida en 2013 (voir sur ce point Will McCants dans ces lignes, mais pas dans la bibliographie) et son discours s’est donc franchement séparé de son ancienne appellation. Il n’était donc pas illogique que Myriam Benraad, une disciple de G. Kepel, s’attaque à l’analyse du discours de l’EI, dans le but d’explorer les ressorts idéologiques de l’EI et  sa vision du monde, pour finalement mieux le combattre sur le plan informationnel.

L’introduction précise les buts et la méthodologie du livre en accentuant sur la pensée binaire de l’EI (mais aussi par moment de G. W. Bush p. 8), qui cherche à supprimer la zone grise entre ce que l’EI appelle l’Occident (et donc l’apostasie) et eux (où le croyant est chez lui dans le califat et peut s’y réaliser). L’auteur dit aussi dans l’introduction analyser les écrits et les contenus audiovisuels de l’EI à travers une grille d’analyse classique du discours politique, en le confrontant avec la réalité. Pour ce faire, M. Benraad présente d’abord les supports médiatiques de l’EI (en trois pages) avant de passer aux vingt chapitres du livre, traitant chacun d’une dyade.

Le premier chapitre est intitulé « Orient et Occident ». Comme tous les autres chapitres, en exergue se trouve une citation qui sert d’illustration du texte qui suit. Le lecteur est de ce fait confronté au problème principal de la forme choisie dans cet ouvrage : le système de références choisi est imprécis du fait de la volonté de l’auteur d’utiliser le système dit « Harvard » avec seulement le nom de l’auteur et la date de publication, ce qui dispense, commodément, de donner un numéro de page (mais « allège » la page, puisqu’il n’y a plus de notes infrapaginales). Si l’on ne s’occupe que de fanzines limités en nombre de pages, c’est éventuellement jouable, mais quand on fait de même avec des ouvrages aux nombre de pages conséquents, c’est comme s’il n’y avait aucune référence. Toujours est-il que M. Benraad démontre avec justesse que l’EI se déclare comme l’Orient, et que ses ennemis sont donc l’Occident. L’auteur analyse avec justesse la construction d’un Occident simpliste par l’EI (les croisés, les Romains etc.) avec en sus, malgré une haine des orientalistes, un auto-orientalisme (p. 21-22) du fait de la venue de nombreux jeunes ayant vécu en Occident et qui ne se sont pas défaits de leurs codes culturels (voir de leur langue).

On retrouve la même architecture dans les chapitres qui suivent : civilisation et barbarie, Islam et mécréance, jihad et croisades, colonial et décolonial, unité et division, califat et démocratie, oumma et nation, Tyrannie et libération, corruption et justice, humiliation et revanche, grandeur et décadence, tradition et modernité (sans définition de ladite modernité), bien et mal, pur et impur (le culte moderne de la pureté p. 121), beauté et laideur (l’esthétique occidentale, celle du jeune urbain connecté p. 126-128), utopie et dystopie, immanent et transcendant, paradis et enfer et enfin, vie et mort. La conclusion souligne la nécessité d’un contre-discours et évoque les débats francophones sur le jihadisme de manière succincte et assez neutre (p. 158), précédant un glossaire des mots arabes (bien fait mais où on ne comprend pas la présence d’étoiles devant certains mots) et une courte bibliographie.

Ce livre se veut pédagogique (exposition des buts du livre, p. 13) mais ne peut hélas pas toujours éviter le simplisme (par exemple, une définition bien trop restrictive des croisades p. 39) ni par moments un retour à un texte pour les spécialistes (A. M. al-Zarqaoui est cité sans date p. 58). Il y a de très nombreuses très bonnes remarques dans ce livre (sur la pensée colonialiste de l’EI, sur le concept d’unicité dans le Coran p. 61, sur ce que le Coran favorise comme régime politique p. 67 ou encore par exemple sur l’anachronisme de l’oumma conceptualisée par l’EI p. 76) , fruit de nombreux travaux et d’une attention à ce qui s’écrit sur l’EI et le salafisme-jihadisme de par le monde, toujours avec la mise en avant de termes en langue arabe avec l’explication du sens que leur donne l’EI. Mais si l’on compare ce livre à sa référence, Al-Qaida dans le texte, les citations sont beaucoup moins longues et ne sont pas commentées, elles ne sont qu’illustrations. Le texte souffre aussi de répétitions et de faiblesses de constructions, voire de phrases obscures ou d’adjectifs mal choisis (p. 109). Une écriture trop rapide ?

De plus, plus gênant que ces remarques de forme, ce qui a notre sens plombe cet ouvrage est l’aisance avec laquelle sont cités certains noms dont on en voit pas avec clarté le lien avec le sujet, et qui donc se rapproche du lâcher de nom. Pourquoi citer E. Durkheim dans une comparaison entre le suicide en Occident et dans les pays arabes alors que le sociologue n’a pas travaillé sur cette aire (p. 154) ? Il en est de même avec H. Arendt (p. 115) ou K. Mannheim, le sociologue (p. 133). Cela manque d’explications, comme quand M. Benraad parle « d’approche politique démocratique » en Islam avant l’Occident (Athènes comprise ? p. 63) ou quand elle affirme que le kamikaze peut aussi se retrouver aussi dans les traditions juives et chrétiennes (p. 154), sans donner le moindre exemple. Il y a une claire volonté de faire direct et pratique, de montrer une voie, mais cela se fait ici au détriment de l’exposé.

C’est donc une petite déception que ce livre de 190 pages, qui n’est pas que défauts, loin de là, mais ne se hisse pas au niveau de son devancier.

(ah le lol-jihad, avec ses vidéos de chatons p. 23 … 6)

Capriccio

Livret de Clemens Krauss et Richard Strauss, sur une musique de Richard Strauss.
Production de l’Opéra de Francfort-sur-le-Main.

On passera aussi au travers du miroir.

Capriccio est une œuvre particulière, mais par moments assez difficile. Non que la musique soit particulièrement hermétique. Il n’y a rien d’atonal dans cette pièce de R. Strauss et de ce côté, Elektra par exemple est une pièce bien plus ambitieuse (33 ans avant Capriccio …). Non, ici la musique est à la limite d’être un bruit de fond plein de citations baroques, presque même plus un accompagnement, sauf en ouverture ou à la toute fin. Elle n’est là que pour accompagner la discussion au salon (qui a ses longueurs par ailleurs), comme le dit très bien le sous-titre : Konversationsstück.

Le salon est donc l’unique lieu de « l’action », plus précisément celui de la comtesse Madeleine, ver l’an 1775. On y trouve Oliver le poète et Flamand le musicien, à qui la comtesse doit commander une œuvre. Mais qui aura la préséance ? La musique ou les mots ? C’est l’objet du débat auquel participent aussi le directeur de théâtre La Roche, le frère de la comtesse et l’actrice Clairon. Ce débat enfiévré est accompagné par une danseuse (rôle logiquement muet) et un couple de chanteurs lyriques italiens, tandis que le souffleur Monsieur Taupe et le majordome expriment un principe de réalité. Parallèlement, le comte et la comtesse tentent de faire avancer leurs soucis amoureux : la comtesse est partagée entre Flamand et Olivier et le comte, acteur amateur, souhaite se rapprocher d’une Clairon qui n’est dupe de rien. Finalement, tous les arguments ayant été déversés, le comte propose comme solution la commande d’un opéra. Les protagonistes du débat partis, le personnel de service commente ce qu’il a vu et entendu (est-ce que cet opéra aurait gagné à s’arrêter à ce moment ?) avant que le souffleur, laissé endormi dans sa boîte, ne revienne. L’indécise comtesse chante le sonnet écrit par Olivier et mis en musique par Flamand avant d’être interrompue par l’annonce du souper.

La mise en abyme proposée par l’œuvre se reflète dans le décor du plateau. Le rideau qui se soulève pendant l’ouverture donne à voir un salon avec chaises, table et instruments de musique, au fond duquel, au bout de la perspective, se trouve son double, cachant vraisemblablement une scène. A la fin de la pièce, après un intermède musical, la perspective est allongée (donnant un effet plutôt saisissant), le rideau se trouvant au lointain. Le spectateur a ainsi accès aux pensées de la comtesse, habillée à ce moment-là comme au XVIIIe siècle et ne retrouvant ses habits des années 1930 (c’est-à-dire comme tous les autres acteurs) qu’à la toute fin.

Les costumes ne sont pas l’unique mention des années 30 dans cette production. Quand La Roche développe ses idées pour une nouvelle pièce, il projette des diapositives représentant des projets architecturaux du national-socialisme (le stade de parade de Nuremberg, le dôme de la future capitale du Reich millénaire etc. mais aussi des ruines) qui emplissent très vite tout le plateau, jusqu’à une vitesse de défilement psychotique (le chant est un grand brouhaha au même moment). Parallèlement, La Roche évoque comme thème possible la chute de Carthage, avec ses ruines et des acteurs habillés en noir. On peut dire que c’est appuyé … Peut-on en Allemagne faire de la mise en scène sans, à chaque fois, parler des Nazis ?

Sauf à de rares moments (l’air du sonnet de la comtesse en fin d’œuvre), la partition ne donne que peu l’occasion aux chanteurs de s’illustrer, sauf au couple italien, mais d’une façon bouffonne. Du fait de ce déficit, beaucoup de choses données à voir au spectateur sont de l’ordre du pantomime, un domaine où la danseuse s’en sort mieux que les autres protagonistes. Le metteur a un peu surchargé de ce côté, handicapant les efforts nécessaires à la compréhension du débat, avec néanmoins quelques bonnes idées. Au niveau de l’orchestre, très peu de choses à dire. Tout est mezzo-voce (mais c’est la partition qui le veut), avec un final très plaisant et assez étonnant après les assauts de discrétions des deux heures précédentes.

La compréhension de cet opéra nécessite pas uniquement des qualités de patience au spectateur mais aussi quelques connaissances pour repérer les citations musicales et les clins-d’œil. R. Strauss et C. Krauss savent être d’une ironie mordante, n’épargnant pas leur personne. Faire dire à La Roche qu’il faut faire dans le sujet contemporain et social (l’opéra du XIXe siècle d’une certaine manière) et qu’il n’en peut plus des sujets mythologiques et grecs, c’est fort de la part de quelqu’un qui a signé pas moins de cinq opéras à thème grec !

(comment interpréter la relation très charnelle entre la danseuse et le directeur ? 6)

Bruges-la-Morte

Roman symboliste de Georges Rodenbach, avec une postface de Christian Berg.

Du gris, du rouge brique, du gris.

Un amoncellement, de pierre, de briques, de tuile et de bois peut-il être un personnage dans un roman qui ne soit pas de fantasy ? Pour G. Rodenbach, la réponse est sans conteste oui. Et nul besoin d’exercer de grands pouvoirs pour le déceler dans Bruges-la-Morte (quel titre d’ailleurs !): l’auteur vend la mèche dès l’Avertissement.

Hugues Viane, veuf depuis dix ans, vit à Bruges. La ville flamande répond à son état d’esprit, entre murs gris, brume et canaux aux eaux immobiles et noires. Sa vie est réglée, entre dévotion aux souvenirs de sa défunte épouse et promenades dans une ville à la splendeur et à l’effervescence passée. Mais cette effervescence absente de la ville, elle gagne l’esprit de H. Viane quand il croise sur un quai le sosie de sa femme. Qui est-elle ? L’obsession de l’analogie gagne le veuf quand il retrouve cette femme dénommée Jane. Mais jusqu’au ira cette analogie, alors que la ville se rappelle à son souvenir ?

Ce livre contient non seulement le roman avec ses quinze chapitres, mais aussi une postface analysant l’œuvre et une anthologie de textes réunie sous le titre « Contextes », montrant l’écologie du texte, avec d’autres textes sur Bruges mais aussi des évocations d’autres villes mortes (Gand, Aigues-Mortes, Venise, Cartagène et Ostende) par des auteurs tels que S. Mallarmé, H. Miller, G. D’Annunzio, M. Yourcenar, G. Rossetti ou J.-K. Huysmans. Une courte biographie et une bibliographie spécialisée complètent le volume qui atteint les 200 pages.

Si l’anthologie atteint son but de montrer que G. Rodenbach baigne dans un climat littéraire propice à la production de son roman et que sa postérité est prolifique (faisant suite à un succès immédiat, à de rapides traductions, à deux films  et à une transposition dans l’art lyrique sur une musique de E. Korngold sous le titre Die Tote Stadt), la postface offre au lecteur une analyse très fine de ce roman.

Ce roman n’est pas que très bien écrit (et aux néologismes pas choquants), il est aussi bien pensé, au-delà d’une intrigue que C. Berg qualifie « d’insignifiant » (p. 151). Le commentaire, auquel on peut reprocher une fin un peu abrupte, est divisé en différents thèmes, en commençant avec une description du parcours et des influences de G. Rodenbach, en Belgique et à Paris. C. Berg passe ensuite au thème de l’illusion (ou du choix entre deux illusions, si la vie elle-même est une illusion dans la lignée de Schopenhauer, très apprécié de G. Rodenbach p. 137), puis explore les liens entre la vivante (Jane) et la morte et leur impossible accord. C. Berg passe ensuite à ce qui unit H. Viane à la ville, une relation qu’il qualifie avec justesse d’instable (p. 150). Les thèmes du sang et  de la mère sont aussi commentés avant que C. Berg n’étudie la réception de l’œuvre et sa perception contemporaine.

Le roman ne peut échapper à son qualificatif de symboliste. Comme chez le peintre G. Moreau, tout y est vaporeux, brumeux, imprécis, où la vraie beauté ne peut pas être décrite de manière précise, au risque de perdre son essence, toute à la fois sainte et impérieuse. Le roman est de plus accompagné par 35 photographies non légendées de Bruges où il n’y a presque pas âme qui vive et où prédomine le beffroi, véritable figure d’effroi (comme le signale C. Berg p. 167, parlant de soutien des photographies et non d’illustration). Comme dans beaucoup d’œuvres symbolistes, la spiritualité (ici très catholique et sans doute déjà un peu forcée à la fin du XIXe siècle) et la Mort occupent une grande place, en réaction au courant naturaliste alors très présent dans la production littéraire européenne.

C’est donc un beau moment de lecture sur laquelle les années n’ont pas eu prise. Le cheminement (du veuf comme du lecteur) y est bien plus important que son aboutissement, renforcé par une analyse claire et éclairante.

(Tierry d’Alsace a retrouvé son « h » depuis 1891 p. 122 … 8)