Livret de Clemens Krauss et Richard Strauss, sur une musique de Richard Strauss.
Production de l’Opéra de Francfort-sur-le-Main.
Capriccio est une œuvre particulière, mais par moments assez difficile. Non que la musique soit particulièrement hermétique. Il n’y a rien d’atonal dans cette pièce de R. Strauss et de ce côté, Elektra par exemple est une pièce bien plus ambitieuse (33 ans avant Capriccio …). Non, ici la musique est à la limite d’être un bruit de fond plein de citations baroques, presque même plus un accompagnement, sauf en ouverture ou à la toute fin. Elle n’est là que pour accompagner la discussion au salon (qui a ses longueurs par ailleurs), comme le dit très bien le sous-titre : Konversationsstück.
Le salon est donc l’unique lieu de « l’action », plus précisément celui de la comtesse Madeleine, ver l’an 1775. On y trouve Oliver le poète et Flamand le musicien, à qui la comtesse doit commander une œuvre. Mais qui aura la préséance ? La musique ou les mots ? C’est l’objet du débat auquel participent aussi le directeur de théâtre La Roche, le frère de la comtesse et l’actrice Clairon. Ce débat enfiévré est accompagné par une danseuse (rôle logiquement muet) et un couple de chanteurs lyriques italiens, tandis que le souffleur Monsieur Taupe et le majordome expriment un principe de réalité. Parallèlement, le comte et la comtesse tentent de faire avancer leurs soucis amoureux : la comtesse est partagée entre Flamand et Olivier et le comte, acteur amateur, souhaite se rapprocher d’une Clairon qui n’est dupe de rien. Finalement, tous les arguments ayant été déversés, le comte propose comme solution la commande d’un opéra. Les protagonistes du débat partis, le personnel de service commente ce qu’il a vu et entendu (est-ce que cet opéra aurait gagné à s’arrêter à ce moment ?) avant que le souffleur, laissé endormi dans sa boîte, ne revienne. L’indécise comtesse chante le sonnet écrit par Olivier et mis en musique par Flamand avant d’être interrompue par l’annonce du souper.
La mise en abyme proposée par l’œuvre se reflète dans le décor du plateau. Le rideau qui se soulève pendant l’ouverture donne à voir un salon avec chaises, table et instruments de musique, au fond duquel, au bout de la perspective, se trouve son double, cachant vraisemblablement une scène. A la fin de la pièce, après un intermède musical, la perspective est allongée (donnant un effet plutôt saisissant), le rideau se trouvant au lointain. Le spectateur a ainsi accès aux pensées de la comtesse, habillée à ce moment-là comme au XVIIIe siècle et ne retrouvant ses habits des années 1930 (c’est-à-dire comme tous les autres acteurs) qu’à la toute fin.
Les costumes ne sont pas l’unique mention des années 30 dans cette production. Quand La Roche développe ses idées pour une nouvelle pièce, il projette des diapositives représentant des projets architecturaux du national-socialisme (le stade de parade de Nuremberg, le dôme de la future capitale du Reich millénaire etc. mais aussi des ruines) qui emplissent très vite tout le plateau, jusqu’à une vitesse de défilement psychotique (le chant est un grand brouhaha au même moment). Parallèlement, La Roche évoque comme thème possible la chute de Carthage, avec ses ruines et des acteurs habillés en noir. On peut dire que c’est appuyé … Peut-on en Allemagne faire de la mise en scène sans, à chaque fois, parler des Nazis ?
Sauf à de rares moments (l’air du sonnet de la comtesse en fin d’œuvre), la partition ne donne que peu l’occasion aux chanteurs de s’illustrer, sauf au couple italien, mais d’une façon bouffonne. Du fait de ce déficit, beaucoup de choses données à voir au spectateur sont de l’ordre du pantomime, un domaine où la danseuse s’en sort mieux que les autres protagonistes. Le metteur a un peu surchargé de ce côté, handicapant les efforts nécessaires à la compréhension du débat, avec néanmoins quelques bonnes idées. Au niveau de l’orchestre, très peu de choses à dire. Tout est mezzo-voce (mais c’est la partition qui le veut), avec un final très plaisant et assez étonnant après les assauts de discrétions des deux heures précédentes.
La compréhension de cet opéra nécessite pas uniquement des qualités de patience au spectateur mais aussi quelques connaissances pour repérer les citations musicales et les clins-d’œil. R. Strauss et C. Krauss savent être d’une ironie mordante, n’épargnant pas leur personne. Faire dire à La Roche qu’il faut faire dans le sujet contemporain et social (l’opéra du XIXe siècle d’une certaine manière) et qu’il n’en peut plus des sujets mythologiques et grecs, c’est fort de la part de quelqu’un qui a signé pas moins de cinq opéras à thème grec !
(comment interpréter la relation très charnelle entre la danseuse et le directeur ? 6)
Roman symboliste de Georges Rodenbach, avec une postface de Christian Berg.
Un amoncellement, de pierre, de briques, de tuile et de bois peut-il être un personnage dans un roman qui ne soit pas de fantasy ? Pour G. Rodenbach, la réponse est sans conteste oui. Et nul besoin d’exercer de grands pouvoirs pour le déceler dans Bruges-la-Morte (quel titre d’ailleurs !): l’auteur vend la mèche dès l’Avertissement.
Hugues Viane, veuf depuis dix ans, vit à Bruges. La ville flamande répond à son état d’esprit, entre murs gris, brume et canaux aux eaux immobiles et noires. Sa vie est réglée, entre dévotion aux souvenirs de sa défunte épouse et promenades dans une ville à la splendeur et à l’effervescence passée. Mais cette effervescence absente de la ville, elle gagne l’esprit de H. Viane quand il croise sur un quai le sosie de sa femme. Qui est-elle ? L’obsession de l’analogie gagne le veuf quand il retrouve cette femme dénommée Jane. Mais jusqu’au ira cette analogie, alors que la ville se rappelle à son souvenir ?
Ce livre contient non seulement le roman avec ses quinze chapitres, mais aussi une postface analysant l’œuvre et une anthologie de textes réunie sous le titre « Contextes », montrant l’écologie du texte, avec d’autres textes sur Bruges mais aussi des évocations d’autres villes mortes (Gand, Aigues-Mortes, Venise, Cartagène et Ostende) par des auteurs tels que S. Mallarmé, H. Miller, G. D’Annunzio, M. Yourcenar, G. Rossetti ou J.-K. Huysmans. Une courte biographie et une bibliographie spécialisée complètent le volume qui atteint les 200 pages.
Si l’anthologie atteint son but de montrer que G. Rodenbach baigne dans un climat littéraire propice à la production de son roman et que sa postérité est prolifique (faisant suite à un succès immédiat, à de rapides traductions, à deux films et à une transposition dans l’art lyrique sur une musique de E. Korngold sous le titre Die Tote Stadt), la postface offre au lecteur une analyse très fine de ce roman.
Ce roman n’est pas que très bien écrit (et aux néologismes pas choquants), il est aussi bien pensé, au-delà d’une intrigue que C. Berg qualifie « d’insignifiant » (p. 151). Le commentaire, auquel on peut reprocher une fin un peu abrupte, est divisé en différents thèmes, en commençant avec une description du parcours et des influences de G. Rodenbach, en Belgique et à Paris. C. Berg passe ensuite au thème de l’illusion (ou du choix entre deux illusions, si la vie elle-même est une illusion dans la lignée de Schopenhauer, très apprécié de G. Rodenbach p. 137), puis explore les liens entre la vivante (Jane) et la morte et leur impossible accord. C. Berg passe ensuite à ce qui unit H. Viane à la ville, une relation qu’il qualifie avec justesse d’instable (p. 150). Les thèmes du sang et de la mère sont aussi commentés avant que C. Berg n’étudie la réception de l’œuvre et sa perception contemporaine.
Le roman ne peut échapper à son qualificatif de symboliste. Comme chez le peintre G. Moreau, tout y est vaporeux, brumeux, imprécis, où la vraie beauté ne peut pas être décrite de manière précise, au risque de perdre son essence, toute à la fois sainte et impérieuse. Le roman est de plus accompagné par 35 photographies non légendées de Bruges où il n’y a presque pas âme qui vive et où prédomine le beffroi, véritable figure d’effroi (comme le signale C. Berg p. 167, parlant de soutien des photographies et non d’illustration). Comme dans beaucoup d’œuvres symbolistes, la spiritualité (ici très catholique et sans doute déjà un peu forcée à la fin du XIXe siècle) et la Mort occupent une grande place, en réaction au courant naturaliste alors très présent dans la production littéraire européenne.
C’est donc un beau moment de lecture sur laquelle les années n’ont pas eu prise. Le cheminement (du veuf comme du lecteur) y est bien plus important que son aboutissement, renforcé par une analyse claire et éclairante.
(Tierry d’Alsace a retrouvé son « h » depuis 1891 p. 122 … 8)
A new understanding of the world’s most iconic building and the people who made it.
Essai d’archéologie et d’histoire grecque de Joan Breton Connelly.
Le Parthénon, sur l’Acropole à Athènes, n’est pas seulement un ancien bâtiment illuminé la nuit pour faire joli. Il fut dès l’Antiquité (et est toujours aujourd’hui) une source d’inspiration pour les architectes qui louèrent ses proportions, son équilibre et sa majesté. Produit d’une société démocratique, il est un modèle dès que ce fait jour le besoin d’un bâtiment devant servir la Raison et le Peuple en Occident. Mais a-t-on pour autant bien compris ce quia conduit à sa construction ? Quel fut son programme décoratif et les liens qu’entretenaient entre elles les différentes parties de ce programme ? Quels furent ceux qui en décidèrent la construction (et le financèrent) en ce lieu particulier, et dans quels état d’esprit il leur apparut nécessaire de le faire ? Ce sont toutes ces questions auxquelles J. Connelly propose des réponses, se plaçant dans la continuité de théories acceptées de longues dates ou venant apporter de nouvelles idées, solidement étayées, une fois le titre un brin racoleur une fois passé.
Le prologue présente l’objectif du livre, mais sans en dire trop sur ce qui est la théorie centrale du livre. J. Connelly précise aussi sa méthode, rappelle qu’Athènes est la cité-Etat la plus connue du monde grec (p. xvii), rappelle à la suite de E.R. Dodds (Les Grecs et l’irrationnel, pas cité dans la bibliographie qui précèdent l’index et suit les notes en fin de volume) que les Grecs n’étaient pas esprits de pur rationalisme (p. xx-xxi) mais fait aussi le choix qui peut se discuter d’appeler le Parthénon un temple (p. x), un temple qui pourrait alors être sans xoanon, sans statue de culte.
Puis le premier chapitre met en place la scénographie : l’Attique, la ville et dans celle-ci, la roche sacrée de l’Acropole. La place de l’eau et des arbres est particulièrement valorisée dans la présentation (la royauté athénienne est intimement liée aux rivières de l’Attique, p. 22). L’Acropole est décrite dans les grandes largeurs, n‘oubliant ni les sources, ni les grottes reliées entres elles par un chemin à mi-pente, ni les restes de constructions mycéniennes (les murs dits cyclopéens, tout particulièrement mis en valeur lors des remaniements poliorcétiques du Ve siècle av. J.-C. avec les deux fenêtres du bastion du temple d’Athéna Niké qui permettent de toucher ces vénérables pierres). L’auteur aborde aussi l’autochtonie des Athéniens, qui se disaient nés du sol (gegenes, p. 37).
Le second chapitre ausculte l’Acropole avant la construction du Parthénon. Il y est d’abord question du cosmos (avec un peu de mythologie comparative, par exemple p. 42 et p. 50), puis du premier grand temple à colonnade péristyle en attique, commencé vers 575 a. C., appelé Hekatompedon (ou temple de Barbe-Bleue, du nom d’une statue de son tympan), peu de temps avant la création des Grandes Panathénées, concours athlétique quadriannuel ouvert à tous les Grecs, en 566 (les Panathénées « normales » avaient déjà lieu tous les ans à ce moment). La suite du chapitre voit la description du Vieux Temple d’Athéna (avec son possible programme iconographique), reconstruit après 490 mais détruit lors de la prise d’Athènes en 480, avant la victoire grecque de Salamine. Ce temple fut laissé en l’état, en souvenir, et la partie qui avait échappé à la destruction, l’opisthodome, fut conservée (à côté de l’Erechthéion). D’autres éléments de la bâtisse, dont des tambours de colonnes furent intégrées de manière très visible à la muraille de l’Acropole, comme réemplois commémoratifs (p. 73-74). L’Acropole devient ainsi après 480 un lieu de mémoire.
Et la mémoire de 480 et des années qui suivirent, la génération qui vécut ses évènements voulu la matérialiser dans une œuvre magistrale (troisième chapitre). Périclès, qui avait 15 ans en 480, fut l’agent de cette volonté. La construction du Parthénon s’étale entre 447 et 432 (p. 87), pour une somme totale de 469 talents d’argent (soit 236 millions d’euros de 2017), en reprenant de nombreux éléments de l’Hekatompedon et du Premier Parthénon (débuté en 488) et au premier rang desquels la plate forme (p. 89). Il est construit en marbre du Pentélique. Aucune des lignes du Parthénon n’est droite pour donner à l’ensemble une harmonie visuelle : si l’on prolonge vers le haut les lignes des colonnes, ces dernières se croiseraient à 2,5 km au dessus du Parthénon (p. 94). Le programme de décoration est à la hauteur de la somme dépensée : les tympans sont historiés, les métopes de la colonnade extérieure leur répondent, de nombreux et délicats acrotères ornent le toit de marbre. Mais sans les témoignages littéraires et les dessins que les voyageurs ont laissé depuis l’Antiquité, il n’aurait jamais été possible de savoir quels thèmes étaient représentés sur les tympans du Parthénon (p. 103) et tous les éléments n’ont pas encore d’explication satisfaisante et définitive aujourd’hui encore.
Mais l’explication de la frise dite ionique (celle à l’intérieur de la colonnade, le long de la nef mais pas aisément visible du spectateur, à cause de sa hauteur destinée au plaisir des dieux, p. 153) est comme annoncé le point culminant du livre dans le quatrième chapitre. C’est là que de très nombreux éléments présentés dans les chapitres précédents s’assemblent. Tout démarre avec la pièce de théâtre Erechthée, écrite par Euripide vers 420 et citée par Lycurgue dans son Contre Léokratès. Les 55 lignes citées par Lycurgue ont été complétées par une découverte papyrologique publiée en 1967 apportant près de 190 lignes de son côté (p. 131). J. Connelly rappelle dans la suite du chapitre qui est Erechthée (celui qui donne son nom à l’Erechtheion), l’un des premiers rois mythiques d’Athènes, né de la Terre et insiste sur la centralité athénienne de l’histoire du sacrifice des filles d’Erechthée (p. 141), qu’il ne faut pas lire avec le lunettes de la morale contemporaine (p. 142). Pour les Grecs, le sacrifice de vierges, c’est le moyen pour une femme d’atteindre la gloire, l’équivalent de la mort héroïque. Et en 420, la mort pour la patrie n’est pas une vue de l’esprit éloignée, après dix ans de guerre entre la Ligue de Délos et la Ligue du Péloponnèse. L’Athènes démocratique (au niveau politique mais aussi au niveau spirituel), en crise, a alors un grand besoin cathartique et d’un support idéologique (p. 143-145).
L’auteur détaille ensuite les différentes interprétations, démontrant que l’hypothèse d’une représentation des Panathénées, très prudente quand elle fut proposée pour la première fois en 1787 par J. Stuart et N. Revett a tout perdu des précautions de son origine pour devenir un dogme, ou au point un fait très peu discuté (p. 158). Mais est-ce vraiment un péplos qui est représenté au dessus de l’entrée principale du Parthénon ? Pour J. Connelly, il est clair que les éléments constitutifs des Panathénées ne sont pas dans la frise, rappelant en plus que cela constituerait la seule représentation d’évènement historique sur un édifice religieux dans toute la Grèce (c’était l’idée de Cyriaque d’Ancône au milieu du XVe siècle, p. 155). J. Connelly ne revendique pas être la seule à s’être interrogé sur ce fait, citant par exemple Arnold Lawrence, le frère de Lawrence d’Arabie (p. 160-162), mais elle est la première à faire le lien entre la frise et la pièce d’Euripide, une découverte qu’elle raconte p. 168. A l’aide de la pièce, la frise prend un autre sens, certes liée à l’actualité politique (la loi de Périclès sur la citoyenneté), mais prenant sa source dans le mythe, comme l’explique la série d’instructions donnée par Athéna à Praxithée, la veuve d’Erechthée (p. 188-189) : Erechthée et ses filles doivent être honorés comme des divinités chtoniennes, avec du miel et de l’eau, et sans vin (p. 134). Ce n’est plus le péplos que l’on voit au dessus de la porte, mais le linceul que revêt la plus jeune des filles d’Erechthée, bientôt sacrifiée par son propre père.
Mais ce livre ne s’arrête pas avec ce tremblement de terre (Poséidon n’est jamais loin, encore moins sur l’Acropole). J. Connelly continue son étude en explorant la signification du Parthénon, appuyant sur la signification funéraire des espaces religieux grecs (p. 219) comme leur aspect commémoratif. Pour l’auteur mais cela nous moyennement convaincu, l’ordre corinthien (et dans le cas du Parthénon, proto-corinthien, p.234) serait particulièrement utilisé dans un sens funéraire. Dans la chambre ouest serait alors la tombe des filles d’Erechthée et les Panathénées sont les jeux en leur honneur (p. 274), avec des épreuves clairement archaïques réservées aux Athéniens, même lors des Grandes Panathénées. C’est dans le septième chapitre que l’auteur donne le détail du déroulement des Panathénées, à la lumière de son interprétation de la frise et de la signification du Parthénon, « lieu des jeunes filles » (p. 229). Ces célébrations ont lieu pendant huit jours, peu avant le 15 août, avec chaque jour des épreuves différentes et une grande procession (p. 257). Une partie des épreuves n’est pas athlétique mais sont musicales et chorales. La danse n’est pas non plus absente des cérémonies. J. Connelly analyse enfin le socle de la statue chryséléphantine d’Athéna dans le Parthénon, là encore en donnant une explication de la présence de Pandore sur ce socle, liée aux filles d’Erechthée (p. 277) avant de clore ce chapitre sur la chouette, animal symbole d’Athéna et comment il s’insère dans le culte rendu aux Erechthéides (le ululement, ce youyou athénien p. 268 ?).
Enfin, le dernier chapitre se penche sur la question de la polychromie de la statuaire grecque en marbre, et des difficultés à faire accepter l’idée au vu de la place qu’avait pris Athènes comme image de la civilisation (p. 294-303). Il est aussi question des liens entre Athènes et Pergame, et plus particulièrement les deux frises du Grand Autel de Pergame. Dans l’épilogue, l’auteur prend position pour un retour sur l’Acropole de toutes les parties manquantes de la frise, dont les marbres dit d’Elgin, maintenant que la rhétorique nationaliste grecque a fait une place à la propriété britannique (p. 347). Une œuvre d’art peut-elle être réunifiée ?
Disons le d’emblée, la thèse de J. Connelly (Université de New-York) est extrêmement convaincante. Les très nombreuses illustrations contenues dans ce livre permettent au lecteur de suivre les démonstrations de l’auteur pas à pas, le lecteur profane étant accompagné par les explications de mots grecs. S’il est quelques longueurs, elles sont pédagogiques. Assez représentatif de la tradition étatsunienne, J. Connelly n’hésite pas devant les comparaisons ethnologiques (avec les Mayas et la corporalité de la prière p. 253 par exemple), très majoritairement à bon escient.
Aussi les petits reproches que nous avons à faire à cet ouvrage n’ont pas de relation avec la thèse générale, mais concernent plus des points périphériques. Le respect des temples par les Grecs, même perses, après 490 nous semble plus de l’ordre déclamatif que vrai en tous lieux (p. 72): pendant l’expédition d’Agésilas II en Asie Mineure, des temples brûlent. On peut aussi questionner la présentation par l’auteur de l’Héliée, le tribunal athénien, de siège réel du pouvoir du fait des procès en ostracisme qui s’y déroulaient (p. 79), surtout que c’est une prérogative de l’assemblée des citoyens. Sur la question des métopes retaillées de la p. 101, il est regrettable que l’auteur, après avoir présenté plusieurs théories, ne donne pas son avis. Un autre point qui a pu nous chiffonner, c’est que la question de la fonction discutée du Parthénon (temple ou trésor ?) n’est pas même évoquée dans ce livre, même si l’auteur parle bien de trésor p. 85. L’existence de concours musicaux dans de grands sanctuaires panhélleniques auraient aussi mérité une mention (p. 259-260). L’analyse du moment « myronique » (avec ses parallèles à Olympie et à Pergame), où le mouvement exprime ce qu’il va advenir comme pour le Discobole de Myron, opposé au style archaïque, plus « gore » (p. 174-175) est a contrario un exemple de point positifs parmi de très nombreux dans ce livre.
C’est donc un point de vue documenté et argumenté qui mérite d’être lu, questionnant des thèmes qui semblaient refermés. Il nous faut maintenant nous soucier des réponses à J. Connelly. Elles n’ont pas du manquer.
(on peut aujourd’hui encore emprunter un pont mycénien à Arkadiko p. 237, entre Tyrinthe et Epidaure … )
Entre peurs et défis
Essai de géopolitique russe de Jean Radvanyi et Marlène Laruelle.
Après une période d’éclipse, la Russie est revenue sur le devant de la scène diplomatico-militaire avec son intervention en Syrie et son action en Ukraine. Il est loin le temps de la fin des années 1990 quand la Russie ne parvenait pas à s’extraire de la spirale de la chute. La fin de l’URSS, avec ses conséquences sur les infrastructures du pays, et la libéralisation extrême et très rapide de l’économie l’ont plus que secoué. Ces traumatismes (« tout était pour toujours … jusqu’à que ça ne le soit plus » comme le dit A. Yourchak, cité p. 77) sont encore présents dans la Russie contemporaine et façonnent son opinion publique et son action. Ainsi, la Russie peut faire peur, mais aussi, a peur.
Les deux auteurs proposent un plan solide, peut-être un peu classique, mais qui a l’avantage de poser des fondations solides. Le premier chapitre est géographique qui veut démontrer que la Russie a un problème avec son espace. Ayant du mal à ne pas se considérer comme un empire, les auteurs en déduisent assez logiquement que la Russie est une puissance remettant en cause ses frontières (Ukraine, Abkhazie, Géorgie) même si elle a réglé son différend avec la Chine en 2004 (p. 17). Mais la Russie, qui est le pays le plus vaste de la planète, est surtout confrontée avec un problème de densité : des espaces autrefois peuplés (même si ce le fut par la force à l’origine) se désertifient à grande vitesse, en Sibérie nordique, en Extrême-Orient mais même la partie occidentale est touchée. Les causes sont à la fois structurelles (réseaux de communication déficients), les déséquilibres régionaux (les dix régions les plus riches concentrent 55% de la production de valeur, les vingt plus pauvres 3,5%, p. 25) et administratives (une régionalisation centralisée).
Le second chapitre poursuit sa description géographique en décrivant la situation démographique de la Russie. Le chapitre s’ouvre sur la place des peuples non-russes dans la Fédération (20% de la population, p. 32). Cette dernière doit-elle être une fédération russe (c’est-à-dire l’Etat-Nation des Russes) ou russienne (rassemblant tous les peuples reconnus de Russie autour d’un patriotisme civique) ? Cette question a aussi des implications du côté de la politique internationale de la Russie, avec de nombreuses variations entre 1990 et 2017. Mais plus inquiétant, la population totale ne cesse de baisser. S’il y avait 148,5 millions d’habitants en 1992, il n’y en a déjà plus que 141,9 en 2009 (p. 40). Un petit rebond a lieu au début des années 2010 (pour des raisons conjoncturelles) mais les perspectives à long termes restent mauvaises (avec de très grosses disparités régionales) : le pays pourrait compter entre 122 et 135 millions en 2030, avec des conséquences énormes sur le marché du travail ou le système de retraites. La mortalité masculine reste très handicapante (65 ans d’espérance de vie en 2013), débouchant sur un ratio homme-femme très déséquilibré. L’alcoolisme, les accidents de la route et du travail, les suicides et les violences domestiques font que la Russie se trouve en compagnie du Congo et du Burundi dans le classement mondial du pourcentage de la population morte de causes externes (non liées à une maladie) en 2010. La Russie est en outre le premier consommateur mondial d’héroïne (p. 42). Ces difficultés démographiques rendent aussi nécessaire une politique migratoire. La Russie est devenue après 1992 une terre d’immigration, en plus d’une terre d’émigration, ce qu’elle était déjà au XIXe siècle, avec encore 186 000 départs en 2014. Parmi les migrants, l’Asie centrale fournit les plus gros bataillons mais l’on dénombre aussi des Chinois, des Vietnamiens et des Arméniens. Un nombre croissants de ces migrants obtiennent la nationalité russe, mais cela ne les protègent pas forcément de la xénophobie (p. 48), un sentiment très répandu selon les auteurs, tournant souvent à la caucasophobie, sans que l’Etat ne fasse grand-chose contre.
Malgré les transformations énormes qui sont tombés sur les Russes dans les années 1990, ces derniers se sont remarquablement adaptés (troisième chapitre). La confiance en l’avenir est bien plus grande aujourd’hui qu’au début des années 90 (p. 56), même si le taux de suicide est le double du taux français et que la situation d’une veuve dans un village sibérien de moins de 10 habitants encourage à moins d’optimiste que celle d’un pétersbourgeois qui a fait les bons choix lors des privatisations conduites par le président Eltsine. Les inégalités de revenus se sont accentuées, rapprochant la Russie des Etats-Unis mais la population sous le seuil d’extrême pauvreté est passée de 24% en 1995 à 12% en 2011 grâce à l’action de revalorisation des pensions de V. Poutine. En parallèle, le nombre des milliardaires a connu une très forte expansion entre 2002 et 2014 (p. 61). La différence entre espaces urbains et ruraux est, du point de vue des revenus, criante, en plus des différences régionales (crise ou non des villes monoindustrielles, p. 67). Le grand écart peut se faire aussi si l’on considère les modes de vie, caractérisé par la très rapide diffusion de modèles étrangers à la chute de l’URSS (pas uniquement occidentaux, p. 69, et affectant aussi la sphère spirituelle), qui ont engendré en réaction des réponses conservatrices russes. Cette fragmentation est favorisée par l’immensité russe : il y a encore aujourd’hui plus d’un million de Vieux-Croyants, issus d’un schisme dans l’Eglise orthodoxe au XVIIe siècle.
Le chapitre suivant quitte la géographie pour la politique. Les auteurs retracent (à grands traits) dans ce chapitre les évolutions de la politique russe depuis 1989. L’optimisme est d’abord de mise, entre l’Europe vue comme une « maison commune » et la libéralisation. Mais le libéralisme est vite perçu comme imposé de l’étranger. La crise de septembre 1993 (l’assaut du Parlement termine cette crise) oblige B. Eltsine à changer de politique, à la recherche d’un consensus plus large (p. 83). Une unité justement mise en Danger en Tchétchénie (entre autre), qui entre bientôt dans la rébellion armée. La crise de 1998 fait douter les électeurs russes des bienfaits de l’économie de marché et les partis libéraux sont durablement discrédités, n’arrivant pas à comprendre le besoin de stabilité de la population. Ils ne peuvent s’opposer à la relance de la guerre en Tchétchénie en 1996 (suite à de très sanglants attentats), quand V. Poutine est premier ministre. Ce dernier, élu président en 2000, cherche à réconcilier les Russes avec leur passé (loi sur les emblèmes nationaux), continuant l’œuvre de stabilisation déjà entamée comme premier ministre, une nécessité renforcée par l’humiliation de la tragédie du Koursk (p. 87). Il met aussi fin au fédéralisme asymétrique des années 1990, et calme très fortement les oligarques (les grands bénéficiaires des privatisations de la fin de l’URSS) qui avaient des velléités politiques, en nationalisant beaucoup de leurs médias. Lors du second mandat de V. Poutine, les Révolutions de Couleur font craindre une contagion à la Russie. Le programme d’éducation patriotique est renforcé de même que sont créées des organisations de jeunesse favorables au gouvernement (dont Nachi, « les Nôtres »), tout en encourageant la nostalgie soviétique (mais le stalinisme reste l’objet de visions contrastées, p. 92). Le mandat de D. Medvedev entre 2008 et 2012 est dans la droite ligne de ce prédécesseur, redevenu premier ministre. Le parti présidentiel, Russie Unie, développe des courants mais est aussi plus sensible aux idées venant du Patriarcat de Moscou. Si la popularité du président et du premier ministre ne sont pas démenties, celle du parti Russie Unie connaît des difficultés, qui se traduisent lors d’élections locales. Le troisième mandat de V. Poutine débute par des manifestations contestant l’élection, principalement du fait de personnes de la classe moyenne urbanisée et de réseaux nés lors de la lutte contre les feux de forêts de l’été 2010 (p. 96). Pour les auteurs, c’est à ce moment-là que le Kremlin opère un tournant conservateur, incarné par l’affaire dite des Pussy Riots après leur « prière punk » dans la cathédrale moscovite du Christ-Sauveur.
Mais la popularité dont jouit l’exécutif russe est très fortement corrélée à la croissance économique, dont il est question dans ce cinquième chapitre. Pour les auteurs, malgré des débats très nombreux sur ce point en Russie parmi les économistes, le pays est tombé dans la malédiction gazo-pétrolière et a grand besoin d’équilibrer sa production industrielle. Dans les années 1990 et 2000, la Russie est passée à travers de nombreux soubresauts et dans de nombreux secteurs, la production en 2014 a à peine rejoint celle de 1990. Certains secteurs, comme l’aviation civile par exemple, ne se sont par contre jamais rétablis (p. 113) et le libéralisme des années 1990 a laissé la place à un contrôle étatique plus présent (très évident du côté de la rente sur les produits pétroliers). Les auteurs complètent ce chapitre avec les politiques russes de redynamisation (beaucoup d’étudiants mais comparativement peu de brevets p. 63), les problèmes infrastructurels, le climat des affaires et les effets des sanctions de 2014.
Le chapitre suivant s’attache à décrire les différentes postures adoptées par la Russie dans ses relations à l’Europe et à l’Asie. Le rapprochement Est-Ouest des années 1990 a vite atteint ses limites, d’autant plus que l’instrumentalisation des conflits gelés périphériques a vite douché certaines bonnes volontés, y compris au sein de la CEI. L’utilisation de la livraison de gaz comme moyen de pression fait pièce aux revendications des pays (nouvellement indépendants en 1991) sur lesquels passent les pipelines (avec une volonté russe de trouver d’autres voies d’accès à ses marchés, p. 175). Avec une Chine devenue en 2010 le premier partenaire commercial de la Russie, l’importance de l’Asie ne faiblit pas et la Russie avance aussi des pions dans cette zone au sens large (Organisation de Coopération de Shanghai entre autres) mais aussi au niveau des BRICS (aux tendances révisionnistes marquées).
Le dernier chapitre interroge différentes visions géopolitiques, que les auteurs schématisent au travers de la question suivante : la Russie est-elle une forteresse assiégée ou un nouveau croisé ? Ils s’interrogent sur l’existence d’un poutinisme (qui serait idéologiquement construit), sur le renouveau de l’influence russe (p. 198) avec une volonté de se définir comme le héraut des valeurs conservatrices (et donc de fait intégrée à l’Occident …) et avec l’objectif de redéfinir l’ordre mondial, toujours considéré comme trop étatsunien. La conclusion du livre aborde brièvement la question de la permanence des choix idéologiques et politiques, qui changerons ou pas au moment où V. Poutine quittera le pouvoir. Après tout, il n’y a pas non plus eu de fin de l’Histoire … Les notes, une chronologie et un index (mais étonnamment pas de bibliographie) sont rassemblés en fin de volume.
Ce texte est accompagné de plusieurs cartes (très bien faites) et tableaux et est entrelardé de petites notices biographiques en rapport étroit avec ce même texte (présentant entre autres M. Gorbatchev, S. Magnitski, A. Politkovskaia, A. Navalny, ou encore les différents cercles proches de V. Poutine). Ces notices nous semblent, au vu des anglicismes non corrigés (p. 78 par exemple, l’incompréhensible « œil du viseur » p. 98 ou encore les shiites de la p. 189), avoir été écrites principalement par M. Laruelle, qui peut avoir été légèrement contaminée par son environnement de travail à Washington. Cette différence de lieu de travail (J. Radvanyi est enseignant à l’INALCO) peut aussi être la cause des translittérations peu unifiées de ce livre (même l’éditeur nous semble aussi en faute sur ce point, avec comme exemple archétypal la p. 196). Pourquoi écrire Poutine et Iakounine mais ne pas faire de même avec Denikin et Sobianin (p. 98) ? Les prénoms sont aussi affectés : Edouard Limonov p. 98 mais de nombreuses fois Dmitri Medevedev sans son « i » médian et cerise sur le gâteau, le président turc Erdogan devient Redjep (p. 212), au mépris d’une langue d’origine utilisant des caractères latins. Plus embêtant, la cohérence interne du texte n’est pas non plus toujours assurée : S. Magnitski est avocat p. 99 mais il était comptable à la p. 80 … Malgré ces erreurs de forme, cette description de la Russie est facile à lire et ne nécessitant pas pour le lecteur de trop grosses connaissances en histoire du temps présent. Pas de fioritures, un style direct, très riche en informations et distancé, idéologiquement prudent. Même si l’on peut se douter que les auteurs ne sont pas des thuriféraires de V. Poutine, ils ne méconnaissent pas le fait que de nombreux problèmes russes existent aussi en Europe ou ailleurs et s’ils parlent parfois de régime, ils s’abstiennent de le qualifier de dictatorial ou de termes militants anachroniques. Russophiles peut-être (c’est leur objet d’étude depuis de très nombreuses années tout de même), mais sûrement pas russophobes : un positionnement académique sain.
Le livre enfin est déjà daté, comme c’est souvent le cas avec les ouvrages traitant de l’actualité (ce dont les auteurs ont bien entendu conscience et dont nous ne leurs faisons pas reproche). En effet, ce livre a été écrit avant l’entrée en fonction de D. Trump et la petite crise des relations entre la Russie et la Turquie (suite à l’avion militaire russe abattu en Turquie le 24 novembre 2015) est déjà effacée. Ce qui est déjà beaucoup moins soumis à l’obsolescence, ce sont les analyses des auteurs sur le temps long, comme par exemple les très bonnes études de la plasticité et de la fluidité des concepts employés par le Kremlin (p. 197), de l’espace russe qui se désertifie à l’Est en même temps que se développent des partenariats asiatiques (cette dernière partie aurait pu cependant recevoir plus de développements encore), les modes de vie faisant le grand écart ou encore les incroyables transformations qu’a vu la Russie durant les trente dernières années.
(les Russes considèrent à 73% qu’il est impossible de devenir millionnaire de manière honnête p. 61 mais serait-ce différent en France ? … 7)
Conflits, passions et trahisons : la saga décryptée
Essai sur la littérarité de la série cinématographique Star Wars par Nicolas Allard.
Star Wars est devenu un grand rendez-vous annuel au cinéma, en plus de tous les produits dérivés qui sortent en continu. Mais est-ce seulement une série de films d’action et de science-fiction ? Tel n’est pas l’avis de Nicolas Allard, enseignant en classe préparatoire, qui y voit une ligne narrative, courant de l’épisode I à au moins l’épisode VIII (il y ajoute Rogue One pour faire bonne mesure). Prenant le parti d’une progression narrative pour cet ouvrage, N. Allard ne démarre donc pas avec l’épisode IV (sorti au cinéma dans sa première version en 1974) mais avec l’épisode I, la Menace fantôme. Qui dit narration (ou récit) dit procédés narratifs, et c’est ce qu’analyse l’auteur dans les 210 pages que compte ce livre, en plus des liens entre les personnages, leurs buts et leurs psychologies.
L’auteur commence donc par le très discuté épisode I. Son jugement n’est pas entièrement négatif, mais N. Allard le pense néanmoins très dispensable. Ce qui le gêne le plus, c’est que c’est une opposition à la pleine expansion de l’imaginaire du spectateur avec la volonté d’expliquer tout ce qui se passe dans l’épisode IV (p. 12). Montrer une Ancienne République avant sa chute était nécessaire, expliquant la lutte de la Rébellion pour revenir à un état démocratique ou du moins non dictatorial. L’antagonisme Sith-Jedi était lui aussi nécessaire dans cet épisode, passant d’une différence hiérarchique à une dimension spirituelle (les Siths vont toujours par deux, p. 16). Mais pour l’auteur, l’ellipse de dix ans entre les épisodes I et II est l’aveu de l’inutilité du premier épisode.
Dans ce second épisode, le film cherche à compenser ce premier opus déficient. C’est pour l’auteur clairement le but de l’histoire d’amour entre Anakin et Padmé (p. 33). Anakin et Obiwan y sont comparés à Perceval et Gauvain. On entre aussi plus profondément dans le fan service, ce que N. Allard traduit par une « réponse à l’horizon d’attente du spectateur/lecteur » (p. 40-41), avec l’apparition de Jango et Boba Fett mais dont la présence n’apporte rien au récit, ce dernier qualifié même de « hasardeux ». L’arrière-plan politique est pour l’auteur à la fois flou et simpliste, avec une alliance entre Séparatistes et Dark Sidious difficile à expliquer (p. 46).
L’épisode III est de l’avis de la majorité l’épisode le plus réussi de la prélogie. C’est surtout le plus épique en plus d’être le récit de la chute d’Anakin, bien aidée par le flagrant manque de psychologie du Conseil Jedi. L’auteur trace d’ailleurs un parallèle entre cet épisode et la pièce de théâtre Britannicus de J. Racine où Neron est conseillé par plusieurs proches mais choisi de suivre le mauvais conseiller. Néron tue alors son frère, mais perd du coup celle qu’il aimait en plus du soutien du peuple qui jusque là aimait sa vertu (p. 67-68). C’est cette catabase (descente aux enfers) qui fait tout l’intérêt de cet épisode, avec le moment fort du basculement (mais elliptique) de l’entrée dans le Temple Jedi (p. 68). Cette catabase se poursuit sur Mustafar, la planète de lave, où se joue une sorte d’Orphée aux Enfers inversés, Padmé essayant de sauver Anakin. (p. 72). Ce chapitre est aussi l’occasion pour l’auteur de s’interroger sur l’homosexualité de Palpatine (changer un jeune homme par un autre etc) tout en faisant un parallèle intéressant entre Dark Vador, le Monstre de Frankenstein et les Nazgûls (p. 78-79).
Le chapitre suivant permet à l’auteur de parler des différences et des similitudes entre Vador, Padmé, Leia et Luke (p. 87-88) mais aussi de développer un peu sur le personnage d’Obiwan en tant que sage immoral dans l’épisode IV (il était déjà pas sans taches dans la prélogie, p. 91). Il est aussi fait un parallèle dans ce chapitre avec le Seigneur des Anneaux (p. 93). Celui-ci nous semble cependant pas concluant. Un parallèle avec le Hobbit aurait sans doute mieux accompagné le développement de N. Allard sur la constitution comique d’une communauté héroïque. Mais peut-être que l’auteur est alors plus concentré sur les personnages des films que des romans ?
L’épisode V est très explicitement le favori de l’auteur. A bon droit même si l’on suit l’avis majoritaire des amateurs. Cela tiendrait en premier lieu au fait que Vador y serait le metteur en scène de l’épisode (p. 121). N. Allard analyse aussi avec justesse le duel sur Bespin entre Vador et Luke comme la recherche d’une certaine intimité de la part de Vador pour proposer à son fils de renverser l’Empereur (p. 125). Dans cet épisode, Vador est redevenu la force agissante de l’Empire sur le terrain après l’échec des autres subordonnés. Cette évolution continue dans l’épisode suivant avec cette fois-ci l’Empereur obligé d’être présent physiquement, alors que la situation dans l’épisode V lui permettait encore de n’être qu’un hologramme.
L’épisode VI démarre lentement et pas sans redondances selon N. Allard. Luke y assume son ascendance dès le début de l’épisode mais il est aussi le seul depuis sa mère à croire en la rédemption possible de Vador/Anakin (p. 141). De son côté Vador, malgré son offre de l’épisode V, protège encore l’Empereur, sans doute parce que ce dernier est le dernier lien qui unit Anakin à Vador ainsi qu’à l’humanité même, dans une solitude hyperbolique (p. 144). Toujours est-il (p. 146) que Luke ne tue pas le père …
La postlogie (qui commence avec le septième épisode) a un problème d’entrée de jeu pour l’auteur. Elle a été tournée après la prélogie (voir même contre elle, p. 163), celle qui explique la prophétie du rééquilibrage de la Force et le principe sith du « un maître, un apprenti » (p. 154), et elle doit faire suite à la fin fermée de l’épisode VI. La conséquence est sans appel pour N. Allard : l’épisode VII n’a pas lieu d’être mais ce n’est pas forcément un mauvais récit pour autant. L’auteur est très dur envers cet épisode, au point de se demander si toute la trilogie n’a servie à rien. Il y voit de monstrueuses incohérences avec le VI, de plus dans un contexte obscur (le Nouvel Ordre est une faiblesse scénaristique, voire une paresse p. 174). Ne s’est-il rien passé en 30 ans (p. 158-159) ? Le reproche principal reste cependant le manque d’originalité de cet épisode, sorte de reprise de l’épisode IV, à l’écriture contrainte du fait de l’âge des protagonistes, avec son surplace du début, ses grosses coïncidences et Kylo Ren en jeune radicalisé (p. 171). L’auteur nous semble cependant faire fausse route quand il affirme que la sensibilité à la Force est une invention de l’épisode VII, puisque cette dernière existait déjà dans les romans et les jeux de cartes (p. 162). Mais au niveau cinématographique, elle y est devenue explicite. Autre innovation, le sabre laser d’Anakin donne maintenant des visions (p. 167). N. Allard semble regretter que ce ne soit pas une épée de Melniboné … Fait marquant, il n’y a pas d’analepse entre le septième et le huitième épisode, c’est une suite directe. Le déplaisir est donc bien marqué à la lecture de ce chapitre. Pour l’auteur, le spectateur était jusqu’à l’épisode VII libre d’échafauder ses propres théories, comme dans un livre. Mais il y a maintenant des DLC (acronyme anglais pour contenu téléchargeable) …
L’avant dernier chapitre du livre se concentre sur l’épisode libre intitulé Rogue One. N. Allard le trouve faible narrativement, une conséquence de l’abondance de personnages, en plus d’être tout aussi faible en informations (p. 187).
Le dernier chapitre cherche à définir quelles peuvent être les évolutions à venir dans la saga (le livre est sorti neuf mois avant l’épisode VIII) en partant des personnages. C’est un chapitre où l’auteur prend quelques risques, en connaissance de cause, après analyse des potentialités narratives de l’épisode VII, des bandes annonce de l’épisode VIII et des déclarations de l’équipe du film (p. 195 et suivantes). Nous verrons bien si le carreau est loin de la cible …
Le public visé par ce livre est des plus larges, allant même jusqu’à préciser que Stendhal est un romancier français (p. 29, La Boétie p. 71). Le livre est informé mais si l’on en croit la bibliographie, ne s’appuie que sur des ouvrages en français. C’est très plaisant à lire, avec une infinité d’observations d’une grande justesse et un intérêt pour la psychologie des personnages qui tient le lecteur en haleine. On peut discuter de la définition de catharsis donnée par l’auteur (p. 217), mais les autres concepts, principalement littéraires, sont correctement introduits et permettent des analyses claires, sans pesanteurs, avec de nombreuses comparaisons avec des classiques de la littérature française et mondiale. Assez étonnamment il reste des erreurs formelles, dont celle qui fait le plus mal pour un agrégé est cette erreur dans le participe-passé de la page 41. Autre problème formel, il a été rajouté dans le texte des citations de ce même texte, en exergue à l’intérieur des chapitres, avec des guillemets anglais jamais fermés. Mais comme le lecteur vient justement de lire ces mêmes phrases quelques centimètres plus haut, on obtient juste une redite plus que dispensable.
(promenons nous dans les bois pendant que l’Empire n’y est pas, p. 137, est un très bon titre … 8)
Essai d’archéologie étrusco-italique de Joost H. Crouwel.
Le char, ce véhicule doté de deux roues tiré par des équidés où les occupants se tiennent debout, est dans la Grèce homérienne le véhicule des héros sur le champ de bataille devant Ilion ou la grande bataille de Qadesh qui opposa les Hittites aux Egyptiens en 1274 avant notre ère. Mais en Italie qu’en est-il ? Après l’étude des foyers les plus évidents de l’utilisation du char et des autres véhicules à roues de l’espace méditerranéen (Grèce, Chypre, Proche-Orient), J. Crouwel s’intéresse aux véhicules à roues en Italie avant l’Empire romain.
J.Crouwel distingue trois formes de véhicules à roues en Italie avant notre ère. La première est le char, dans la définition que nous avons donnée plus haut. La seconde est la carriole, avec deux roues mais où le ou les occupants sont assis. Puis enfin la forme la plus rare au vu des fouilles, le chariot, avec ses quatre roues et ses occupants normalement assis ou allongés.
Au niveau des chars, l’auteur dégage six types dans sa première partie, selon l’architecture de la caisse. Le premier type a par exemple une forme de U (à partir du VIIIe siècle), tandis que le second type est de forme triangulaire, le troisième type de forme rectangulaire, le quatrième semble être démuni de partie avant mais avec une caisse rectangulaire. L’axe des roues ne permet lui que deux variantes : soit c’est l’axe entier qui tourne avec des roues fixes, soit c’est seulement les roues qui tournent. Pour ce qui est des chars, la seconde solution est privilégiée à cause des besoins qu’impliquent un minimum de vitesse et les virages. A la différence des chars assyriens ou égyptiens, cet axe ne se situe sous l’arrière de la caisse mais au milieu (ce qui en modifie l’équilibre et donc l’usage que l’on peut en faire). Les roues (de l’axe fixe) sont à rayons, ces derniers pouvant aller jusqu’à dix, avec un tenon métallique pour les empêcher de quitter leur logement. Le système de traction forme la quatrième partie de cette analyse du char dans l’Italie pré-impériale, avec tout d’abord le timon (la longue pièce de bois qui doit supporter la tension de la traction) puis la liaison entre le timon et la caisse. Le harnachement est exploré dans la partie suivante, avec une description des différents jougs employés (même quand il y a quatre chevaux, comme dans le cas d’un quadrige, seuls deux sont harnachés p. 39), puis l’auteur passe à la description des moyens de contrôle : mors d’un seul tenant ou articulé, en métal ou en matière organique, le harnais, les rênes, les fronteaux et enfin la cravache et le fouet.
De toutes ces observations, s’appuyant à chaque fois sur des découvertes archéologiques ou des représentations, conduisent à la définition d’un usage, détaillé à la fin de cette partie. Pour ce qui est du char tiré par des équidés, sa présence remonte en Italie au XIe-Xe siècle avant notre ère (des miniatures dans le Latium, p. 52). Son usage est limité par le relief italien, où seule la plaine du Pô permet un usage extensif. Cet usage est militaire, mais ne sert pas de plateforme de tir pour un archer (comme en Mésopotamie, avec une description tactique p. 53-54), puisque sa largeur est insuffisante pour permettre d’avoir un conducteur et un tireur de front. De plus, aucune flèche ni carquois n’ont été retrouvés. C’est donc un véhicule qui sert à la noblesse à se déplacer à la guerre (comme dans l’Iliade) ou lors d’évènements civiques et qui est la marque d’un statut (p. 108), coûteux à entretenir (c’est pourquoi on en retrouve dans les tombes). Le fait de combattre de manière rapprochée, mais à partir d’un char, est elle aussi exclue (p. 58). Si l’influence grecque n’est pas absente dans l’architecture des chariots, l’auteur penche pour une introduction du char en Italie par le Nord et la Celtique (p. 101). Enfin, J. Crouwel évoque le char comme véhicule pour l’au-delà et comme véhicule de sport dont la postérité court jusqu’à l’époque byzantine (p. 64-69).
Le troisième chapitre passe aux carrioles. J. Crouwel en dénombre deux types. Puis, comme à propos du char, l’axe, les roues, le système de traction, le harnachement et les moyens de contrôle sont détaillés. Le seul usage prouvé de la carriole est le transport de personnes, assises ou allongées. La carriole se déplace lentement, avec les occupants non armés (des processions, des scènes de mariages, avec ou sans divinités). Elle peut être conduite par un homme à pied ou depuis son bord. Un parasol ou un pare-soleil accroché à la carriole peut être un symbole de statut. Si deux bovins forment l’attelage (comme le montre des modèles réduits, p. 88), un transport de biens (agricoles ?) peut être envisagé.
Les chariots sont les véhicules dont on a retrouvé le moins d’exemplaires mais il en est quelques représentations en Etrurie et en Lombardie (p. 89). L’auteur procède comme aux chapitres précédents. En plus de servir au transport assis ou allongé de personnes, il n’est pas exclu que le chariot ait aussi pu servir de corbillard (p. 95). Le transport de biens dans un chariot ne s’est développé en Italie qu’à la période impériale.
Si dans le premier chapitre J. Crouwel avait détaillé le contexte de sa recherche (le terrain et les routes, les animaux de trait), le dernier chapitre est celui des remarques conclusives, en forme de résumé. Il y est notamment question du sexe des personnes inhumées avec véhicules (il y a plus d’homme inhumés avec un chariot que de femmes, p. 105), où tout n’est pas assuré. Mais la pratique d’ensevelissement avec des véhicules semble avoir une origine locale (p. 104), à mettre en parallèle avec l’émergence d’une élite et la construction de tombes plus grandes, où il peut y avoir ensemble plusieurs types de véhicules (p. 102). L’auteur n’a pu réussir à distinguer un processus de développement au sein des chars et penche pour la contemporanéité de plusieurs types. Le type I est le plus nombreux, apparaissant au VIIIe siècle et devenant le prototype du char de course romain (p. 108).
Deux appendices complètent ce volume, le premier sur les véhicules à roues dans l’art des situles (des seaux en bronze décorés) et le second portant sur les chars celtiques. Une ample bibliographie, 80 pages d’illustrations et un index donnent à ce livre sa complétude.
J. Crouwel n’est pas un spécialiste de l’Italie (p. 63 sur Orvieto en Toscane), ni de sa langue (p. 90 par exemple), et cela se voit par moments (les différentes graphies de l’Ara della Regina à Tarquinia), mais le travail présenté n’en est pas moins remarquable. La masse documentaire est très grande, éparpillée à la fois dans le temps et dans l’espace. Pour mener à bien ce travail, l’auteur s’est appuyé sur ses connaissances dans les véhicules antiques autour de la Méditerranée mais aussi, ce qui est fondamental, sur l’archéologie expérimentale (p. 53). De nombreuses questions, que le lecteur se pose peu par lui-même il faut bien l’avouer, trouvent une réponse dans ce livre. Le chariot n’en par exemple pas le moyen terrestre le plus utilisé pour transporter des biens : la force humaine ou les animaux de bât lui sont de très loin préféré, même sur des routes romaines pavées. Ce même chariot peut aussi être tiré à bras (p. 94). Autre découverte, il n’y a pas de frein sur les carrioles, ce qui peut poser de sérieux problèmes en pente (et l’Italie centrale n’en manque pas, p. 85). La question de l’absence de fer à cheval aurait peut-être mérité un peu plus de développement (p. 97) puisque les auteurs romains parlent d’hipposandales (mais uniquement à la période impériale ?).
Les illustrations, monochromes, sont évidemment obligatoires dans un tel livre et elles sont très nombreuses (il y a aussi une carte avec les sites de découvertes des artéfacts). Il manque cependant un tableau récapitulatif des différentes formes de caisses, de jougs etc. pour chaque type de véhicule, avec chaque fois en regard une illustration-type. La présentation des types pourrait être ainsi bien plus claire. Le glossaire en début de volume est, pour tout lecteur d’ordinaire un distant du sujet, irremplaçable.
La lecture de ce livre nécessite une attention soutenue, à cause principalement de son aspect très technique, voir même aride. A ne pas mettre en toutes les mains, même si son pouvoir de clarification sur le sujet du déplacement terrestre dans l’Italie antique est très important, tout en étant beaucoup plus archéologique qu’historique.
(le char celte de Grande Bretagne peut être doté de suspensions p. 112, comme une Rolls Royce … 7,5)
Livret de Tito Ricordi (inspiré par Gabriele D’Annunzio et Dante Alighieri) et musique de Riccardo Zandonaï.
Production de l’Opéra du Rhin.
Questi giullari et uomini di corte sono la peste di Romagna, peggio che la canaglia imperiale. Lingue di femminelle, tutto sanno, tutto dicono; van pel mondo a spargere novelle e novellette. (Ostasio, acte I, scène 3)
L’opéra du XXe siècle ne se limite ni à Peter Eötvös ni à Leoš Janáček, où même les œuvres aujourd’hui si peu jouées de Camille Saint-Saëns. Et parmi ces œuvres rares, il y a Francesca da Rimini, qui comme nous le verrons, ne mérite nullement l’ostracisme. Il y a beaucoup d’œuvres à montrer, les opéras n’ont pas gagnés au loto et il est compréhensible que ces maisons répondent à un public qui veut toujours autant voir les grands classiques signés W. Mozart ou G. Puccini.
L’action démarre à Ravenne, dans la maison de Guido da Polenta, le père de Francesca. Arrive un ménestrel, raillé par les dames de compagnie de Francesca. Ostasio, le frère de Francesca, intervient alors, pensant à tort que le ménestrel est un agent des Malatesta de Rimini. Puis Ostasio et son conseiller Ser Toldo conversent et décident de hâter le mariage de Francesca et de Giovanni le Boiteux. Et pour que celle-ci ne s’oppose pas, devant la difformité de son futur époux, au mariage (et à l’alliance entre les deux familles), c’est son frère Paolo, dit Le Beau, qui est envoyé à Ravenne pour agir par procuration. Le coup de foudre est immédiat quand Paolo entre dans la maison des Polenta. Francesca est néanmoins triste de laisser derrière elle sa sœur Samaritana.
Le second acte se passe dans une tour appartenant aux Malatesta, lors d’un combat entre Guelfes et Gibelins. Francesca rencontre par hasard Paolo, qui lui assure n’avoir pas eu partie liée à son mariage avec Giovanni, et même plus, lui avoue la passion qu’il lui voue. Le parti des Malatesta est vainqueur, mais Malatestino, le petit frère de Giovanni et Paolo, perd un œil pendant le combat. Paolo reçoit de son frère la nouvelle de son élection au capitanat du peuple à Florence. Il part.
L’acte suivant prend place dans la chambre de Francesca où elle lit l’histoire de Lancelot et Guenièvre avec ses dames de compagnie (Tristan et Iseult aurait cependant été plus indiqué pour les Malatesta, puisque Sigismond Pandolfo Malatesta a épousé une Iseult des Actes et qu’il est aussi question d’un philtre, mais c’est là une très belle intertextualité). On chante l’arrivée du printemps, personnifié par Francesca. Cette dernière s’ingénie cependant à envoyer chaque dame chercher quelque chose pour que Paolo, revenu plus tôt que prévu de Florence, puisse faire son entrée. Paolo continue la lecture de Lancelot et Guenièvre et les deux amants finissent par s’embrasser, devant la force du texte.
Mais Malatestino aussi est lui aussi très attiré par Francesca (dernier acte). Il a compris le manège de Paolo et va le dire à Francesca. Elle refuse de céder à ses avances et Malatestino va alors parler à Giovanni de l’infidélité de sa femme. Giovanni veut alors s’en assurer par lui-même et feint de partir avec Malatestino. Paolo et Francesca se retrouvent mais Malatestino et Giovanni reviennent et Francesca est bien obligée d’ouvrir la porte. Paolo tue les deux amants.
La scénographie de cette pièce est principalement bâtie autour du plateau tournant qui permet l’évocation de la tour des Malatesta (dont les cannelures ne sont pas sans évoquer le Tempio Malatestiano de Rimini) avec ses fenêtres, mais aussi la chambre de Francesca, piquée d’épées, à l’aide deux demi-cercles qui pivotent. Dans le premier acte, un cadre blanc, restreignant toute la scène, figure la fenêtre par laquelle Francesca et ses dames observent la cour et le jardin. Dans ce même premier acte, Francesca est dédoublée : la Francesca adulte chante en bord de scène tandis que, comme un rêve lointain, une Francesca jeune agit sur scène. Peu d’objets sont présents sur scène : ici un Récamier, là un livre surdimensionné, là encore une arbalète. Les costumes sont une réussite, à mi-chemin entre le médiévalisme et la science-fiction (Ser Toldo). L’utilisation du cuir rouge est particulièrement réussie (jambe de Giovanni, visage de Malastestino) et se retrouve dans la troupe malatestienne. Il y a là des airs de Métabarons (A. Jodorowski/J. Giménez), avec de beaux dégradés de gris, qui avec le décor et les lumières renforcent l’idée d’oppression.
Pour ce qui est de la musique, l’influence wagnérienne chez R. Zandonaï est très visible. Il y a des progressions et des ambiances qui sont très liées à l’opéra wagnérien. Mais c’est très loin d’être un décalque, avec des éléments sonores du XXe siècle que ne se serait jamais permis R. Wagner (cris de violons par exemple) et des mélodies très italiennes, nécessitant force et souplesse. Le rôle-titre était excellent, maîtrisant pendant tout l’opéra ces deux prérequis, en plus de l’émotion et de la précision, dans les piani comme à pleine voix. Aucun rôle de la distribution n’était en dessous, l’émotion toujours au rendez-vous quand le compositeur le voulait (les chants des dames, les duos avec Samaritana et avec l’esclave Smaragdi). De même, la violence affleure dans le chant de Giovanni et le dérangement de Malatestino nous a semblé bien rendu. Vocalement, il y avait une grande unicité, captivant le spectateur, le mettant en tension. L’orchestre avait une grande palette d’expressions, avec des nuances presque exagérées (à l’italienne ?), qui permet un déroulé de l’action sans accroc et avec une intensité qui ne retombe jamais. Il y a une touffeur qui nous a beaucoup plu.
Cet opéra n’est donc pas qu’une belle découverte, c’est surtout un grand succès sur tous les points. Le spectateur sort ébranlé de la salle, mais aussi émerveillé par cette œuvre d’une grande beauté.
(comment interpréter la fixation sur l’écarlate du ménestrel du premier acte ? … 8,5)
Livret de Gottlieb Stephanie le Jeune sur une musique de Wolfgang Gottlieb Mozart.
Production du Théâtre royal de la Monnaie de Bruxelles.
Classique parmi les classiques, L’enlèvement au sérail reste toujours un plaisir à voir et à entendre et est reste, accessoirement, un bon moyen de débuter avec l’art lyrique.
L’action débute avec Belmonte arrivant au palais du Pacha Sélim, où sont sensés se trouver sa fiancée Konstanze, Blonchen la servante de cette dernière et son propre serviteur, Pedrillo. Osmin, gardien du sérail, répond avec réticence à ses questions et lui refuse l’accès au palais. Belmonte part et entre Pedrillo. Osmin ne l’accueille pas très bien, le menace même, puis part. Belmonte revient et retrouve Pedrillo. Ils conviennent d’un plan pour tous s’échapper. Puis viennent Sélim et Konstanze. Sélim souhaite son amour mais Konstanze aime toujours Belmonte. Sélim, furieux, menace d’user de la force. Konstanze partie, Pedrillo présente Belmonte en tant qu’architecte puis malgré l’hostilité d’Osmin, ils entrent dans le palais.
Dans le second acte, Blondchen doit repousser les avances d’Osmin. Puis Blondchen doit réconforter Konstanze mais cède la place quand vient Sélim qui menace d’user demain de la force si Konstanze ne lui cède pas. Konstanze refuse toujours. Pedrillo dit à Blondchen que Belmonte est arrivé au palais et qu’ils ont un plan pour s’échapper. Blondchen est rassurée par Pedrillo : Osmin boira du vin mélangé à un somnifère. Justement intervient Osmin, qui boit avec Pedrillo, jusqu’à tomber de sommeil. Les deux couples se retrouvent enfin, mais Belmonte et Pedrillo sont pris d’un doute quant à la fidélité de Konstanze et Blondchen. Consternées et indignées, elles pardonnent pourtant à Belmonte et Pedrillo.
A minuit, Belmonte et Pedrillo commencent leur opération de sauvetage mais sont arrêtés par Osmin, triomphant. Konstanze implore le pacha de la faire mourir pour sauver Belmonte et ce dernier cherche à faire fléchir Sélim en lui faisant miroiter une rançon payée par son père, un Grand d’Espagne. Or, c’est justement l’ennemi personnel de Sélim … Ce dernier laisse ses prisonniers seuls un instant à se lamenter puis revient et leur annonce, malgré la rage d’Osmin, leur pardon et leur libération. Les deux couples louent la clémence de Sélim, de même que le chœur de janissaires.
Le plateau est tout du long de la pièce très resserré, sauf aux rares moments où il gagne pour de très courts instants en profondeur (la chambre de Konstanze). Le sol reproduit un pavage mangé par le sable par endroits, arrêté par un rideau bleu où flotte un nuage. L’avant scène est séparée du public à chaque début d’acte par une voile elle aussi nuageuse, qui s’abaisse avec les premières notes, sauf dans au commencement du troisième acte où son maintient en place signifie un développement onirique. Le décor est surtout mobilier, avec une unique table et plusieurs chaises (qui ont souvent le malheur d’être renversées). Il est peu de choses à dire sur les costumes : Osmin un simili-costume militaire sable, Pedrillo un costume tropical et un fez, Sélim est en costume noir ou en robe de chambre mauve, Belmonte porte costume et chapeau, Konstanze oscille entre le blanc et le rouge et enfin Blondchen porte un tailleur. Les deux couples sont en noir et blanc dans le dernier acte, une fois leur projet d’évasion stoppé par Osmin. On a donc un bon compromis entre orientalisme à outrance et déconnection du livret, même si l’on est loin de ce que le livret prévoit comme décor.
L’orchestre aurait pu sans doute marquer plus les nuances, mais est aussi contraint par les moyens du bord et son effectif pas vraiment pléthorique. Là encore l’ouverture aurait du lui être laissée mais la mis en scène en a décidé autrement … Du côté du chant, Konstanze s’est sortie avec grâce de ses difficiles airs, Belmonte étant parfois limite question justesse. Osmin a été délicieusement menaçant de sa voix de basse presque profonde, sauf dans sa rage de fin de l’acte III qui tombe comme un cheveu sur la soupe. Un très bon Sélim, rendant bien sa position de pouvoir mais aussi sa patience. Pedrillo a été un peu trop accaparé par son rôle de serviteur bouffon mais Blondchen était très au point, en femme occidentale de caractère. Si les parties chantées étaient en place, les acteurs ont très vite montré que les parties parlées (et il y en a vraiment beaucoup) ne sont pas leurs points forts. Diction trop rapide et projection de voix moyenne n’ont pas soutenu un jeu pourtant plaisant. Le point noir de la soirée.
(ce moment onirique est une trouvaille de valeur permettant quelques escapades humoristiques … 6,5)
Un regard anglais sur la Suisse.
Description ethnographique de la Suisse par Diccon Bewes.
On peut choisir de faire de l’ethnographie aux tropiques, comme Claude Levi-Strauss. Mais on peut aussi faire le choix d’un autre exotisme, comme l’a fait l’Anglais Diccon Bewes qui s’est installé au début des années 2000 à Berne, la capitale confédérale suisse. Son expérience, il l’a associée à quelques recherches et sondages personnels pour écrire ce livre de plus de 300 pages.
Assez logiquement, l’auteur commence avec la géographie de la Suisse ses montagnes, ses 26 cantons et demi-cantons, ses grandes villes et sa météorologie. A la fin de ce premier chapitre, comme à la fin de tous les chapitres du livre, D. Bewes ajoute un petit conseil de vie pratique. Dans ce premier chapitre, il porte sur l’apéritif et ses codes. Le second chapitre est un chapitre historique qui se base sur la randonnée qu’à faite l’auteur sur la Voie suisse, un chemin créé en 1991 au bord du Lac des Quatre Cantons pour les 700 ans de la Confédération (chaque fragment de cinq millimètres de ce chemin représente un citoyen suisse, selon son canton, lui-même rangé selon sa date d’adhésion). D. Bewes revient donc sur l’origine de la Suisse, avec le pacte du Grütli qui scelle l’alliance entre Uri, Schwyz et Nidwald en 1291 (et qui est sans doute une conséquence de l’ouverture de la route du St. Gothard vers 1220), Guillaume Tell (personnage historique ou mythique ?), puis la neutralité suisse à partir du XVIe siècle, la constitution de 1848, la création de Croix Rouge en 1863 et enfin la création du canton du Jura en 1979, par sécession de celui de Berne. L’astuce a pour sujet les chaussures rouges en suisse, que l’auteur considère comme surreprésentées aux pieds des indigènes.
Le chapitre suivant s’intéresse à la religion en Suisse et en tout premier lieu à son corollaire : les jours fériés, différent selon la confession majoritaire dans les cantons. Il est aussi question dans cette partie de Zwingli, de Genève, de recyclage, des graffitis, des impôts religieux et de l’affaire des minarets. Le dimanche suisse (très différent de sa version anglaise) est le thème de l’astuce de ce chapitre. Le quatrième chapitre traite du système politique suisse, caractérisé par une grande collégialité et de forts éléments de démocratie directe qui conduisent à un très grand nombre de votations. Il n’y a cependant plus que deux cantons qui organisent des assemblées populaires (Appenzell Rhodes-Intérieures et Glaris) et l’auteur raconte longuement son expérience à Appenzell (bon la comparaison entre salut hitlérien et prestation de serment n’était pas nécessaire, p.92). Le personnel politique diffère aussi de son alter ego anglais, et les partis politiques sont décrits succinctement. Le vote en lui-même est l’objet de l’attention de l’astuce de ce chapitre.
Le cinquième chapitre de ce livre continue son exploration helvétique avec l’économie. Zurich, du fait de son statut de capitale économique, ouvre le bal. Les banques, la fiscalité, la monnaie, les choix de la Seconde Guerre Mondiale (et donc de la possibilité que la Suisse soit envahie elle aussi), mais aussi le système de santé et l’euthanasie. L’astuce renseigne le lecteur sur les chiffres et leurs particularités en Suisse. Si les Suisses aiment leurs montagnes, ils aiment aussi leur armée, une institution centrale et qui est la conséquence d’une politique de neutralité (sixième chapitre). Cette neutralité leur permet aussi d’accueillir de très nombreuses organisations internationales, au premier rang desquelles figure la Croix Rouge. Son fondateur, Henri Dunant, est l’objet d’un éloge très appuyé de l’auteur. L’astuce à visée intégrationnelle insiste sur l’importance des sigles.
Le consommateur suisse est patriote, et selon l’auteur, sur beaucoup de points il a raison de l’être. A tout seigneur tout honneur, il est d’abord question du couteau suisse. Puis D. Bewes cite de nombreuses inventions dont l’origine suisse est méconnue (le LSD, le bouillon-cube, etc.), avant s’occuper de l’horlogerie (sans mention de la place de la Franche-Comté dans son écosystème et son histoire), et des questions onomastiques. Le calendrier est le sujet de l’astuce.
Avec ou sans trou, le fromage est une chose d’importance que l’on doit accompagner de vin (chapitre suivant, avec comment être un bon invité en note finale). Mais ce que préfère vraiment l’auteur, c’est le chocolat (neuvième chapitre). La Suisse est le plus grand consommateur mondial de chocolat (12 kilos par personne, p. 226), et notamment de chocolat au lait, une invention des autochtones. Les dernières pages du chapitre voient cependant l’intrusion des pommes, du cervelas, de la salade et du muesli. Les bonnes manières à table complète ce chapitre.
Après les agapes, une promena de s’impose. L’auteur est admiratif du réseau de transports en commun, et du train en premier lieu. Celui-ci parcourt les montagnes, à travers tunnels et viaducs, comme le train de la Jungfrau, et il est quasiment toujours à l’heure. L’usage du portable et des queues concluent ce chapitre. Le dernier chapitre de ce livre met en valeur mais interroge aussi la Suissesse la plus connue au monde : Heidi. C’est ce qui permet aussi à D. Bewes d’aborder la question linguistique puis de se mettre sur la piste de l’auteur des deux livres qui mettent en scène la petite gardienne de chèvres, Johanna Spyri, à Zurich, à Hirzel et Maienfeld. La dernière astuce du livre s’attaque au swinglisch, le mélange entre l’anglais (plus ou moins la troisième langue la plus parlée dans le pays) et l’alémanique.
Passé la conclusion, l’auteur revient sur la réception de la première édition de son livre, son positionnement entre deux chez-soi, les derniers développements politiques, économiques et infrastructurels et, flèche du Parthe, le fait que J. Spyri ait plagié un livre allemand écrit par Adam von Kamp cinquante ans avant.
Ce livre est bien écrit, bien construit, avec de nombreuses notes d’humour dans un registre très britannique. Mais l’auteur tombe souvent dans la facilité de dire que la Suisse, c’est compliqué. Son récit ethnographique souffre aussi du fait qu’il se concentre trop sur la Suisse, sans jamais regarder ses voisins. De ce fait, tout est présenté comme unique, alors que ce n’est pas toujours le cas, comme le sait chaque lecteur qui connaît un peu l’Europe continentale. C’est le cas du passage sur le recyclage (tri et consigne en premier lieu, p. 77-80), qui n’existe pas qu’en Suisse ou de manger le fromage entre le plat principal et le dessert (p. 210). Son éloge de la démocratie directe peut prendre une coloration antiparlementaire (qui s’appuie aussi sur une méconnaissance de la vie politique italienne récente, p. 102). Au niveau historique, ce livre contient de nombreuses imprécisions (l’Alsace comme possession bourguignonne p. 50, Zwingli sans postérité p. 72, interdiction de Mein Kampf en Allemagne p. 126).
Mais le point noir de cette œuvre, c’est sa traduction et sa relecture. La relecture est clairement déficiente, entre coquilles et incohérences (William Tell p. 274, Guillaume Tell p. 300), des différences entre le texte et les cartes (Brig/Brigue p. 23). La traduction en français de Suisse (la désalpe p. 192 et p. 200) n’est pas de la meilleure facture, avec, entre autres, des Burgondes qui n’ont pas réussis à devenir des Bourguignons (p. 194), Erasmus qui est plus connu sous le nom d’Erasme (p. 73) et la reine Elizabeth qui fait du tourisme en Suisse au XIXe siècle (sans la précision qu’il s’agit de l’impératrice Elizabeth p. 247 et non pas d’un monarque anglais) et la fin de livre bâclée avec l’indécision entre swinglisch (p. 293, p. 297) et suissglisch (p. 301).
Le livre contient deux cahiers intérieurs avec des photographies en couleur et plusieurs croquis qui hélas ne brillent pas par leur clarté mais qui sont d’une grande utilité quand même. Le dernier croquis est le pire. Non seulement il manque l’indication du demi-canton de Bâle Ville, mais le lecteur novice aura toute les chances de confondre le Lac des Quatre Cantons avec un canton, puisque rien ne distingue les limites cantonales de celles des étendues aquatiques (p. 307). C’est peut-être fait avec style mais rend le lecteur perplexe …
Le lecteur, même connaisseur de la Suisse, apprendra de nombreuses choses et son grand succès en Suisse est tout à fait compréhensible, avec un bon équilibre entre description, critique (pas toujours avec les pincettes, comme avec le vote des femmes à Appenzell p. 91) et déclaration d’amour. Un bon rythme d’écriture et les excursus bien placés rendent cette lecture agréable, faisant pencher la balance en faveur des points positifs d’un livre qui a été élu livre de l’année par le Financial Times.
(ah si d’avoir des colonies était une garantie de bénéfice, ça se saurait p. 126 … 6,5/7)
Les soldats témoignent 1805-1815
Anthologie de textes de soldats des guerres napoléoniennes présentée par Christophe Bourachot.
Ce livre fait partie d’une série de témoignages sur l’épopée napoléonienne, avec des titres comme Les hommes de Napoléon et Napoléon, la dernière bataille. C. Bourachot semble être un spécialiste de la question des témoignages napoléoniens, avec de nombreux livres édités chez divers éditeurs. Les textes qui figurent dans cette anthologie ne sont pas forcément inédits (seul un parmi les dix-neuf auteurs n’avait pas encore été publié) mais ils sont d’une assez grande diversité : il y a des artilleurs, des cavaliers et des fantassins, des officiers, des sous-officiers et des soldats, des engagés sur divers théâtres et même un polonais.
Le livre de presque 200 pages est divisé en années, allant de 1805 à 1815. Une introduction donnent quelques éléments sur le foisonnement de témoignages qui se font jour à partir de 1830, favorisés par les idées de concorde nationale mises en avant par Louis-Philippe (p. iv) et le retour des cendres en 1840. Tous montrent une très grande dévotion, que les années semblent avoir peu entamées. Chaque chapitre contient plusieurs témoignages et il est introduit par une perspective générale de l’année, du point de vue des opérations militaires (avec un peu d’éléments sur la diplomatie), souvent en se basant sur des historiens militaires comme J. et C. Vial, H. Camon, H. Lachouque ou G. Bagès. Les témoignages (mémoires, lettres) sont ensuite introduits à leur tour. Quelques cartes permettent au lecteur d’utilement se retrouver dans les cheminements des mémorialistes et un lexique biographique des auteurs en fin de volume rassemble des informations utiles (et qui permettront au lecteur intéressé d’aller les témoignages dans leur entièreté).
Ces témoignages, bruts, directs, parlant de la réalité de la guerre au début du XIXe siècle (la faim, le bivouac, la mort des camarades etc.) rappellent bien entendu ce que John Keegan a pu en tirer dans son livre fondateur de 1976, The Face of Battle (chroniqué par nos soins en 2007). La relation de la captivité sur l’île désolée de Cabrera par le soldat en charge de la distribution des maigres vivres apportés par les Espagnols en est même dérangeante (p. 73-80). Les Britanniques, qui avaient tout de même déjà inventé le système infâme des pontons flottants, font figures de gens bons en comparaison avec l’emprisonnement espagnol, sur une île presque sans eau et sans abris (et au mépris de la convention de capitulation).
Mais ces lettres et mémoires, l’auteur ne sait pas dans quelles mesures ils ont été retravaillés. On voit des crochets, signe d’une intervention éditoriale, mais il semble probable que l’éditeur ait aussi modifié l’orthographe, voir même la syntaxe. Seulement, cela ne nous est pas dit … Il reste néanmoins des différences d’une ligne sur l’autre en ce qui concerne les noms propres. Une occurrence a-t-elle été corrigée et pas la seconde (p. 128 avec la rivière Spree) ? Tout est-il dans le manuscrit ou la version d’origine ? De plus, les annotations pourraient être plus nombreuses. Où est ce Neukirchen (toujours à la p. 128, écrit par ailleurs New-Kirchen) ? Que veut dire « un vieux capitaine » avec son « plus huppé que nous avait perdu la carte » (p. 132) ? Cela aurait mérité plus d’appareil critique (l’éditeur se permet par contre de dire que l’auteur d’un témoignage exagère, p. 16). Nous avons aussi repéré une erreur chronologique (p. 80), dans l’introduction au témoignage d’un marin français qui vient libérer les prisonniers survivants de Cabrera en 1814.
En parallèle des notes qui pourraient être plus nombreuses (l’éditeur est spécialiste de ce type de littérature), les références citées dans les introductions ont un peu vieillies (les années 1970 au mieux). Ce sont des analyses des campagnes qui datent souvent du XIXe siècle, qui ont un intérêt historique certains (on essaie de se consoler après 1870) mais qui ne sont peut-être pas les dernières analyses disponibles. Les cartes, les cartes tactiques et les croquis sont par contre sans indications d’origines alors qu’elles sont clairement tirées d’autres ouvrages (sans doute ceux cités en référence dans lesdites introductions). Mettre des auteurs à l’honneur mais ne pas les citer tous … Embêtant …
Ce livre est donc une réussite, mais qui n’est pas totale. Les témoignages des acteurs de la période napoléonienne (qui est ici assez étrangement limitée à 1805-1815, alors qu’elle aurait pu débuter avec le Consulat) sont d’un très grand intérêt, et montrent une adhésion à la personne de l’Empereur qui perdure dans le temps et que tous n’étaient pas contraints. La blessure, la maladie, le désagrément climatique et la mort sont omniprésentes mais sans dolorisme dans les témoignages de cette anthologie qui intéressera les lecteurs intéressés par la période, non pas vue depuis les petits rectangles de cartes tactiques ou avec le Mémorial de Sainte-Hélène mais avec les chasseurs, fantassins, artilleurs et grenadiers de la Grande Armée.
(la lassitude du vide continuel en Russie p. 108 … 6,5)