Wielstadt III : Le chevalier de Wielstadt

Roman de Fantasy de Pierre Pevel.

La dure vie de jeune vierge.

Dans le livre final de cette trilogie, P. Pevel fait venir à nous pour une dernière fois le chevalier Kantz, une année après que nous l’ayons quitté. Nous sommes toujours à Wielstadt, cette ville protégée des menaces extérieures par le dragon. Mais à l’intérieur, la menace est plus cachée et surtout plus sournoise. A commencer par ces démonistes qui sacrifient de la jeune vierge à qui mieux mieux. Kantz y met, brutalement, bon ordre, dans une crypte faiblement éclairée (comme il se doit). Mais ceux-là étaient finalement faciles à retrouver. Le Voleur de Visage est lui plus dur à localiser dans une ville de 500 000 âmes. Mais son action sur la psychologie des habitants est dévastatrice. Le bourgmestre voit très nettement le danger d’émeutes destructrices mais surtout le péril pour sa position. Dans les coulisses, différentes coteries s’activent pour tirer partie de la situation. A intervalles régulier, le Voleur de Visage assassine une jeune femme, met son cadavre en scène et découpe son visage. La difficulté de mettre un nom sur le corps met la population sous tension … Le guet et Kantz sont sur l’affaire mais d’autres évènements peuvent aussi détourner notre héros de sa mission. Le passé par exemple …

Après l’enquête policière et le Porte-Monstre-Trésor des deux premiers tome, P. Pevel dirige le lecteur vers un roman plus axé sur la psychologie du héros tout en continuant à prendre, avec finesse, comme base des traditions parabibliques. La maestria des combats contés par l’auteur est restée mais le récit pâtit terriblement du fait du choix de la forme trilogie. Il y a cette désagréable impression d’un élagage fait pour rentrer dans les cases et achever le cycle sur le rythme ternaire. Avec la matière présente, plus celle que l’on peut aisément deviner, il y aurait eu sans problème la possibilité de rajouter assez de pages pour produire un quatrième tome. Ce qui aurait peut-être aussi permis de mieux exploiter encore une galerie de personnages secondaires avec du potentiel, mais qui peuvent apparaître comme uniquement présents pour fournir des moyens de pression sur Kantz. Les protecteurs de la ville ne sont pas follement aidants non plus …

Il y a de très belles non-linéarités dans le récit mais hélas aussi ces redites que l’on avait déjà vues dans le second tome. Quelqu’un lit-il la trilogie dans le désordre ? On ne peut pas non plus parler de décennies entre la parution des différents tomes. Les tourments intérieurs de Kantz sont de plus très limités dans le temps, et apparaissent du coup surjoués et certains développements sont assez prévisibles. Mais face aux moments de classe jetés ici et là et des rebondissements très bien amenés, c’est pas bien grave. Le tout se lit tout de même avec grand appétit jusqu’à une fin douce-amère qui laisse une quantité de suites possibles.

Peut-être pas aussi abouti que les Lames du Cardinal mais toujours dans le haut du panier.

(mais c’est d’une brutalité … 7,5)

Pisa etrusca

Anatomia di une città scomparsa
Essai d’étruscologie de Stefano Bruni.

Cachée, plus cachée.

Pise, une ville antique sans antiquités. p. 7

Pise, c’est l’oubliée de l’étruscologie. Très rarement sur les cartes, ou alors remplacée par la colonie romaine de Luni, et absente des grands manuels de la discipline. Il est vrai que la cité étrusque la plus au nord sur la côte tyrrhénienne cumule les handicaps : comme souvent en Toscane une occupation urbaine continue jusqu’à nos jours, pas de tombes peintes comme à Tarquinia, pas de nécropole romantique comme à Cerveteri ou de murailles pittoresques comme à Rosselle. Les découvertes archéologiques des siècles passés n’ont pas non plus mis au jour de trésors et à peine quelques découvertes fortuites ont été faites avant le XXe siècle. Seule la mise en place d’une administration patrimoniale et la conduite de fouilles de sauvetage permirent de petit à petit se faire une idée de la ville située aujourd’hui bien plus loin de la mer qu’au Ve siècle avant notre ère, à la confluence de l’Arno et de l’Auser (aujourd’hui appelé Serchio, au cours détourné à partir du VIe siècle ap. J.-C. et ne se jetant plus dans l’Arno). Et c’est seulement avec ces découvertes que l’on passe d’une Pise vue comme ligure à une Pise étrusque.

Et c’est aussi l’objet de la première partie du présent livre, écrit par Stefano Bruni en 1998 alors qu’il est encore archéologue auprès de la Surintendance archéologique à Pise et en charge des fouilles urbaines. La seconde partie avance quelques pistes pour la reconstruction du paysage antique de la bouche de l’Arno, avec quelques intéressantes remarques sur ce qu’est un « paysage troyen » (p. 53), qualificatif que semble donner quelques sources grecques à la ville. La transition se fait naturellement avec l’étude des différents mythes de fondation, qu’il soit troyen, grec (en lien avec la Pise d’Elide, près d’Olympie), étrusque (Tarchon y est le fondateur, comme à Tarquinia) ou encore, de manière assez étrange, hyperboréenne ou sicule (p. 65).

La troisième partie a pour but de poser les bases de l’occupation de la région pisane à l’Age du Bronze et à l’Age du Fer. Si les premières hauteurs entre Pise et Lucques sont occupées dès le Paléolithique, c’est aussi le cas des dunes entre Pise et Livourne. L’emplacement de la ville actuelle reçoit un premier peuplement à l’époque du Bronze et l’Age du Fer voit vraisemblablement l’émergence de familles aristocratiques et les premières nécropoles. S. Bruni passe ensuite à la période archaïque et passe en revue la ville (enfin ce que l’on peut en voir, c’est-à-dire pas tant de choses que cela), les nécropoles, le port de San Piero a Grado et l’organisation territoriale. L’auteur fait aussi part de ses espoirs quant aux découvertes futures qui permettraient peut-être d’en savoir plus. S. Bruni enchaîne sur la période classique (aux vestiges retrouvés moindres, surtout à cause des fondations des maisons-tours de la période médiévale qui vont venir détruire ces niveaux, p. 209) avant de passer à la période romaine. Cette dernière partie évoque le renouveau monumental de la ville, la question des murailles de la ville (passage très intéressant sur pourquoi ce n’est pas forcément une nécessité p. 231), les effets de l’alliance avec Rome et les rapports conflictuels avec les Ligures, quelques mots sur la production artisanale locale et enfin, pour finir, l’intégration de Pise dans le système romain qui se fait au Ier siècle av. J.-C. Le livre s’achève sur une bibliographie conséquente, une liste des sources antiques et divers index. Il n’y a pas vraiment de notes (des références dans le texte) et les renvois se font dans la bibliographie. Un système pour le moins … moyen. Le cahier central d’illustrations est impraticable.

Avec cet ouvrage, on sent de manière brute que le manque de sources ne permet pas toutes les audaces. Le seul passage où l’auteur se laisse aller à quelques conjectures est même très clairement indiqué avec l’emploi du mot fantaisie (p. 191). C’est donc sérieux du début à la fin, avec un auteur au plus près des sources archéologiques mais qui fait plus que se défendre avec les textes. On aurait par contre quelques sérieuses remontrances à faire aux cartes, trop sommaires. Celle des p. 46-47 est à la fois trop détaillée (toutes les rues de la ville actuelle) et incomplète pour permettre une compréhension. On cherche même dans ce cas le lien avec le texte.

Mais ce livre, avec ses tous petits défauts et un italien pas toujours facile, parvient néanmoins à faire renaître devant le lecteur une ville très particulière au sein de la confédération étrusque. Une ville entourée d’eau (Ravenne, Spina, Venise), à l’origine toponymique inconnue, aux pratiques funéraires toutes en retenue (difficile même de savoir si le défunt est un guerrier p. 143, des lois somptuaires ?) alors que la ville affiche sa richesse, bien insérée dans les réseaux de la côte, mais aussi vers Bologne et la Sicile et plus loin, le monde ionique (p. 138). Productrice de cippes (leur emploi incroyable autour du tumulus de la via San Jacopo p. 150-151, déjà évoqué ici), construisant au besoin des cénotaphes, Pise use aussi de cratères pour recueillir les cendres de ses défunts, parfois en marbre. Et le marbre est bien plus travaillé que dans les autres cités tyrrhéniennes, avec une stylistique en lien avec Marseille et l’Ionie (p. 167). Cité tournée vers la mer, elle fonde des colonies (Gênes) et entretien des comptoirs jusqu’en Espagne (Lattes, p. 194). Il y a un caractère pisan indéniable pour l’auteur, très différent de celui de sa voisine Volterra, et que sans vraiment le définir, ce dernier donne au lecteur d’admirer.

(de temps en temps, une petite submersion … 6,5)

Wielstadt II : Les masques de Wielstadt

Roman de fantasy de Pierre Pevel.

Bas les masques !

Le second tome de la trilogie prend place lors d’un été caniculaire, trois ans après les premières aventures du chevalier Kantz. On retrouve ce dernier accompagnant des Templiers lors d’une opération d’interception d’une bande armée qui doit se rendre à Wielstadt, la ville marchande qui parvient toujours à se tenir éloignée de la guerre. Enfin … la ville oui, mais ses habitants c’est moins sûr. Kantz tombe lors du combat sur un démon dénommé Osiander et ses séides et ne doit son salut dans le combat qu’à la chance. Le démon se rend à Wielstadt, c’est acquis. Mais où ? Et quel est son objectif ? Kantz n’a pas trop le temps de faire plus de recherches puisqu’il doit rendre une faveur qu’il a contracté trois ans plus tôt : il doit livrer une lettre à Heidelberg et ramener une éventuelle réponse. En guise de réponse, il escorte la destinatrice de la lettre, la comtesse de Ludehn, en direction de Wielstadt mais ils sont attaqués en route. Parvenant à s’échapper du traquenard, la comtesse fausse ensuite compagnie au chevalier à la faveur de la nuit. En plus de cette série d’événements étranges, voilà que réapparaît en ville un ami du chevalier, disparu depuis trois ans mais dont la vie semble très immédiatement en danger. Certains éléments semblent liés, mais comment ? Le démon peut-il être arrêté avant d’avoir fait trop de dégâts ?

Au niveau de l’architecture scénaristique, si le premier tome avait toutes les apparences du roman policier (série de meurtres, la police a besoin d’aide), ce second tome sort de ce schéma pour adopter celui de la chasse au trésor. La scène (presque) finale est emblématique de cette thématique : des méchants, un trésor et un environnement labyrinthique. Si la fin est bien tournée, avec de beaux rebondissements (et aussi par ceux qui n’interviennent pas), c’est tout ce tome qui cavale à un train d’enfer. Une telle vitesse a pour inconvénient de passer par pertes et profits le développement des personnages secondaires pour se concentrer sur Kantz, sur qui on continue d’apprendre des choses intrigantes (dont on peut imaginer qu’elles joueront un rôle dans le dernier volume). Du coup, Kantz est bien distinct mais le reste est un peu flou. Pourtant, il y avait matière à aller un peu plus loin, notamment avec des personnages féminins.

Cela aurait aussi pu être un tome de transition comme le tout début aurait pu le laisser penser, plus calme avant une nouvelle accélération dans le dernier tome, mais non. Et cette vitesse se reflète dans la manière dont ce livre captive le lecteur. Les pages se tournent avec une légèreté folle, en contrepoint de la très grande dureté du monde (très sanglant) que décrit P. Pevel. Un monde très intéressant et qui continue de livrer ses secrets, et où l’auteur utilise avec intelligence les différentes organisations secrètes du temps ou des résurgences médiévales. Et c’est souvent l’occasion de faire un peu de pédagogie au travers du narrateur.

Vivement la fin !

(l’auteur qui s’excuse de ne pas coller entièrement à la recherche historique … 8,5)

Der Mensch des Mittelalters

Essai d’histoire médiévale sous la direction de Jacques La Goff.
Paru en français sous le titre L’Homme médiéval.

Recherches sur l’expérience humaine.

L’objectif est ici de faire une description courte et compréhensible de la société médiévale occidentale à partir de dix portraits ou idéaux-types. Il restera des petits trous dans la raquette mais les auteurs en ont conscience. En 400 pages on ne peut clairement pas tout dire, surtout s’il faut prendre en considérations les dix siècles de la période. L’assortiment est donc varié et sont présents le moine, le guerrier/chevalier, le paysan, le citadin, l’intellectuel, l’artiste, le marchand, la femme (et la famille), le saint et enfin, le marginal.

Chaque portrait forme un chapitre, lui-même confié à un historien ou une historienne qui, au moment de la première parution en 1987, n’était déjà plus un débutant. Cinq Italiens, quatre Français, un Soviétique (dans la ligne du Parti p. 284) et un Polonais se sont donc attelés à la tâche et proposent ici ce qui est devenu un classique associé à Jacques Le Goff, où ce dernier ne signe que l’introduction, mais dont les idées en matière d’histoire des mentalités semblent bien représentées. Cette même introduction détaille le projet derrière ce livre et comment les chapitres doivent se répondre au sein de la tripartition classique oratores/bellatores/laboratores.

Le niveau général est haut. Si d’une manière ce livre est un manuel, il ne doit pas être le premier manuel lu par un lecteur intéressé par le Moyen-Age, rien que pour s’en sortir avec la chronologie. Mais il est aussi un peu daté. Ecrit en 1987 par des auteurs qui sont déjà très installés dans la carrière, il est le fruit d’une recherche plus ancienne. Le mot « barbare » est tout de même encore beaucoup utilisé (p. 88 par exemple) et l’archéologie expérimentale a démontré la grande mobilité du chevalier en armure (p. 127) … Le chapitre sur le paysan est très généraliste, mais c’est difficile de faire une synthèse à partir de situations aussi radicalement différentes. On remarquera aussi plus d’exemples italiens qu’à l’accoutumé.

Néanmoins, il y a dans ce livre de très nombreuses idées intéressantes qui interpellent le lecteur. Comme par exemple l’idée de la disparition de l’esclavage en Europe occidentale parallèlement avec la démilitarisation de la société « romano-barbare » au VIIIe siècle (p. 89), celle d’une christianisation de la chevalerie avec Bernard de Clairvaux et d’une cléricalisation du guerrier (p. 104), celle de la ville comme royaume de la monnaie (p. 167), celle de la confrérie (très répandue à la fin du Moyen-Age) comme une avancée vers l’égalité des membres du corps civique (p. 179-183), les différentes définitions de la sainteté au Nord et au Sud des Alpes (martyrs, évêques, nobles fondateurs, rois, ascètes). Le dernier chapitre sur la marginalité (B. Geremek) à lui seul mérite la lecture de ce livre.

Des approches parfois datées (femmes ET famille …), une lecture pas toujours prenante et aisée (du moins en allemand) avec des moments où le livre tombe des mains mais encore et toujours un classique.

(peut-on vraiment parler de souverains absolus au XVIe siècle p.128 ? …6)

Wielstadt I : Les ombres de Wielstadt

Roman fantasy de Pierre Pevel.

Un plus grand trésor.

Retour chez Pierre Pevel, qui avec les Lames du Cardinal nous avait déjà proposé une relecture fantasy des Trois Mousquetaires. Dans les Ombres de Wielstadt, nous restons dans la première moitié du XVIIe siècle mais le cadre géographique change. En lieu de Royaume de France, le lecteur est cette fois-ci embarqué vers le Saint Empire Romain de la Nation Germanique. Ce dernier est géologiquement différent de celui qui fut de notre monde. Suite à de dantesques crues du Rhin, la mer a envahi la basse vallée dudit fleuve, quelque part en aval de Cologne, formant la Rheinsee. A l’embouchure du Rhin et sise sur ses bras, sorte de Rotterdam westphalienne, se trouve la ville de Wielstadt. Puissante ville marchande, très peuplée, elle a pour particularité d’être défendue par le dernier dragon d’Occident. Toute armée mettant le siège devant la ville ayant été jusqu’à présent détruite par le dragon, la ville est à l’abri des guerres qui ensanglantent l’Europe. Le conflit qui a démarré en 1618, deux ans avant les faits relatés, ne fait pas exception. Mais si la guerre ne vient pas jusqu’aux murs de la ville, elle peut tout de même affecter ses habitants, de toutes confessions, alors que la bataille de la Montagne Blanche, en Bohême, vient de voir la défaite des princes protestants en révolte contre l’Empereur.

Le Chevalier Kantz revient justement dans la ville, de retour d’une mission pour l’Ordre du Temple ressorti de la clandestinité (dans laquelle il était entré en 1312). Mais le repos est de très courte durée puisque la prévôté fait appel à lui pour l’assister une fois de plus et profiter ainsi de ses connaissances démonologiques et kabbalistiques. Un tapissier et toute sa famille ont été horriblement massacrés et il y a fort à parier que l’aide d’un chasseur de démons ne saurait être de trop.

On peut penser que le héros est un autre Salomon Kane, l’un des héros de R. Howard. Ils ont en commun l’escrime et la foi. Mais Kantz n’est pas fou ni puritain et a une vie sociale bien plus développée que Kane. Magicien, il est aussi bien plus subtil et moins indestructible que Kane. Kantz a la quarantaine, commence à avoir des pépins physiques. Côté écriture, P. Pevel est très fort pour poser les ambiances en faisant appel à toute la palette des sens, particulièrement pour faire sentir l’hiver au lecteur. L’auteur, à la différence de ce qui se passait dans les Lames où cela faisait partie du cahier des charges, ne feuilletonne pas ses fins de chapitres. Par contre c’est cru, tirant sur le gore. S’il faut trouver un petit point négatif (autre que l’erreur sur l’habillement protestant de la p. 218), il est des moments où le narrateur tombe dans le « catholicisme pour les nuls » (p. 56 de l’intégrale), mais peut-être a-t-il fait le choix de s’adapter au lectorat … L’auteur s’amuse, souvent une bonne base pour que le lecteur y trouve aussi son compte.

Vivement la suite de la trilogie !

(dommage que la couverture ne m’ait pas du tout encouragé à lire ce livre plus tôt … 8)

Les Dialogues de Maître Eckhart avec sœur Catherine de Strasbourg

Conversation rhéno-mystique attribuée à Maître Eckhart, éditée par Gérard Pfister et Marie-Anne Vannier.

Elle ne dévie pas de sa route Catherine.

Dans le bouillonnement religieux rhénan, nous avions déjà vu dans ces lignes deux intéressants petits textes, Le Livre des neuf rochers et L’Ami de Dieu de l’Oberland. Voici le troisième, attribué par les éditeurs du XIXe siècle au célèbre Maître Eckhart mais plus vraisemblablement produit par quelqu’un de son entourage ou influencé par lui. Le texte prend la forme d’une conversation, sur un temps assez long, entre une femme dénommée Catherine (Sœur Catherine, sans aucune autre information biographique autre que son lien avec Strasbourg) et son directeur de conscience, en qui il faudrait voir Maître Eckhart. Cet échange est entrecoupé par des interventions d’un autre personnage qui semble lui-aussi conseiller Catherine, non nommé, mais en qui il faudrait voir quelqu’un de très avancé dans les voies mystiques, possiblement l’Ami de Dieu. Nourri par les apports de l’Ami de Dieu, Catherine renverse le rapport d’enseignement entre elle et son confesseur au cours de la conversation, à tel point que l’homme d’église doit constater que Catherine la devance sur la voie de la fusion avec Dieu. Suivent quelques points de vues, sur le purgatoire par exemple.

Ce petit texte a pour ambition de présenter dans un premier lieu les trois voies mystiques. La première est appelée purgative (pénitentielle, étalonnée sur les sept péchés capitaux), la seconde est dénommée illuminative (« Conserve une bouche véridique, un corps pur et une âme pleine d’amour » p.44) et enfin la dernière est qualifiée d’unitive (prendre la croix du Christ) et Catherine passe par les trois. Le second objectif semble aussi de vouloir montrer que tout le monde, homme comme femme, laïc ou clerc, peut s’engager dans une telle démarche religieuse et y rencontrer la divinité. Il faut peut-être voire là les tendances égalitaires (mais pas égalitaristes) qui serpentent dans les mouvements religieux du Moyen-Age tardif, qui sans forcément déboucher sur le protestantisme à l’époque moderne (ah, la tentation téléologique qui nous guette …), prennent de nombreuses formes, au sein de fraternités citadines (à objectif religieux ou social) ou du hussitisme au début du XVe siècle. L’aspect personnel de cette même démarche, non pas indépendante de l’Eglise mais en autonomie, en est la conséquence.

Un ouvrage direct qui se lit avec facilité mais qui pose au lecteur d’intéressantes questions, de tous ordres.

(elle le bouscule avec forces rudesses la Catherine … 8)

La terre plate

Généalogie d’une idée fausse
Essai d’histoire des sciences par Violaine Giacomotto-Charra et Sylvie Nony.

Complot de pommes.

Il y a sûrement aujourd’hui plus de personnes qui pensent la Terre plate qu’il n’y en avait au Moyen-Age en Europe. Et pour une raison simple, c’est que quasi personne ne le croyait au Moyen-Age. D’une part, parce que des expériences sensibles permettaient de constater la rotondité de la Terre de manière assez simple (en bord de mer par exemple) mais aussi parce que les érudits qui s’intéressaient à cette question (relativement peu nombreux, mais comme à toute époque hormis la nôtre) pouvaient lire des démonstrations en provenance des savants grecs et latins qui depuis le Ve siècle avant notre ère (au moins) considéraient la question réglée. La Bible ne s’y opposant pas (il n’y est pas question de ce genre de sujets) et la tradition chrétienne étant même favorable à la rotondité puisque seyant à la perfection divine, il y avait peu de raisons de penser le contraire. Mais arrive la Renaissance … et tout d’un coup, à travers l’Humanisme et le toilettage des textes reçus des Anciens, il faut se distinguer de ses Pères et pour se pousser du col, les décrire comme vivant dans une obscurité rétrograde. Et c’est à ce moment que l’on ressort Lactance, un rhéteur du IIIe siècle p.C. qui fut le précepteur d’un fils de l’empereur Constantin, un écrivain, théologien et philosophe de premier plan, mais pas intéressé par la Nature et sans connaissances sur ces sujets. Malheureusement, il a affirmé son scepticisme sur la rotondité et la question des antipodes … Avec mauvaise foi, le voilà à l’époque moderne (et surtout par les Lumières) érigé en symbole de l’ignorance médiévale battue par la lumière de l’Antiquité renaissante … Et l’idée perdure.

L’introduction rappelle que l’assertion sert encore dans les débats politiques du XXIe siècle ou pour faire du clic facile sur certains sites internet. Puis les deux auteurs rappellent au lecteur comment les Grecs en sont venus à penser la Terre comme ronde, avec Platon et Aristote qui considèrent que c’est un fait acquis. Ptolémée et Eratosthène ajoutent ensuite leurs recherches, qui se diffusent dans tout le pourtour méditerranéen (second chapitre) sous des formes diverses. Les Pères de l’Eglises reprennent la théorie. Seul le Patriarcat d’Antioche semble faire quelques difficultés aux IVe-Ve siècles, vraisemblablement pour des questions de politique constantinopolitaine (p. 64-65). Certains auteurs sont par ailleurs considérés comme hérétiques, pour raison de nestorianisme, et de plus peu de ces auteurs passent en Occident. Au contraire du savant perse Alfraganus (Al-Farghānī) dont l’ouvrage reprenant les théories grecques circule traduit en Occident latin avant le XIIe siècle.

Dans le troisième chapitre, les deux auteurs s’intéressent au devenir des théories de la sphéricité à la fin du Moyen-Age. Les moyens de la transmission des connaissances sont détaillés, le corpus décrit (cartes y compris) avant de passer aux publics qui reçoivent ces connaissances. Galilée, le « savant persécuté, seul contre tous », encore un cadeau empoisonné du XIXe siècle et de ses luttes politiques …

Le chapitre suivant démontre comment s’installe au XIXe siècle le mythe de la Terre plate, entre poids de Voltaire et lutte contre l’Eglise catholique (laïcisme et protestantisme). Ce mythe est très fortement lié à celui de Christophe Colomb, présenté dans ce même siècle comme celui qui avait raison contre tous dans son projet de rejoindre l’Asie en faisant voile vers l’Ouest ou comme un potentiel canonisable (p. 168). Le point d’achoppement, c’est le Conseil de Salamanque qui doit évaluer la faisabilité du projet de C. Colomb. Mais comme le détail des discussions n’est pas connu, c’est la porte ouverte à toutes les supputations, jusqu’aux inventions. Le sixième chapitre passe ensuite aux adjuvants du mythe : le positivisme, la querelle autour de Darwin, Michelet et la peinture d’histoire présentant C. Colomb comme un pré-Galilée. Le dernier chapitre passe en revue les vecteurs de la perpétuation du mythe au XXe siècle, avec en premier lieu les manuels scolaires, la littérature et le cinéma.

La conclusion insiste sur le danger de la téléologie en histoire des sciences avant qu’une annexe reproduise le raisonnement d’Eratosthène présenté par Cléomède de Lysimachéia.

Le livre est assez intelligemment positionné, entre le grand public et un public plus lettré. Les notes ne sont pas pléthoriques mais tout de même présentes, ce n’est pas excellement écrit mais les auteurs abordent une grande amplitude chronologique et de nombreux aspects (transmission, publics, enjeux politiques) sans tomber dans le piège d’une analyse trop en surface ou d’une réduction aux périodes moderne et contemporaine qui aurait laissé le lecteur au bord de la réflexion. Les illustrations dans le texte sont très appréciables. Il reste cependant quelques délayages … L’aspect religieux au XIXe siècle, à savoir l’affrontement entre catholiques et protestants (p. 144-145), est particulièrement bien amené comme le chapitre sur la mythologie autour de C. Colomb comme support de celui de la Terre plate (p. 189). Nous n’avons pas l’optimisme des auteurs sur l’état des connaissances, et sur C. Colomb et sur les connaissances scientifiques médiévales, dans les publics scolaires et généraux, mais cet ouvrage apporte incontestablement quelque chose et participera sans nul doute à l’amélioration de la situation actuelle, plus généralement liée à la méconnaissance abyssale du Moyen-Age (hors cursus supérieur) au-delà du duo chevalier/château-fort.

(c’est au siècle de Descartes que l’on brûle le plus de gens p. 132 …7,5)

La Longue Terre

Roman de science-fiction de Terry Pratchett et Stephen Baxter.

En écoutant Led Zeppelin.

Quelqu’un a publié sur internet le schéma d’un petit appareil électronique sans fer qui tire son énergie d’une patate. Une fois monté, ce petit appareil permet à son détenteur de changer de monde selon que l’on pousse l’interrupteur vers l’ouest ou l’est. S’ouvrent alors des perspectives folles : chacun pourrait ainsi aller dans ces mondes adjacents dont le nombre est indéterminé, mais surtout accéder à ses ressources. Tout ceci a des conséquences économiques et sociales extrêmement lourdes, mais dans un premier temps il s’agit surtout de retrouver les enfants et les adolescents qui ont été les premiers à expérimenter le dispositif qui permet le Passage. A Madison dans le Wisconsin, où se trouve le savant qui a publié le schéma, c’est Josué Valienté, un jeune homme orphelin élevé par les nonnes qui permet le sauvetage de ces jeunes expérimentateurs. Par la même, il prend conscience de son don de Passeur-né, un de ceux qui n’ont pas besoin du petit appareil et qui ne dégobillent pas après le Passage …

Dans les semaines et les mois qui suivent, chaque pays essaie de s’adapter à la nouvelle donne. Les interdictions de passages sont inefficaces (mais aussi peu nombreuses). Explorateurs, colons et libertariens partent de la Primeterre pour les Terres parallèles (qui sont toutes des répliques de la Terre), entraînant une récession généralisée, accrue par la possibilité de revenir vers la Primeterre avec des ressources qui sont virtuellement infinies (si on peut soi-même les porter et que ce n’est pas féreux). Les Etats essaient d’établir leur souveraineté sur leurs territoires parallèles et en conséquence, les colons vont de plus en plus loin.

Mais Josué Valienté est de ceux qui la plupart du temps cherchent à échapper à la présence humaine. Son expérience d’explorateur et sa capacité à passer de monde en monde sans effets physiologiques font qu’il est recruté quelques années après le Jour du Passage par Lobsang, une intelligence artificielle qui dit être la réincarnation d’un réparateur de mobylette tibétain. Lui veut comprendre la Longue Terre et pour cela se propose d’aller explorer les « Hauts-Mégas », au-delà de la 200 000e Terre vers l’ouest, à l’aide d’un dirigeable baptisé Mark Twain (qui formera son enveloppe corporelle) et ainsi pourra effectuer des passages à très grande fréquence. Une exploration qui n’est pas sans dangers, petits et grands.

Ce livre est la mise en application de l’adage bien connu de T. Pratchett : « La science-fiction, c’est de la fantasy avec des boulons ». A base de chapitres alternant arc narratif et ambiance, c’est dans ce tome (la série en compte cinq) principalement de la SF d’exploration qui est servie au lecteur. Des mondes avec leur faune et leurs particularités que les protagonistes choisissent ou non de voir de plus près que du haut du dirigeable. C’est donc d’une certaine manière une longue exposition, à la limite du longuet. Au moins les bases sont correctement posées ! Au début on peut penser à Ambre mais la question de la double polarité est assez vite écartée (explication du concept p. 300). L’œuvre aborde plusieurs thèmes, mais très présent sont ceux de l’économie (lumineux p. 73) et de l’exclusion. Tous ne partent pas, tous ne peuvent pas partir. Aussi l’influence de la pensée de H. Thoreau nous semble assez sensible, mais de manière très équilibrée. Au-delà de l’exploration des mondes, c’est aussi en parallèle une exploration assez piquante guidée par les grandes œuvres de la science-fiction. Des références sont entre autres faites à Robur le Conquérant de J. Verne (p. 303, mais il faudrait vérifier que c’est aussi le cas dans la version anglaise), Blade Runner (p. 318), R. Heinlein (p. 339) ou encore F. Herbert (et son océan conscient du Programme Conscience p. 426 ?). Etrangement, on peut aussi voir à la p. 323 un petit écho du débat français sur l’identité nationale d’avant 2012. Le style est moins porté sur l’humour que dans les Pratchett classiques (mais pour le traducteur cela reste très demandant), même si les bons mots et les personnages truculents ne sont pas absents, loin de là. S. Baxter s’est vraisemblablement chargé des aspects physiques (de tous types, de la métallurgie à l’astrophysique, en passant par les effets transmondes). Les ambiguïtés sont savamment dosées, comme il sied à des auteurs très expérimentés et de ce calibre. Mais l’aspect final donne une impression générale de décousu, de pistes ouvertes sans lendemain, sans doute dû au découpage du cycle mais aussi à une priorité donnée aux développements comico-philosophiques du duo homme-machine Josué/Lobsang sur les implications des découvertes.

C’est donc un début.

(époustouflant français phonétique p. 14 quand un Anglais essaie de parler à des Russes … 6)

Romulus vu de Constantinople

La réécriture de la légende dans le monde byzantin : Jean Malalas et ses successeurs
Essai de philologie byzantine et romuléenne par Dominique Briquel.

Subtiles tesselles.

Le fondateur reste le fondateur, même si ce qui a été fondé s’est déplacé. Dans notre cas, Rome est devenue Constantinople. Toujours des collines, toujours un palais, un hippodrome et des gens qui se dénomment Romains. Et donc Romulus est toujours intégré à l’histoire de l’Empire mais c’est devenu une figure encore plus éloignée chronologiquement, dans un contexte qui n’a pas changé que géographiquement : il est devenu sociopolitiquement peu compréhensible pour des chroniqueurs médiévaux. C’est comme si aujourd’hui, on écrivait sur Clovis à partir d’un dixième des sources écrites sur le sujet, sans l’apport de l’archéologie, de la critique des sources et en prenant la Ve République comme point de départ.

Parmi les Byzantins, la figure de Jean Malalas (auteur d’une chronique universelle allant d’Adam à Justinien sous le règne de Justinien – qui a régné de 527 à 565 de notre ère – ayant une grande postérité dans le monde byzantin et slave) inaugure une série de textes évoquant Romulus dans son livre VII. Première particularité, Romulus s’appelle Rhômos chez Malalas. Seconde particularité, la vie du fondateur est réduite à une toute petite série de faits qui, à contre-courant de la légende classique, ne sont pas du tout centrés sur son activité guerrière. Rhômos et Rémos sont chez Malalas les fils issus du viol par un soldat d’une prêtresse d’Arès, recueillis par Faustulus. Ils fondent conjointement la ville de Rome sur le site d’une ville préexistante appelée Valentia, où se trouve aussi un ancien palais dénommé Pallantion (le Palatin donc). L’enlèvement des Sabines s’est changé d’un problème de survie d’une cité sans femme à celui de troubles causés par des soldats célibataires dans une ville où il y a déjà des femmes mariées. De plus, Rome est secouée par les problèmes sociaux, notamment après la mort de Rémos, que Rhômos tente de résoudre. L’un de ces moyens chez Malalas est l’invention des courses de char et, au moyen des factions du cirque, de diviser le peuple pour sauver le trône royal. On est très éloigné, et ceci ne sont que des exemples, de ce que raconte Tite-Live par exemple (et pour ces raisons des sources mises de côté par les historiens). C’est une nouvelle tradition pour une nouvelle Rome (p. 23).

Ce texte de J. Malalas est ensuite repris, par morceaux, par divers auteurs byzantins qui réarrangent le matériel de base, et ceci sur plusieurs siècles. Certains réintroduisent des éléments venant d’autres sources, parfois même venant de tenants de la légende classique (chez J. Skoutariotès par exemple p. 260-261, mais pas sans incohérences p. 271). Les auteurs ne se limitent pas au grec. Certains écrivent en syriaque et certains textes nous sont même parvenus en langue éthiopienne, sous la forme d’une traduction au XVIIe siècle. Au niveau de la typologie, il y a à la fois des chroniques universelles et des articles d’encyclopédie (Souda). D. Briquel analyse tout d’abord le texte-maître de J. Malalas puis se penche sur les textes des successeurs, échelonnés entre les VIe et le XIIIe siècles. Pour chaque texte le lecteur dispose de la version originale et de la traduction, puis l’auteur détaille les changements et enfin propose des éléments d’analyse, aidés sur les textes syriaque et éthiopiens par des co-auteurs qualifiés. C’est donc méthodologiquement et pédagogiquement extrêmement solide. Le livre mériterait sans doute d’être montré en exemple dans les premières années d’un cursus universitaire.

La conclusion, assez peu surprenante au vu des analyses présentées tout au long de l’ouvrage, est assez courte et donne une vision d’ensemble sur les textes et les représentations mentales. Loin d’un fondateur fratricide, guerrier et fils de Mars, Romulus/Rhômos est un roi madré (sage ou machiavélique selon les auteurs p. 314) issu d’un viol (et entretenu dans sa jeunesse) dans une cité déjà impérialiste traversée par les révoltes à peine canalisées par les factions du cirque, sans beaucoup de corps intermédiaires, protégé par des mercenaires, qui plus est prenant la suite d’autres établissements (Silva/Albe entres autres) sur un site déjà occupé (et non fondée religieusement). Un portrait de la Seconde Rome, Constantinople.

La répétition d’histoires somme toutes assez semblables, entrecoupées certes par les analyses des nouveautés de chaque texte par rapport à la référence et les filiations, rend la lecture très exigeante, au-delà d’un sujet assez sec de base. Mais la persévérance paie, et la partie sur le Pseudo-Dioclès est emblématique de ce point de vue (p. 202-203, avec peut-être des éléments du vrai Dioclès, comme cette irruption d’un certain « Romaya » comme père des jumeaux). C’est une très belle excursion tout de même du côté de la continuité romano-byzantine par un auteur qui n’est ni spécialiste de la période ni professionnel de la langue grecque. Inattendu, prudent, conscient des limites, respectueux et parfois admirateur des devanciers, un exemple de plus de l’immortalité de Rome. On peut juste regretter une relecture inattentive (des noms de fêtes et des prénoms d’auteurs qui varient).

(on aime les orgues à Constantinople, contre l’avis de l’Eglise p. 320, il y en a même dans le cirque … 8,5)

Ceci n’est pas une tulipe

Art, luxe et enlaidissement des villes
Essai sur l’installation de l’œuvre Bouquet of Tulips par Yves Michaud.

Une torgnole en forme de fleurs.

Suite à l’attentat du Bataclan (13 novembre 2015), l’artiste étatsunien Jeff Koons fait don à la ville de Paris d’une œuvre, officiellement en hommage aux victimes. L’œuvre, intitulée Bouquet of Tulips, a été inaugurée le 4 octobre 2019. Mais ce fut un don d’un genre particulier. Seule l’idée fut en cadeau, l’œuvre en elle-même ne fut pas sans coût d’érection, sans parler de son coût de fabrication. Et l’artiste avait même choisi son lieu d’installation ! Y. Michaud (philosophe esthéticien) revient sur toute la chronologie, de l’annonce du cadeau à l’inauguration en mettant en lumière les acteurs et les mécanismes réticulaires, idéologiques et financiers derrière cette opération.

Après une petite introduction programmatrice, le prologue retrace l’historique de l’installation de la statue (11,66 x 8,3 x 10,1 m), du 22 novembre 2016 au 4 novembre 2019. A l’arrière-plan, pour le montage financier (35 millions d’euros), il y a une société productrice française et une fondation de la Ville de Paris. Le lieu choisi initialement par Koons (place de Tokyo) semble cependant poser problème et les critiques aidant, la sculpture prendra place derrière le Petit Palais. Deux plaques sont posées, l’une avec le titre de l’œuvre, l’autre avec le nom des principaux donateurs.

Le chapitre suivant analyse l’œuvre en elle-même, même si « à cheval donné on ne regarde pas les dents » (p. 21), en se posant deux questions : quel sens y a-t-il à parler de monument aujourd’hui à propos du Bouquet et qu’y a-t-il à voir et à comprendre littéralement dans ce monument ? Le comparatif avec le Mémorial de la Déportation sur l’île de la Cité est très cruel et pour l’auteur, cette sculpture est un message clair envoyé aux victimes qu’il est censé honorer : « Vous êtes morts, vous êtes mutilés et handicapés, mais qu’est-ce que la vie est belle ! » (p. 34).

Du côté de la description de l’œuvre, c’est du gratiné. La tulipe vire culipe et Y.Michaud aurait aimé que la Ville de Paris regarde l’œuvre avant de l’accepter. Koons n’étant dans sa carrière pas avare de références au sexe, y compris dans le style le plus direct … De la sculpture déplacée, on passe à l’insulte.

Et derrière ce « monument », il y en premier lieu l’ambassadrice des Etats-Unis en France, une entreprise de production, le Fonds pour Paris financé par diverses entreprises du luxe et du tourisme et des donateurs (qui, comme tout don, n’est pas gratuit). Y. Michaud poursuit son enquête en démontant le parallèle fait par les promoteurs du projet avec le don de la Statue de la Liberté (achevée en 1886, p. 58-60).

Le troisième chapitre se concentre sur les rapports entre luxe, ville et tourisme. Pour un tourisme haut de gamme, il faut du luxe et de l’art. Comparant les évolutions du luxe et de l’art, l’auteur voit une hybridation, entre artialisation du luxe et luxurisation de l’art. La financiarisation de l’économie a fait exploser les prix de ventes, des cours qu’il faut ensuite maintenir, avec en plus l’objectif pour une ville d’attirer le touriste à haut pouvoir d’achat à qui on peut procurer « une expérience » (p. 84). Regarde, c’est cher. Mais cela encombre aussi beaucoup …

Ainsi dans une dernière partie, l’auteur veut formuler des propositions pour sortir de la saturation et de l’enlaidissement après avoir séparé le bon grain de l’ivraie. Il faut ainsi d’abord arrêter d’en rajouter, commencer à enlever et ensuite regarder à nouveau, c’est-à-dire former les décideurs à l’esthétique.

L’auteur ne mâche pas ses mots et ça rend le livre très jouissif. Direct sans pour autant n’être que dans la brutalité, Y. Michaud montre aussi sa connaissance, non de l’art contemporain, mais de ses mécanismes intérieurs et de son marché. Observateur affuté sans être artiste (et donc intéressé à la commande, surtout publique), il veut appuyer sur le bouton « pause » et réévaluer tout ce qui est venu habiter les rues et les ronds-points. Pour sans doute mettre à la casse une bonne partie de ce qui est installé et redonner de l’air à la ville (qui concentre la production contemporaine). Imparable sur l’art contemporain (avoir été directeur des Beaux-Arts aide sans doute un peu), il n’est pas forcément à suivre dans d’autres domaines, sauf si l’on veut vraiment croire que le Second Empire est au bord de l’effondrement dès 1865 (p. 58). Mais si l’on revient à ses trois critères d’évaluation d’une œuvre d’art qui compte (chère, attirer du monde, être édifiante p. 35), le constat est accablant pour les artistes les plus côtés (les tulipes de Koons à Bilbao c’est le printemps, à Paris c’est un massacre p.  59) mais surtout pour les responsables politiques qui participent à ses opérations spéculativo-asservissantes de bon gré (avec de l’argent public, avec un gros missile p. 42).

Au temps d’Henri IV, Paris valait bien une messe. Il vaut maintenant un bouquet de tulipes en forme de trous du cul. p. 85

C’est pourri, ce n’est même pas un cadeau mais c’est un artiste qui vous l’a un peu emballé et a décidé où le mettre, alors on est heureux … il est loin le temps de Paris capitale mondiale de l’art.

(Y. Michaud a l’honnêteté acide p. 45 … 8,5)