Roman Arbitration

Essai d’histoire du droit romain par Derek Roebuck et Bruno de Loynes de Fumichon.

Au service de la concorde civile.
Au service de la concorde civile.

Une énorme partie de la résolution des disputes dans l’Etat romain (République et Empire, y compris dans à Byzance au début du Moyen-Âge, qui sont les ères et les aires ici considérées) n’est pas le fait de tribunaux institutionnels mais d’arbitrages par un citoyen (ou parfois plusieurs) désigné par les deux parties en conflit. Ces arbitrages avaient plusieurs avantages (tout en étant limité au civil) : il n’y avait pas vraiment de perdant pouvant encourir l’infamie comme c’est le cas lors d’un procès (p. 152) et les parties décidaient de la procédure dans le contrat passé entre eux et l’arbitre, dans les limites de la loi. Il y était plus question d’équité, sans la sanction d’un procès où toute erreur de présentation se soldait par l’infamie. Mais comme ces procédures, qui parfois s’appuient sur la puissance publique au travers du préteur,  sont essentiellement privées, les documents de première main sont assez rares et les auteurs  du présent livre (Derek Roebuck est l’auteur de toute une série d’ouvrages sur l’arbitrage tout en étant professeur de droit comme le second auteur) eurent aussi à considérer un large éventail de sources.

Cet ouvrage est divisé en douze chapitres, que l’on peut répartir en trois parties. La première de ces parties est une mise en contexte, avec un prologue centré sur un papyrus découvert en Egypte, écrit en grec mais suivant le droit romain, celui d’un arbitrage rendu par Dioscoros d’Aphrodite, juriste et poète. Il montre la persistance au VIe siècle du droit romain dans une Egypte faisant partie de l’empire byzantin. Le second chapitre cherche à mettre au clair différents termes (arbitre, juge, etc.) tout en insistant sur les difficultés de traductions des textes anciens. Avant de passer aux sources elles-mêmes, les auteurs font un détour dans le troisième chapitre par l’histoire de Rome, ses institutions et la naissance de son système judiciaire tout comme les transformations de ce dernier avec la christianisation de l’empire. Clôturant cette première partie, les auteurs présentent leurs sources, avec au premier rang d’icelles le Code de Justinien, mais touchant aussi aux domaines littéraires ou techniques (architecture, arpentage), transmises par la tradition ou trouvées sur à des fouilles archéologiques.

La seconde partie est celle décrivant deux types d’arbitrages en usage à Rome, celui par bonus vir et celui dit judex arbiterve. L’arbitrage dit de bonus vir (que l’on peut traduire par bonhomme, où citoyen de bonne réputation et bonnes mœurs p. 51) n’est pas juste une médiation mais n’a pas l’appui de l’Etat. L’arbitre est choisi par les parties (il est un ami des deux parties), mais sans l’assentiment du préteur (ou tout officiel romain reprenant son rôle de direction du système judiciaire  dans la province ou le municipium). Cependant, sa décision est susceptible d’appel à Rome. Signe de son caractère commun, l’arbitrage par bonus vir a son abréviation officielle avant le premier siècle de notre ère (p. 64). Le second type d’arbitrage décrit dans cette partie est celui dit judex arbiterve. A la différence du bonus vir, l’arbitre est choisi par le préteur dans une liste d’hommes qualifiés (l’album), mais avec une procédure fixe (découlant de l’édit du préteur). Mais si les parties n’étaient pas d’accord avec le choix du préteur il leur restait toujours le choix de revenir à une procédure privée.

Et la reine de ces procédures privées, c’est celle de l’arbitrage ex compromisso (troisième et dernière partie, les chapitres sept à douze). Les auteurs procèdent avec méthode et profondeur dans ces six chapitres, abordant tout d’abord les origines de ce type d’arbitrage, le rôle du préteur (qui ne choisit par l’arbitre mais apporte caution et soutien dans la résolution la plus rapide possible du conflit) et les objets de conflits. Puis les auteurs s’intéressent au compromis entre les parties et l’arbitre dans le chapitre suivant, à qui peut être arbitre (tenu par le contrat et l’obligation de rendre une décision, mais aussi tenu par les lois et sa morale et celle de la société, p. 57) et quand le citoyen cesse de l’être. L’audience est l’objet du dixième chapitre, avec ses limites, la place des preuves et des témoins (l’arbitre ne peut convoquer des témoins, p. 160 et p. 167, à la différence du judex), sa publicité, les recours contre la fraude (l’arbitre ne reçoit aucune rémunération d’aucune sorte comme un magistrat, pas même si les deux parties se trouvaient ici aussi à égalité, p. 77), la langue employée (cela peut se faire dans n’importe quelle langue, p. 167) et les serments (surtout pour la période paléochrétienne). Après l’audience, qui n’est pas un procès (p. 162-163), l’arbitre doit rendre sa décision (c’est le onzième chapitre). Les auteurs s’intéressent à sa portée, aux éventuels appels, à sa forme mais évoquent aussi les cas particuliers de sentences impériales (puisque bien entendu, le prince peut aussi être arbitre).

Le dernier chapitre est celui de la conclusion et de l’épilogue. La conclusion revient par exemple sur la différence entre la loi et l’équité (la loi et les formules rigides à l’inverse de l’équité et de la recherche de la paix dans l’arbitrage dont on rappelle qu’il ne concerne pas les crimes). Procope, contemporain de Justinien, y est cité avec beaucoup d’intérêt (p. 195-198), avant que les auteurs ne concluent leur ouvrage sur les similarités et les différences avec la pratique actuelle de l’arbitrage (l’arbitrage moderne prohibe le lien avec les parties mais autorise par contre les accords qui concerne des désaccords futurs, p. 6, p.11 et p.201).

Le volume est augmenté d’un répertoire des sources (seules les sources latines sont reproduites), d’une chronologie, d’une bibliographie et enfin d’un mix entre un index et un glossaire.

Il y avait bien longtemps que l’on avait pas lu un livre sur le droit romain, et le plaisir a de nouveau été au rendez-vous. Les auteurs sont peut-être un brin trop critiques en ce qui concerne les sources de la Rome royale et de son droit (p. 23) et ces mêmes auteurs restent aussi des juristes. Cela se voit dans certaines imprécisions (pour ceux qui se souviennent du manuel néanmoins classique de Michel Humbert, cité parmi les grandes influences des auteurs p. XI …) : le « parti » des optimates, la différence entre pérégrins et non-citoyens (p. 25), le christianisme comme religion officielle sous Constantin (p. 27), l’édit de Caracalla en 212 ap. J.-C. (p. 164), par exemple, sont des notions assez survolées. Et quand on parle de Vitruve comme architecte de Jules César (p. 43 et p. 86) ou de, meilleur encore,  « citoyenneté féminine » (p. 25), les sourcils se haussent beaucoup … De même, le résumé d’histoire romaine (p. 24-25) est assez baroque. Pour en finir avec les points noirs, le système de citation plaçant un mot latin traduisant un mot placé devant lui après une virgule n’est pas des plus plaisant (ni même sans doute efficace).

Dès que l’on passe à l’analyse des textes, on revient en pays connu. C’est très structuré (même si cela pourrait être plus long sur le judex arbiterve), clair et avec la volonté de porter la lumière sur tous les aspects de la question. Les sources non judiciaires sont bien utilisées (Pline le Jeune comme arbitre bonus vir, p. 63, voir un peu de truculence avec Aulu-Gelle p. 68-69 comme judex) et l’épigraphie n’est pas non plus laissée de côté. Le tout se lit assez facilement dans un anglais qui ne cherche pas les effets de manche, grâce aux bases bien posées au niveau lexical au début de l’ouvrage qui font ce livre très accessible aux non-spécialistes.

La qualité générale de l’ouvrage encourage donc à aller voir les autres livres sur l’arbitrage de Derek Roebuck, en espérant que les parties historiques soient un peu meilleures …

(d’être arbitre, on ne peut être délivré presque que par la mort, l’insolvabilité ou par la prononciation de la décision … 6,5)

Das Geheimnis der Varusschlacht

Essai d’histoire romaine de Peter Oppitz.

Parfois, il faut savoir signifer.

Vercingétorix et Arminius n’ont pas uniquement en commun la lutte contre les Romains (et le fait d’avoir servi dans leur armée), qui s’achève dans un cachot à Rome pour l’un et victorieuse (avec des nuances) pour l’autre. Tous deux ont aussi été utilisés au XIXe siècle par la propagande de deux empires, un français et un allemand, et donc de fait tournant leur tête vers l’exemple romain. Au niveau de leurs faits d’armes respectifs, si la localisation de Gergovie et Alésia souffre d’assez peu de contestations (enfin, le sujet revient épisodiquement), le lieu de la bataille de la forêt de Teutoburg, qui vit plusieurs tribus germaniques mettre en déroute trois légions commandées par Varus, est encore sujet à caution (et certains ne situent même pas le combat dans l’actuelle Allemagne …). P. Oppitz s’oppose à l’hypothèse classique, qui est celle du grand T. Mommsen, et qui voit le combat se dérouler en pleine forêt auprès d’un lieu dénommé Kalkriese, avec une embuscade des tribus germaniques surprenant trois légions en ordre de marche. Pour l’auteur, non seulement les découvertes archéologiques infirment une telle localisation, mais surtout une autre lecture des sources permet d’élaborer un autre déroulement des faits.

L’auteur, P. Oppitz, n’est pas un professionnel de l’Histoire, il est plus un amateur éclairé ayant suivi des études d’ingénieur (ce qui se voit parfois, dès que l’on sort un peu de la romano-germanité, comme à la p. 89 quand il est question de la formation intellectuelles des Romains de l’Est de l’empire mais qui indique aussi ses sources au travers de plus de 200 notes). Le livre, paru en 2006, bénéficie d’une petite notoriété, tout à fait justifiée grâce aux arguments qui, s’ils ne convainquent pas tous, questionnent de manière très forte la thèse majoritaire. Pour ce faire, parmi les auteurs que sont Tacite, Florus, Velleius Paterculus et Dion Cassius, le dernier est explicitement écarté par P. Oppitz, qu’il juge trop éloigné dans le temps malgré un récit qui est le plus détaillé. Au travers de quinze chapitres, P. Oppitz détaille son analyse en commençant par le traumatisme que fut la perte de trois légions dont la numérotation ne fut jamais plus réattribuée, puis en passant du côté des barbares, chez qui les razzias entre tribus sont incessantes. L’auteur livre aussi une petite chronologie des avancées romaines en Germanie, entre 52 av. J.-C. et 9 ap. J.-C., qui amène au chapitre sur les camps et les castelets que les Romains installent sur les bords du Rhin à la fin du Ier siècle avant notre ère. Parmi ces installations, Xanten (Castra Vetera) commande l’affluence de la Lippe dans le Rhin (la Lippe permet d’atteindre la Weser et est donc un axe de pénétration dans un territoire sans route) et c’est à partir de Xanten que Drusus commence son exploration de la Germanie. Il fonde des installations militaires dont certaines sont reprises par Varus quand il est envoyé en tant que commandant en chef en 7 ap. J.-C. Sur la Lippe, au point où la rivière n’est bientôt plus navigable, est établi le port d’Aliso. La localisation de l’endroit est importante, puisque c’est ici que ce sont réfugiés une partie des rescapés de la bataille.

Avant que P. Oppitz ne s’intéresse à Varus, il dresse un portrait du jeune Arminius, devenu en 7 ap. J.C., à l’âge de 25 ans l’un des chefs de la tribu des Chérusques, trois ans après avoir été envoyé comme otage chez les Romains (suite à l’alliance contractée par son père, Segimer). Chez les Romains, il combat dans une unité de cavalerie et est élevé au rang de chevalier. Varus est bien plus âgé, puisqu’il a déjà 53 ans quand il est envoyé par Auguste en Germanie, après avoir donné satisfaction en Syrie et en Afrique du Nord. Le troisième portrait de la série est celui de Ségeste, le beau-père d’Arminius, qu’il n’apprécie que peu pour avoir enlevé sa fille (il avait un autre gendre en vue). Ségeste aurait prévenu Varus du danger que constituait Arminius au dernier repas avant le combat (p. 48).

Ce qui conduit l’auteur au cœur de sa théorie, ce qui s’est passé au camp d’été de Varus le 23 septembre de l’an 9, jour anniversaire de l’empereur Auguste (p. 51-74). En effet, P. Oppitz situe le combat entre les Romains et les Germains dans le camp romain, à la faveur d’une assemblée. Les officiers sont rassemblés auprès de Varus pour donner du lustre à la réunion et les trois légions sont réparties dans les différents camps et fortifications bordant la Lippe. Les officiers romains en fuite ou tués, les légions se débandent pour une bonne partie ou sont assaillies en nombre par les Germains dont le signal de la révolte est donné par la défaite du camp d’été. Ainsi ce ne sont ni des légions en ordre de bataille, ni des légions en marche qui sont battues par les Germains, mais des cohortes sans chefs qui sont successivement exterminées alors qu’elles cherchent à rejoindre Xanten ou dont les camps sont pris d’assaut. Le commandement décapité, les légionnaires romains (qui ne sont pas au premier chef animés par le patriotisme) préfèrent la fuite.

Enfin, l’auteur conclut son livre sur la proposition qu’il sait la plus bancale par manque de preuves archéologiques mais qui n’est pas impossible au vu de son analyse des textes : le camp d’été de Varus se situe à Paderborn. Il ne reste plus qu’à fouiller dans l’hypercentre de Paderborn …

Il semble que ce livre ne soit pas promis à la traduction. Mais pour ceux qui lisent l’allemand, c’est écrit de manière directe et structurée, avec un soupçon de suspense (ce qui peut se concevoir au vu de la proposition finale) et deux ou trois touches d’humour. C’est surtout très solidement sourcé, avec une bibliographie conséquente et qui verse peu dans la fantaisie. Avec méthode, l’amateur peut égaler le professionnel et faire réfléchir le lecteur, même sur des sujets qui semblent être balisés depuis des décennies.

(comme dans la série Rome, il faut là aussi aller chercher les aigles perdues …8)